La femme la plus belle du monde

 

CONTE DE LA COLONIE ALBANAISE DE GRÈCE

 

 

 

Il était une fois un homme et une femme. C’étaient de très braves gens mais très pauvres. Ils n’avaient rien au monde. Ils habitaient une vieille masure dont le propriétaire leur avait permis d’y vivre par pitié pour eux ! C’était une très vieille bâtisse, et l’hiver, quand soufflait l’aquilon et qu’il pleuvait, le vent et la pluie entraient par la porte, par la fenêtre sans battants et par la cheminée écroulée. Le toit, délabré, laissait passer toute la pluie dans la maison même. L’eau coulait partout et le sol devenait une vraie mare. La femme s’aperçut un jour qu’elle était restée enceinte. Le moment vint enfin de mettre le bébé au monde. Une nuit, minuit passé, elle sentit des douleurs. Et plus le temps passait, plus les douleurs la harcelaient avec force. Elle réveilla donc son mari et lui dit :

– Qu’est-ce qu’il te prend de rester comme ça, mon pauvre bougre ! Lève-toi vite, prends la lanterne et cours avertir la sage-femme !

Le mari se leva aussitôt, il s’habilla en hâte, prit la lanterne et courut avertir la sage-femme. Mais le temps d’aller et de revenir avec la sage-femme, l’épouse avait mis au monde un garçon.

Maintenant laissons la sage-femme langer le bébé et soigner la mère et parlons d’un capitaine de bateau venu dans ces parages avec son navire. À cause de la tempête qui s’était déchaînée, le navire avait perdu la route et, ne sachant où aller par le mauvais temps, il voguait à la dérive.

Pendant que le mari allait appeler la sage-femme, le navire était sur le point de sombrer, car les hommes qui étaient là, à cause de l’obscurité, ne voyaient pas où ils se trouvaient ni où ils allaient. Encore un petit moment et ils seraient écrasés avec le bateau contre les rochers de la côte. Ils ne savaient donc pas ce qu’ils devaient faire, mais saint Nicolas opéra le miracle en faisant sortir devant les marins l’homme à la lanterne. Les marins le virent bien et constatèrent qu’ils étaient tout près de la côte et tournèrent cap vers la haute mer. Ils jetèrent l’ancre et sortirent sains et saufs avec le navire.

Le matin, quand Dieu permit au jour de se lever, le capitaine du navire, qui était un fils de roi, un prince, de Constantinople, prit une barque et deux marins et descendit sur la terre ferme demandant aux gens quel était ce pays, et qui était cet homme qui était sorti la nuit avec la lanterne à la main.

Près du petit port, il y avait une petite boutique. Le capitaine entra dans la boutique et demanda aux gens qui s’y trouvaient s’ils connaissaient l’homme qui était sorti la nuit avec une lanterne à la main. Il demanda à l’un, il demanda à l’autre, mais personne ne savait lui dire quelque chose. Alors, il leur dit :

– Qui est le crieur public du pays ? Dites-lui de venir ici et de crier la demande.

Quelques instants après, le crieur public arriva, et le capitaine du navire lui dit de crier la demande suivante :

– L’homme qui, la nuit, après minuit, était sorti dehors avec une lanterne à la main est prié de descendre au port, car il est appelé par un capitaine de navire étranger et ce sera pour son bien.

L’homme qu’on cherchait descendit au port, alla trouver le capitaine et lui dit :

– C’était moi ! J’étais sorti pour dire à la sage-femme de venir chez moi assister ma femme qui était en train de mettre au monde un enfant.

– Qu’est-ce qu’elle a mis au monde ?

– Un mâle, un garçon, dit le pauvre.

Alors, le capitaine lui dit :

– Allons chez toi, je voudrais voir l’enfant que ta femme a mis au monde.

Ils partirent donc, et se rendirent à la maison du pauvre. Mais à la vue de l’eau qui avait coulé pendant toute la nuit, la maison était devenue une véritable mare. L’accouchée avec son enfant s’était retirée dans un coin, étendue sur une paillasse et couverte d’une courtepointe. Elle tremblait de froid parce qu’il n’y avait point de feu ! Mais avaient-ils au moins de quoi manger ? Ils n’avaient rien du tout. Il leur manquait tout ! Ils étaient vraiment dans un état lamentable ! Une fois entré dans la pièce, le capitaine dit à l’accouchée : « Qu’il grandisse heureux et porte le bonheur dans votre foyer », et alla découvrir l’enfant ; il le regarda et dit :

– Je veux être son parrain au baptême.

Quand ils sortirent de la pièce, il dit au père de l’enfant :

– Est-ce qu’il y a ici, dans votre village, des maçons ?

Quand les maçons arrivèrent, il leur donna de l’argent et leur dit :

– Vous allez construire une maison, le plus vite possible, une maison à deux chambres avec tout ce qu’il faut.

Une fois la maison terminée, le capitaine revint, chargé de beaucoup de bonnes choses, présida au baptême de l’enfant en qualité de parrain, et fit les préparatifs pour partir avec son bateau.

Avant de quitter le village, il alla voir encore une fois son filleul. Il donna au père de l’enfant une bourse pleine de monnaies d’or et un petit coffre, et lui dit :

– Cet or, tu vas le dépenser pour vivre comme il faut et pour envoyer ton fils à l’école. Tu vas en faire un homme instruit. Et quand il aura dix-huit ans, tu lui donneras ce coffre pour qu’il l’ouvre lui-même et s’habille des vêtements qui sont dedans. Il va venir me trouver à Constantinople. Mais, avant son départ, tu ne dois pas oublier de lui dire qu’il ne fasse pas de voyage en compagnie d’un homme chauve.

