Une histoire de voleur

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean-Jacques AMBERT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans une maison de modeste apparence, située au faubourg Saint-Germain, vivait au troisième étage un brave capitaine en retraite, qui avait laissé son bras gauche sur les remparts de Pampelune en 1823, lorsqu’il commandait sa compagnie de voltigeurs au 3e léger.

Ce vétéran n’était ni riche ni pauvre, et il citait à ce propos quelques vers d’Horace, car il aimait les lettres et les cultivait. Le logis le prouvait en montrant aux visiteurs deux bibliothèques dignes d’un professeur. Ce n’était pas le seul luxe du capitaine. Une panoplie lançait des rayons, des étagères faisaient admirer ces mille riens coûteux qui sont la joie des hommes de goût. Il y avait surtout un magnifique secrétaire du plus beau style Louis XIII, qui jouissait de la meilleure réputation. La domestique et même les voisins disaient mystérieusement que, dans les flancs de ce beau meuble, un petit trésor s’arrondissait de jour en jour.

Le capitaine avait pris femme à Bayonne au beau temps de sa jeunesse. Les grâces n’étaient plus les mêmes, la chevelure avait perdu ses teintes brunes, mais le cœur conservait sa chaleur. D’une piété exemplaire, la compagne du vieux soldat soulageait toutes les misères, et priait soir et matin au pied du crucifix placé en tête de sa couche. Ce crucifix, rapporté d’Espagne par le vétéran, était un chef-d’œuvre du moyen âge que les riches musées se seraient disputé.

À tout prendre, la demeure du capitaine respirait l’aisance et le bon goût.

Quelques miniatures signées de maîtres se faisaient remarquer près de la glace de Venise qui surmontait la cheminée. Comme couronnement à cette glace, une épée surmontait la croix de la Légion d’honneur. L’arme avait perdu son éclat dans les combats et les marches ; les pluies du bivouac se devinaient sur l’acier, et des taches brunes ineffaçables à la poignée rappelaient les étreintes sanglantes que connaissent si bien ceux qui, face à face avec la mort, la regardent le front haut. Le ruban de la Légion d’honneur avait perdu sa teinte vigoureuse sous les ardeurs du soleil africain ; quant à la décoration, l’émail brisé, les angles déchirés, l’argent bruni, prouvaient qu’elle venait de bon lieu ; la poudre des batailles avait caressé cette décoration et déposé sur sa couronne ces lueurs sombres qui sont la beauté des monuments antiques.

L’existence régulière du vieux capitaine et de sa compagne était troublée une fois chaque année, afin de passer la journée chez un ancien compagnon d’armes. Un peu avant midi, tout était mis en ordre par la ménagère, les clefs retirées des serrures, les volets et les portes clos, puis les deux époux, en habits de fête, se rendaient au bureau des Hirondelles, voitures accélérées qui transportaient de Paris à Versailles en deux heures trois quarts. Le retour s’effectuait à minuit et quelques minutes. En ce jour mémorable, la vieille bonne avait congé, et se rendait à Vincennes chez son frère, menuisier de la localité.

La maison était donc abandonnée pendant douze heures. Cet abandon n’était un mystère pour personne, car le capitaine aimait à faire partager ses joies.

Le lendemain de l’une de ces fêtes de famille, ce fait divers parut dans les journaux de Paris :

« Un étrange évènement vient de se passer. Le capitaine en retraite X... et son épouse avaient été passer la soirée à Versailles. En rentrant dans leur logement, situé rue Jacob, ils ont trouvé toutes les serrures forcées, les armoires et placards brisés, ainsi que le secrétaire. Tous les effets, bijoux, valeurs, argent, étaient répandus sur le sol dans un désordre complet, mais pas un seul objet n’avait disparu ; un sac renfermant de l’or n’avait même pas été dénoué.

« On se perd en conjectures, et l’on peut supposer que le voleur, surpris par quelque bruit, a pris la fuite sans avoir eu le temps d’enlever son riche butin. La justice instruit, et tout fait espérer que ce mystère ne tardera pas à s’éclaircir, d’autant plus que la police, si vigilante et si éclairée, est déjà sur les traces de cet audacieux bandit. »

Le fait divers n’en dit pas plus. Il serait donc enseveli dans l’oubli si l’un des magistrats de cette époque, octogénaire aujourd’hui, ne vous avait raconté l’histoire du voleur.

Comment la connaissait-il ? – Pour avoir été chargé de l’instruction.

Au reste, toute cette histoire est contenue dans la lettre que reçut le capitaine deux jours après son retour :

« Monsieur l’officier,

« Je savais que votre absence serait de douze heures, et j’en voulus profiter. Seul et sans complices au dehors, je pénétrai dans la maison sans être vu, une heure après votre départ. Je crochetai la serrure de la porte d’entrée, qui fut refermée soigneusement.

