Le captif d’Ochali

 

ROMANCES MAURESQUES

 

 

 

Les romances qu’on va lire sont l’ouvrage des chrétiens Mozarabes, c’est-à-dire sujets des Arabes. Originairement composées dans la langue mauresque, elles devinrent populaires parmi les peuples des royaumes de Grenade, de Murcie, de Séville, et se répandirent ensuite chez les chrétiens libres de la Castille, qui les traduisirent en espagnol. Ces traductions se sont conservées dans la mémoire des habitants de la Sierra-Nevada et dans quelques manuscrits déposés dans les monastères de la vieille Castille. On en a imprimé aussi quelques-unes dans le Romancero general. Un séjour de quelques années en Espagne a mis le traducteur à portée de les recueillir et de les traduire en français.

Il s’est attaché à reproduire le sens de l’espagnol avec une fidélité qui semblera peut-être trop hardie à quelques-uns, mais qui sera appréciée de tous ceux qui savent combien l’élégance du langage peut apporter de différence dans l’expression des mêmes idées.

L’évènement qui a fourni le sujet de ces romances est célèbre. Il a été chanté dans d’autres romances entièrement arabes, et qui se trouvent citées dans l’Histoire des Maures de Grenade, de Perez de Hita ; mais ces romances contiennent un récit entièrement différent de celui qu’on va lire.

 

 

LE MESSAGE.

 

Albayaldos, indigné et fier, relève la manche de son bras courageux, jette avec violence son rouge turban et met la main sur la poignée de son cimeterre.

Adieu, plumes brillantes, adieu, nobles devises ; adieu, portrait de Zaïda, armes, bouclier, cuirasse, tout ce qui porte les couleurs de l’infidèle !

Il maudit tout ! il met tout en pièces ! il foule tout aux pieds, il traîne tout dans la poussière ; le sol est couvert de débris, de franges et de rubans, et dans les airs volent en morceaux les cannes et les lances.

Tantôt il se promène les bras croisés sur la poitrine, et la pointe de son cimeterre traîne en retentissant sur les pavés de marbre ; tantôt il s’arrête et frappe du pied la terre, comme s’il voulait briser le monde.

Il nomme Zaïda infidèle, il vomit mille blasphèmes contre le grand-maître Ponce de Léon ; soudain il demande sa plume, et voici la lettre qu’il écrit à ce dernier :

« Si, comme vous soutenez la vue d’une robe de soie de Damas, vous soutenez de même la vue d’une cotte de maille jaserine ; si vous descendez avec autant de fermeté sur les champs de bataille que vous volez avec grâce à nos danses de la Zambra ;

« Si vous vous plaisez aux combats véritables comme à ceux qui ne sont que des jeux, et si vous avez autant de courage avec les hommes que vous avez de présomption avec les femmes ;

« C’est ce que je veux voir demain, à la dixième heure du jour, sur la route d’Arbolété, à la fontaine du Pin ; et rendez-moi grâce, grand-maître de Calatrava, de ce que je vous laisse vivre jusqu’à demain. »

Il ferme sa lettre, et il ordonne de lui seller son cheval de bataille, et de lui préparer un bouclier de Fez et l’épée qu’il a enlevée à l’Alcade de Loz Velez.

 

 

L’INJURE ET LA TRAHISON.

 

« Ils mentent, les Zégris qui ont acheté des captifs au pirate Ochali et qui en ont présenté les têtes à leurs maîtresses, comme s’ils les avaient enlevées à des chevaliers de Calatrava. »

Ainsi parle à Ismaël Zégri le grand-maître Ponce de Léon, en faisant cabrer son cheval dans la poussière.

« Ils mentent, les Zégris qui ont prétendu que le roi les a autorisés à aller chercher des captifs ailleurs que sur les champs de bataille ; témoin, noble grand-maître, le jour où nous nous jurâmes amitié, après que j’eus brisé ma lance au milieu de la croix rouge qui te couvre la poitrine. »

Ainsi parle à Ponce de Léon, l’Abencerrage Albayaldos, en présence de Muley Ismaël, devant qui on insulte sa tribu, qui porte un glaive à sa ceinture et qui se retire en baissant la tête.

Ce n’est pas un lâche que Muley Ismaël, mais c’est un homme qui, par cela même que les voies de l’honneur lui sont familières, croit qu’il a le droit de les dédaigner, et qui dit que dans une vengeance il ne s’agit pas de savoir si elle est noble, mais si elle est sûre.

