Le vieux pauvre

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean-Marie ANGELI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au seuil de la cathédrale de Saint-Jean de Lyon, on remarquait naguère un vieux pauvre qui, depuis vingt-cinq ans, venait régulièrement chaque jour s’asseoir à la même place. Les fidèles étaient si accoutumés à le voir, qu’il leur semblait en quelque sorte faire partie de l’ornement du portail de la sainte basilique, comme les statuettes de pierre nichées dans l’encadrement gothique. Jean-Louis était son nom. Sous ses haillons perçait un reflet de dignité qui révélait une éducation supérieure à celle qui généralement accompagne la misère. Aussi, au milieu de cette clientèle délaissée par les populations que chaque église abrite sous ses ailes maternelles, le vieux pauvre jouissait-il d’une certaine considération, fortifiée d’ailleurs par son équité dans le partage des aumônes, seule bienfaisance du pauvre envers le pauvre, et par son zèle à apaiser les querelles qui s’élevaient quelquefois entre ses compagnons de misère.

Sa vie et ses malheurs étaient un mystère pour tout le monde ; une seule chose était connue : Jean-Louis ne mettait jamais le pied dans l’église, et Jean-Louis était catholique. Au moment des cérémonies religieuses, alors que la prière s’élevait fervente vers le Ciel avec le parfum des fleurs et l’encens des jeunes lévites, que les chants pieux retentissaient sous la large voûte de la nef gothique, que la voix grave et mélodieuse de l’orgue soutenait le chœur solennel des fidèles, le vieux pauvre se sentait entraîné à confondre sa prière avec celle de l’Église. Le charme profond attaché à l’aspect sombre et recueilli de la vieille cathédrale, le reflet fantastique du soleil à travers les vitraux coloriés, l’ombre des piliers, posés depuis des siècles comme un symbole de l’éternité de la Religion, l’autel élevé sur de nombreux gradins, et qui lui apparaissait dans la profondeur de la nef tout resplendissant de la lumière des cierges et de l’émail des fleurs, tout frappait le vieux pauvre d’une inexprimable admiration ; des larmes coulaient en ruisseaux dans les rides de son visage. Un grand malheur ou un profond remords semblait agiter son âme. Au temps de la primitive Église, on l’eût pris pour un criminel condamné à s’exiler de l’assemblée des fidèles, et à passer, ombre silencieuse, au milieu des vivants.

Un vieux prêtre se rendait chaque matin à Saint-Jean pour célébrer la messe. Il faisait d’abondantes aumônes, et, parmi les pauvres habitués de la vieille cathédrale, Jean-Louis était devenu pour lui l’objet d’une sorte d’affection privilégiée.

Un jour, Jean-Louis ne parut pas à sa place accoutumée. L’abbé Sorel, jaloux de lui donner son aumône, devenue pour Jean une rente quotidienne, cherche la demeure du vieux pauvre ; et quelle est sa surprise de trouver, au lieu d’un misérable réduit, un somptueux appartement, et dans un coin, au milieu de tous les objets de luxe inventés pour le riche heureux, un peu de paille où gisait le vieux mendiant !...

La présence du prêtre ranima le vieillard, qui, d’une voix pénétrée de reconnaissance, s’écria : « M. l’abbé, vous daignez donc vous souvenir d’un malheureux ! – Mon ami, répond l’abbé Sorel, un prêtre n’oublie que les heureux du monde, je venais savoir si vous avez besoin de quelque secours. – Je n’ai plus besoin de rien, reprend le vieux pauvre ; ma mort est prochaine ; ma conscience seule n’est pas tranquille ! – Votre conscience ? Auriez-vous donc une grande faute à expier ? – Un crime, un énorme crime, pour lequel toute ma vie a été une cruelle expiation ; un crime sans pardon ! – Un crime sans pardon, il n’en existe pas ! s’écrie le prêtre avec enthousiasme. Douter de la miséricorde divine serait un blasphème plus horrible que votre crime même. La Religion tend ses bras au repentir. Mon frère, mettez votre confiance en Dieu, et si vous avez beaucoup péché, il vous sera beaucoup remis, car le pécheur qui se repent a encore plus de droit à la miséricorde divine que l’homme qui n’a jamais failli...

