Les galoches du bonheur

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Hans Christian ANDERSEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

LE COMMENCEMENT

 

 

Dans une maison à Copenhague, non loin de Kongens Nytorv, s’était réunie chez un chambellan de Sa Majesté une société fort nombreuse et distinguée ; les hôtes avaient engagé tout ce beau monde pour être en retour aussi invités quelquefois. La moitié était déjà groupée autour des tables de jeu ; l’autre moitié attendait que la dame de la maison eût prononcé le mot sacramentel : qu’allons-nous bien faire ?

Dans l’intervalle on causait de choses et d’autres ; la conversation vint à rouler sur le moyen âge. Les uns disaient que cette époque avait été bien plus pittoresque, plus mouvementée, beaucoup plus intéressante que nos temps modernes. Le conseiller de justice Knap était de cet avis et il soutenait son opinion avec tant de feu et d’admiration que la dame de la maison se rangea tout de suite de son parti, et tous deux ils se mirent à battre en brèche la fameuse dissertation où Oerstedt, le célèbre physicien, comparant les temps anciens et modernes, donne la préférence à notre siècle. Parmi les différentes phases du moyen âge, c’était le XVe siècle que le conseiller de justice affectionnait surtout, et il déclara que jamais le Danemark n’avait été aussi heureux que du temps du roi Jean.

On continua à discuter, à pérorer sur ce sujet jusqu’à ce que le domestique vînt apporter le journal du soir ; on se tut pour écouter lire les nouvelles ; mais il n’y en avait aucune d’intéressante. Ce qu’on fit ensuite ne mérite pas non plus d’être raconté ; passons donc dans le vestibule, où se trouvaient les manteaux, les cannes, les galoches des invités. Là se tenaient deux filles, l’une vieille, l’autre jeune ; au premier abord, on aurait supposé que c’étaient des femmes de chambre, venues pour accompagner leurs maîtresses au retour. Mais en les considérant d’un peu plus près, on s’apercevait vite que ce n’étaient pas des domestiques, ni même des personnes ordinaires ; elles avaient la peau trop fine, leurs traits étaient bien trop nobles ; jusqu’à la coupe de leurs vêtements, qui était particulière et pleine de distinction.

C’étaient en effet deux fées ; l’une, la jeune, était la fille de chambre d’une suivante de la Fortune ; elle était chargée de distribuer les menues faveurs du bonheur. Autant elle était gaie et avenante, autant la vieille avait l’air sombre et rébarbatif : c’était la Fée du souci ; elle fait toujours elle-même en personne ses affaires ; comme cela elle sait que les chagrins parviennent bien à l’adresse de ceux auxquels ils sont destinés, et elle ne se trompe pas comme cela arrive à la Fortune.

Elles se contaient l’une à l’autre ce qu’elles avaient fait dans la journée. La jeune n’avait eu à exécuter que quelques commissions de peu d’importance ; elle avait préservé d’une averse le beau chapeau tout neuf que venait d’acheter la femme d’un petit négociant ; elle avait procuré à un homme de mérite, mais pauvre, un salut de la part d’un imbécile de haute naissance : mais ce qui lui restait encore à faire, c’était là quelque chose de fort extraordinaire.

« Vous ne savez pas, dit-elle, c’est aujourd’hui ma fête ; en l’honneur de quoi on m’a confié la mission particulière d’apporter au genre humain une paire de galoches qui ont une propriété merveilleuse. Celui qui les met se trouve à l’instant même transporté au milieu de la période de l’histoire pour laquelle il a une préférence ; tout ce qui l’entoure, tout ce qu’il voit, est de son époque de prédilection : comme cela, celui-là au moins peut dire que tous ses souhaits sont accomplis et qu’il a été complètement heureux une fois dans sa vie. Si celui qui met mes galoches n’a pas d’idées particulières sur les périodes de l’histoire, alors par l’effet de l’enchantement il passe dans la peau de la personne qu’il suppose la plus favorisée de la Fortune.

– Je crois plutôt, dit la Fée du Souci, qu’il se trouvera fort malheureux, et qu’il bénira le moment où il quittera vos galoches.

– Quelle singulière idée vous avez là ! reprit l’autre. Mais attention ; on va bientôt sortir du salon ; je m’en vais placer les galoches en évidence ; il y en aura toujours un qui les prendra pour les siennes, et ce sera aujourd’hui son jour de bonheur, puisque ses souhaits seront accomplis. »

Ainsi se termina cet entretien.

 

 

 

II

 

 

LES AVENTURES DU CONSEILLER DE JUSTICE

 

 

Les invités commençaient à se retirer. Le conseiller de justice Knap quitta le salon un des premiers ; il était enchanté des belles et éloquentes choses qu’il avait dites en faveur de sa chère époque du roi Jean, et il était tout absorbé dans des réflexions sur ces temps mémorables, lorsqu’il eut à chercher ses galoches ; aussi se trompa-t-il, et il prit celles du Bonheur ; il descendit l’escalier, sortit de la maison et se trouva dans la rue d’Oestergade.

Mais, comme par la vertu des galoches il était transporté à l’époque du roi Jean, il eut aussitôt à patauger au milieu de la boue et des flaques d’eau ; dans ce temps-là, en effet, les rues n’étaient pas encore pavées.

« Quelle horreur ! s’écria le conseiller ; je n’avais pas remarqué en venant que la rue fût si boueuse. Et voilà qu’on a éteint toutes les lanternes, et je ne peux plus trouver le trottoir. »

Il faisait, en effet, noir comme dans un four ; il y avait un fort brouillard. Après avoir marché un peu, le conseiller rencontra une lanterne qui éclairait faiblement une figure de Madone. Il s’arrêta un instant fort surpris à la vue de cette statue de la Vierge avec l’enfant Jésus : c’était la première qu’il aperçût en dehors d’une maison à Copenhague.

« C’est là sans doute, se dit-il, la boutique d’un marchand de curiosités ; il aura exposé cette statue comme enseigne et il aura oublié de la rentrer. »

Deux hommes vêtus de pourpoints, de chapeaux pointus et portant des souliers à la poulaine, passèrent à côté de lui.

« Tiens, pensa-t-il, je ne savais pas qu’il y eût ce soir quelque part un bal masqué. Ils sont joliment bien costumés ces deux-là. »

Tout à coup retentit une fanfare de fifres et de tambours ; un cortège s’avançait précédé de gens habillés comme les deux premiers et portant des torches allumées. Une troupe de gens d’armes, tout bardés de fer, les uns portant des arbalètes, les autres brandissant des masses d’armes, entouraient leur chef qui, lui, était vêtu comme un ecclésiastique. Le conseiller demanda à un passant d’où venaient tous ces masques.

« Mais, lui répondit l’autre, vous ne reconnaissez donc pas Mgr l’évêque de Seeland.

– Mon Dieu, mon dieu, se dit le conseiller en secouant la tête, l’évêque a-t-il donc perdu l’esprit ? Mais non, ce ne peut pas être lui. C’est une mascarade. »

Méditant sur les choses étranges qui venaient de passer devant ses yeux, il avança tout droit le long de la rue d’Oestergade ; lorsqu’il se crut arrivé au pont qui mène à la place du château, il s’arrêta. Pas la moindre trace d’un pont quelconque. Il y avait cependant un cours d’eau ; pendant qu’il restait là tout perplexe, deux hommes, manœuvrant une nacelle, abordèrent près de lui et l’un d’eux lui demanda :

« Votre seigneurie veut-elle que nous la conduisions sur le Holm ?

– Sur le Holm ? répondit le conseiller, ne sachant plus que penser et ne songeant guère à la topographie de la ville au XVe siècle. Mais non, je veux aller vers Christianshavn, dans la petite Torvegade. »

Les deux hommes le regardèrent avec de grands yeux comme une bête curieuse.

« Montrez-moi seulement, reprit-il, où est le pont. C’est une indignité d’avoir éteint les lanternes avant minuit ; dès demain j’irai porter ma plainte à la police. Et quelle boue donc ! on se croirait au milieu d’un marécage. »

Les hommes lui répondirent quelques phrases, mais il n’en comprit que trois ou quatre mots.

« Je n’entends pas votre affreux patois de Bornholm », dit-il à la fin avec impatience et il les laissa là.

Il suivit le bord de l’eau, mais sans parvenir à rencontrer le pont ; il n’y avait même pas de garde-fou.

« C’est un vrai scandale, s’écria-t-il tout haut, que la façon dont l’administration de la ville entretient ces lieux. J’en dirai certes un mot au bourgmestre. J’ai bien raison de soutenir que de nos jours tout va de mal en pis. Allons, il faudra bien que je prenne un fiacre, si je veux rentrer chez moi. »

Le voilà en quête d’une voiture ; il arpente diverses rues, manquant plusieurs fois de se casser le cou ; mais de fiacres, pas la moindre trace.

