Une nuit de Noël

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Joëlle d’ANNAY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À toute volée les cloches sonnent et sur le village enfoui dans la neige, le clocher déverse ses flots d’harmonie joyeuse.

Le temps est clair, l’air limpide mais glacé. Une neige épaisse couvre toits et chemins d’un vaste et épais manteau d’hermine quasiment immaculé.

L’église, qui en des temps éloignés, vit devant son autel s’agenouiller, dit-on, les Chevaliers de la Table Ronde, est cette nuit pleine à craquer. C’est la nuit de Noël.

Toutes les maisons sont illuminées, les fenêtres mettent des points d’or dans les murs sombres coiffés de blanc. Il n’y a plus, pour garder les festins déjà prêts et les huis, que les chiens attentifs et le bétail somnolent.

La ferme de Jean Pierre est tout au haut de la montée à l’extrémité du village. De grandes dépendances entourent sa maison, illuminée et silencieuse comme les autres. Poilu, le chien, dûment chapitré, surveille consciencieusement les accès de chaque bâtiment, allant de l’un à l’autre, suivant automatiquement ses propres traces, tandis que Friponne, la chienne, nichée dans son « coin » au bout de l’étable sommeille et rêve avec des petits hoquets joyeux. Près d’elle têtes au râtelier ou couchées huit vaches ruminent ou dorment.

 

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*     *

 

Dans l’écurie, rien d’insolite, Poilu est satisfait, il s’arrête un instant sur le seuil et contemple, d’un air ennuyé, la couche épaisse de neige qui recouvre la cour. Avançant un peu, il tombe soudain en arrêt, médusé, grondant sourdement : Une forme humaine, haletante, gémissante vient de surgir près de l’étable.

Montrant les dents, mais sans abois excessifs, Poilu s’approche à pas lents, l’ombre bute et tombe, des sanglots la secouent, à grand peine elle parvient à se redresser. Le chien est stupéfait, seuls les petits de ses maîtres pleurent ainsi lorsqu’ils tombent. Un voleur serait plus furtif et Poilu s’y connaît, il a du bon sens et de l’expérience. Et puis dans cette ombre il a reconnu une femme, là encore il sait, ça crie beaucoup, mais ce n’est pas à craindre.

D’un bref aboi il appelle Friponne, déjà en éveil dans l’étable, elle accourt et s’arrête pile devant la femme qui, s’aidant des aspérités du mur, entre, sans la voir, titubante, une main crispée sur le ventre ; elle se traîne encore un peu et s’effondre épuisée, non loin du coin favori de la chienne.

Les deux bêtes, pressées l’une contre l’autre, la suivent pas à pas et reculent précipitamment lorsqu’elle tombe, pour se rapprocher aussitôt qu’elle est à terre.

La femme pleure, crie appelle, gémit, avec des gestes brusques elle enlève presque tous ses vêtements qu’elle rejette près d’elle en tas et que Poilu inquiet vient flairer. Elle ne voit rien et ne se rend pas compte du lieu où elle se trouve. Une atroce souffrance la domine et la convulse par rafales. Soudain un grand cri, qui fait reculer Poilu et Friponne, les yeux dilatés elle hurle, puis un grand silence se fait et devant les deux chiens tremblants, poils hérissés, un petit enfant vagissant est projeté dans le foin, conçu dans un élan d’amour et déjà abandonné de tous.

Aux cris du bébé la malheureuse se redresse et dans un dernier sursaut d’énergie, elle accomplit d’instinct, les gestes indispensables. Mais elle sent que les instants lui sont comptés, péniblement elle veut envelopper le petit dans ses vêtements, son geste reste inachevé, brusquement elle retombe, terrassée par une syncope, et elle mourra sans reprendre connaissance.

Au moment où son âme inquiète rompait le fil de son triste destin, les fidèles, dans l’église, entonnaient le « Venite, Adoremus ».

 

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L’enfant vagissait et se débattait doucement, les deux chiens, l’un près de l’autre suivaient anxieusement tous ses mouvements. Un cri plus perçant fit se précipiter Friponne, elle avait compris cette fois, cette petite chose par terre, criait comme les petits de ses maîtres. Elle le flaira de la tête aux pieds, le lécha soigneusement, puis des pattes et du nez le roula dans les vêtements rejetés par la femme. L’enfant redoublant ses pleurs, Poilu s’en mêla, l’une tirant, l’outre poussant, ils parvinrent à l’amener dans le coin bien pourvu de foin de la chienne et après qu’elle l’eut niché avec soin, elle se coucha près de lui, son museau contre la minuscule oreille, s’efforçant de le réchauffer.

Conscient d’une chaude présence, le petit s’endormit. Assis sur son séant, attentif et grave, Poilu les contempla un long moment, puis doucement il vint lui aussi se coucher près du bébé.

 

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Ainsi les trouva Jean Pierre ou retour de l’église. Sa lanterne à bout de bras il regardait sans comprendre l’étrange vision qui se présentait à lui. Les deux chiens, têtes levées, l’imploraient du regard. « Regarde, semblaient-ils dire, il ne pleure plus, il dort. »

Voilà, comment entra dans la vie, NOËL, le fils adoptif de Jean Pierre.

 

 

 

Joëlle d’ANNAY, 1963.

 

Paru dans Art et poésie, hiver 1963.

 

 

 

 

 

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