– Eh bien ! dit le mendiant après quelques pénibles efforts, vous allez entendre une horrible histoire ; mais ce n’est pas à un prêtre que je veux la confier, c’est à un homme qui me tend une main amie dans ce moment affreux ; car, voyez-vous, je suis indigne des sacrements et des prières de l’Église. Oh ! cependant, ajouta-t-il et un rayon d’espérance erra sur son pâle visage, cependant, quand vous m’aurez entendu comme homme, si vous croyez pouvoir me bénir comme prêtre... je vous obéirai... je m’humilierai devant vous..., et vous m’aiderez à mourir.

« Je suis le fils d’un pauvre vigneron de la Bourgogne, honoré de l’affection du seigneur de notre village. Aussi, dès mon enfance, fus-je accueilli au château de M. le comte et destiné à devenir le valet de chambre de son fils. L’éducation qu’on me donna, mes progrès rapides dans l’étude et surtout la bienveillance de mes maîtres, changèrent mon état ; je fus élevé au rang de secrétaire. J’entrais dans ma vingtième année quand la Révolution éclata. Éclairée par les idées du jour, mon ambition se fatigua de ma situation précaire. De Paris la fureur des révolutionnaires déborda bientôt en province. M. le comte, redoutant d’être arrêté dans son château, congédia ses domestiques et vint avec sa famille se réfugier à Lyon. Il espérait, au milieu de cette vaste population, échapper par l’oubli à l’échafaud. Enfant de la maison, je l’avais suivi. La terreur régnait dans toute sa puissance, et personne n’avait le secret de la retraite de mes maîtres. La confiscation avait dévoré leurs biens ; mais peu leur importait : ils étaient tous réunis, tranquilles, inconnus. Animés d’une foi vive dans la Providence, ils attendaient un ciel plus clément. Vaine espérance ! La seule personne en position de révéler leur secret et de les arracher à leur asile eut la lâcheté de les dénoncer : le délateur, c’est moi !...

« Le père, la mère, deux filles, anges parés de leur beauté et de leur innocence, un jeune garçon de dix ans, furent jetés ensemble dans un cachot. Le prétexte le plus futile suffisait alors pour envoyer l’innocent à la mort ; cependant l’accusateur public avait peine à trouver un motif de poursuite contre cette noble et belle famille ; un homme se rencontra, initié aux confidences du foyer domestique ; il incrimina les circonstances les plus simples de leur vie, et inventa le crime de conspiration contre la république. Ce calomniateur, c’est moi !...

« L’arrêt fatal fut prononcé ; le jeune fils fut seul épargné. Malheureux orphelin destiné à pleurer toute sa famille et à maudire son meurtrier, s’il l’avait jamais connu !

« Résignée et se consolant par ses vertus, cette famille infortunée attendait la mort dans les prisons. Un oubli se glissa dans l’ordre des exécutions, et si un homme, impatient de s’enrichir par quelques dépouilles, ne se fût pas trouvé là, leur vie échappait à l’échafaud : on était à la veille du 9 thermidor. Mais cet homme se rendit au tribunal révolutionnaire et fit rectifier l’erreur ; son zèle fut décoré d’un certificat de civisme. Ce révélateur, c’est moi !...

« Le soir de ce jour, le tombereau fatal traîna à la mort cette noble famille. Le père, le front chargé d’une douleur profonde, cachait dans ses bras sa plus jeune fille, la mère, femme forte et chrétienne, pressait sur sa poitrine sa fille aînée, et tous, confondant leurs souvenirs, leurs larmes, leurs espérances, répétaient les prières des morts. Comme il était tard, l’exécuteur des hautes œuvres, las de son travail, avait confié à un de ses valets cette terrible exécution ; peu accoutumé à l’horrible manœuvre, le valet, en cheminant, implora l’assistance d’un passant ; un homme de bonne volonté se prêta à l’aider dans son ignoble ministère. Ce passant qui se fit bourreau, c’est moi !...