Une lettre est apportée à Ponce de Léon, et lui annonce que des esclaves ont vu la nuit Albayaldos descendre du balcon de sa maîtresse : une lettre est apportée à Albayaldos et lui assure que les lavandières du Xenil ont vu sa maîtresse errer dans les bocages avec Ponce de Léon.

Les deux guerriers se rencontrent sur la place du Zacatin et se mesurent des regards : Muley Ismaël s’approche et leur parle tour à tour pour les réconcilier, et les deux guerriers se séparent après s’être donné rendez-vous, pour le jour suivant, à la fontaine du Pin.

« D’où vient, disent les pirates d’Ochali qui descendent le Xenil pour regagner leur vaisseau, d’où vient que nous apercevons des feux sur les montagnes ? »

« – D’où vient, disent les sentinelles placées à la portée du trait l’une de l’autre dans le camp des chrétiens, d’où vient que nous en tendons la corne sauvage retentir sur nos têtes dans les forêts. »

Une lettre a été envoyée aux bandits chrétiens qui se sont retirés dans les rochers du Bermejko ; une lettre a été envoyée aux bandits maures qui habitent les forêts de la Sierra-Nevada.

Aux chrétiens il a été annoncé qu’un riche chevalier maure doit passer à la dixième heure du jour sur la route d’Arbolété pour se rendre à la fontaine du Pin : aux Maures il a été annoncé que sur la même route et par un côté opposé doit arriver un riche chevalier chrétien.

Et les chrétiens préparent leurs arcs et leurs massues, en dansant autour d’un feu ; et les Maures s’appellent mutuellement de caverne en caverne au son de la trompe.

Cependant Muley Ismaël peigne sa barbe, se revêt de ses riches habits, et, suivi de ses amis et de ses parents, va demander au vieux Aben-Hamet la main de Zaïda, maîtresse d’Albayaldos.

Et à cause de cette demande, il y eut, le soir même, grande Zambra au palais ; le petit roi Boabdilin y dansa avec la reine Alfaïma ; on y vit Albayaldos et Ponce de Léon, ainsi que la belle Fatime de Sagra et Celindajka de Xérès de la frontière.

 

 

LE DUEL.

 

À la première pointe du jour, l’impatient Ponce de Léon frappe de sa lance le balcon de l’Abencerrage ; et les voilà tous deux sortis de la porte d’Elvire, marchant le long du Xenil, les lances levées, les chevaux l’un contre l’autre.

Derrière eux un orage retentit dans les Alpuxarres ; à leurs côtés des feux brillent dans les forêts ; sous leurs pas et devant eux, tout est noir ; seulement un ciel pâle et sans clarté roule rapidement sur leurs têtes.

« Chevalier, dit le chrétien à l’Abencerrage, ne vois-tu rien ? – Je ne vois, répond l’indifférent Albayaldos, que le mont Bermejko qui est couché devant nous comme un géant à demi soulevé sur son bras. »

L’orage, qui luttait depuis longtemps contre les parois des montagnes, se fait jour par les flancs de la vallée du Xenil ; les nuages entrent dans la plaine, et le vent se courbe sur la campagne avec un vaste sifflement.

« Chevalier, dit le chrétien à Albayaldos, n’entends-tu rien ? – Je n’entends, répond l’Abencerrage, que le pas de nos chevaux, le sapin de la fontaine qui crie dans ses branches, et les paroles d’un homme effrayé. »

La tempête redouble avec violence. Le fleuve combat dans son lit, les pins roulent déracinés, les troupeaux s’enfuient chassés par les vents ; ce n’est plus un bruit, c’est un horrible silence qui roule sur la plaine avec des tourbillons de poussière.

« Mets pied à terre, dit Albayaldos. – Tire ton épée, dit Ponce de Léon. » Les voilà tous deux plus forts que des lions ; ils croisent leurs épées, et les voilà tous deux plus faibles que des enfants, tombés sur la terre, et mortellement blessés.

« Chevalier, dit à Albayaldos l’infortuné jeune homme grand-maître de Calatrava, sais-tu que la croix de ma cuirasse avait émoussé les meilleures lances de l’islamisme, et qu’elle a été ouverte au premier coup de ton épée ? – Que m’importe, répond l’Abencerrage.