Puis, il salua les parents, embrassa le filleul, se leva, s’embarqua sur le navire et prit le large.

Les années s’écoulaient l’une après l’autre et le garçon grandissait. Quand il commença à comprendre, il vit le coffre et demanda à sa mère :

– Ma petite mère, qu’est-ce qu’il y a dans ce coffre ?

Et la mère lui dit :

– Mon petit, ce coffre est à toi ; ton parrain l’a laissé pour toi ; et quand tu auras grandi et que tu auras dix-huit ans, l’habit qui est dedans t’ira bien. Tu le mettras, et tu iras trouver ton parrain à Constantinople.

Le garçon, à peine eut-il quinze ans, dit à sa mère :

– Ma petite mère, à présent je suis devenu grand et il est grand temps que tu me donnes le coffre pour m’habiller et aller voir mon parrain.

La mère, voyant l’insistance de son fils, lui donna le coffre. Le garçon l’ouvrit, en tira les vêtements et s’en habilla vite. Les vêtements lui allaient très bien, comme s’il eût l’âge de dix-huit ans.

La mère, le voyant ainsi habillé, lui dit :

– Mon cher fils, il est vrai que les vêtements te vont bien, mais tu n’as pas encore dix-huit ans pour entreprendre le voyage comme l’a recommandé ton parrain.

– Ma chère mère, j’ai ou je n’ai pas dix-huit ans, cela ne fait rien. Moi, je vais partir pour Constantinople trouver mon parrain. Je ne peux plus attendre.

Alors la mère lui dit :

– Va vas-y mon petit ! Que Jésus et Sainte Vierge te bénissent, mais fais attention, quand tu verras l’homme chauve devant toi, tu dois retourner sur tes pas et ne pas continuer le voyage, car c’est ainsi que le parrain nous a ordonné.

Finalement, le jeune homme quitta son foyer et se rendit au Pirée pour trouver quelque navire pour s’y embarquer et gagner Constantinople et aller chez son parrain. Quand il était sur le point de monter sur le navire, il vit un homme chauve en train de s’embarquer, lui aussi, dans le même navire.

– Où vas-tu comme ça, mon petit, demanda le chauve au garçon.

– À Constantinople, répondit le jeune homme.

– Moi aussi je vais à Constantinople, nous allons donc faire le voyage ensemble, dit le chauve.

Le jeune homme, en pensant au voyage et à sa mère, se souvint de la recommandation de son parrain qui lui était transmise par sa mère et se leva pour sortir.

– Où vas-tu comme ça ? lui demanda le chauve.

– J’ai oublié quelque chose, répondit le garçon, je vais sortir quelques instants et je reviendrai vite.

Le jeune homme sortit, alla droit chez sa mère et lui dit :

– Ma chère mère, j’ai rencontré un homme chauve et je suis rentré.

Quelques jours après, le garçon alla de nouveau au Pirée en vue de partir pour Constantinople, mais de nouveau il trouva le chauve qui l’attendait au même endroit. Et de nouveau le chauve demanda au garçon :

– Où vas-tu comme ça, mon petit ?

– Je vais à Constantinople, répondit le jeune homme.

– Moi aussi je vais à Constantinople, dit le chauve.

Mais le jeune homme, s’en tenant bien à la recommandation de son parrain, fit un petit détour en cachette, descendit de nouveau du bateau et s’en alla droit trouver sa mère.

– Tu as de nouveau rencontré cette charogne ? demanda la mère.

– De nouveau, ma mère, et je ne suis pas parti.

Quelques jours passèrent et de nouveau le jeune homme se signa et partit. Et en embrassant sa mère, il lui dit :

– Ma chère mère, la troisième fois c’est le tour de la vérité ; maintenant je vais partir ; je rencontre ou je ne rencontre pas le chauve, je vais m’embarquer sur le bateau.

Mais la troisième fois aussi le jeune homme trouva le chauve au même endroit. Et le chauve demanda au jeune homme :

– Où vas-tu comme ça, mon petit ?

– À Constantinople, répondit le jeune homme.

– Nous allons partir ensemble, car moi aussi je vais à Constantinople.

– Allons ensemble, dit le jeune homme et il monta sur le navire et alla trouver un coin, séparé du chauve.

Mais quelques instants après, le chauve chercha à droite et à gauche, et à la fin trouva le jeune homme.

– Où es-tu, mon cher petit ? Je croyais t’avoir perdu ! Il y a belle lurette que je te cherche pour te faire compagnie !

– Voilà, comme tu vois, je me trouve ici, répondit le jeune homme en peu embêté.

Assis l’un à côté de l’autre, ils se mirent à bavarder et, de fil en aiguille, le chauve réussit à tirer au garçon les vers du nez. Le jeune homme raconta au chauve toute son histoire, qui il était, où il allait, pourquoi allait-il et d’autres choses encore.

Le chauve, dès qu’il eut appris tout ce qu’il lui fallait, pensa jouer un mauvais tour au jeune homme et ne le quitta plus.

Quand le bateau arriva à Constantinople, le jeune homme descendit et commença à s’informer du parrain. En demandant à droite et à gauche, il apprit que le parrain habitait un palais d’été, en dehors de la ville. Il partit donc pour le lieu où le parrain passait ses vacances d’été.