« Il ne me reste qu’une ressource, se dit-il, c’est de retourner au Kongens Nytorv, d’où je viens ; là il y a, je le sais, une station de voitures, et je pourrai enfin arriver à bon port. »

Il regagna comme il put l’Oestergade, et il était arrivé presque au bout, lorsque la lune perçant les nuages vint éclairer la scène.

« Mon Dieu, s’écria-t-il, quel est cet échafaudage qu’on a élevé ici ? »

C’était la grand porte qui, au XVe siècle, fermait la rue d’Oestergade. En tournant et en virant il finit par arriver à l’emplacement où se trouve aujourd’hui le Kongens Nytorv ; mais alors ce n’était qu’un vaste pré ; par-ci par-là apparaissaient quelques broussailles et à travers la prairie coulait un large canal ; sur l’autre bord on apercevait quelques misérables cabanes en bois où logeaient les matelots des navires hollandais.

« Ou bien je suis la victime de la fée Morgane, la dupe d’un mirage, se dit le conseiller tout consterné, ou bien je suis tout simplement ivre. Jamais je n’ai vu endroit pareil dans tout Copenhague. »

Et, revenant sur ses pas, il se mit à examiner les maisons, d’un peu plus près ; la plupart n’étaient qu’en bois ou en torchis, et beaucoup étaient recouvertes de chaume.

« Voyons, se dit-il de plus en plus alarmé, et en se tâtant, qu’est-ce que j’ai en fin de compte. Je n’ai pourtant bu que deux verres de punch ; le fait est que je ne le supporte pas bien ; aussi quelle idée de ne pas nous donner du thé, qui ne vous trouble pas l’esprit. Il faudra que j’en fasse l’observation à Mme la chambellane. Que faire ? Je vais retourner chez elle, et avouer ce qui m’arrive et que je me trouve indisposé. Ce sera quelque peu ridicule ; mais je ne puis cependant pas errer toute la nuit dans les rues. Pourvu qu’on soit encore levé ! »

Et il se mit à la recherche de la maison où il venait de passer la soirée ; jamais il ne put la retrouver.

« C’est décidément affreux, pensa-t-il. Je suis absolument égaré. Ce n’est pas du tout ici l’Oestergade. On n’aperçoit pas un seul magasin ; ce sont toutes baraques et masures comme on en peut voir à Roeskilde et à Ringsted. Ce serait cependant par ici que devrait se trouver la maison du chambellan. Tiens, en voilà une où j’aperçois de la lumière ; à tout hasard je vais entrer et demander mon chemin ; tout seul je ne le trouverai jamais ; je vois double pour la première fois de ma vie. »

Il poussa une porte entrebâillée et entra dans une assez grande salle ; de grosses poutres traversaient le plafond : c’était une auberge où l’on donnait à boire. Une société assez nombreuse était réunie là ; des marins, des bourgeois, deux savants, chacun ayant devant lui un énorme pot de bière, discouraient avec animation ; ils ne firent aucune attention au brave conseiller.

« Je vous demande mille pardons, dit-il à la maîtresse de la maison. Je suis tout à fait mal à mon aise et je me suis égaré. N’auriez-vous pas l’extrême bonté de me faire chercher un fiacre pour que je puisse regagner Christianshavn, où je demeure ? »

La femme le regarda de la tête aux pieds, secouant la tête ; puis elle lui adressa la parole en allemand, mais un allemand assez hétéroclite. Le conseiller, supposant qu’elle ne comprenait pas le danois, répéta sa demande en haut allemand. La brave hôtesse le voyant habillé d’une façon si différente des autres, et entendant ce langage dont elle ne saisissait que quelques mots, s’imagina que c’était un étranger ; elle vit bien qu’il était tout dérangé : elle lui apporta un verre d’eau fraîche pour l’aider à se remettre ; le breuvage avait un goût de saumure, et cependant la femme était allée le puiser à la fontaine.

Le conseiller prit sa tête entre ses mains, respira fortement, et se mit à méditer sur toutes les étrangetés au milieu desquelles il se débattait depuis plus d’une heure.

Ne trouvant aucune explication, il releva les yeux et aperçut que l’hôtesse rangeait un grand morceau de papier.

« Est-ce le numéro d’aujourd’hui du Soir ? » dit-il machinalement.

La femme le considéra d’un air ahuri, ne comprenant pas ce qu’il disait ; elle lui tendit cependant le papier : c’était une gravure sur bois représentant un phénomène céleste, qui, disait le titre, avait été récemment aperçu à Cologne.

« Mais c’est une très vieille gravure, dit le conseiller, qui était collectionneur, et qui, à la vue de cette curiosité qu’il savait fort rare, sortit de son état de stupeur. Comment vous êtes-vous procuré cette gravure, qu’un amateur de mes amis cherche depuis de longues années ? Le sujet est fort intéressant ; à l’époque où la chose s’est passée, on n’a pu expliquer le phénomène ; on sait maintenant que c’était une aurore boréale, produite très probablement par des courants d’électricité. »

Les gens qui étaient assis à côté de lui et qui avaient continué à ne tenir aucun compte de lui l’examinèrent d’un air étonné en entendant ses paroles ; l’un d’eux se levant, et ôtant respectueusement son chapeau, lui dit :

« Vous êtes, certes, un fort savant homme, monsieur.

– Oh ! mon Dieu non, répondit le conseiller ; j’ai seulement une instruction générale, et j’en sais assez pour pouvoir parler un peu de tout ce dont on cause dans la conversation entre gens de bonne éducation.

Modestia est une rare vertu, dit l’autre en faisant bien résonner les mots latins dont il se servait avec emphase. Mais je répondrai à ce que vous venez de dire : mihi secus videtur. Cependant je suspendrai mon judicium.

– Oserai-je vous demander avec qui j’ai l’honneur de parler ? dit le conseiller.

– Je suis baccalaureus ès Écriture sainte », répliqua l’autre.

La réponse ne surprit pas le conseiller ; les vêtements de l’individu lui semblaient convenir à sa profession.

« C’est sans doute quelque vieux maître d’école à l’esprit biscornu, pensa-t-il, comme on en rencontre encore dans les villages écartés du fond du Jutland.

– Ce n’est pas ici locus docendo aptus, reprit le bachelier ; cependant si cela vous convient de continuer la conversation, j’en serai charmé. Vous me semblez fort versé dans les anciens auteurs.

– Oui, répondit le conseiller, j’estime beaucoup leurs écrits, mais je ne dédaigne pas les livres modernes quand ils traitent de matières utiles. En revanche je ne fais guère de cas des histoires banales et vulgaires où l’on nous dépeint la réalité de ce monde que nous connaissons et qui déjà nous ennuie suffisamment.

– Quelles sont ces histoires ? demanda l’étudiant.

– Les nouveaux romans, dont on nous accable, répondit le conseiller.

– Vous êtes bien sévère, dit le bachelier, il y en a de fort amusants et qui sont pleins de traits d’esprit. À la cour, on s’en régale ; le roi aime surtout un des plus récents, le Roman du sire Iffven et de Gaudian, qui traite du roi Arthur et de la Table ronde. Ces jours-ci encore, Sa Majesté en a cité plusieurs plaisants passages, en les approuvant fort.

– Je ne le connais pas du tout, dit le conseiller ; en effet, il doit être tout nouveau, c’est sans doute Heiberg qui l’a publié.

– Non, reprit le bachelier, il n’a pas paru chez Heiberg, mais chez Godfred von Gehmen.

– Ah ! c’est là l’auteur, dit le conseiller ; je ne savais pas qu’il y eût encore en Danemark des personnes portant ce vieux nom du premier imprimeur danois.

– En effet, c’est le premier qui ait fait connaître dans notre pays l’art divin découvert par Gutenberg », dit le bachelier.

Jusque-là, la conversation se soutenait encore tant bien que mal. Voilà qu’un des bourgeois parla de la terrible peste qui avait, il y a quelques années, disait-il, fait tant de ravages. Le conseiller supposa qu’il voulait parler du grand choléra. Puis un autre raconta des traits de la guerre de corsaires qui avait eu lieu en 1490. Il fit le récit de l’attaque des pirates anglais contre les navires marchands réfugiés dans le port de Copenhague. Le conseiller, qui entendait qu’on parlait de l’attentat contre le droit des gens, commis en 1801 par la flotte anglaise qui vint bombarder Copenhague, lança contre les Anglais quelques imprécations qui furent très bien goûtées.

