Le schlitteur

 

 

L’alternative des ondées et des pleins soleils qui se succédaient d’instant en instant variait à l’infini les aspects de la montagne. On eût dit les décors mobiles d’un immense panorama, où les jeux de la lumière et de l’ombre, de l’atmosphère limpide et des brumes flottantes amusaient sans cesse le regard. Mis en goût par la variété du paysage et par des obstacles qui suffisaient pour réveiller l’activité sans la fatiguer, nos touristes s’abandonnèrent à toutes leurs fantaisies, franchissant les ravines sur des troncs d’arbres jetés en guise de pont, se laissant glisser le long de pentes abruptes, gravissant avec effort les sentiers perdus, et ne trouvant dans l’obstacle ou la chute que l’occasion d’un redoublement de gaieté.

Ils atteignirent ainsi, de plateau en plateau, les bosquets de sapins les plus élevés, et s’y établirent avec les provisions apportées. Le repas, égayé par les oublis inévitables, les incidents inattendus, les lazzis des convives, se prolongea jusqu’au moment où le soleil commença à descendre derrière les sommets. L’ombre des arbres, qui s’allongeait dans la clairière, avertit enfin les voyageurs de songer à la retraite. On réunit les paniers, les fusils, les ombrelles, et les dames regardèrent à leurs pieds, avec une certaine inquiétude, les sentiers tournoyants par lesquels il fallait descendre. Mais Mme Fournier les rassura en leur montrant à droite une rivière qui servait à l’exploitation des bois coupés sur les cimes les plus élevées.

– Je vous ai laissé grimper à pied pour prendre de l’exercice, dit-elle ; mais il faut que vous connaissiez tous les modes de locomotion dans nos montagnes. Il y a là un vovton par lequel les bûcherons laissent glisser leurs schlittes ; nous allons en profiter. Après être montés comme des chèvres, nous descendrons comme des bûches ! En route donc, et qui m’aime me suive !

La troupe entière prit le chemin de la ravine, au haut de laquelle ils trouvèrent plusieurs bûcherons occupés à entasser les bois coupés dans la montagne et à le charrier vers la plaine. Un de ces chemins nommés vovton avait été tracé dans la ravine même. Il était composé d’une série de marches formées de rondins régulièrement espacés et retenus au moyen d’un piquet à chaque extrémité. Le bois que l’on voulait descendre par cette voie était chargé sur une sorte de traîneau ou schlitte, à l’avant duquel s’asseyait le conducteur, qui modérait la précipitation de la descente en appuyant alternativement chaque talon sur l’une des marches du vovton.

La vue de cette rustique voiture et de la roideur de la descente effraya d’abord quelques-unes des voyageuses ; mais Mme Fournier les rassura en affirmant qu’il n’y avait rien à craindre avec un schlitteur expérimenté.

– En voici un, ajouta-t-elle, qui a l’air d’un des sept sages de la Grèce, et qui doit avoir plus de raison dans son cervelet qu’on n’en trouverait dans toutes nos cervelles ; nous serons aussi en sûreté sur son traîneau que dans la diligence de Colmar.

Celui qu’elle désignait ainsi n’était autre que maître Hubert, dont la schlitte venait d’atteindre le plateau supérieur, et qui se préparait à la recharger. La veuve l’arrêta du geste et lui demanda s’il ne pouvait les prendre au lieu de rondins, et descendre jusqu’à la vallée par le vovton. Hubert répondit laconiquement qu’il y avait huit places sur le traîneau, et nos voyageurs s’y assirent de leur mieux, non sans quelque inquiétude de la part des dames qui se hasardaient pour la première fois sur ces glissoires vosgiennes. Aussi quand le traîneau partit poussèrent-elles un cri, moitié de frayeur, moitié de surprise. Mme Fournier lui imposa silence.

– Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce que c’est ? dit-elle ; va-t-on faire les petites maîtresses ? Que craignez-vous ?

– Nous allons nous briser ! répondirent plusieurs voix.

– Allons donc ! il n’y a aucun danger ; demandez plutôt à notre schlitteur.

– Pour le chargement, non, répondit Hubert ; le conducteur est seul exposé.

– Au fait, s’il arrive à ne plus être maître du traîneau, il peut se briser un membre, objecta quelqu’un.

Le frère de Charlotte fit un signe négatif.

– Personne ne se brise de membres sur le vovton, répliqua-t-il ; quand la schlitte vous emporte, elle vous aplatit au premier tournant contre un arbre ou un rocher.

– Et cela arrive souvent ?

– Assez pour faire chaque année des veuves et des orphelins, j’en sais quelque chose, moi.

– Que voulez-vous dire ?

Hubert montra, à l’un des détours du vovton, un pin gigantesque.