À peine était-il sorti de la ville que le chauve vint le rejoindre et lui dit que lui aussi devait faire le même chemin.

Chemin faisant, le jeune homme eut soif, car il faisait très chaud. Non loin de là, ils trouvèrent un puits au bord de la route. Le puits n’était pas très profond, mais ils n’avaient pas de quoi puiser de l’eau. Alors le chauve dit au jeune garçon :

– Aide-moi à descendre le premier boire de l’eau ; après je vais t’aider de mon côté pour que tu puisse descendre et boire de l’eau.

– Bon, dit le garçon, viens que je t’aide.

Le jeune homme le prit par la main, l’aida à descendre et à boire de l’eau, puis il le remonta vers le haut.

Après, ce fut le tour du jeune homme. Le chauve le prit par la main et l’aida à descendre. Quand le jeune homme eut étanché sa soif, le chauve ne voulut pas l’aider à sortir. Il prit une grande dalle et lui dit :

« Tu diras ce que je vais t’ordonner, sinon je vais te jeter cette grosse dalle sur la tête et te tuer sans tarder. »

Le garçon, se voyant en danger de mort, lui dit :

– Eh bien, dis-moi ce que je dois dire et laisse-moi sortir d’ici.

Alors le chauve lui dit :

– Quand nous serons chez ton parrain, tu lui diras que moi, je suis son filleul et que toi, tu es le chauve.

– Ça va, dit le garçon, je dirai ce que tu voudras, mais aide-moi à sortir d’ici.

– Pas encore, lui dit le chauve. Tu jureras.

– Qu’est-ce que je dois jurer ? demanda le garçon.

– Tu vas t’engager par serment d’être plutôt prêt à mourir qu’à découvrir la vérité. C’est seulement après avoir ressuscité que tu diras que moi je suis le chauve et que toi, tu es le filleul.

– D’accord ! dit le garçon et il jura selon les vœux du chauve, puis, aidé par celui-ci, il sortit hors du puits.

Une fois le garçon hors du puits, le chauve lui dit :

– Maintenant, ôte tes vêtements pour que le parrain voie que je suis son filleul.

Le jeune garçon ôta ses vêtements, que le chauve endossa sur-le-champ. Puis, ils se mirent en route pour aller au palais.

Le fils du roi reçut très bien les deux hôtes, leur souhaita la bienvenue et la première chose qu’il fit ce fut de demander :

– Qui de vous deux est mon filleul ?

Et le chauve de répondre sur-le-champ :

– C’est moi !

Alors le prince le fit venir près de lui, l’embrassa affectueusement et le retint dans le palais.

Les jours passaient sans encombre, mais toutes les fois que le chauve pensait que le garçon était vivant et se trouvait toujours près de là, il ne pouvait pas vivre en paix et pensait sans cesse aux moyens qu’il devait employer pour s’en débarrasser.

Quelque part, loin derrière le palais, au pied de la montagne, il y avait une fontaine. De cette fontaine sortait une hydre qui ne laissait pas les gens puiser de l’eau, sauf si on lui donnait un homme à manger.

Chaque famille, à tour de rôle, devait donner un des siens à l’hydre ; cette fois-ci, c’était le tour du roi d’offrir un des siens.

Quand le chauve apprit que c’était le tour du roi, il se réjouit beaucoup, car il pensa se débarrasser du garçon. Il fit venir le garçon et lui dit :

– Tu vas prendre le barillet et tu iras puiser de l’eau à la fontaine qui se trouve au pied de la montagne, et tu vas me l’apporter ici immédiatement.

Le jeune homme avait entendu parler de cette hydre qui sortait de la fontaine et dévorait les gens, mais que pouvait-il faire ? Il prit le barillet, le mit sur son épaule et se mit en route en pleurant. Chemin faisant, il vit s’approcher de lui une vieille femme qui lui demanda :

– Où vas-tu comme ça en pleurant, mon petit ?

– Je vais à la fontaine puiser de l’eau pour le filleul du prince, lui répondit-il, et il continua sa marche.

– Arrête-toi un peu, mon petit, lui dit la vieille femme, et elle fit sortir une ceinture, la lui donna et lui dit : – Prends cette ceinture et va à la fontaine et, quand l’hydre sortira, tu te mettras derrière elle et tu la frapperas trois fois de suite avec cette ceinture. Elle te dira : « Frappe-moi encore une fois » ; tu ne la frapperas plus mais tu lui diras : « Vieille hydre ! Je suis né une fois, je suis baptisé une fois, je mourrai une fois ! »

Le jeune homme prit donc la ceinture et le barillet et, quelque temps après, il se trouva près de la fontaine. Quelques instants après, un grand bruit se fit entendre qui sortait de la fontaine, et l’hydre ne tarda pas à apparaître devant le jeune homme.

« Haaaa ! » cria-t-elle, et elle se mit à s’approcher du garçon. Mais celui-ci, faisant une ruse, se plaça derrière elle et la frappa trois fois de suite comme le lui avait dit la vieille.

– Frappe-moi encore une fois, mon petit, lui dit l’hydre d’une voix doucerette pour tromper le garçon.

– Je ne peux pas, ô vieille hydre, te frapper encore une fois, car une fois je suis né, une fois je suis baptisé, une fois je mourrai ! lui dit le jeune homme.