« – Chevalier, entends-tu le bruit de la tempête, ne te semble-t-il pas être au dernier jour du monde, et que la nature entière s’enfuit devant le Tout-Puissant qui descend à grands pas des cieux par la route des nuages ? – Dormons, répond l’Abencerrage.

« – Chevalier, j’ai été infidèle à mon ordre en aimant une jeune femme, et j’en suis justement puni ; mais veux-tu que je te fasse chrétien, afin que tu reçoives ma confession et que je reçoive la tienne, et que nous ne soyons pas éternellement damnés ? – Que m’importe, répond l’Abencerrage.

« – Chevalier, dit le chrétien en se levant sur ses genoux, je vois dans les nuées saint Jacques mon seigneur, portant l’étendard à la croix rouge ; j’entends les cris de Calatrava marchant aux infidèles : Saint Jacques ! saint Jacques sur eux ! Nous sommes perdus, éternellement perdus ! – Dormons, répond l’Abencerrage. »

Alors le chrétien dit à l’Abencerrage : « Sais-tu que nous avons été trompés par le Zégri, et qu’infidèle à mon Dieu, je ne l’ai pas été à mon amie. » L’Abencerrage se releva et porta la main à son poignard, comme pour y rechercher sa force première, puis il retomba sur la terre, en poussant un profond gémissement. La première pensée fut pour la vengeance, la seconde est pour l’amitié. « Pardon ! pardon ! » s’écria-t-il, en se roulant sur le corps de l’infortuné Ponce de Léon. – Fais-toi chrétien, répond l’infortuné, rends-moi une vie pour celle que tu m’as ôtée. » Alors il lui passe autour du cou son écharpe à la croix rouge, lui arrache son turban ; puis, animé d’une force surnaturelle, il le soulève dans ses bras, et le traîne sur le bord de la fontaine. Soudain un coup de tonnerre tombe du ciel sur le sapin ; le sapin tombe dans le bassin de la fontaine. L’eau de la fontaine rejaillit sur le front et le visage du néophyte. « Je meurs, s’écrie Albayaldos. – Tu es chrétien ! » s’écrie Ponce de Léon, dont l’âme s’envole vers les ciel avec ces paroles.

 

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Cependant Albayaldos n’était pas mort. Les pasteurs chrétiens des monts Bermejkos ou des montagnes rouges, étant descendus à la dixième heure du jour, le trouvèrent respirant encore auprès du cadavre de Ponce de Léon ; ils dépouillèrent celui-ci, et, trompés par la croix de Calatrava que portait Albayaldos, le prenant pour un chrétien, l’emportèrent dans les montagnes afin de le guérir de ses blessures et de le rendre au roi Ferdinand, pour obtenir une récompense.

Cependant le cadavre de Ponce de Léon, qui était resté auprès de la fontaine, ayant été défiguré par le soleil, les Maures des Alpuxares s’en emparèrent, et le portèrent à Grenade, où ils le vendirent aux Abencerrages comme le corps d’Albayaldos qui avait été massacré par les Espagnols. La mort d’Albayaldos fut célébrée dans toute l’Espagne. Rien ne fut comparable à la douleur de la belle Zaïda. Les Zégris eux-mêmes en parurent touchés ; et les Espagnols et les Maures s’accusant mutuellement de la mort des deux chevaliers, ce fut, selon les romances, une des principales causes de la guerre qui éclata entre les deux peuples.

Le roi Ferdinand envoya un ambassadeur au roi Boabdilin, surnommé le Petit. « Tu es bien jeune, lui dit le roi maure, pour une mission de guerre ! – Aussi je ne viens, répondit le chevalier, que pour une mission qui, si tu veux, sera une mission de paix. Le catholique Ferdinand, mon maître, demande la main de la belle ville de Grenade l’infidèle. – Ma ville est une jeune mariée, reprit le roi maure, mais elle n’a pas encore envie d’être veuve. »

Bientôt après les hostilités commencèrent, comme il le paraît par cette romance :

« Avec deux mille Maures bien montés, Reduan court les frontières, enlevant les hommes et les troupeaux ; il reconnais les tours de Jaën, passe comme une flèche entre Ubeda et Andujar, et les cloches de Baeça sonnent aux armes de toutes parts. »

Et par celle-ci :