Mais ensuite la conversation marcha moins bien. Le conseiller trouvait le bachelier par trop ignorant des plus simples éléments des sciences ; et le bachelier par contre trouvait les propositions du conseiller hardies à l’excès et frisant l’hérésie. Ils s’évertuaient à se faire comprendre ; de temps à autre, le bachelier s’exprimait entièrement en latin, la langue universelle des savants ; mais cela ne les avançait guère.

« Eh bien, allez-vous mieux maintenant ? » dit l’hôtesse en tirant par la manche le conseiller qui, entraîné par le feu de la conversation, avait fini par s’acclimater un peu au milieu des choses bizarres qui l’entouraient.

« Dieu du ciel ! dit-il, se rappelant tout ce qui venait de se passer. Où suis-je ? »

Il se sentit pris de vertige.

« Allons, buvons ! s’écria un marin. Servez-nous de l’hydromel et de la bière de Brême ! Et vous allez trinquer avec nous ! » ajouta-t-il en frappant sur l’épaule du conseiller.

Deux filles apparurent ; elles portaient d’immenses bonnets pointus. Elles remplirent les verres à la ronde, puis saluèrent la société et se retirèrent.

« Quel est cet atroce breuvage ? » se dit le conseiller après avoir porté ses lèvres à son verre. Il ne voulait plus boire ; mais les autres insistèrent tant, avec des compliments si cérémonieux, qu’il fut forcé de vider son verre. Bientôt l’un des assistants déclara qu’il se sentait pris d’une douce ivresse ; tout le monde se mit à parler à la fois. Le conseiller, d’une voix lamentable, supplia qu’on allât lui chercher un fiacre. L’autre savant, qui était docteur in utroque, entendant ce mot, dit que c’était du moscovite.

Quant au conseiller, il se sentait de plus en plus malheureux ; jamais il ne s’était trouvé dans une société aussi mal composée.

« On dirait des sauvages, des païens ! pensait-il. Il est temps de m’esquiver. Sans cela, quand ils vont être tous pris de boisson, gare les coups ! »

Il se glissa doucement sous la table, croyant pouvoir ainsi gagner inaperçu la porte. Il était près de réussir, lorsque le bachelier le vit s’enfuir ; il en avertit les autres qui coururent le saisir pour le ramener à table et lui faire avaler une seconde rasade. Il se démena avec fureur et, au milieu de la lutte, les fameuses galoches quittèrent ses pieds, et tout le charme cessa aussitôt.

Le conseiller vit distinctement en face de lui une belle lanterne bien allumée et éclairant un superbe édifice. Il se trouvait dans la rue d’Oestergade ; il reconnut les magnifiques magasins, les belles maisons de rentier. Il se trouva assis sur les marches de l’escalier de l’une d’elles, le nez contre la porte ; en face était assis le veilleur de nuit qui dormait profondément.

« Dieu de miséricorde, se dit le conseiller, pourvu que personne ne m’ait aperçu étendu ici et dormant. Mais quel singulier rêve j’ai eu ! C’est affreux, combien deux verres de punch peuvent déranger un honnête homme. »

Quelques instants après, il se trouvait dans un fiacre qui le ramena à sa maison dans Christianshavn. En chemin, il pensa à toutes les peines et les angoisses qu’il venait d’éprouver, et il se félicita de vivre à notre époque qui, malgré tous ses défauts, se dit-il, vaut encore mieux que le temps du roi Jean, qu’il avait jusqu’ici tant vanté, n’ayant pas encore vécu au milieu de la barbarie de ce règne fameux.

 

 

 

III

 

 

LES AVENTURES DU VEILLEUR DE NUIT

 

 

« Tiens, quelle belle paire de galoches ! se dit le garde de nuit, en s’éveillant. Elles appartiennent sans doute au lieutenant qui demeure ici ; il les aura oubliées en rentrant. »

Le brave homme aurait volontiers sonné pour pouvoir remettre les galoches au lieutenant, dans l’appartement duquel au dernier étage on voyait encore de la lumière ; mais il craignait de réveiller les autres habitants de la maison, et il remit la chose, au lendemain.

« On doit avoir bien chaud aux pieds avec ces belles galoches, se dit-il en les essayant et en s’assurant qu’elles lui allaient bien. Comme le cuir en est souple et doux ! Quel heureux homme que ce lieutenant ! Il n’a à nourrir ni femme, ni enfants ; tous les soirs, il est invité à se divertir dans quelque belle société. J’aperçois dans sa chambre son ombre qui s’agite ; au lieu de se mettre au lit, il se promène repassant sans doute dans son esprit les choses agréables qui lui sont arrivées aujourd’hui et faisant ses projets pour les plaisirs de demain. Oh ! je ne demanderais qu’une chose, ce serait d’être à la place du lieutenant, et je goûterais, j’en suis sûr, le plus parfait bonheur. »

Aussitôt, par l’effet des galoches, son souhait fut accompli, et son être passa dans la peau du lieutenant, s’identifiant avec lui. Il se trouva arpentant fiévreusement la chambre, lisant et relisant ce qui était écrit sur un morceau de papier rose ; c’était un sujet arrangé pour être mis en vers ; la pièce était de la composition du lieutenant en personne. Qui n’a pas eu dans sa vie un moment poétique ? Si vous écrivez alors ce que vous éprouvez, ce sera un morceau où il y aura autant de poésie que dans les œuvres des poètes de profession. Voici ce qu’avait écrit le lieutenant :

« Oh ! si j’étais riche !

« Oh ! si j’étais riche ! Que de fois j’ai fait ce souhait. Je n’étais pas plus haut qu’une botte, que déjà je rêvais des millions.

« Oh ! si j’étais riche, pensais-je alors, j’aurais un sabre, un bel uniforme bleu, des épaulettes, et je serais officier. Les années se sont passées, et je suis devenu officier : mais riche, je ne le serai donc jamais ?

« Un jour, que j’étais encore enfant, je jouais avec la petite fille de notre riche voisin ; la délicieuse enfant m’embrassa ; je l’avais bien amusée avec un conte de mon invention ; j’étais riche en poésie ; de l’or, j’en possédais moins que jamais ; mais la petite ne désirait que de la poésie.

« Oh ! si j’étais riche ! c’était la prière que j’adressai, lorsque l’enfant devint une belle jeune fille ; elle était si douce, si bonne ; si elle savait quels jolis contes je pourrais encore lui réciter, elle m’écouterait aussi volontiers qu’autrefois. Mais je suis pauvre et condamné au silence. Je ne vois devant moi qu’un avenir sombre et triste. »

Le lieutenant donc venait de relire encore une fois son œuvre et il réfléchissait à la façon dont il allait y mettre le rythme et la rime. Tout à son sujet, le cœur plein de chagrin et d’affliction, il s’arrêta devant la fenêtre et jeta un regard dans la rue.

« Le pauvre veilleur de nuit que j’aperçois là, se dit-il avec un profond soupir, est bien plus heureux que moi. Le peu qu’il a suffit à ses besoins, et il ne vit pas comme moi de privations. Il a un chez soi, une femme, des enfants qui partagent ses peines et ses plaisirs. Oh ! je ne demanderais qu’une chose, ce serait de pouvoir échanger mon sort contre le sien ; dans son humble condition, je ne serais plus dévoré de soucis et de folles pensées. »

Au même instant, le veilleur redevint ce qu’il était un instant auparavant ; il y avait eu d’abord transfusion de son être dans celui du lieutenant ; mais alors il s’était trouvé encore moins content de la vie qu’auparavant, et par la vertu des galoches, il reprenait l’existence qu’il dédaignait naguère. Le veilleur était de nouveau veilleur.

« Quel vilain rêve je viens de faire, se dit-il, mais qu’il était bizarre ! Je m’imaginais être devenu le lieutenant de là-haut, et, ma foi, son sort, que j’enviais tantôt, n’est pas du tout ce que je croyais. Ma femme et mes gamins, dont les caresses me causent tant de joie quand je rentre chez moi fatigué, me manquaient joliment. »

Il resta assis sur les marches de l’escalier, plongé dans les idées extraordinaires dont on ne peut pas manquer d’être hanté quand on porte des galoches enchantées. Il vit glisser une étoile filante vers l’horizon.

« Tiens, se dit-il, je voudrais bien savoir ce que deviennent ces astres brillants qui ont l’air de tomber du firmament. Mais ce que j’aimerais encore mieux ce serait de voir la lune d’un peu plus près. C’est là, me suis-je laissé dire, que les âmes des trépassés se rendent d’abord, pour ensuite voler d’une étoile à l’autre. Réellement je serais curieux d’y aller faire un petit tour, dussé-je abandonner ici, sur l’escalier, ma guenille de corps. »

Dans le monde il y a bien des choses qu’il est imprudent de dire même à soi-même, cela surtout quand on a aux pieds des galoches ensorcelées. Écoutez, en effet, ce qui arriva au veilleur de nuit.