L’hydre rugit faiblement, tomba par terre de toute sa longueur et creva. Puis le jeune homme remplit le barillet, le mit sur son épaule et alla au palais et le porta au chauve.

Celui-ci, voyant le garçon sain et sauf, devint complètement sombre, voyant qu’il n’avait pas pu réaliser son but, mais après il ne lui dit rien de peur de se trahir. Quelque temps après, le chauve apprit que dans une ville qui était loin, là où le soleil naissait à l’aube, il y avait un éléphant à la peau parsemée de diamants et aux dents d’ivoire, mais quiconque s’en approchait était brûlé par le feu que la bête exhalait de sa gueule.

Le chauve réfléchit là-dessus et se dit : « Voilà ! Je vais l’envoyer là-bas, il y va laisser sa peau, il disparaîtra ! » Il appela donc le jeune homme et lui dit :

– J’ai appris que dans une ville, loin d’ici, il y a un éléphant ; je veux que tu ailles le tuer et que tu m’apportes ici sa peau et ses dents.

Le jeune homme ne dit rien ; il sortit du palais et se mit à pleurer à chaudes larmes. Pendant qu’il pleurait ainsi, la vieille apparut devant lui et lui dit :

– Qu’as-tu à pleurer comme ça, mon petit ?

– Que veux-tu que j’aie, ma petite mère ? Le filleul du prince m’a dit ceci et cela, et il lui raconta toute l’histoire.

– Ne pleure pas, mon fils, je suis là pour te venir en aide ! lui dit la vieille femme. Vas dire au filleul de te donner une paire de souliers de fer, un casque de fer et quarante couteaux d’acier. Quand il te les donnera, tu t’habilleras, tu mettras les couteaux dans un sac et tu iras rencontrer la bête. Quand tu t’approcheras d’elle, le feu déferlera partout, les flammes s’élèveront bien haut et au milieu de tout ce feu se trouvera la bête. Tu ne devras rien craindre, et tu t’approcheras sans sourciller, et tu frapperas la bête trois fois de suite avec cette ceinture. Elle te dira : « Frappe-moi encore une fois ! » Mais tu ne la frapperas plus, tu lui diras seulement : « Je suis né une fois, je suis baptisé une fois, je mourrai une fois ! » Et elle tombera morte par terre. Alors, sans tarder, tu te mettras à l’écorcher vite, vite, avec le couteau que tu auras sur toi. Quand le tranchant de ce couteau sera émoussé, tu prendras l’autre couteau et tu devras l’avoir écorché avant que tes souliers et ton casque aient commencé à se chauffer.

C’est tout ce que la vieille lui dit et elle disparut.

Le jeune homme se leva sur-le-champ, alla au palais et dit au chauve :

– J’irai là où tu m’as ordonné, mais je veux que tu me donnes une paire de souliers de fer, un casque de fer et quarante couteaux d’acier.

Le chauve, très réjoui, commanda immédiatement tout ce que le garçon avait demandé. Le jeune homme chaussa les souliers, coiffa le casque, prit le sac de couteaux et partit pour le pays où se trouvait la bête.

Dès qu’il vit le garçon s’approcher, l’éléphant alluma vite le feu dans toutes les directions, et s’attendait à voir le garçon brûler comme les autres qui étaient allés avant lui dans le même but. Mais le garçon exécuta les recommandations de la vieille femme et sortit vainqueur. Il écorcha donc l’éléphant, il prit sa peau et ses dents avec lui et les porta au chauve. Tout le monde au palais en fut émerveillé ; seul le chauve ne se réjouit point et il se mit à ruminer d’obscures pensées en vue de trouver d’autres moyens pour se défaire du garçon qui accomplissait de tels exploits.

Le temps passait, mais le chauve ne trouvait pas de paix. Il réfléchissait jour et nuit pour trouver le moyen de se débarrasser du jeune homme. Il l’invita un jour et lui dit :

– Toi qui as été capable d’opérer tant de miracles, tu seras capable aussi d’aller m’apporter la Femme la plus belle du monde.

Le jeune homme n’ouvrit pas la bouche, il sortit du palais, s’assit sur une borne et se mit à pleurer. « Cette fois-ci, se dit-il, il n’y a pas d’issue. Je vais disparaître. C’est la fin ! »

Pendant qu’il pleurait ainsi, se présenta devant lui la vieille femme et lui dit :

– Qu’est-ce qui te prend de pleurer encore ?

– Que veux-tu que j’aie, ô brave vieille ? Le filleul du fils du roi m’a commandé d’aller lui apporter la Femme la plus belle du monde, mais je ne sais pas même le pays où elle habite, ni comment me débrouiller pour la prendre et l’apporter ici.

