Le jardin du paradis

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Hans Christian ANDERSEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y avait une fois le fils d’un grand et puissant roi ; personne n’avait d’aussi beaux livres que lui ; ils étaient tout pleins de gravures magnifiques qui représentaient tout ce qui existe sur la terre.

Le texte donnait la description de tous les pays et de tous les peuples du globe, de toutes les villes et même des moindres hameaux. Il n’y avait qu’un seul lieu sur lequel il ne fournît aucun renseignement ; il n’indiquait pas où se trouvait le jardin du paradis et c’était cela justement ce que le prince aurait surtout désiré savoir.

Lorsqu’il était encore enfant et qu’il commença à aller à l’école, sa grand-mère lui conta que sur les pétales des belles fleurs qui ornent le jardin du paradis se trouvent des tables de multiplication, la série chronologique de tous les rois de la terre, des cartes de géographie, les règles de la grammaire, et qu’il suffit de manger ces fleurs, qui ont le goût des gâteaux les plus exquis et des plus fines confitures, pour savoir aussitôt, dans la perfection, ses leçons d’arithmétique, d’histoire et de géographie.

Alors il avait pleinement foi dans le récit de sa grand-mère ; mais lorsqu’il devint plus âgé et qu’il se mit à réfléchir, il pensa que dans ce fameux jardin il devait y avoir des magnificences d’une tout autre espèce.

« Oh ! s’écria-t-il un jour, pourquoi Ève a-t-elle cueilli la pomme de l’arbre de la science ? pourquoi Adam en a-t-il mangé ? Ce n’est pas moi qui aurais fait cette sottise. J’aurais obéi au précepte divin, et le péché ne serait pas entré dans ce monde. »

Il continua à grandir et il arriva à ses dix-huit ans, mais le jardin du paradis préoccupait toujours son imagination.

Un jour, il alla dans la forêt voisine se promener seul, comme il aimait à le faire. Il s’égara et la nuit survint sans qu’il eût pu retrouver son chemin. Les nuages s’étaient amoncelés ; une tempête éclata et la pluie se mit à tomber comme si toutes les cataractes du ciel avaient été ouvertes.

Le pauvre prince fut bientôt percé jusqu’aux os ; il marchait dans l’eau jusqu’aux genoux et quand les rafales agitaient les branches, il était inondé des pieds à la tête. Il n’en pouvait plus de fatigue ; découragé et harassé, il était sur le point de tomber faible, lorsqu’il entendit un singulier ronflement qui, parfois, augmentait de force et soufflait comme une bourrasque, pour ensuite diminuer et devenir comme un léger susurrement. Il se remit en marche et, bientôt, il vit devant lui une grande caverne tout illuminée par un immense feu devant lequel, comme on dit, on aurait pu rôtir un bœuf. Aussi y avait-on placé un magnifique cerf tout entier qui, mis à la broche et tenu par deux troncs de sapins, tournait lentement devant les flammes ardentes.

Une femme âgée, mais grande et forte, qu’on aurait facilement prise pour un homme déguisé, se tenait près du feu, y jetait, de temps à autre, des blocs de bois et surveillait la cuisson de la bête.

« N’aie pas peur, dit-elle au prince, approche et viens sécher tes habits au feu. »

Le prince entra et s’assit sur un tas de bois.

« J’ai bien chaud par devant, dit-il, mais, par derrière, houh ! quel courant d’air !

– Ce n’est rien encore, dit la femme, ce sera bien autre chose quand mes fils vont être de retour. Car il faut que tu saches que c’est ici l’antre des vents ; mes fils sont les quatre grands vents qui règnent sur les airs.

– Où sont-ils donc maintenant ? demanda le prince.

– Quelle sotte question ! répondit la femme. Comment veux-tu que je sache au juste où se trouvent des gaillards aussi remuants et qui font des enjambées aussi larges. Il se pourrait, cependant, qu’ils fussent là-haut, dans la grande salle des cieux, à jouer aux raquettes avec des nuages.

– Vous avez le caractère un peu rude, dit le prince ; aucune femme ne m’a jamais parlé aussi brusquement que vous.

– Je ne dis pas non, répondit la femme, mais pour tenir en respect mes gamins, qui ne sont guère dociles, il me faut de la poigne et, même en paroles, je dois être dure et brutale. Mais je viens à bout de les mater : vois-tu, là, pendre à la paroi ces quatre sacs ? Ils les redoutent plus que tu n’as craint dans le temps les verges de ton précepteur. D’un tour de main je vous les attrape et je les fourre dans ces sacs, sans autre façon. Et ils y restent à se morfondre jusqu’à ce qu’il me plaise de les relâcher. Tiens, en voilà un qui arrive. »

En effet, c’était le Vent du nord qui entrait, amenant avec lui un froid glacial. Il était vêtu d’une culotte et d’un manteau de peau d’ours ; un grand bonnet de peau de phoque lui pendait jusque au-dessous des oreilles. De gros glaçons descendaient le long de sa barbe épaisse ; les boutons de ses habits étaient d’énormes grêlons ; quand il éternuait il lançait des bouffées de flocons de neige.