« Aux armes, aux armes, capitaines ! que quiconque a de l’honneur sorte du lit, et vienne défendre sa femme et ses enfants ! Ainsi dans les rues de Grenade, la ville aux vingt portes, s’en vont criant quatre alcades qui tiennent des étendards et qui ont lâché la bride sur le cou de leurs chevaux. »

Alors il fallut songer à se défendre ; comme la principale faiblesse des Maures provenait de la division entre les deux plus puissantes familles, celle des Zégris et des Abencerrages, il fut proposé dans le conseil des Alfaquis de les réunir parle mariage de la belle Zaïda et du Zégri Muley-Ismaël. Les Abencerrages y consentirent, par le désir de venger Albayaldos. Ainsi, par une bizarre fatalité, c’était le soin même de venger le malheureux Abencerrage qui faisait triompher son ennemi et qui le réduisait au comble du malheur.

Cependant Albayaldos était rétabli de ses blessures ; mais les pasteurs ayant reconnu qu’il était Maure, l’avaient vendu au pirate Ochali qui l’emmenait en Alger. Et tandis qu’à l’exemple des anciens Romains qui avant d’entrer en campagne donnaient un spectacle de gladiateurs à leurs soldats, les Maures avant de marcher aux Espagnols allaient célébrer dans un carrousel les noces de Zaïda et d’Ismaël, l’infortuné Albayaldos était attaché sur les bancs d’une galère turque, soumis au sabre d’un comite et obligé d’employer ses propres forces pour éloigner sa délivrance, en fuyant les galères chrétiennes qui auraient pu le délivrer.

Cependant le ciel se lassa de l’éprouver, la galère d’Ochali fut prise, comme on le voit dans la romance dont je cite les premières strophes.

« Alarme ! alarme ! voici la galère d’Ochali qui traverse le détroit, et derrière elle viennent les quatre galères du marquis de Santa-Cruz.

« La sentinelle jette des brandons de paille dans le feu du signal. Les cloches sonnent sur la cote, et le général de la flotte ordonne à ses rameurs de se courber sur les rames, etc. »

Je vais maintenant citer la romance du retour d’Albayaldos au milieu du carrousel et des fêtes préparées pour son ennemi.

 

 

LE RETOUR.

 

Le haut Albaycin et l’Alcacava, deux heures avant le jour, sonnent l’Alborade ou le lever de l’aube. Vivaconlud leur répond avec ses dulcaynes et ses clairons, et le noble Vivataubin avec ses fifres et ses trompettes : bientôt, solennisant la fête, les Tours-Vermeilles, Généralife et l’Alhambra élèvent dans les airs leurs faîtes illuminés.

Les Gomèles et les Sarrasins, les Tarses, les Mazas et les Aliatars, les Abencerrages et les Zégris se rassemblent ; devant eux marchent Muça et Ismaël Zégri ; le premier, frère du roi, montre sur son bouclier un Atlas portant un ciel, avec cette devise : Quand il sera las, je le soutiendrai ; le second, fier de tout mépriser, a fait peindre sur le sien une mort dont les os sont dorés, et au-dessous ce mot arabe : la Gloire.

Au premier rayon du soleil, le roi s’assied sur son trône, et le tenant du tournoi, Muley Ismaël s’avance et dit : « Galants de la cour du roi Chico, quiconque sert une autre dame qu’une Abencerrage ou qu’une Zégri ne doit pas porter une banderole à sa lance : il est un vassal fait pour payer les impôts. »

Il dit, et mille murmures éclatent dans la place : « Ce sont des dames aussi, et bien des dames que les Gomèles, les Almoradis, les Tarifes, et leurs chevaliers ont des épées. » La reine dit : « Il ne sera pas chevalier, celui qui relèvera le défi. » Le roi dit : « Malheur aux Zégris, si la journée des cannes devient la journée des lances ! » Tous les yeux se portent sur la belle Zaïda, mais elle avait baissé son voile, car elle pleurait.

Les écuyers répètent le défi, et les murmures redoublent. Soudain accourent du fond de la place Muça et Reduan son camarade, criant : « Carrière ! carrière ! Voici un champion, et un champion digne du défi. » « Fermez le champ, crie-t-on de toutes parts, point de combat ! » Ismaël, superbe et orné de plumes, descend dans l’arène, au milieu des clameurs. Alors un énorme taureau paraît dans la place, et les cris, les éclats de rire et les applaudissements s’élèvent jusqu’au ciel.