Cesse de pleurer, mon petit, je suis là pour t’aider et te dire comment t’y prendre. Va dire au chauve de te donner trois charges de viande, trois charges de blé, trois charges de miel et dix chevaux, neuf pour les charges et un pour toi-même. Ensuite, tu prendras ce chemin qui est devant toi et tu marcheras jusqu’au bout. Quand tu arriveras à une bifurcation, tu prendras le chemin à ta droite. Tu marcheras et tu marcheras sans cesse, mais toujours à droite. Au bout du chemin, tu trouveras encore une bifurcation et, à l’entrée des deux routes, tu trouveras une plaque de marbre avec les inscriptions suivantes : « Par ici, on va et on retourne » ; sur l’autre face : « Par ici, on va et on ne retourne plus ». Tu prendras le chemin où il est écrit : « Par ici on va et on ne retourne plus ». Et tu marcheras et tu marcheras jusqu’à ce que tes jambes n’en puissent plus. Arrivé à un certain endroit, une volée d’aigles viendra à ta rencontre. Les oiseaux rapaces fonceront sur toi. Alors, tu vas couper la viande en morceaux et la donneras à manger aux aigles, et les aigles te laisseront passer et continuer ton voyage. Alors, tu marcheras, tu marcheras et tu marcheras encore aussi longtemps que la première fois, et tu rencontreras une grande fourmilière de fourmis ailées qui te barreront le chemin. Alors, tu leur donneras à manger le blé, et elles te laisseront continuer ton chemin. De là, tu te mettras en route et tu marcheras, tu marcheras et tu marcheras aussi longtemps que la fois précédente. Au bout de ce chemin, tu verras venir à ta rencontre un très grand essaim d’abeilles qui t’attaqueront pour te manger. Alors, tu ouvriras les outres et tu laisseras couler le miel, et les abeilles le mangeront et elles te laisseront suivre ton chemin.

Voilà ce que la vieille femme lui recommanda de faire, puis elle disparut. Le jeune homme se leva et se rendit auprès du chauve et lui dit de lui préparer le matériel et les chevaux selon les recommandations de la vieille. Quand il eut terminé tous les préparatifs, il prit les chevaux et partit. Il marcha, il marcha et il marcha jusqu’à ce qu’il eût rencontré les aigles qui lui barrèrent la route, car ils avaient faim et voulaient manger quelque chose.

Il prit donc la viande, la coupa en morceaux, et la donna à manger aux aigles jusqu’à ce qu’ils fussent rassasiés. Alors, le roi des aigles lui dit :

– Pour le bien que tu nous as fait, prends cette plume et quand tu auras besoin de nous tu n’as qu’à l’allumer et nous viendrons à l’instant à ton aide là où tu te trouveras.

Ainsi, le jeune homme prit la plume et continua sa marche comme le lui avait dit la vieille. Il marcha, il marcha et il marcha aussi longtemps que la première fois et devant lui surgirent les fourmis ailées qui se ruèrent pour le manger.

Alors, le jeune homme prit les sacs de blé et les vida par terre. Les fourmis tombèrent dessus et après avoir mangé et être rassasiées, elles lui dirent :

– Pour le bien que tu nous as fait, quel bien devons-nous te faire ?

Le jeune homme leur dit :

– Me laisser aller m’occuper de mes affaires.

– Que tu sois béni ! lui dit la reine des fourmis. Prends cette aile et quand tu auras besoin de nous, allume-la et nous serons près de toi sur-le-champ.

Le jeune homme prit l’aile et se mit de nouveau en route. Il marcha, il marcha et il marcha aussi longtemps que la fois précédente. Chemin faisant, un gros essaim d’abeilles lui barra la route et fonça sur lui pour le manger.

Alors, le jeune homme prit les outres, les délia et fit couler le miel par terre. Les abeilles tombèrent sur le miel et en mangèrent jusqu’à ce qu’elles fussent rassasiées et fort contentes. Puis la reine des abeilles lui dit :

– Pour le bien que tu nous as fait, quel bien devons-nous te faire ?

– Me laisser aller m’occuper de mes affaires.

Alors, la reine des abeilles tira une aile, la donna au jeune homme et lui dit :

– Prends cette petite aile et quand tu auras besoin de nous, tu la brûleras et nous serons sur-le-champ près de toi pour t’aider.

Le jeune homme prit l’aile et partit. Il marcha, il marcha et il marcha devant lui tant qu’il put. À un certain moment, il vit au bord de la route un palais. Ce palais était la demeure des trois dragons. C’étaient les trois frères de la Femme la plus belle du monde.

Le jeune garçon, un peu craintif, s’approcha du palais et frappa à la porte. Quelques instants après, la porte s’ouvrit et il en sortit une vieille femme. C’était la mère des dragons. Elle lui demanda :

– Qu’est-ce que tu viens chercher ici, mon fils ?

La manière de parler de la vieille encouragea le jeune homme. Il franchit le seuil, la porte et dit :

– Petite mère, on m’a dit que dans ces parages se trouve la Femme la plus belle du monde. Je suis venu la prendre selon la volonté de mon Destin.

– Ah ! mon petit, tu demandes une trop grande chose ! lui dit la vieille. Beaucoup de jeunes gens ont demandé la main de ma fille, mais tous ont péri ! Si la chance te sourit, je te souhaiterai de tout mon cœur une vie longue et heureuse ! Nous allons faire trois paris, et si tu y réussis, tu gagneras ; autrement, tu vas disparaître comme tous les autres !

– D’accord, dit le garçon, dis-moi, quels sont les paris que nous allons engager ?

– Voici le premier : tu vois cette maison là-bas ? Elle est pleine d’orge, de pierres et de blé mêlés ensemble. En une seule nuit, tu vas les séparer et tu en feras trois grands tas : l’un d’orge, l’autre de pierres et le troisième de blé. Si tu parviens à les séparer avant l’aube, tu gagnes le premier pari. Ensuite, on va voir.