Vous connaissez tous la rapidité que fournit la force de la vapeur ; mais si vous comparez la marche d’un train de chemin de fer, lancé à toute vitesse, avec la vélocité de la lumière, vous diriez un escargot à côté d’un lévrier. La rapidité de la lumière, qui fait en huit minutes le trajet du soleil à la terre, des millions et des millions de lieues, n’est rien comparée à celle de l’âme lorsqu’elle a reçu l’impulsion électrique que lui donne la Mort ; c’est en quelques secondes qu’elle passe d’un astre dans l’autre. Aussi le premier choc est-il si violent, que le mouvement de notre cœur s’arrête et que notre corps se détraque, à moins que nous n’ayons aux pieds, comme le veilleur de nuit, les galoches du Bonheur.

En moins d’une seconde, son âme parcourut la distance de soixante mille et tant de lieues qui séparent la lune et la terre.

Notre satellite est formé d’une matière bien plus légère que celle de notre globe ; on dirait de la neige fraîchement tombée. L’âme du veilleur pénétra à travers l’ouverture d’un de ces nombreux cratères de volcans éteints que vous pouvez voir figurés sur les grandes cartes de la lune. Après être descendue environ une lieue, elle se trouva dans une ville, dont vous pouvez vous faire approximativement une idée, en délayant un blanc d’œuf dans de l’eau ; vous obtiendrez une matière transparente et flottante, formant des coupoles, des dômes, des tours. De même on voyait à travers les édifices de cette ville, dont les habitants se sentaient mollement bercés au moindre souffle. Au-dessus, par l’orifice du cratère, on apercevait la terre, qui luisait comme une grosse boule de feu.

Les habitants, qui étaient des êtres raisonnables comme les hommes, avaient un aspect des plus bizarres ; ils n’étaient pas faits sur le même modèle que nous ; ils ressemblaient à des arabesques créées par l’imagination la plus extravagante. Ils usaient entre eux d’un langage que l’âme du veilleur aurait très bien pu sans honte ne pas comprendre d’emblée. Et, cependant, elle en saisit à l’instant toutes les finesses ; nos âmes, en effet, détachées de notre corps grossier, ont des facultés bien plus extraordinaires qu’on ne croirait. Ainsi, dans nos rêves, quel étonnant talent dramatique ne montrent-elles pas ? Elles font défiler tous nos amis et connaissances, chacun avec son caractère, ses manières, ses tics, imités dans la perfection, comme nous ne pourrions pas le faire étant éveillés ; elles nous rappellent alors des personnes auxquelles nous n’avons pas pensé depuis des années : tout à coup nous les voyons surgir devant nous, telles que nous les avons connues, avec les moindres nuances de leurs façons d’être. Au fond, c’est une chose assez fâcheuse que cette merveilleuse mémoire de notre âme ; au jour du jugement elle ne pourra prétexter qu’elle ne se souvient pas de ses fautes : il lui faudra s’accuser de toute mauvaise action, de toute mauvaise pensée ; ce sera un vilain quart d’heure que ce règlement de comptes général.

Donc l’âme du veilleur saisissait très bien le langage des habitants de la lune. Ils discutaient sur ce qui se passe sur notre terre et la plupart doutaient qu’elle pût être habitée.

« L’atmosphère y doit être trop épaisse, disaient-ils ; dans tous les cas, des créatures douées de raison, il ne peut en exister que dans la lune. »

Ils causaient aussi politique ; laissons-les sur ce sujet peu intéressant et retournons à la rue d’Oestergade, pour voir ce qui était advenu du corps du veilleur.

Il était toujours assis sur l’escalier, en apparence inanimé ; il avait laissé échapper de ses mains sa masse d’armes ; ses yeux, grands ouverts, étaient fixés vers la lune où se promenait son âme.

« Garde, quelle est donc l’heure ? » lui demanda un passant attardé. Pas de réponse. L’homme s’approche et le secoue, le croyant endormi : le veilleur perd l’équilibre et s’étend sur le flanc. L’homme pense qu’il est mort et crie au secours. D’autres veilleurs de nuit accourent, le relèvent, cherchant à ranimer leur camarade qu’ils aimaient tous : mais en vain. Le matin, le corps fut porté à l’hôpital.

Quelle affaire pour son âme, direz-vous, si revenant alors de son escapade elle était arrivée dans l’Oestergade, pensant retrouver son corps où elle l’avait laissé. Ne le rencontrant plus, serait-elle allée le réclamer à la police parmi les objets perdus, ou aurait-elle eu l’idée de faire mettre une annonce dans le journal ? Je crois que vous n’avez pas à vous tourmenter à ce sujet ; elle se serait fort bien tirée d’embarras toute seule ; une fois séparées de leur lourdaud de corps, nos âmes montrent une extrême subtilité.

Ainsi que je vous l’ai dit, le corps du veilleur fut mené à l’hôpital dans la salle des morts ; la première chose qu’on fit naturellement, ce fut de lui retirer ses galoches. Voilà son âme condamnée à quitter brusquement la lune ; avec une rapidité cent fois plus prompte que l’éclair, elle rentre tout droit dans son corps et le veilleur se dresse plein de vie, à la surprise extrême des médecins qui le croyaient bien mort.

Il déclara que jamais de sa vie il n’avait passé une si affreuse nuit et que, dût-on lui offrir une couple d’écus, il ne voudrait plus avoir de pareils rêves.

Puis il s’en fut allègrement rassurer sa femme et ses enfants, qui étaient inquiets de ne pas l’avoir vu revenir à l’aube comme d’ordinaire ; leurs tendres caresses l’indemnisèrent de ce qu’il avait souffert.

Quant aux galoches, elles restèrent à l’hôpital ; dans la joie de sa résurrection, le veilleur ne pensa pas à les emporter.

 

 

 

IV

 

 

UN VOYAGE FORT EXTRAORDINAIRE

 

 

Tout habitant de Copenhague connaît l’hôpital Frederik et sait comment en est disposée l’entrée ; mais comme, je l’espère, ce conte sera lu par d’autres que les habitants de Copenhague, je vais donner à ce sujet quelques détails.

Le grand bâtiment est séparé de la rue par une grille assez haute, dont les gros barreaux de fer sont à une distance l’un de l’autre qui permet aux marmitons et autres gamins de passer à travers : la partie du corps qui a le plus de peine à traverser, c’est la tête, et là, comme si souvent ailleurs dans ce monde, ce sont les têtes qui ont la plus petite cervelle qui ont l’avantage. Cela suffira pour faire comprendre ce qui suit.

Un des jeunes garçons employés comme aides à l’hôpital était de garde à l’entrée le soir du jour où le veilleur de nuit avait été amené comme mort. Il était mince de corps, mais il avait la tête assez grosse. Le temps était affreux et il pleuvait à torrents ; le galopin avait à sortir pour remplir une commission qu’il avait oublié de faire dans la journée. Cela ne devait lui prendre qu’un quart d’heure, par conséquent, pensa-t-il, il n’était pas nécessaire de prévenir le portier ; il n’y avait qu’à passer par les barreaux de la grille.

Il avisa les galoches oubliées par le veilleur, et il les mit pour se garantir les pieds de l’eau qui ruisselait toujours dans les rues. Il s’agissait donc de se glisser à travers la grille ; jamais le galopin n’avait auparavant essayé le tour ; il restait là, hésitant.

« Si Dieu voulait, se dit-il, que j’eusse au moins la tête au dehors ! »

Et aussitôt, quoiqu’elle fût très forte, la tête passa comme une lettre à la poste ; c’était par la vertu des galoches. Mais le reste du corps, ce fut une autre affaire ; le gamin eut beau se démener, se tourner dans tous les sens, impossible de traverser les barreaux.

« Me voilà gentil ! pensa-t-il ; moi qui croyais que ce serait la tête que j’aurais le plus de peine à passer. Non, jamais je n’en viendrai à bout ! »

Il voulut alors ramener la tête à l’intérieur, mais il n’y réussit pas non plus ; il pouvait remuer le cou, c’était tout. Il fit encore quelques essais violents pour se dégager, enragea, s’emporta, pour ensuite retomber dans un morne désespoir. C’étaient les galoches du Bonheur qui l’avaient mis dans cette triste situation et il n’eut pas l’idée de prononcer formellement le souhait d’en sortir. Il avait voulu s’en tirer tout seul et il restait prisonnier.

La pluie tombait toujours à verse ; pas une âme ne passait dans la rue ; eût-il crié au secours, qu’on ne l’aurait pas entendu, tant la tempête faisait de fracas. Il prévit qu’il lui faudrait patienter jusqu’au matin ; alors on viendrait bien à son aide, mais il y aurait à aller quérir le serrurier qui devrait scier l’un des barreaux. Cela prendrait du temps, et dans l’intervalle les polissons s’amasseraient autour de lui ; en face se trouvait une école ; les élèves viendraient aussi le considérer et le narguer ; le quartier des matelots tout entier accourrait pour s’amuser à le voir comme exposé au pilori.