« Je n’ouvris point les volets, me contentant de la lumière des bougies. Toutes les portes furent forcées, et je déposai sur le tapis du salon les innombrables richesses qui, me tombaient sous la main. J’étais ébloui. Je me voyais pour toujours à l’abri des privations : je pourrais désormais satisfaire mes passions insurmontables, jouer, banqueter et le reste. J’estimais vos trésors à leur juste valeur, car je n’appartiens pas au vulgaire ; j’étais d’un monde qui m’avait offert toutes les jouissances de la vie et dont je m’étais exilé pour être libre. J’avais déclaré la guerre à la société, dont le joug m’accablait. Je n’ai pas encore versé le sang, mais je n’aurais jamais hésité à saisir les armes cachées sur ma poitrine, si un cri d’une victime avait compromis ma sûreté. Je vous fais ces aveux, Monsieur l’officier, parce que vous ne saurez jamais qui je suis et que mon nom sera toujours un mystère pour vous. Que la justice ne me cherche pas ; demain je serai loin, et dans quelques jours un navire m’emportera au delà des mers.

« Je ne vous ai rien dérobé. J’ai respecté votre or, quoique je n’eusse pas un écu ; la faim me déchirait les entrailles, et j’avais à peine la force de remuer les fardeaux amoncelés sous mes pieds. Je jetai un dernier regard autour de moi, pour m’assurer que je n’avais rien oublié, car je voulais tout. Alors je vis un Christ près du lit ; cette image me fit tressaillir ! Du temps de mon enfance, j’avais vu semblable image sur la poitrine d’une femme qui venait de mourir.

« Cette femme était ma mère. Elle était étendue sur sa couche, vêtue d’une longue robe blanche et les pieds nus. Ses mains croisées sur la poitrine cachaient à demi le crucifix. Je crus voir les bras étendus, la tête inanimée, les plaies sanglantes du Christ, et près de ces bras, de cette tête, de ces blessures, la tête de ma mère, pâle et désolée ; ses larmes semblaient s’échapper de ses yeux à travers ses longs cils. Je reculai d’épouvante, le regard fixe, les mains tremblantes. Je reculai toujours vers la porte pour fuir et me cacher. Mes yeux rencontrèrent la croix d’honneur de mon père, cette croix rapportée d’Alger par un compagnon d’armes, car lui était tombé sur la grève à la première heure de la conquête. C’était un brave, et ma mère était une sainte.

« Ils me voyaient de là-haut, et Dieu aussi me voyait. Épouvanté, je tombai à genoux, tandis qu’un sanglot brisait... »

Quel était cet homme ? Nul ne l’a jamais su. Mais, vers la même époque, un Français jeune encore descendit d’une frégate sur le sol américain. Il s’établit dans la Louisiane et devint un rude travailleur. On le vit plus tard, intrépide trappeur, aux environs de Saint-Louis. Fort honnête homme, mais sombre et réservé, il aimait la solitude des grands bois. Ses compagnons le voyaient souvent prier et essuyer des larmes. Il fut tué dans une expédition contre les Mexicains.

Quoi qu’il en soit, notre voleur n’osa, au moment de son expédition chez le capitaine, commettre le crime de décrocher le crucifix et de jeter à terre l’image la plus sublime qui ait jamais frappé le regard des nations. Il volait, il était prêt pour l’assassinat, mais sa main respectait le symbole du sacrifice. C’est qu’il avait eu une enfance chrétienne, c’est qu’il était l’enfant d’une honnête femme, c’est qu’il était le fils d’un homme de cœur.

Près d’un demi-siècle s’est écoulé depuis ces évènements et de nouvelles générations sont venues.

Depuis lors, le crucifix de la femme du capitaine est tombé, arraché honteusement et lâchement. Il s’est brisé sur le sol. La croix d’honneur du capitaine, cette croix rapportée de la guerre, a été vendue et placée à la boutonnière de quelque aventurier. Les services exceptionnels ont remplacé les noms des batailles.

Il faut donc regretter le larron d’autrefois.

Cependant son éducation n’avait pas été chrétienne, puisqu’il était criminel ; mais un vague souvenir de sa mère mourante le retenait sur le bord de l’abîme. L’honneur de son père lui apparaissait tout à coup, tant il est vrai que les exemples donnés au foyer se gravent dans le cœur de l’enfant. L’école sans Dieu en eût fait un assassin, à moins que le maître de cette école ne se fût refusé à pervertir ses élèves.

Franchement, – larron pour larrons, nous préférons celui d’autrefois à ceux de nos jours.

 

 

Général Jean-Jacques AMBERT,

Le pays de l’honneur, 1879.

 

 

 

 

 

 

 

 

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