C’est tout ce que lui dit la vieille et elle partit aussitôt. Le jeune homme, voyant toute cette quantité d’orge, de pierres et de blé pêle-mêle, eut peur et se dit : « Ah ! je vais perdre le pari ! Comment pourrais-je séparer tout ça en une seule nuit ? »

Pendant qu’il pensait ainsi, sans espoir, il se souvint des fourmis. Tout à coup, il tira de son gousset la petite aile et l’alluma, et sur-le-champ les fourmis se présentèrent et lui demandèrent :

– Maître, que veux-tu ? Nous sommes là pour t’aider ; à tes ordres !

Alors le garçon leur dit :

– La mère de la Belle de la Terre m’a dit ceci et cela et maintenant je ne sais quoi faire.

– C’est tout ce qui t’inquiète ? lui dit la reine des fourmis. Ne t’en fais pas, vas te coucher, car nous allons tout arranger selon ton désir.

À l’aube, la mère de la Belle se rendit sur les lieux pour voir où en était le jeune homme. Mais, ô merveille ! Elle vit les trois tas tous prêts et le garçon en train de dormir. Elle en fut très étonnée, elle réveilla le jeune homme et lui dit :

– Bravo ! Tu as gagné le premier pari ! Viens maintenant voir le second.

Elle prit le garçon et l’emmena au palais et le présenta à sa fille. Quand celle-ci apprit que le garçon avait gagné le premier pari, elle le prit en bonne grâce, lui donna à manger et à boire et lui fit compagnie pendant toute la journée. Vers le soir, on entendit un grand bruit, c’était le bruit que faisaient les dragons qui rentraient chez eux. La vieille et la jeune fille, en entendant ce bruit, s’alarmèrent beaucoup. Elles se regardèrent un instant, puis la jeune fille s’approcha du garçon et lui donna un gifle à la joue droite et un autre à la joue gauche et le transforma en pomme qu’elle posa sur le rayon.

Les dragons ne tardèrent pas à entrer dans le palais. Ils ôtèrent leurs armes, les accrochèrent aux crochets et s’assirent pour se reposer. Soudain, le premier dragon se leva et dit :

– Je sens une odeur d’homme ici.

– Moi aussi, dit le second.

– Moi aussi, dit le troisième.

Ils étaient furieux. Ils se levèrent et commencèrent à chercher partout, mais ils ne virent rien. Cependant, l’odeur devenait de plus en plus forte. Les dragons commencèrent à menacer la mère, lui ordonnant de leur dire ce que c’était, cette odeur dans la maison. Au commencement, la vieille essaya de tout nier et fit de son mieux pour les calmer. Mais, ne voyant pas d’issue elle dut avouer :

– Mes braves fils, je vais vous dire la vérité, mais vous allez me jurer que quiconque qu’il soit, vous ne lui ferez pas de mal.

Les dragons jurèrent « sur le lait de leur mère » qu’ils n’allaient pas lui faire de mal qui que ce fût. Alors, la vieille se hissa au rayon, prit la pomme, la frappa deux fois et la transforma de nouveau en jeune homme.

Les dragons, dès qu’ils le virent s’élancèrent pour le saisir, mais la mère intervint et leur montra son sein, et ils se retirèrent sans mot dire, ayant juré sur le lait de leur mère. Ensuite les dragons se calmèrent, invitèrent le jeune garçon à s’asseoir près d’eux et à manger avec eux. Ensuite, le dragon aîné sortit un anneau de son doigt et le mit au doigt du jeune homme et ils devinrent ainsi frères. Le matin, quand les dragons partirent pour la chasse, la vieille femme prit le jeune garçon et lui dit :

– Jusqu’ici tout est allé bien, mais nous avons oublié le second pari. Viens avec moi !

Elle prit donc le jeune homme et tous deux allèrent au bord d’une rivière qui coulait près du palais. Là, elle lui dit :

– Donne-moi, mon petit, l’anneau que t’ont donné mes fils hier soir au dîner.

Le jeune homme tira l’anneau de son doigt et le remit à la vieille femme. Elle prit l’anneau, le jeta dans la rivière et lui dit :

– Si tu réussis à trouver l’anneau et à le mettre de nouveau à ton doigt avant ce soir quand seront rentrés mes fils, tu gagneras le second pari.

C’est tout ce que la vieille lui dit, et elle alla au palais. Le garçon s’assit au bord de la rivière, l’air chagrin, ne sachant que faire. Pendant qu’il pensait au moyen de se sortir de cette situation, il se souvint des aigles. Il sortit la plume, il l’alluma et voilà ! la volée des aigles se trouva auprès de lui.

– Qu’est-ce qu’il t’arrive, monsieur ! lui dit le roi des oiseaux.

Le jeune garçon raconta l’histoire de l’anneau.

– Ne t’en fais pas, lui dit-il, nous allons trouver l’anneau.

Et, sans tarder, le roi envoya les aigles parler aux canards, qui savaient très bien nager. Peu de temps après, les canards se rassemblèrent, plongèrent dans la rivière, trouvèrent l’anneau et le donnèrent au jeune homme. Celui-ci prit l’anneau, le passa à son doigt et alla au palais.

La vieille femme, voyant le garçon avec l’anneau à son doigt, s’étonna beaucoup et lui dit :

– Tu as gagné le second pari aussi, mon petit ! Allons voir maintenant le troisième. Demain, douze jeunes filles, ayant la même taille et vêtues de la même façon, tenant leurs visages couverts de voile, danseront devant toi. Une de ces douze jeunes filles sera la mienne. Si tu arrives à la reconnaître au milieu des autres jeunes filles, alors elle t’appartiendra sans faute.