« N’allez pas si vite auprès du feu, lui dit le prince ; sinon, votre nez et vos mains pourraient bien geler.

– Geler ! répondit le Vent du nord, en se tordant de rire. Geler, mais c’est mon plus grand plaisir. À propos, d’où viens-tu donc, infime petit paltoquet ? Comment as-tu osé t’aventurer dans l’antre des vents ?

– Il est mon hôte, s’écria la femme, et je te prie de le respecter. Sinon, gare le sac ! Tu m’entends ? »

Le Vent aussitôt se calma, et, changeant de conversation, il se mit à raconter ses aventures depuis qu’il avait quitté sa mère.

« J’arrive en droite ligne des mers polaires où j’ai été faire une partie de plaisir. Je me suis bien amusé près du Groenland avec des Russes qui chassaient le morse. Je les ai rencontrés en mer, et comme j’étais fatigué, je me suis reposé sur leur navire. Je m’endormis près du gouvernail. Voilà que l’oiseau des tempêtes vint me frôler le visage. Singulier animal ! Il donne quelques coups d’aile, puis il les étend immobiles et il glisse dans les airs.

– Allons, abrège, dit sa mère. Mais je voudrais bien savoir si tu es allé dans l’île aux ours.

– Je crois bien, reprit le Vent, j’y ai même fait un assez long séjour. La mer tout autour est gelée, unie comme un miroir. Comme on doit y bien danser ! Puis je vis une maigre mousse émergeant çà et là de la neige qui couvre les pierres et les rochers ; je n’ai pas aperçu le moindre rayon de soleil ; je ne sais si jamais il luit dans ce lieu que les hommes appellent lugubre. Des tas de squelettes de morses, d’ossements d’ours blancs s’élèvent de tous côtés. Un brouillard épais s’étendait sur l’île ; je soufflai un peu pour le dissiper et je vis apparaître une hutte construite avec les planches d’un navire que des naufragés avaient recouvertes de peaux de bêtes, pour empêcher mon haleine de pénétrer par les interstices : cela ne les a pas empêchés de mourir de froid et de faim. Sur le toit, pour le moment, se tenait un ours blanc ; je lui caressai l’échine, il répondit par d’affreux grognements. Je m’en retournai sur les falaises, où je découvris d’innombrables nids d’oiseaux ; des milliers de jeunes ouvraient le bec et piaillaient, trouvant que les parents restaient longtemps à leur apporter du poisson frais. Attendez, me dis-je, mes petits amis, je m’en vais bien vous faire taire. Je poussai un souffle pas trop fort cependant ; mais ils ne furent pas longtemps à fermer leur bec et à se blottir au fond de leurs nids. Dans le sable se traînaient des bandes de morses ; ce sont d’assez vilaines bêtes ; on dirait une chenille gigantesque, au bout une tête de porc avec des dents longues d’une aune. Cependant elles ne font de mal à personne.

– Continue, mon fils, interrompit la mère. Ton récit commence à m’intéresser ; j’espère qu’il va devenir un peu plus dramatique.

– Je pense bien, dit le Vent. Les chasseurs russes arrivèrent devant l’île et lancèrent leurs harpons sur les pauvres morses ; un jet de sang s’éleva et vint retomber sur la glace qui en fut toute rougie. Les chasseurs avaient l’air de se divertir beaucoup à ce jeu cruel. Cela me mit en train et je me dis qu’il me fallait aussi m’amuser un brin.

« Je soufflai cette fois un peu fort ; je poussai des montagnes de glace contre leur navire. Ce fut à leur tour de crier et de gémir ; pressés par les icebergs hauts comme des maisons, ils jetèrent par-dessus bord tout le produit de leur chasse, défenses de morses, tonneaux d’huile. Je soufflai de nouveau, et lançai sur eux des tourbillons de neige. Leurs mains engourdies par le froid ne pouvaient plus diriger la manœuvre. Je lâchai un petit sifflement sec ; voilà leur navire qui craque, et, écrasé par la glace, il se brise de toute part. Les débris sont emportés vers le sud par les icebergs ; les chasseurs boivent à la grande tasse, comme ils disent ; jamais plus ils ne reviendront à l’île des ours.

– Mais ce n’est pas bien ce que tu as fait là, dit sa mère ; c’est même une pure méchanceté.

– En effet, répondit le Vent du nord. Mais j’ai aussi fait parfois de bonnes actions ; seulement, j’aime mieux que d’autres les racontent que moi. Voyez qui arrive, c’est mon frère de l’ouest : c’est celui que je préfère ; il répand une bonne senteur marine, et il est presque toujours délicieusement froid.

– Serait-ce là le petit Zéphyr ? demanda le prince.

– Oui, dit la mère, c’est bien mon brave Zéphyr ; mais il n’est plus petit et mignon comme du temps des anciens ; c’est maintenant un garçon robuste qui connaît sa force. »

Le Vent de l’ouest entra dans la caverne ; il était habillé comme un sauvage, il était tout barbu et avait l’air farouche ; de la main droite, il tenait une grosse massue, coupée d’un acajoutier des forêts d’Amérique : c’était là un fier bâton.