Cette belle perspective le mit de nouveau hors de lui.

« Le sang me monte à la tête, dit-il en fureur ; je suis énervé, je me sens devenir fou. Oh ciel ! si je pouvais donc être délivré ! »

C’est là ce qu’il aurait dû dire plus tôt. À l’instant la tête se trouva dégagée ; il s’enfuit comme un dératé, faisant des cabrioles et des entrechats, dans sa joie d’avoir échappé aux féroces moqueries qui l’attendaient.

Vous pensez que l’histoire est finie ? détrompez-vous ; le plus fort va venir seulement.

La nuit se passa, le jour aussi, et personne ne vint réclamer les galoches.

Le soir il y avait une représentation sur un petit théâtre d’amateurs du voisinage. La salle était bondée de spectateurs ; parmi eux se trouvait notre jeune garçon, qui s’était payé cette distraction pour oublier les horribles angoisses de la veille.

Comme les rues étaient fort sales, il avait mis les galoches.

On commença par la déclamation d’un poème didactique et moral, intitulé les Lunettes de ma cousine. Ces lunettes étaient censées avoir la propriété que, si l’on considérait les hommes à travers, ils apparaissaient comme les figures d’un jeu de cartes, et qu’alors, en les battant, on pouvait pronostiquer les événements de l’année.

Cette idée plut beaucoup au jeune garçon ; il aurait bien voulu posséder de pareilles lunettes.

« En s’y prenant adroitement, pensa-t-il, on pourrait voir le fond du cœur des gens ; cela serait plus intéressant et curieux que de prédire les événements de l’année : ceux-là, on finit bien par les connaître ; mais les pensées intimes des autres, jamais.

« Tiens, je prends les beaux messieurs et les belles dames qui sont là, au premier rang ; si je pouvais distinguer ce qu’ils ont au fond du cœur, j’y verrais probablement d’étranges boutiques ; chez la petite dame de gauche, par exemple, tout un magasin de modes ; chez celle à côté, une rangée de fioles, avec des poisons pour tuer la réputation de ses amies. Décidément cela serait bien amusant : que ne suis-je, comme une pensée légère et subtile, capable de pénétrer à travers les cœurs ? »

Les galoches ne manquèrent pas à l’appel qui leur était adressé ; le jeune garçon rapetissa, se ratatina et prit une forme presque impalpable. Il commença aussitôt son voyage d’exploration à travers les cœurs de la première rangée de spectateurs.

Le premier fut celui de la dame qu’il avait jugée si peu tendre pour ses amies. En effet, il se crut transporté dans un institut orthopédique où pendent à la muraille des moulages en plâtre des plus hideuses difformités humaines. La dame avait emmagasiné dans son cœur, pour les avoir toujours présentes à l’esprit, les imperfections physiques et morales de ses amies ; elle y pensait sans cesse, avec une joie secrète.

Puis notre jeune garçon passa au cœur d’une autre femme. Là, on aurait dit un sanctuaire où reposait le ramier blanc de l’innocence ; on se sentait rempli du respect le plus profond. Le jeune garçon était tenté de se jeter à genoux comme lorsqu’on entend résonner les accents graves et religieux d’un orgue ; tout était imprégné d’une atmosphère de candeur telle qu’il se crut lui-même transformé en un homme nouveau et meilleur.

Ensuite, il eut bien de la peine à pénétrer au cœur d’un homme riche et respectable qui, avec tous ses titres et qualités, occupait plusieurs lignes dans l’almanach des adresses ; ce n’était que chair et cartilages que ce viscère, tout y était matière ; rien pour l’esprit, rien pour les sentiments élevés.

Puis le jeune homme entra dans une grande salle toute garnie de glaces comme celle du château de Rosemborg ; mais ici elles grossissaient démesurément ce qu’elles reflétaient. Au milieu se tenait, comme un grand lama, un personnage solennellement et béatement absorbé dans la contemplation de ses qualités, ainsi plus que cent fois grossies : c’était une nullité insignifiante, mais bien posée dans le monde.

Le jeune homme ensuite arriva dans un étroit couloir tout hérissé de pointes et d’aiguilles piquantes :

« Aïe, s’écria-t-il, c’est sans doute le cœur d’une vieille fille ! »

Pas du tout ; c’était un jeune officier d’antichambre, déjà décoré de plusieurs ordres, et dont on citait des épigrammes mordantes contre une foule de gens de mérite.

Le jeune homme sortit tout meurtri de ce coupe-gorge ; il sentait ses idées s’embrouiller en pénétrant dans les arcanes secrets des cœurs humains et se crut la victime d’une hallucination.

« Aurais-je donc des dispositions à la folie ? se dit-il. La tête me tourne ; mon sang s’échauffe et j’ai la fièvre. Mais j’y pense ; c’est la suite de mon aventure d’hier, lorsque j’avais la tête prise dans les barreaux. Il me faut veiller à cela. Je crois qu’un bain russe me ferait du bien. Si j’étais donc sur la plus haute marche de la salle des bains de vapeur ! »

Aussitôt dit, aussitôt fait. Il se trouva transporté dans l’établissement des bains russes, à l’hôpital, tout habillé, avec bottes et galoches, perché au plus haut degré de l’étuve. Il y régnait une chaleur étouffante ; des gouttes d’eau toutes bouillantes lui tombaient du plafond sur le visage.

« Aïe, aïe ! » s’écria-t-il, se précipitant en bas vers la salle des douches froides ; le garçon, effaré à la vue de ce personnage qui tout habillé accourait vers lui comme un frénétique, poussa un cri.

Le jeune homme retrouva assez de présence d’esprit pour lui dire que cette étrange aventure était l’affaire d’un pari. Puis il s’en fut au plus vite dans sa chambre et s’appliqua un énorme vésicatoire à la nuque et un non moins grand dans le dos pour calmer la fièvre qui, croyait-il, le préparait à la folie.

Le lendemain, il eut deux grosses ampoules qui le firent extrêmement souffrir ; c’est là tout ce qu’il gagna à avoir porté les galoches du Bonheur ; quant à l’expérience qu’il aurait pu retirer d’avoir vu le fond de plusieurs cœurs, il ne fut jamais en position d’en profiter utilement.

 

 

 

V

 

 

LES MÉTAMORPHOSES DU COMMIS

 

 

Le veilleur de nuit, que vous n’avez sans doute pas encore oublié, s’était dans l’intervalle souvenu des galoches qu’il avait trouvées et qu’il avait laissées à l’hôpital. Il alla les reprendre et les porta au lieutenant ; mais celui-ci déclara qu’elles ne lui appartenaient pas ; de même, personne, dans la rue d’Oestergade, ne les reconnut comme siennes. Le veilleur alors alla les déposer à la police.

« Ma foi ! dit le commis du bureau où il entra, elles ressemblent comme deux gouttes d’eau à mes propres galoches. »

Plaçant les deux paires à côté l’une de l’autre, il ajouta :

« Il faut même l’œil exercé d’un cordonnier pour les distinguer l’une de l’autre ; elles sont de même grandeur et toutes deux à peu près neuves.

– Monsieur le commis, dit à ce moment un garçon de bureau qui entra tout à coup, voudriez-vous avoir l’obligeance de jeter un coup d’œil sur ce papier ? »

Le commis se retourna, fit ce qu’on lui demandait et donna au garçon des ordres ; puis il revint aux galoches ; mais voilà qu’il ne savait plus si c’étaient celles de droite où celles de gauche qui lui appartenaient.

« Ce doivent être celles qui sont un peu mouillées ! » se dit-il.

Mais il se trompait ; c’étaient les galoches du Bonheur. La police elle-même n’est pas infaillible. Quelques instants après, ayant terminé sa besogne, il mit quelques papiers dans son portefeuille, prit sous son bras quelques dossiers pour les examiner chez lui, et, après avoir mis les galoches qu’il croyait les siennes, il sortit.

C’était un dimanche matin, le temps était beau.

« Ma foi, se dit-il, avant de rentrer, je ferais bien une petite promenade à Frederiksberg », et il alla dans cette direction.

Vous n’auriez pu imaginer de garçon plus tranquille, plus rangé que ce jeune homme ; mais, en raison de la théorie des contrastes, il enviait ceux dont la vie est agitée et aventureuse. Il marcha d’abord sans penser à rien d’autre qu’à bien se dégourdir les jambes, fatiguées d’être restées si longtemps immobiles au bureau ; les galoches n’avaient pas l’occasion de manifester leur vertu merveilleuse. Dans la grande allée d’arbres, il rencontra un jeune poète de sa connaissance qui lui apprit qu’il allait le lendemain faire un petit voyage d’agrément.