Au début, le jeune homme s’imagina que tous ses efforts déployés jusque là seraient vains. Mais, peu après, il se souvint de l’aile de l’abeille. Il la sortit, l’alluma et sur-le-champ un grand bourdonnement se fit entendre tout autour. C’était l’essaim des abeilles qui venait d’arriver.

La reine des abeilles s’approcha et dit :

– Qu’est-ce que monsieur désire pour nous avoir appelé ?

– Je veux que vous m’aidiez à trouver au milieu de douze jeunes filles ayant la même taille, les mêmes vêtements et le visage couvert d’un voile, la Femme la plus belle du monde.

– Ne t’inquiète pas, dit la reine des abeilles. Tu vas voir où je vais me poser. Ce sera sur la Belle, alors tu t’approcheras et tu viendras la toucher de ta main.

Le lendemain matin, les jeunes filles s’habillèrent et commencèrent à danser. Après un instant, la vieille s’approcha du jeune homme et lui dit :

– Descends dans la cour voir les jeunes filles danser et arrête ton choix sur l’une d’elles. Si tu la trouves, elle sera à toi avec toutes mes bénédictions.

Le jeune homme descendit et s’approcha près de la ronde en regardant les jeunes filles l’une après l’autre. À un certain moment, la reine des abeilles voltigea devant le voile de la Belle, elle fit deux ou trois tours et alla se poser sur son front. Le jeune garçon, voyant sur quelle jeune fille s’était posée la reine des abeilles, s’approcha courageusement, toucha de sa main le bras de la jeune fille et dit à la vieille femme :

– Je veux celle-ci, quiconque soit-elle !

Alors, la vieille ferma la bouche, mais après, elle lui dit :

– Viens mon fils, tu as bien gagné la Belle de la Terre. Viens maintenant, montons dans le palais pour faire les préparatifs de votre départ, car le temps de la rentrée de mes fils approche et je crains qu’ils ne te dévorent.

– Ne crains rien, ma petite mère, lui dit le jeune homme, car la Fortune qui m’a aidé jusqu’à présent m’aidera jusqu’au bout. Puis il se tourna vers la jeune fille et lui dit :

– Allons, fais tes préparatifs, prends tout ce que tu voudras, parce que dans quelques instants les chevaux viendront nous prendre.

Pendant que la jeune fille se préparait pour le voyage, le jeune homme sortit du palais, alluma la plume de l’aigle et entra de nouveau dans le palais pour voir ce qu’était en train de faire la Belle. Un instant après, tout le palais s’obscurcit à cause de l’ombre que projetaient les aigles volant en groupe.

Le roi des aigles descendit à la porte du palais et cria :

– Nous voilà, disposez de nous.

Alors le jeune homme lui dit :

– Je veux que vous trouviez le moyen de nous porter jusqu’à Constantinople.

Très volontiers, dit l’aigle, venez, nous vous porterons où vous voulez.

La jeune fille fut prête, mais, avant de partir, elle prit un flacon vide et sortit avec le jeune homme. Alors les aigles se posèrent sur le sol, déployèrent leurs ailes et mirent le jeune garçon et la jeune fille dessus et s’envolèrent haut dans le ciel.

Pendant le vol, la jeune fille dit :

– Ici, quelque part, je ne sais pas au juste où jaillit une source d’eau immortelle et je voudrais en remplir ce flacon que j’ai pris avec moi... ça pourrait servir.

– Tout ce que madame désire, lui dit le roi des oiseaux, et quelques instants après ils descendirent dans une gorge de montagne. D’un grand rocher coulait goutte à goutte l’eau immortelle. Les deux jeunes s’y rendirent, remplirent le flacon, montèrent de nouveau sur les ailes des oiseaux et partirent. Vers midi, ils arrivèrent aux alentours de Constantinople. Ils atterrirent sur un gazon près du palais et s’y arrêtèrent un peu pour permettre aux oiseaux de se reposer et de se dégourdir.

Puis les jeunes et les oiseaux se saluèrent chaleureusement. Les oiseaux s’envolèrent et partirent trouver leurs aires tandis que les jeunes se rendirent au palais du prince.

Le chauve restait à la fenêtre et regardait la route par où devait rentrer le jeune garçon. Il était très inquiet et se disait. « Celui qui a accompli tant de merveilles est capable de faire tout », se disait-il. Aussi, quand il vit le jeune homme venir avec la jeune fille, il fut en plein désarroi et profondément ébranlé dans son âme, mais il sut se retenir et se mit à crier soi-disant de joie et dit aux gens qui se trouvaient autour de lui : « Oh, oh ! Voyez l’esclave qui arrive et nous apporte la Belle ! »

Le jeune homme, de son côté au fur et à mesure qu’il s’approchait du palais, pensait, de plus en plus inquiet sur ce qu’il en serait de la jeune fille. Afin de l’informer et de la prévenir, il lui raconta toute l’histoire, toute la vérité, depuis le commencement.

Tout en parlant de ces affaires, ils arrivèrent au palais et se présentèrent devant le prince. Le chauve, craignant que les jeunes disent quelque chose contre lui, se rendit en hâte près des jeunes. La jeune fille prit la parole et dit au prince :

– Majesté, que ta vie soit longue, je suis entre tes mains, c’est là mon destin, mais je te demande de me donner trois jours de délai pour pouvoir me reposer. Pendant ces trois jours, je ne veux être dérangée par personne, pas même du petit doigt. Après je serai à tes ordres.