« D’où viens-tu ? lui dit sa mère.

– J’arrive des forêts sauvages, répondit-il, où les serpents et les crocodiles grouillent dans les marécages, où jamais l’homme n’a pénétré.

– Quel plaisir trouvais-tu là ? dit-elle.

– Je m’amusais à contempler le cours rapide du plus grand fleuve du monde ; je regardais tomber en bas des roches ses eaux réduites en une fine poussière qui, sous les rayons du soleil, formaient un immense et splendide arc-en-ciel. Des buffles, des hippopotames nageaient au milieu du fleuve avec des bandes de canards et d’autres oiseaux sauvages ; tout à coup le courant les saisit et les entraîna tous vers les cataractes. Les oiseaux s’envolèrent et se sauvèrent ; mais les buffles et les hippopotames furent lancés dans le précipice et broyés comme verre. Ce spectacle me divertit et me mit en belle humeur. Je soufflai gaiement ; un ouragan s’éleva, renversa par milliers les arbres séculaires, hauts comme des cathédrales, et les réduisit en copeaux.

« Puis je m’en fus dans les savanes, où je m’amusai à faire la culbute et la roue pendant des centaines de lieues ; en passant je secouai les cocotiers ; leurs fruits tombaient avec fracas, effrayant des troupeaux de chevaux sauvages qui partaient comme le vent, auraient dit les hommes ; mais il y avait loin du compte. J’ai encore eu bien des aventures, mais il ne faut pas trop parler de soi en société ; c’est toi-même qui me l’as recommandé, bonne mère. »

Et il embrassa la vieille et la serra dans ses bras si fortement qu’elle faillit tomber à la renverse : c’était, ma foi, un brutal gaillard.

Survint le Vent du sud ; il était vêtu d’un burnous de bédouin aux larges plis flottants, et coiffé d’un turban.

« Diantre, qu’il fait froid ici ! s’écria-t-il, et il jeta dans le feu bien une charretée de bois. On sent bien que mon frère du nord est ici.

– Allons donc, c’est une fournaise, dit le Vent du nord ; il fait une chaleur à fondre toutes les glaces du pôle et à rôtir d’un coup tous les ours blancs.

– Ours toi-même, dit l’autre.

– Voulez-vous bien ne pas vous quereller, dit la mère. Vous voyez bien les sacs, n’est-ce pas ? eh bien, restez sages. Assieds-toi sur ce roc, mon fils du sud, et conte-nous gentiment ce qui t’est arrivé dans ta dernière tournée.

– Je suis allé me promener en Afrique, répondit-il. J’ai d’abord regardé les Hottentots chasser les lions. Quand j’arrivai, la plaine était verdoyante, comme une vaste prairie : je respirai un peu fortement, et mon haleine dessécha tout. Je m’en allai à travers les sables ; l’autruche ne voulut-elle pas me défier à la course ; en quelques bonds je l’eus dépassée.

« Je parcourus le vaste désert ; je rencontrai une caravane égarée ; ils venaient de sacrifier leur dernier chameau pour avoir de quoi étancher la soif qui les dévorait. Au-dessus de leurs têtes le soleil brûlait, et le sable brûlait sous leurs pieds. C’était fort monotone, et, pour me distraire, je soulevai des tourbillons de sable ; puis j’en fis des vagues, hautes comme des dunes ; elles roulaient les unes sur les autres ; c’était un plaisir de les voir. Les gens de la caravane n’étaient pas à leur aise ; ils s’étaient couvert le visage de leurs caftans pour ne pas être étouffés ; ils se prosternèrent, et invoquèrent le secours d’Allah. Je soufflai une dernière fois ; une pyramide de sable s’éleva et vint les ensevelir. Quand je repasserai par là, je la ferai crouler et alors apparaîtront leurs ossements blanchis. Les voyageurs pourront recueillir leurs richesses, éparses dans le sable ; ils se croiront un instant heureux ; mais je leur jouerai un bon tour de ma façon, et je les écraserai sous une pyramide encore plus haute.

– Tu ne penses qu’à des méchancetés, dit la mère. Allons, marche, dans le sac ! »

Et avant qu’il pût se garer, elle le saisit à mi-corps et l’enferma dans son sac. Il se démena et s’agita avec fureur ; mais elle saisit un tronc d’arbre et le fustigea jusqu’à ce qu’il ne bougeât plus.

« En effet, dit le prince, tu ne m’avais pas trompé ; ce sont de fiers garnements que tes fils.

– Oui, répondit-elle, mais tu vois que je sais les corriger. Ah ! voilà le quatrième. »

Le Vent de l’est entra d’un pas plus composé que les autres ; il était vêtu comme un Chinois.

« Tiens, tu viens du pays des gens à longue queue, dit sa mère. Je pensais que tu avais été au Jardin du Paradis.