« Vous voilà donc encore une fois par monts et par vaux ! dit le commis. Que vous êtes heureux ! Libre comme l’air, vous pouvez prendre votre volée quand bon vous semble. Nous, nous sommes attachés à une chaîne par le pied.

– Oui, mais cette chaîne, elle est fixée à l’arbre à pain, répondit le poète. Vous n’avez pas à songer au lendemain, et quand vous arrivez à la vieillesse une bonne pension vous attend.

– Cela n’empêche pas, reprit le commis, que tout l’avantage est pour vous. Que c’est beau de s’adonner à la poésie, d’écrire des vers sur lesquels tout le monde vous fait des compliments ! Et puis encore une fois, vous êtes votre propre maître. Tenez, j’ai un ami qui est au tribunal ; ces jours-ci, on jugeait une cause des plus amusantes ; tout le monde pouffait de rire ; lui était obligé de garder tout son sérieux ; il en est devenu presque malade : voilà ce que c’est que d’être esclave ! »

Le poète haussa les épaules, le commis secoua la tête ; chacun conserva son avis et ils se quittèrent.

« C’est une race particulière que ces poètes, pensa le commis. Cela m’irait assez de devenir poète, je distinguerais alors mieux ce qu’il y a de beau et de bon dans ce monde ; les vers élégiaques, je les laisserais faire aux autres.

« Que l’air est doux et embaumé ! reprit-il au bout d’un instant. Le ciel est si pur ; au loin à l’horizon, comme ces nuages font bien ! On dirait de hautes montagnes couvertes de neige. Dans la verte prairie, des millions de gouttes de rosée brillent comme les plus beaux diamants. Voilà des années que je n’ai aussi vivement goûté les charmes de la nature. »

Vous avez déjà remarqué que le brave commis était passé poète par l’effet des galoches. Rien cependant n’était changé dans l’intérieur ni l’extérieur de sa personne ; les poètes sont faits comme les autres hommes, parmi lesquels on trouve parfois des natures bien plus poétiques que les faiseurs de vers attitrés. La différence entre le poète et le reste de l’humanité est qu’il a une meilleure mémoire, qu’il retient l’idée, l’impression poétique assez longtemps, pour qu’elles puissent distinctement se fixer en paroles rythmées : chez les autres, elles s’évanouissent trop tôt.

Revenons à notre commis, chez lequel la sève poétique continuait à agir ; elle révolutionnait tout son être.

« Quelles délicieuses senteurs nous apporte la brise ! s’écria-t-il. Cela me rappelle le parfum de violettes que je respirais étant tout jeune enfant chez ma tante Charlotte. Dieu ! qu’il y a longtemps que je n’ai plus pensé à ces jours heureux ! La bonne vieille fille ! Elle demeurait alors sur le canal. Toujours, même au cœur de l’hiver, elle avait dans sa chambre de la verdure et des fleurs ; les violettes embaumaient dans sa chambre par les grands froids quand, sur le givre des carreaux de la fenêtre, je faisais des ronds avec un shilling chauffé au poêle. Le beau coup d’œil que j’avais alors ! Sur le canal gelé, les navires, pris dans la glace, n’avaient pour équipage que des bandes de corneilles qui s’agitaient dans les mâtures. Puis venait la débâcle. Au milieu des chants de joie et des cris de hourra, on faisait sauter la glace. Les matelots goudronnaient à nouveau les navires qui, toutes voiles déployées, partaient ensuite pour les contrées lointaines. Moi, je suis resté, attaché à ma glèbe natale, et je suis condamné à végéter toujours ; je suis employé dans les bureaux de police et, dernier supplice, j’expédie des passeports pour les bienheureux qui s’en vont vers les pays étrangers que je meurs d’envie de visiter. Oh ! quel triste sort ! »

À ces mots, il poussa un profond soupir.

« Mais qu’est-ce que j’éprouve donc ? reprit-il au bout d’un instant. Je n’ai jamais eu de ces idées exaltées ; c’est sans doute l’effet du grand air. Je me sens tout drôle ; j’ai presque la fièvre ; mais ce n’est pas désagréable. Voyons, lisons un peu les papiers que je dois enregistrer demain ; cela donnera un autre cours à mes idées. »

Sur le premier feuillet, qu’aperçut-il, tracé en gros caractères ? Dame Sigbrith, tragédie en cinq actes.

« Qu’est-ce cela ? dit-il tout effaré. C’est pourtant mon écriture. Et vraiment en place des dossiers que je viens d’emporter, que vois-je ? L’Intrigue sur la promenade ou le Jour de pénitence, vaudeville. Que signifie cette plaisanterie ? C’est ce farceur de poète qui m’aura fourré cela dans ma poche. Tiens, une lettre maintenant ! Elle est signée du directeur du Théâtre-Royal. Il renvoie les deux pièces, en disant en termes peu polis qu’elles ne valent rien. Encore une fois je ne sais plus où j’en suis. »

Le bon commis s’assit sur un banc pour reprendre un peu ses esprits. Ses pensées avaient une élasticité toute nouvelle, son cœur débordait de tendresse pour toute la création. Machinalement, il cueillit une petite pâquerette et l’approcha de ses lèvres ; il imprima un baiser sur l’humble fleurette. Puis il se mit à la contempler. Et elle lui raconta, mieux que ne l’aurait fait le plus savant botaniste, l’histoire de sa naissance, la façon mystérieuse dont sa croissance s’était opérée. La force bienfaisante du soleil l’avait fait pousser dans l’herbe, avait développé le bouton et fait épanouir les délicats pétales de la fleur.

« La lumière est ma vie, dit-elle ; c’est vers elle que je me tourne. Quand elle disparaît, je roule mes pétales et je m’endors, bercée par la brise. »

Survint un gamin qui, frappant de son bâton la vase du fossé, en faisait jaillir une gerbe d’eau verdâtre. Le commis pensa aux millions d’infusoires qui, se trouvant dans une seule des gouttes lancées en l’air, devaient avoir à peu près la sensation que nous éprouverions, si nous étions brusquement transportés au-dessus des nuages.

Puis, réfléchissant aux impressions toutes nouvelles qu’il ressentait, il dit en souriant :

« Je rêve tout éveillé, et je me demande si je me souviendrai demain des songes qui passent devant mon esprit. Ce ne sont que des songes et ils me semblent plus vrais que la réalité. Mais certainement si demain je me les rappelle, quand je serai de sens rassis, cela me paraîtra de la pure niaiserie. J’ai déjà remarqué cela : il en est des merveilles qu’on rêve comme de l’argent dont vous font présent les malicieux gnomes. La nuit, cela paraît être des trésors d’or et d’argent ; au jour, ce ne sont plus que des cailloux et des feuilles sèches.

« Ah ! dit-il, passant, à la façon des poètes, brusquement à une autre idée, en voyant des oiselets sautiller gaiement de branche en branche, en lançant de joyeux trilles. Que ces petits êtres sont plus heureux que moi ! Pouvoir voler librement dans les airs, quel don sublime ! Être né avec des ailes, quelle félicité ! Si j’avais le pouvoir de me métamorphoser, je souhaiterais être alouette. »

Au même instant les manches et les basques de son habit se transformèrent eu ailes, les galoches en pattes, et il se trouva couvert de plumes. Il rit aux éclats intérieurement, en disant :

« Maintenant je vois bien que je rêve ; mais jamais je n’ai eu de songe aussi extravagant. »

Puis il prit sa volée, se percha dans les branches d’un grand arbre et entonna le chant de l’alouette ; quant à ses dispositions poétiques, elles avaient disparu comme de juste.

« C’est vraiment charmant, se dit-il. Je me suis tantôt bien ennuyé sur un tas de paperasses ; maintenant je m’imagine être une gentille alouette et je prends mes ébats dans le beau jardin de Frederiksberg. On pourrait écrire tout un conte sur mon aventure. »

Le voilà qui va se cacher dans le gazon, aiguisant son bec aux brins d’herbe qui lui semblaient maintenant aussi grands que des palmiers.

Il sautillait allègrement depuis quelques instants, lorsqu’il se trouva subitement plongé au milieu d’une nuit sombre, et emprisonné de toutes parts : c’était un mousse qui, lançant son bonnet sur lui, l’avait attrapé. Il saisit l’oiseau par le milieu des ailes, le serrant assez fort.