« Le prix de tant de crimes, le voilà ! Toutes ces richesses qui avaient appartenu à mes anciens maîtres, et qui me semblaient couvertes de leur sang, je me suis enfermé avec elles pendant vingt-cinq ans, pour que les cruels remords qu’à chaque instant elles ravivent dans mon âme commençassent mon expiation. Parmi les hommes j’ai voulu paraître un misérable mendiant et, couvert de haillons, souffrir l’une après l’autre toutes les humiliations de la pauvreté. La charité publique me dota d’une place à la porte de l’église où j’ai passé tant d’années ! Le souvenir de mon crime était si poignant que, désespérant de la bonté divine, jamais je n’osai implorer les consolations de la Religion ni souiller le sanctuaire de ma présence. Oh ! qu’il a été long et profond mon repentir, mais qu’il a été impuissant ! M. l’abbé, croyez-vous que je puisse espérer mon pardon de Dieu ?

– Mon fils, votre crime est épouvantable ; les circonstances en sont atroces. Les orphelins privés de leurs parents par la Révolution comprennent mieux que personne de quelles douleurs furent abreuvées vos victimes. Une vie entière passée dans les larmes n’est pas trop pour l’expiation d’un tel forfait. Cependant les trésors de la miséricorde divine sont immenses. Grâce à votre repentir, ayez confiance dans l’inépuisable bonté de Dieu. »

Le vieux pauvre, comme animé d’une vie nouvelle, se lève et, allant vers un tableau : « Voyez, mon Père, l’image de mes victimes, dit-il en arrachant le crêpe qui le couvrait. Croyez-vous qu’elles n’empêcheront pas mes prières d’aller jusqu’à Dieu ? » – À cette vue, l’abbé Sorel de Valriant laisse échapper ces mots : « Mon père ! ma mère ! »

Le souvenir de cette horrible catastrophe, la présence de l’assassin, la vue de ces objets empreints d’un charme déchirant, saisissent l’âme du prêtre, et, cédant à une défaillance involontaire, il se laisse tomber sur une chaise. La tête appuyée dans ses mains, il verse des larmes abondantes ; une blessure profonde venait encore de saigner dans son cœur !

Le vieux pauvre, atterré, n’osant lever ses regards sur le fils de ses maîtres, sur le juge terrible et irrité qui lui devait sa colère plutôt que le pardon, se roulait à ses pieds, les arrosait de pleurs, et répétait d’une voix désespérée : « Mon maître ! mon maître ! »

Le prêtre s’efforçait, sans le regarder, de comprimer sa douleur. Le mendiant s’écrie : « Oui, je suis un assassin, un monstre, un infâme ! M. l’abbé, disposez de ma vie ; que dois-je faire pour vous venger ? – Me venger ! répond le prêtre rendu à lui-même par ces paroles ; me venger, malheureux !... – N’avais-je pas raison de dire que mon crime était au-dessus du pardon ? Je savais bien que la Religion elle-même me repousserait. Le repentir n’est rien pour un criminel de mon espèce. Plus de pardon ! »

Ces dernières paroles, prononcées d’une voix déchirante, rappellent dans l’âme du prêtre sa mission et ses devoirs. La lutte contre la douleur filiale et l’exercice du pouvoir sacré cesse aussitôt. La faiblesse humaine avait réclamé un instant les larmes du fils attristé, la Religion relève l’âme forte du prêtre. Il s’empare du Christ, héritage paternel tombé aux mains de ce malheureux, et, le présentant au vieux pauvre, lui dit d’une voix forte et émue : « Chrétien, votre repentir est-il sincère ? – Oui, mon Père. – Votre crime est-il l’objet d’une horreur profonde ? – Oui, mon Père. – Dieu, immolé sur cette croix par les hommes, vous accorde votre pardon. »

Alors le prêtre, une main levée sur le pénitent, tenant dans l’autre le signe de notre Rédemption, fait descendre la clémence divine sur l’assassin de toute sa famille. La face tournée contre terre, le vieux pauvre demeurait immobile aux pieds de l’ecclésiastique. Celui-ci lui tend la main pour le relever. Il était mort !

 

 

Jean-Marie ANGELI,

La religion défendue par ses ennemis.

 

 

 

 

 

 

 

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