– Ce n’est que demain que je m’y rends, répondit-il ; il y aura juste cent ans demain que j’y suis allé. Maintenant je viens en effet de Chine ; j’ai été faire carillonner les cloches de la tour de porcelaine. On amena toute une bande de mandarins, habillés de soie jaune, décorés du bouton bleu, du bouton d’or et de la plume de paon ; et on les fustigea, on leur cassa sur les épaules des rotins de bambou. À chaque coup, ils remuaient la tête, comme les magots de leur pays, et disaient : « Grand merci ! qui aime bien, châtie bien. » Mais ils ne parlaient pas du fond du cœur ; moi, pour les narguer, j’eus l’air de les prendre au mot et, comme ils se déclaraient contents, je fis retentir encore plus fort mon joyeux carillon : Tsing, Tsang, Tsou.

– Tu es un farceur, dit la mère. Cela m’étonne que tu ne sois pas plus raisonnable, toi qui as été déjà si souvent dans le Jardin du Paradis. Quand tu iras là demain, tu feras bien de boire un bon coup à la Fontaine de la Sagesse ; dans tous les cas apporte-moi une fiole de son eau merveilleuse.

– Oui, mère, dit le Vent de l’est, j’y penserai. Mais pourquoi as-tu fourré dans le sac mon frère du sud. Délivre-le, je t’en prie. Je voudrais bien qu’il me racontât l’histoire de l’oiseau phénix ; chaque fois que tous les cent ans je vais au Jardin du Paradis, la princesse me demande de la lui apprendre et je ne la sais pas bien. Voyons, petite maman, ouvre le sac ; je te donnerai dix poignées de feuille de thé, toutes fraîches, que je viens de cueillir sur les arbres qui sont réservés uniquement pour l’empereur de Chine ; jamais il n’en est encore venu un brin dans ce pays.

– Ah ! petit scélérat, dit la vieille, tu me prends par mon faible ; enfin puisque tu es mon favori, je m’en vais relâcher ton polisson de frère. »

Elle ouvrit le sac ; le Vent du sud en sortit ; il était un peu honteux que le prince étranger eût vu comment il avait été durement corrigé.

« Tiens, dit-il à son frère, voici une feuille de palmier pour ta princesse. C’est le phénix lui-même, cet oiseau unique dans le monde, qui m’en a fait cadeau. Il y a, avec son bec, écrit toute son histoire pendant le dernier siècle de son existence miraculeuse. La princesse pourra lire comment il a mis le feu à son nid, après s’y être installé. Il resta impassible au milieu des flammes et de la fumée ; les branches vertes de palmier craquaient et lançaient des gerbes d’étincelles. Le vieux phénix fut brûlé, comme une veuve indienne sur son bûcher, et il fut réduit en cendre. Mais au milieu des flammes gisait un œuf, rouge comme une boule de fer surchauffée ; il éclata avec un grand fracas, et un jeune oiseau en sortit. C’était le phénix rajeuni, qui pendant un siècle doit être le roi des oiseaux. Tout cela est écrit et détaillé en beau style sur la feuille de palmier.

– Assez causé maintenant, dit la mère ; il est temps de souper. »

Et ils s’assirent tous autour d’un quartier de roche et on servit le cerf, qui était rôti à point. Le jeune prince se trouva à côté du Vent de l’est et ils devinrent bientôt bons amis.

« Quelle est donc, dit le prince, cette princesse dont vous venez de parler, et où se trouve situé le Jardin du Paradis ?

– Tiens, cela t’intéresse, dit le Vent de l’est. Voudrais-tu aller dans ce jardin ? Je puis t’y conduire demain. Tu sais bien que depuis le temps d’Adam et d’Ève, pas un être humain n’y a mis les pieds. Lorsque tes premiers parents en furent chassés, le Jardin du Paradis s’enfonça dans le sein de la terre ; mais il y fait toujours clair comme si le plus beau soleil y luisait. L’air est délicieux et embaumé. C’est là que demeure la reine des fées, au milieu de l’île de la Félicité, séjour enchanteur, où jamais n’apparaît la Mort. Donc si le cœur t’en dit, demain tu te mettras sur mon dos, et je t’emmènerai. Je pense bien qu’on te laissera entrer. Mais maintenant, reposons-nous ; je voudrais bien dormir un peu, avant de commencer ce long voyage. »

Bientôt tous furent plongés dans un profond sommeil.

Le matin, de très bonne heure, le prince s’éveilla. Quel ne fut pas son étonnement de se voir bien haut dans les airs, au-dessus des nuages, perché sur le dos du Vent de l’est, qui le retenait d’un main pour qu’il ne tombât pas. En bas, sur la terre, les fleuves, les lacs, les plaines et les forêts n’apparaissaient guère plus grands qu’on ne les voit sur les cartes de géographie.

« Bonjour, dit le Vent. Tu ferais peut-être bien de continuer ton somme ; il n’y a pas de bien belles choses à voir dans ces régions de plaines, à moins que tu n’aies envie de compter les clochers. Les distingues-tu ? ils n’ont pas l’air plus hauts que les quilles avec lesquelles jouent les enfants.

– Pourquoi ne m’as-tu pas réveillé, dit le prince, pour que je prisse congé de ta mère et de tes frères ? Que va-t-on penser de moi ?