– Voyez-vous cet arbre ? demanda-t-il.

– Sur lequel est clouée une croix ?

– Oui.

– Eh bien ?

– C’est là que mon père a été tué.

Les voyageurs poussèrent une exclamation.

– Y a-t-il longtemps ? demanda Mme Fournier.

– Dix-neuf années au prochain hiver, répliqua le sagar 1.

– Mais, comment l’accident est-il arrivé ?

– Comme ils arrivent toujours, par la malice du démon, et faute d’écouter les avertissements d’en haut ! Les signes n’avaient pas manqué au père ! Depuis trois jours il s’était entendu appeler plusieurs fois dans la montagne et avait reconnu la voix de notre défunte mère. Comme il descendait le vovton, des chandelottes 2 s’étaient mises à courir devant lui et avaient glissé sous terre au pied du grand pin ; il sentait ses membres brisés, sa tête lourde, et il lui semblait qu’un poids invisible pesait sur lui : c’était la mort qu’il portait.

– C’est-à-dire qu’il était malade ? reprit Mme Fournier.

Hubert sourit ironiquement.

– Oui, répliqua-t-il, c’est là ce que certains lui disaient ; tandis que d’autres lui répétaient : « Prends garde, Hubert ! il y a quelque chose dans l’air contre toi. » Le père croyait comme eux, mais il fallait gagner le pain de la journée : si bien qu’il continuait à descendre le bois dans le val ! Un soir donc qu’il sentait le fardeau encore plis pesant que d’habitude, il s’élança sur le vovton en grande presse de finir la journée... Il faisait nuit close... Tous les bûcherons étaient rentrés... Mais voilà qu’au milieu de la descente, mon père entend derrière lui le bruit d’une schlitte qui glissait du haut de la montagne ! Il se retourne et ne voit rien... Cependant le bruit augmentait ; il avait l’air de s’approcher ; il arrivait comme le tonnerre... Tout à coup, mon père sent ses jambes plier ; sa schlitte, poussée par une main invisible, se précipite, l’emporte et va l’écraser contre le grand pin. Quand on le retrouva, quelques heures plus tard, il vivait encore ; il put raconter ce qui lui était arrivé. Puis il me dit : « Ne néglige jamais les avertissements, Hubert... » Ce fut son dernier mot ; il se retourna pour embrasser le crucifix, et ferma les yeux jusqu’au jugement dernier.

– Et vous avez sans doute suivi son dernier conseil ? demanda un des voyageurs qui étudiait avec curiosité la physionomie du sagar.

– Autant que je l’ai pu, répondit Hubert ; mais les signes ont beau vous mettre en défiance, il faut obéir à la nécessité.

– J’espère que vous n’avez pas aujourd’hui de mauvais pressentiments, l’ami ? dit Mme Fournier en souriant.

Le Vosgien secoua la tête sans répondre.

– Vous nous avez déclaré vous-même, ajouta-t-elle, qu’il n’y avait pas de danger...

– Pour ce que porte la schlitte, acheva Hubert, non, non ; les mauvais présages ne sont pas pour ceux que je conduis.

– Alors ils sont pour vous !

– Possible.

– Avez-vous donc eu, comme votre père, des avertissements ?

– Possible.

– Lesquels ?

Hubert ne répondit pas sur-le-champ.

– C’est inutile à dire pour ceux qui n’ont point la foi, répliqua-t-il enfin.

– Bah ! je parie savoir ce que c’est, reprit Mme Fournier en se retournant vers ses voisins de schlitte ; il aura trouvé sa cognée le tranchant entré dans la terre, ou entendu sur la montagne la fameuse menée d’Hellequin 3.

Le schlitteur fit un mouvement.

– Qu’est-ce que je vous disais ? continua la femme en baissant la voix ; tous ces braves bûcherons ont la cervelle troublée de fantaisies diaboliques. Il semble que ce ne soit pas assez pour eux de lutter contre la misère, la fatigue et le danger ; ils rêvent encore une armée d’ennemis invisibles.

Agacé, le schlitteur accéléra brusquement la course du traîneau qui se mit à glisser comme une avalanche le long de la ravine. Par instants, d’autres schlittes chargées de bois apparaissaient au penchant d’un des vovtons qui sillonnaient en tous sens la montagne, arrivaient comme l’éclair, et passaient avec le cri d’avertissement ou le salut de bonne chance du conducteur.

 

 

Paru dans le Magasin pittoresque en 1853.

 

Recueilli dans Contes populaires et légendes de Lorraine, 1976.

 

 

 

 



1 Ouvrier qui débite le bois en planches.

2 Feux follets.

3 La Chasse Sauvage.

 

 

 

 

 

 

 

 

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