« Misérable polisson ! s’écria le commis. Je suis un employé de la police ; veux-tu bien me lâcher ! »

Mais ses paroles résonnèrent comme de simples pip-pip ; le mousse fourra de nouveau l’alouette dans son bonnet et s’en retourna à son navire. En chemin il rencontra deux collégiens, enfants de parents riches ; c’étaient des paresseux ; ils étaient presque toujours les derniers de la classe ; ils s’amusaient à une foule de riens. Le mousse leur offrit sa capture et ils achetèrent l’alouette pour quelques shillings ; puis ils rentrèrent à Copenhague.

« C’est bien que je ne fais que rêver, pensa le commis, sans cela mon aventure ne serait pas gaie. C’est cet accès de poésie, dont j’ai été pris tantôt, qui me fait croire que je suis changé en petit oiseau. Je suis curieux de voir comment tout cela finira. »

Les gamins le portèrent dans un salon très élégant, où une grosse dame, leur grand-tante, les accueillit avec un gracieux sourire. Mais elle fit la mine lorsqu’ils lui montrèrent leur acquisition.

« Un oiseau des champs aussi commun ! dit-elle. Il ne restera pas dans le salon plus tard que jusqu’à demain ; d’ici là mettez-le là-bas dans la cage vide près de la fenêtre. Voyons s’il n’amusera pas Coco. »

Et en même temps elle sourit à un gros perroquet vert, qui se dandinait gravement, d’un air comme il faut, dans l’anneau qui pendait dans sa belle cage en laiton.

« Vous ne savez pas, mes enfants ? ajouta la grosse dame d’un air niais. C’est aujourd’hui l’anniversaire de la naissance de Coco. Le chant rustique de votre alouette le distraira peut-être. »

Coco ne daigna pas répondre ; il continua à se balancer solennellement dans son anneau. Mais un joli petit canari, qu’un marin avait, l’été dernier, amené des belles et chaudes contrées du sud, berceau de toute la race des serins, se mit à siffler, à lancer de joyeux trémolos.

« Vilain criard ! dit la grosse dame, et elle étendit sur la cage du gai chanteur un mouchoir blanc.

Pip, pip, fit tristement le canari, voilà encore cette affreuse neige comme l’hiver dernier ; puis il se tut. »

L’alouette fut placée près de lui dans une petite cage. Enfin le perroquet desserra son bec et récita son répertoire : c’était un tas de bêtises, sauf une seule phrase qui avait une apparence de raison : « Voyons, soyons hommes enfin. » Il la faisait parfois entendre au milieu de scènes où elle produisait un effet des plus comiques.

En dehors des paroles du langage humain qu’il avait apprises par cœur, il avait aussi son ramage de perroquet que le canari et l’alouette comprenaient fort bien.

La grosse dame était sortie emportant son mouchoir, le canari avait retrouvé sa voix et il chanta :

« Naguère je voletais sous les verts palmiers et les amandiers en fleurs. Avec mes frères et sœurs, par centaines nous nous bercions sur les tiges des fleurs splendides qui bordent les rives des lacs bleus et limpides de ma patrie. Sur les grands arbres du voisinage, une foule de superbes perroquets, des verts, des roses, des rouges, se balançaient et racontaient les plus amusantes histoires.

– J’étais parmi eux, mais ce n’étaient que des oiseaux sauvages, dit le perroquet ; ils n’avaient pas reçu d’éducation. Voyons, soyons hommes enfin ! Pourquoi ne riez-vous pas quand je prononce ces paroles ? La grosse dame et tous les étrangers de distinction qui viennent ici se tiennent les côtes quand ils m’entendent. Que vous faut-il donc pour vous amuser ? Voyons, soyons hommes enfin !

– Oh ! te rappelles-tu, reprit le canari, les jolies jeunes filles qui, légères et gracieuses, dansaient des rondes au clair de la lune sous les bananiers ? Te souviens-tu des doux fruits savoureux de ces contrées bénies, des épais et frais ombrages que nous trouvions dans les épaisses forêts ?

– Certes, je me rappelle tous les agréments de mon pays natal, dit le perroquet, mais je me trouve encore bien mieux ici. J’ai une bonne nourriture, et je n’ai pas la peine de la chercher. On me traite avec beaucoup d’égards, comme une créature d’esprit que je suis, et c’est là tout ce que je demande. Voyons, soyons hommes enfin. Toi, petit canari, tu as le tempérament poétique ; moi, j’ai de l’instruction et du jugement. Tu possèdes du génie, mais pas de bon sens ; tu te laisses aller à ton inspiration et, sans faire attention si elles sont en situation ou non, tu lances tes roulades ; aussi, comme tout à l’heure, on te dérobe la lumière du jour et on t’impose silence d’une façon humiliante. Moi, jamais on ne me fait pareil affront. On s’est beaucoup occupé de moi, et l’on est fier de voir comme j’ai bien profité des leçons que j’ai reçues. Du reste, je leur en impose avec mon bec, et ils apprécient l’à-propos avec lequel j’interromps leurs discours quand je répète ma phrase favorite : Voyons, soyons hommes enfin.

– Oh ! ma chère patrie, chanta le canari, pays fleuri où les forêts arrivent jusqu’aux plages des golfes tranquilles ; leurs branches vertes échangent des baisers avec les ondes que berce une douce brise. Quelles joies j’ai éprouvées là, lorsque je prenais mes ébats dans les bosquets de palmiers avec mes frères et sœurs, avec les colibris, les oiseaux-mouches et tant d’autres gentils chanteurs au plumage éclatant.

– Laisse donc ces tristes accents d’élégie, reprit le perroquet. Chante-nous quelque chose de gai, qui fasse rire. Le rue est le propre des intelligences les plus élevées. Un chien, un cheval, les autres animaux grossiers, rient-ils ? Non, ils savent pleurer ; mais, le rire, c’est un don accordé seulement aux hommes et à quelques animaux privilégiés. Ha, ha, ho, ho, hi, hi. Voyons, soyons hommes enfin.

– Petit oiseau gris du Nord, dit le canari s’adressant à l’alouette, tu es donc prisonnier comme moi. Il fait froid dans les bois que tu habitais, sans doute ; mais on y est libre. Retournes-y donc. Tu ne vois pas qu’on a oublié de bien fermer ta cage, et il y a à la fenêtre, à gauche, un carreau d’ouvert. Vole, vole ! »

Notre commis métamorphosé suivit le conseil, et le voilà hors de la cage. Il allait prendre son élan, lorsqu’une porte entrebâillée s’ouvre en criant sur ses gonds ; à pas lents approche le chat de la maison. Tout à coup ses yeux verts étincellent, il bondit et se jette sur la pauvre alouette ; il la manque, mais il poursuit l’oiseau qui, éperdu, vole de ci, de là. Le canari s’agite dans sa cage ; le perroquet se dandine, bat des ailes et s’égosille à crier : « Voyons, soyons hommes enfin. »

L’oiseau, pourchassé, arrive enfin à atteindre le carreau ouvert et s’enfuit à tire-d’aile par-dessus les toits. Là, fatigué, harassé, il se repose un instant.

Le commis se remet peu à peu de son effroi et regarde autour de lui ; les lieux lui semblent connus ; une fenêtre se trouvait ouverte ; il y vole, et il entre dans sa propre chambre.

Il se pose sur la table et, l’esprit encore un peu troublé, il se met machinalement à répéter la phrase du perroquet : « Voyons, soyons hommes enfin. » Au même moment, voilà qu’il reprend forme humaine et il redevient l’ancien commis du bureau de police.

« Dieu me garde, s’écria-t-il, en se voyant perché sur sa table. Comment suis-je venu ici ? Quel rêve, quel cauchemar ! Je le pensais bien : quand on s’éveille, les songes ne sont plus que de sottes histoires. »

 

 

 

VI

 

 

MEILLEUR PRÉSENT DES GALOCHES

 

 

Le lendemain de bon matin, le commis étant encore au lit, on frappa à sa porte : c’était son voisin, un jeune étudiant. Il entra.

« Prête-moi tes galoches, dit-il ; il fait un beau soleil, mais il y a encore beaucoup de rosée au jardin et je voudrais y descendre faire un tour et fumer une bonne pipe. »

Il mit les galoches et alla arpenter le petit jardin, où en fait d’arbres il n’y avait qu’un prunier et un pommier ; mais, dans une grande ville, la moindre verdure réjouit les yeux et l’âme.

L’étudiant allait et venait ; six heures venaient de sonner : voilà que retentit le cor d’un postillon.