– Oh ! mes frères ronflaient si fort, qu’il aurait été dommage de les déranger », dit le Vent, et il reprit son vol en redoublant de rapidité ; sur son passage les branches et les feuilles s’agitaient, c’était un vaste bruissement ; sur l’Océan, les vagues montaient et s’entrechoquaient avec fracas ; les plus gros navires étaient secoués avec violence, et inclinaient leurs mâts jusque dans la mer.

Vers le soir, dans l’obscurité, les lumières des grandes villes étaient amusantes à voir ; il en surgissait tantôt ici, tantôt là : c’était comme un morceau de papier qui est à moitié brûlé, et qui lance par-ci par-là de petites étincelles qui disparaissent l’une après l’autre. Le prince se divertissait beaucoup de ce spectacle, et ne voilà-t-il pas que de joie il se mit à frapper dans ses mains comme pour applaudir. Mais le Vent lui dit de modérer ses transports, et de se servir de ses mains pour bien se tenir, s’il ne voulait pas être précipité et rester embroché sur quelque pointe de clocher.

Le Vent fila encore plus vite ; le prince avait quelque peine à respirer ; il pouvait juger de la vélocité de leur marche en voyant combien il leur fallait peu de temps pour dépasser les grands aigles et les plus agiles coursiers.

Le lendemain, vers le matin, le Vent s’abaissa vers la terre.

« Vois-tu cette masse immense de roches, de glace et de neige ? dit-il ; c’est la chaîne des monts de l’Himalaya ; nous ne sommes plus loin maintenant du but de notre voyage. »

Puis il obliqua un peu vers le sud. Les fleurs et les arbres à épices remplissaient l’air de parfums enivrants ; les figuiers, les grenadiers, les orangers poussaient à l’état sauvage ; la vigne grimpait de tous côtés aux arbres, laissant pendre d’énormes grappes. Le Vent s’arrêta dans ce site enchanteur ; ainsi que le prince, il s’étendit sur le frais et tendre gazon qu’émaillaient des touffes de fleurs gracieuses, aux couleurs ravissantes, qui s’inclinaient doucement comme si elles voulaient leur souhaiter la bienvenue.

« Sommes-nous ici dans le Jardin du Paradis ? demanda le prince.

– Non certes, répondit le Vent, mais nous ne tarderons pas à y arriver. Vois-tu là-bas cette haute muraille de roches ? Là où la vigne pend, haute et épaisse, comme une grande tapisserie, se trouve une ouverture qui mène à une caverne. C’est là qu’il nous faut passer. Enveloppe-toi bien dans ton manteau ; ici le soleil brûle, mais un pas plus loin il fait un froid glacial. L’oiseau qui frôle l’entrée de la caverne se trouve avoir une aile dans le climat de l’été et l’autre dans celui de l’hiver. »

Ils pénétrèrent dans la caverne. Brou, qu’il y faisait froid, qu’il y faisait noir ! Mais cela changea bientôt. Le Vent de l’est étendit ses ailes ; il en jaillit une vive lumière, et il se répandit une chaleur bienfaisante. Mais quelle caverne ! D’énormes stalactites aux formes les plus bizarres pendaient au plafond ; tantôt l’espace se resserrait, au point qu’il leur fallait se traîner à plat ventre sur leurs mains, tantôt il devenait vaste et élevé comme une cathédrale ; sur les côtés on apercevait des enfoncements qui ressemblaient à des chapelles, et dans le haut on voyait des stalactites juxtaposées en forme de tuyaux ; on aurait dit un orgue. L’impression était lugubre et l’on se sentait le cœur oppressé ; on ne découvrait rien de vivant, pas une mousse.

« Mais c’est le chemin de la mort que nous prenons pour aller au Jardin du Paradis ! » s’écria le prince.

Le Vent ne répondit rien, de la main il montra en avant dans le lointain une lumière bleue. Au-dessus d’eux, les blocs de roc disparurent, et firent place d’abord à un léger brouillard, puis à des nuages blancs comme neige qu’on aurait cru éclairés par la lune. L’air devint doux et délicieux, frais comme celui des montagnes, parfumé comme celui qui se dégage d’un parterre de roses et de violettes.

Ils remontèrent une rivière dont l’eau était limpide comme l’air ; les poissons qui s’y jouaient semblaient être d’or et d’argent ; des anguilles rouges comme de la pourpre folâtraient au fond de l’eau ; à chaque mouvement elles dégageaient des traînées d’une lumière verdâtre. Les nénuphars qui poussaient là avaient de larges feuilles aux couleurs de l’arc-en-ciel ; leurs fleurs ressemblaient à une flamme rouge et étincelante.

Sur la rivière s’élevait un pont de marbre, travaillé avec tant d’art et de légèreté, qu’on aurait dit une véritable dentelle ; au moindre souffle il se balançait ; il conduisait à l’île de la Félicité, où fleurit le Jardin du Paradis.

Le Vent prit le prince dans ses bras et le porta de l’autre côté du pont ; il lui fallut toute sa légèreté pour pouvoir passer ; tout autre aurait fait osciller et basculer le pont. Les fleurs et les feuilles des nénuphars, doucement agitées au passage du vent, firent retentir une délicieuse harmonie ; le prince crut y reconnaître les plus belles mélodies qu’il eût entendues dans son enfance ; mais jamais il n’avait ouï des voies humaines émettre des sons aussi pénétrants, aussi enivrants.