Le prince, ébloui par la grande beauté de la jeune fille, dit :

– Avec grand plaisir, mademoiselle ; il en sera comme tu voudras ! Je t’accorde non seulement trois mais vingt-trois jours, si tu veux.

Et là-dessus, il ordonna de préparer la table pour le dîner et la chambre où la jeune fille allait se reposer.

Le chauve, ayant entendu les ordres du prince, fut frappé d’effroi et figé sur place, mais que pouvait-il faire ? Il se retira dans un coin et se mit à penser comment se débarrasser du jeune garçon. Mais maintenant il craignait que le prince ne lui prenne la jeune fille. Enfin, on servit la table avec tout ce qu’il y avait de meilleur et on se mit à manger. Le prince prit place au milieu et prit à sa droite la jeune fille. De l’autre côté prit place le chauve et les douze convives du prince. Le jeune garçon se tenait debout et servait les gens à table comme un esclave. Après avoir bien mangé et bu, les participants se sentirent émoustillés. Seul le chauve n’avait envie ni de manger ni de boire ; il jetait des regards tour à tour sur la beauté de la jeune fille, sur le prince et sur le jeune garçon qui restait toujours debout, prêt à servir. À un moment donné, il n’y eut plus de vin à table. On dit au jeune garçon d’aller en prendre dans le cellier. Alors, le chauve décida de mettre à exécution ses projets malveillants. Il décida donc d’aller tuer le jeune garçon dans le cellier. Il se leva à la dérobée et descendit en bas. Il tua le jeune garçon et le tailla en morceaux. Puis il remplit les carafes de vin et les apporta à table. Le prince et les autres convives ne comprirent rien parce qu’ils étaient ivres. Seulement la jeune fille, voyant que le jeune garçon ne se faisait pas voir, se mit à soupçonner quelque malheur, mais elle ne dit rien, ne voulant informer personne.

Le lendemain matin, la jeune fille demanda aux servantes :

– Où est ce jeune garçon qui est venu me prendre chez ma mère ?

– Nous ne savons rien, dirent les servantes. Nous allons demander au filleul du prince s’il sait quelque chose.

Alors elles demandèrent au chauve, mais celui-ci leur répondit qu’il n’en savait rien. « Il est peut-être parti », conclut-il.

Or, la jeune fille, qui avait constaté qu’au moment où le jeune garçon était allé prendre du vin dans le cellier, s’était levé aussi le chauve et qu’il avait apporté les carafes de vin tandis que le jeune garçon avait disparu, comprit tout, mais elle ne dit mot à personne. Elle fit semblant de ne pas se casser la tête pour cette affaire.

Quelques instants après, elle prit le flacon d’eau immortelle et descendit furtivement dans le cellier. Elle regarda d’un côté, elle contrôla de l’autre, elle fit le tour de la cuve de vin, mais elle ne vit rien. Mais, après beaucoup de recherches, elle trouva enfin dans un coin obscur un sac rempli et bien ficelé. Elle traîna le sac au milieu du cellier, le délia et le déchargea. Mais que voir ! Le jeune homme était tué et mis en morceaux. Elle prit les morceaux en toute hâte, les arrangea par terre comme il fallait, en mettant chaque morceau à sa place et les arrosa avec l’eau immortelle.

À l’instant, le jeune garçon ressuscita ; il ouvrit les yeux et dit à la jeune fille :

– Ça fait combien de temps que je dors ?

– Que tu dors, pauvre garçon ? lui dit la jeune fille. On t’avait égorgé !

Quand le Jeune garçon apprit qu’on l’avait égorgé, qu’il était mort et qu’il avait ressuscité, il se souvint du serment qu’il avait prêté au chauve et dit : « C’est-à-dire, je suis mort et j’ai ressuscité ; maintenant je suis libre de tout dire à mon parrain. »

Il se leva donc, alla droit au prince et lui dit :

– Majesté, il est grand temps que tu apprennes toute la vérité. Quand tu m’as baptisé, tu as recommandé à ma mère de me dire de ne jamais faire de voyage en compagnie d’un chauve. Mais, moi, un jour j’ai transgressé ta recommandation et j’ai voyagé avec le chauve que tu tiens près de toi comme ton filleul. – Et ainsi de suite, il lui raconta toute l’histoire, de fil en aiguille. – Donc, mon cher parrain, c’est moi le filleul tandis que lui c’est le chauve, qui m’a fait beaucoup souffrir, mais je te prie de lui pardonner tout et de le chasser d’ici.

Le fils du roi, ayant entendu l’histoire du jeune homme, donna l’ordre de le laver comme il faut et de l’habiller avec des vêtements d’or, d’arrêter le chauve et de le pendre. Le lendemain, il ordonna de préparer les noces de son filleul avec la Belle.

Ainsi, « musique, tambour et joie », ce furent des noces de roi. Tout le monde mangea, but, dansa et se réjouit pleinement pendant toute une semaine.

Ainsi, le jeune homme, ayant eu gain de cause tout le long de son droit chemin, vécut heureux avec la Belle.

Moi aussi j’étais invité à ces noces. Et, en cours de route, j’ai usé une paire de souliers et je suis resté pieds nus, comme vous me voyez.

Bonne nuit, mes enfants !

 

 

Recueilli par Fatos Kongoli

dans Anthologie de la prose albanaise,

Éditions 8 Nëntori, Tirana, 1983.

 

 

 

 

 

 

 

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