Ce n’est point un taureau du Xénil et du Guadaleté, c’est un taureau élevé par les vachers du Xarama. Sa peau est semée de taches, ses yeux sont comme des charbons allumés ; il a les cornes rapprochées, les hanches maigres, le fanon énorme, la queue longue et torse ; superbe dans sa force, il marche regardant la terre, craignant d’imprimer ses pieds sur l’arène.

Pour les hommes faibles, tomber c’est tomber ; pour les hommes courageux, c’est se relever. Ismaël marche droit aµ taureau, debout devant lui, il lui présente son manteau de la main gauche, et de la main droite faisant tourner son épée autour de la tête, il le frappe droit à l’épaule, et perce d’un seul coup le cuir, la chair et les os, et tandis que le taureau se roule sur l’arène et que ses pieds qui creusaient la terre se tournent vers le ciel, il se relève fièrement et ordonne à ses écuyers de répéter le défi.

Alors parut dans la place un chevalier couvert d’armes délustrées par les eaux de la mer monté sur un cheval fatigué et portant une écharpe sanglante au bout de sa lance. Il marcha droit au bouclier du tenant, et dit : « J’ignore ce que peuvent être ceux qui servent d’autres dames que les Zégris et les Abencerrages, je dis seulement que celui qui peut servir une Abencerrage ou une Zégri n’est pas digne d’être chevalier. »

Et se tournant vers les juges du camp : « Vous avez souffert qu’on posât cette question, vous devez souffrir qu’elle soit discutée comme elle doit l’être ; comme il n’y a rien de plus important pour les hommes que l’honneur des femmes, si une question mérite les épées, je pense que c’est celle-ci. Je demande donc la lutte sanglante ; car, si je mens, je mérite la mort, et si je prouve ce que j’avance, Ismaël ne doit plus vouloir de la vie. » Le peuple applaudit, et le roi Boabdlin accorda le champ.

À ces mots, il se fit un profond silence, les cris de vengeance se turent, les glaives déjà tirés rentrèrent avec violence dans le fourreau, et les Zégris, frémissant sur leurs étriers, retinrent la bride de leurs chevaux.

Alors le chevalier prend Ismaël par la main, et le mène au milieu de la place. Puis, levant sa visière, il lui dit : Me connais-tu ? Et comme Ismaël se taisait, on vit le chevalier qui, avec une force plus qu’humaine, le saisissait par le corps et le lançait dans les airs, puis remontant à cheval, il revint sur le corps et le foula aux pieds, disant, la visière levée : Je suis Albayaldos !

Alors Zaïda descend de son balcon, et se mettant à genoux. devant le cheval d’Albayaldos. « Chevalier, je te demande la vie de cet homme. » Albayaldos fit un mouvement terrible, mais bientôt, détournant son cheval, il dit : « En effet un homme sans honneur est bien digne d’une femme infidèle. »

Alors Zaïda lui dit : « Albayaldos, il fallait te venger et sauver Grenade ; j’ai dû attendre que les Zégris fussent liés par serment aux Abencerrages ; mais, crois-moi, de tous leurs présents, je n’avais accepté que ce poignard. – Suis-moi chez le Dieu des chrétiens, reprit Albayaldos. – Je te suivrai dans les enfers, répondit-elle en se frappant mortellement. »

Alors Albayaldos la mit devant lui sur sa selle, et comme il s’avançait vers une fontaine, Ismaël, se suspendant à la bride de son cheval, s’écria : « Mort à l’apostat ! il va la faire chrétienne. »

Alors des cris terribles retentissent de toutes parts ; le roi se lève de dessus son trône ; la place disparaît dans une nuée de poussière, au milieu de laquelle on voit se mouvoir des hommes et des lances. Albayaldos s’enfuit après avoir plongé son sabre dans le cœur d’Ismaël.

Toute la cavalerie maure le suit traînant sur la plaine un nuage de sable comme une comète qui viendrait s’étendre sur la terre ; mais arrivés sur la rive profonde du Xenil, les Maures s’arrêtent en frémissant. Albayaldos avait disparu, de larges cercles s’allongeaient dans les flots, et une bannière chrétienne était plantée sur la frontière mahométane !

 

 

 

Recueilli dans Tablettes romantiques, 1823.

 

 

 

 

 

 

 

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