Sur l’autre bord de la rivière s’élevaient des plantes aquatiques, hautes comme des palmiers, et portant un feuillage gigantesque. Les arbres étaient si grands, qu’on avait de la peine à en distinguer la cime ; leurs troncs étaient gros comme des tours. Dans leurs branches, des plantes grimpantes pendaient en ravissantes guirlandes qui faisaient l’effet du plus merveilleux assemblage de fleurs, d’oiseaux, et formaient des arabesques aux couleurs vives et attrayantes, telles qu’on en voit en petit dans les beaux manuscrits de nos artistes du moyen âge.

De vastes pelouses, du vert le plus tendre, s’étendaient au loin, coupées de la façon la plus gracieuse par des parterres de magnifiques fleurs. Çà et là on voyait comme un groupe de paons rangés en cercle et faisant la roue. Quelle splendeur de couleurs éclatantes ! Le prince approcha pour mieux admirer ; ce n’étaient pas des oiseaux, c’étaient des fougères qui avaient cette forme et ces teintes superbes.

Sous des bosquets, qui répandaient des senteurs délicieuses, mélange de parfums d’oranger, de jasmin, de rose et d’héliotrope, tout à coup bondissaient joyeusement des lions et des tigres ; ils étaient doux comme des agneaux ; des ramiers, au plumage resplendissant, venaient se poser sur la crinière des lions ; des antilopes et des gazelles jouaient et folâtraient avec des tigres et des léopards.

Tout à coup parut la fée du paradis. Ses vêtements jetaient un éclat pareil à celui du soleil ; ses traits, divinement beaux, rayonnaient de ce sourire enchanteur qu’on aperçoit sur le visage d’une mère à laquelle son enfant fait éprouver une grande joie. Elle paraissait être dans tout l’épanouissement de la jeunesse ; autour d’elle se tenait un cortège de suivantes, de ravissantes jeunes filles, ayant chacune dans les cheveux un diamant, plus gros que le poing, étincelant comme une étoile.

Le Vent de l’est présenta à la fée la feuille de palmier, présent du phénix ; elle la prit, lut d’un coup d’oeil tout ce qui s’y trouvait écrit : ses yeux brillèrent de joie et de contentement. Elle prit le prince par la main et le conduisit dans un palais dont les murs avaient les splendides couleurs que l’on voit lorsque l’on tient contre le soleil une belle feuille de tulipe. Le toit avait la forme d’une grande fleur aux pétales transparents, aux teintes ravissantes. Le prince approcha d’une fenêtre et regarda à travers les vitres qui étaient du plus pur cristal. Que vit-il ? À côté de l’arbre de la science se tenaient Adam et Ève. Ève venait de mordre dans la pomme et la tendait à Adam qui avançait la main pour la prendre.

« Comment, s’écria le prince, nos premiers parents n’ont-ils pas été chassés de ce jardin ? »

La fée en souriant lui dit que le spectacle qu’il apercevait était simplement gravé sur les vitres, mais par l’Histoire elle-même qui avait mis de la vie et du mouvement dans ces images des événements du monde, qu’on voyait se dérouler fidèlement comme ils s’étaient passés en réalité. Les hommes, les animaux allaient, venaient ; on voyait, comme dans une merveilleuse chambre claire, tout le développement de l’humanité. Le prince regarda par un autre carreau et il aperçut le songe de Jacob, l’échelle qui montait jusqu’au ciel ; les anges, agitant leurs grandes ailes, montaient et descendaient.

Il serait resté là des journées, des années à contempler ce spectacle unique ; mais la fée l’emmena et le conduisit dans une grande et haute salle, dont les parois en opale étaient toutes transparentes ; on y voyait les figures des bienheureux, il y en avait par millions ; les visages n’étaient pas plus grands qu’une rose de mai, et cependant on y distinguait parfaitement le sourire de béatitude céleste, les traits d’une beauté surnaturelle. On entendait une délicieuse mélodie, écho des chants que les bienheureux entonnent devant le trône de l’Éternel.

Au milieu de la salle se trouvait un grand et bel arbre, au feuillage opulent, du vert le plus foncé et dont les branches, qui pendaient gracieusement presque à terre, portaient des pommes dorées, des grandes et des petites : c’était là l’arbre de la science, cette fois en réalité, le même que celui dont Adam et Ève avaient goûté le fruit. À chaque feuille pendait une goutte de rosée qui ressemblait à un magnifique rubis ; on aurait dit que l’arbre pleurait des larmes de sang pour avoir été l’occasion du premier péché.

Ils sortirent du palais et arrivèrent à un lac dont l’eau avait les reflets du plus pur diamant ; ils entrèrent dans une gondole qui, poussée par la brise, se mit à voguer légèrement et à se balancer comme un hamac. Lorsqu’ils furent arrivés vers le milieu du lac, la fée dit au prince :

« Regarde un peu vers les bords et tu verras défiler les plus beaux sites de l’univers. »

Et, en effet, le prince aperçut d’abord les Alpes, couvertes de neiges éternelles et de sombres forêts de sapins ; leurs hautes cimes, que jamais les nuées n’atteignent, brillaient au soleil d’un éclat éblouissant ; on percevait dans le lointain les sons mélancoliques du cor ; un instant après un berger et une bergère faisaient entendre les accents d’un joyeux duo dont l’écho répétait sept fois le refrain.