« Oh ! voyager, voyager, s’écria-t-il, c’est le plus grand bonheur sur terre. C’est le but suprême de mon ambition. Quand pourrai-je satisfaire mon désir de visiter ces belles contrées, dont la description déjà me ravit ? Que je voudrais être loin, bien loin, parcourir cette magnifique Suisse par exemple ! »

Les galoches firent fidèlement leur office, et l’étudiant se trouva aussitôt au milieu des Alpes. Il voyageait, empaqueté avec huit autres personnes dans l’intérieur d’une diligence. Il avait mal à la tête, se sentait courbaturé ; ses pieds étaient gonflés, serrés dans les bottes. Il se trouvait dans un état intermédiaire entre la veille et le sommeil. Dans sa poche de droite était sa lettre de crédit, dans celle de gauche son passeport, et il avait, attachée autour du cou, une petite bourse avec quelques louis d’or. Sans cesse il rêvait que l’un ou l’autre de ces objets précieux lui avait été volé ; il s’éveillait en sursaut et tâtait fiévreusement pour voir si on ne l’avait pas dépouillé. On traversait un site des plus merveilleux, bordé de montagnes couvertes en bas de châtaigniers et de chênes, plus haut de sapins, et plus haut encore de neiges éternelles qui étincelaient à la lueur de l’aurore. Mais les fenêtres de la diligence étaient fermées, et quand l’étudiant, qui n’avait pas de coin, tendait le cou pour admirer le paysage, les cannes et parapluies qui pendaient dans le filet venaient lui heurter le visage. Le peu qu’il entrevoyait ainsi péniblement de la belle nature était plutôt un supplice qu’un plaisir.

Il pensait aussi avec humeur à la cherté des hôtels et il se demandait s’il n’allait pas se trouver à court d’argent au beau milieu de son voyage.

On montait toujours. Le site devenait de plus en plus sévère et imposant ; sur une verte bruyère parsemée de pins et de bouleaux s’élevaient d’énormes roches, des pics dont les cimes se perdaient dans les nues. Il commença à neiger ; le vent soufflait, et il faisait très froid.

« Brou, dit l’étudiant. Si nous étions donc de l’autre côté des Alpes ! Il y fait chaud encore comme en été. Et si j’avais touché l’argent de ma lettre de crédit ! L’inquiétude que j’éprouve à ce sujet fait que je ne goûte plus à mon aise les merveilles de la Suisse. Oui, décidément, je voudrais bien être de l’autre côté des monts. »

Le voilà, en moins d’un clin d’œil, transporté, en effet, en Italie entre Florence et Rome. Entre des collines d’une teinte bleu foncé, le lac Trasimène brillait au loin éclairé par le soleil couchant comme un immense miroir d’or pur. En ces lieux où Annibal défit Flaminius, de hauts ceps de vigne, pliant sous le poids des grappes, grimpaient aux ormes des bambins charmants, quoique déguenillés, gardaient, couchés sous un bosquet de lauriers en fleurs, un troupeau de gentils petits cochons noirs, vifs et guillerets. Si j’avais le talent de bien décrire cette scène, chacun s’écrierait : « Oh ! l’Italie la belle ! » Mais ce n’est pas là ce que disait l’étudiant ni aucun de ses compagnons dans le char à bancs du vetturino.

Des mouches venimeuses et d’autres insectes entouraient par milliers la voiture. C’est en vain qu’on essayait de se défendre de leurs cruelles piqûres avec des branches de myrte ; tout le monde avait le visage boursouflé, couvert de boutons cuisants. Les pauvres chevaux étaient encore plus mal partagés ; à certains moments ils se cabraient avec fureur, sous l’aiguillon de la douleur ; le vetturino descendait et avec l’étrille enlevait de leur peau des centaines de taons ; mais ce n’était qu’un soulagement momentané.

Le soleil disparut de l’horizon, un frisson glacial fit aussitôt tressaillir toute la nature, c’était comme le froid d’un profond et humide caveau succédant à la chaleur d’une fournaise.

Cependant le firmament et les montagnes étaient colorés de cette délicieuse teinte verdâtre d’un clair-obscur mystérieux que nous admirons sur les fonds des tableaux des vieux maîtres italiens et que les gens du Nord ne croient pas naturelle. La lune apparut, le spectacle était splendide. Mais c’est à peine si l’étudiant y jetait un coup d’œil distrait ; il se sentait l’estomac creux, le corps fatigué ; toutes ses pensées étaient tournées vers le gîte où il devait passer la nuit.

« L’auberge sera-t-elle encore plus misérable qu’hier ! se disait-il. Ne vaudra-t-il pas mieux dormir à la belle étoile ? »

On traversa un bois d’oliviers. L’étudiant trouva cet arbre moins beau que les saules noueux de son pays. Un peu plus loin se trouvait l’auberge solitaire. Une demi-douzaine de mendiants en barraient l’entrée ; ils étaient horribles à voir, des bancals, des bancroches ; l’un couvert de pustules, l’autre exhibant l’affreux moignon d’un bras sans main ; un troisième ressemblait au fils aîné de la Faim.

« Eccellenza ! miserabili ! » s’écrièrent-ils en chœur, d’une voix traînante et déchirante ; l’étudiant qu’ils entouraient, ayant été reconnu pour un étranger, eut la plus grande peine à se débarrasser d’eux et à gagner l’entrée. L’hôtesse, une mégère, aux habits dégoûtants de saleté, nu-pieds, les cheveux en désordre, reçut ses hôtes avec un sourire d’ogresse. Les portes étaient attachées avec de la ficelle ; les chauves-souris voletaient au plafond, et il régnait une odeur à vous faire tomber.

« Mettez donc la table dans l’écurie, dit un des voyageurs, au moins nous saurons ce que nous sentons. »

On ouvrit un peu les fenêtres pour satisfaire ces gens si difficiles, qui tenaient à respirer de l’air pur : aussitôt les six mendiants avancèrent leurs visages hideux dans la chambre, hurlant de leur voix la plus aigre leur éternel « Eccellenza ! miserabili ! »

Les murailles étaient couvertes d’inscriptions au charbon : c’étaient, dans toutes les langues de l’Europe, de violentes imprécations contre l’Italia bella ! On servit la soupe ; le goût qui dominait était celui du poivre et de l’huile rance, les œufs étaient gâtés, le meilleur plat fut un poulet brûlé ; le vin était frelaté, on aurait dit une drogue de pharmacie.

La nuit, on barricada les portes avec les chaises et les coffres ; les voyageurs faisaient la garde l’un après l’autre tant on se croyait dans un affreux coupe-gorge. Ce fut le tour de l’étudiant de veiller. L’air était lourd et étouffant dans la chambre ; les moustiques faisaient entendre leur sinistre susurrement ; dehors, les mendiants murmuraient en rêve : « Eccellenza ! miserabili ! »

« Ce serait superbe de voyager, se dit l’étudiant, si on n’avait pas à traîner avec soi son corps, qui a tant d’exigences ; si on pouvait le laisser derrière soi et s’élancer à travers les espaces, comme les purs esprits. Mais tel que je suis, j’ai beau changer de place, je ne me trouve bien nulle part. Toujours je tends vers quelque chose de meilleur, vers un but plus élevé. Or, si je pouvais du coup atteindre le but suprême, là où règne la vraie félicité. »

À peine eut-il prononcé ces mots, qu’il fut transporté dans sa ville natale. De longs rideaux blancs voilaient les fenêtres ; au milieu de la chambre se trouvait un noir cercueil, où l’étudiant dormait du paisible sommeil de la mort. Son désir était accompli : le corps était en repos ; l’âme voyageait à travers les mondes.

« Ne déclare personne heureux avant qu’il soit dans la tombe. »

Ces paroles de Solon devaient se réaliser ici.

Deux figures éthérées entrèrent dans la chambre ; nous les connaissons : c’étaient la fée du Souci et l’envoyée du Bonheur. Elles se penchèrent sur le mort.

« Eh bien, dit la première, quelle félicité tes galoches ont-elles apportée aux hommes ?

– À celui au moins qui dort là, répondit l’autre, elles ont procuré un bien durable, une mort douce au printemps de la vie, avant qu’il eût connu les maux et les peines de l’existence.

– Tu te trompes, dit la fée du Souci ; il a quitté la vie avant son temps, avant que son âme fût mûrie, et qu’elle eût accompli sa destinée. Aussi ne jouirait-il pas de tout le bonheur auquel il aura droit après avoir traversé de plus dures épreuves. Je vais lui rendre un véritable service. »

Et elle lui enleva les galoches. L’étudiant, subitement ranimé, se leva et ouvrit de grands yeux étonnés. Les deux fées avaient disparu. On ne revit plus jamais les galoches, la fée du Souci les avait emportées, pensant, sans doute, que c’était plutôt à elle qu’elles revenaient ; en effet, lorsqu’on laisse les hommes libres d’accomplir leurs souhaits, il est bien rare qu’ils y trouvent le bonheur.

 

 

Hans Christian ANDERSEN.

 

Traduit du danois par David Soldi.

 

 

 

 

 

 

 

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