Puis parut un riche paysage des Indes ; des temples magnifiques entourés de palmiers, de bananiers aux longues branches pendantes ; par devant s’avançait un cortège de guerriers, aux armures éclatantes d’or et de pierreries, montés sur des éléphants richement caparaçonnés.

Ensuite vint une contrée étrange ; les arbres avaient des feuilles bleuâtres ; les animaux étaient de formes singulières ; les fleurs ne ressemblaient à rien de ce qu’on voit dans l’ancien continent : c’était l’Australie ; il parut une bande de sauvages noirs, tatoués de blanc, qui, au son des tambours et des fifres aigus, exécutaient, au clair de la lune, des danses échevelées.

La scène changea de nouveau et le prince émerveillé vit défiler lentement les pyramides, le Nil, les obélisques, les milliers de temples et les palais splendides qui ornaient l’Égypte au temps des pharaons.

Puis apparut un magnifique paysage du nord ; une immense étendue de glace brillant aux lueurs éclatantes d’un volcan en éruption et aux feux d’une aurore boréale ; jamais l’industrie des hommes n’atteignit la splendeur d’un pareil feu d’artifice.

Le prince était dans le ravissement ; il vit encore passer par centaines les plus merveilleux sites.

« Et je vais pouvoir rester toujours dans ces lieux enchantés ? s’écria-t-il.

– Cela dépendra de toi, répondit la Fée. Si tu ne te laisses pas, comme Adam, entraîner à outrepasser une défense, tu pourras séjourner ici tant qu’il te plaira.

– Oh ! je ne toucherai certes pas aux pommes de l’arbre de la science, dit le prince. Je vois là une foule de fruits qui sont plus beaux et qui paraissent plus savoureux.

– Consulte-toi bien, reprit la Fée, et, si tu ne te sens pas assez fort, retourne plutôt avec le Vent d’est qui t’a amené. Il va repartir pour ne revenir que dans cent ans. Si tu restes, ce siècle ne te semblera pas plus long que cent heures ; mais ce sera un temps suffisamment long pour te permettre de céder à la tentation.

« Tous les soirs, quand je te quitterai, je te dirai : « Accompagne-moi. » Je me retournerai et, de la main, je t’engagerai à me suivre. Garde-toi bien d’en rien faire ; ne bouge pas ; à chaque pas que tu ferais tu serais moins fort pour résister à mon appel. Cependant, si tu suis mes pas, tout n’est pas encore perdu. Tu arriveras dans la salle où se trouve l’arbre de la science ; je repose la nuit sous ses branches odorantes dont le parfum enivre. Tu contempleras mon visage et je te sourirai ; mais, de grâce, aie le courage de ne pas m’approcher, de ne pas me toucher si légèrement que ce soit. Aussitôt le jardin du paradis disparaîtrait et tu en serais banni, comme tes premiers parents ; tu te trouverais, dans une solitude déserte, au milieu de la tempête et de la pluie ; le chagrin et la peine deviendraient alors ton partage.

– Je resterai, dit le prince, et je me tirerai de l’épreuve à mon honneur.

– Sois fort et courageux, lui dit le Vent de l’est en l’embrassant sur le front, et dans cent ans nous nous reverrons. Adieu, que ton cœur reste ferme ; adieu ! »

Le Vent étendit ses ailes et elles jetèrent un éclat éblouissant comme les éclairs qui, les soirs d’été, illuminent et embrasent tout l’horizon.

Et de toutes parts sur son passage, arbres et fleurs frémissaient, et on entendait un doux susurrement, où l’on distinguait comme ces mots : « Adieu, adieu ! » Tout un long cortège de cigognes, d’hirondelles et de cygnes l’accompagnèrent jusqu’à la rivière qui entourait l’île de Félicité ; puis il disparut.

« Maintenant allons nous divertir, dit la Fée, allons danser joyeusement. Au dernier tour, quand le crépuscule commencera, je te quitterai, t’ai-je dit ; mais en même temps je t’appellerai et je t’engagerai de mon plus doux sourire à me suivre. Encore une fois, ne m’écoute pas. Tous les soirs, pendant cent ans, je ferai de même ; chaque fois que tu auras résisté à mes fascinations, ta force augmentera et bientôt tu ne songeras même plus à outrepasser la défense. Maintenant te voilà averti ; l’épreuve commencera ce soir même. »

La Fée le conduisit dans une nouvelle salle splendide, dont les parois étaient formées de lis blancs, transparents, entrelacés ; leurs étamines formaient comme des harpes d’or, qui résonnaient délicieusement ; on aurait dit une musique de flûtes et de mandolines. Des jeunes filles idéalement belles, des statues animées, revêtues de soie, de gaze et de dentelles, exécutaient des danses des plus gracieuses ; elles chantaient le plaisir de vivre dans ce jardin du paradis où tout est immortel.

La lumière du jour déclinait, le ciel devint d’un pourpre intense qui colorait du plus beau rose les lis qui entouraient la salle. Les jeunes filles vinrent présenter au prince une coupe taillée dans un seul diamant et remplie d’un vin écumeux ; le prince but ce nectar et il se sentit comme noyé dans une mer de félicité. Le fond de la salle s’entrouvrit et il aperçut dans le lointain l’arbre de la science, dont les fruits jetaient un éclat qui éblouissait ses regards. Une musique ravissante retentit ; le prince crut entendre la voix de sa mère, qui disait : « Mon enfant, mon enfant chéri, prends garde ! »

Mais voilà que la Fée part, en lui disant de l’accent le plus charmant, le plus tendre : « Viens avec moi, viens ! »

Et il courut sur ses pas, oubliant résolutions et promesses ; elle se retourna et lui sourit, et il la suivit, sans une hésitation, sans un remords.

L’air se remplit de parfums enivrants ; une musique entraînante retentit. Arrivé dans la salle où se trouvait l’arbre de la science, le prince crut voir des figures de bienheureux lui sourire ; il entendit des voix qui disaient : « Il faut tout connaître ; l’homme est le maître de la création. » Les rubis qui pendaient aux feuilles de l’arbre éclairaient la salle d’une lueur magique.

« Viens avec moi, viens ! » dit la Fée, regardant le prince avec un sourire enchanteur. Lui sentait son cœur battre à se rompre, et pressait fiévreusement le pas. « Pourquoi ne la suivrais-je pas ? se disait-il ; pourquoi ne pourrais-je pas l’admirer ? Cela ne m’est pas défendu, pourvu que je n’approche point d’elle. Cela je ne le ferai point ; ma volonté est ferme et arrêtée ; je résisterai à la tentation ; je le jure. »

La Fée, écartant les branches de l’arbre, se glissa dessous, et le feuillage la déroba aux yeux du prince.

« Je puis encore la revoir, dit-il, cela ne m’est pas interdit. »

Repoussant les branches, il aperçut la Fée déjà sommeillant : elle semblait rêver et sur son visage était répandu un divin sourire ; mais entre ses paupières on aurait cru voir trembler une larme.

« Pleures-tu sur moi ? murmura-t-il. Mais ce n’est que maintenant que je ressens toutes les joies de ce paradis. La vie éternelle pénètre mon corps et mon âme ; j’ai la force des chérubins ; mes pensées dominent l’univers entier. Du reste toute mon existence, je la donnerais pour une minute des délices que j’éprouve. »

Et tremblant, éperdu, il saisit la main de la Fée pour la porter à ses lèvres.

Un terrible coup de tonnerre retentit ; on aurait cru que ciel et terre s’écroulaient. Et en effet l’arbre de Science, la Fée, le Jardin du Paradis, tout s’enfonça, rapidement ; le prince vit disparaître dans la nuit sombre toutes ces splendeurs ; il n’en resta plus que dans le lointain, à des millions de lieues, comme un point lumineux, une petite étoile fixée au firmament.

Le prince sentit comme le frisson de la mort ; ses yeux se fermèrent, et il tomba évanoui.

Une pluie froide vint lui battre le visage ; le vent soufflait avec force. Le prince se réveilla et le souvenir lui revint.

« Qu’ai-je fait ? s’écria-t-il. J’ai péché comme Adam et Ève. Je suis chassé du paradis. »

Levant les yeux, il aperçut au ciel la petite étoile, la dernière étincelle de tout cet éclat brillant qui l’entourait il y avait quelques instants : c’était l’astre du matin.

Il se souleva et reconnut qu’il était dans la forêt comme la veille, devant l’antre des Vents ; leur mère se tenait à côté de lui, le regardant d’un air indigné et menaçant.

« Dès le premier soir tu as donc succombé ! dit-elle. Si tu étais mon fils, je t’aurais déjà fourré dans le sac.

– Je l’y mettrai, moi », dit l’Ange de la Mort, qui venait de descendre des cieux, porté sur ses grandes ailes noires ; il tenait en main sa terrible faux.

« Oui, reprit-il, je le placerai dans un sac, pas encore sur-le-champ ; je vais seulement le marquer pour le retrouver ; je lui laisserai un peu de répit, afin qu’il se repente et qu’il ait le temps de s’amender. Mais il ne m’échappera pas ; au moment où il s’y attendra le moins, je le saisirai et je le fourrerai dans le noir cercueil pour le porter vers l’étoile qui brille encore là-haut. Là se trouve maintenant le Jardin du Paradis. S’il a fait pénitence, il y entrera. Que si son cœur est resté attaché au péché, je l’enfoncerai dans la nuit sombre et horrible à des millions de lieues ; tous les mille ans je viendrai le reprendre, pour l’enfoncer encore plus profondément dans les lieux où règne la plus profonde désolation ; mais si enfin ses pensées retournent vers le bien, alors je le mènerai vers l’étoile où il retrouvera le paradis. »

 

 

 

Hans Christian ANDERSEN.

 

Traduit du danois par David Soldi.

 

 

 

 

 

 

 

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