La mort des cigales

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Paul ARÈNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Derrière le fort, sur un plateau pierreux, battu du vent, parfumé de maigre lavande et d’œillets sauvages où, dans un trou d’eau qui suintait, les gamins allaient tendre des gluaux aux queues-rousses et aux merles de ruche, il y avait un enclos blanc planté de croix noires, avec un fossoyeur, – ancien soldat de la grande armée que la rumeur publique accusait de nourrir ses lapins de l’herbe des tombes, – creusant tout le long du jour une éternelle fosse. Un grand tilleul faisait ombre au milieu ; et quand il avait défleuri, nous en mangions les graines molles et douces que nous appelions le pain des morts. Nous rêvions aux morts – à cause de ce pain –, une existence de sous terre non pas effrayante précisément, mais vague, paresseuse et mystérieuse.

Quelquefois les cloches sonnaient à l’église. Alors on disait dans la ville :

« Le vieux Catignan a trépassé, la vieille Ravousso a rendu l’âme. »

Ou racontait les circonstances. Son testament signé, le vieux Catignan avait beaucoup remercié le notaire ainsi que les messieurs venus comme témoins ; et puis, pour montrer son usage du monde, il avait soupiré, croyant citer du latin :

« Siou mor, mortus ! Siou mor, mortus ! » et il était mort...

Quant à la Ravousse, elle gardait, paraît-il, dans sa table fermée, une robe de drap toute neuve que son fils lui avait envoyée de Marseille et qu’elle n’avait jamais osé porter, la trouvant trop belle pour une simple paysanne. Mais pendant sa maladie les voisines l’avaient tant priée et suppliée qu’elle avait consenti à ce qu’on la lui mît lorsqu’elle serait morte. Et la brave femme répétait encore en riant, une minute avant d’expirer :

« C’est là-haut qu’on va être étonné ; personne ne me reconnaîtra plus ; ici les gens m’appelaient la Ravousse, le bon Dieu me dira : Madame Ravous. »

Les plus hardis allaient voir Catignan et la Ravousse exposés devant leur porte (la coutume en durait encore !), sévères et raides avec leurs plus beaux habits, entre les cierges, dans la caisse ouverte que veillaient deux pénitents blancs en cagoule. Mais cela ne nous impressionnait guère. Carignan et la Ravousse étaient des vieux ! Pourquoi étaient-ils des vieux ? c’est-à-dire des êtres maussades et lents, ne riant pas, ne criant pas, enfin d’une autre espèce que nous ; et, par un sentiment d’égoïsme naïf et féroce, on trouvait juste, naturel, amusant presque que la Mort vînt prendre les vieux. Bien entendu, on ne prévoyait pas le cas où grand-père, grand-mère seraient morts. L’enfant a peu d’idées générales ; et puis, pour chacun de nous, grand-père et grand-mère n’étaient pas des vieux comme les autres : c’était grand-père et c’était grand-mère.

Mais personne n’échappe au Destin ! Je devais bientôt connaître à mon tour et avant mon tour l’amertume des séparations douloureuses.

J’arrivais alors sur mes huit ans et j’avais une camarade de mon âge que j’aimais d’une affection enfantine. Des cheveux d’or, des yeux bleu clair, genre de beauté rare chez nous où les filles brûlées et brunes ont longtemps l’air de garçonnets. On l’appelait indifféremment Ninette, Nine ou bien Domnine du nom de son patron Domnin qui est un grand saint dans le pays.

Quand, galopinant dans les bas quartiers, après la classe, nous passions sous la voûte sombre où débouche un antique égout, et que la bande prenait sa course en criant : « Homme à la barrette rouge, attrape le dernier ! » je prenais la main de Domnine, et, pour la faire mieux courir, je restais souvent le dernier, bien que j’eusse grand-peur de la Barrette rouge.

L’été, on nous laissait aller ensemble hors des remparts de la ville jusqu’à la lisière des champs, ce qui nous semblait être très loin.

L’hiver, il m’arrivait de lui donner une aile de raisin pendu, des sorbes mûries sur la paille, et même de mon sucre pour mettre dans son pain de noix.

Un jour Domnine ne vint plus chanter dans nos rondes les chansons qu’elle chantait si bien : « Garde les abeilles, Jeannette, garde les abeilles au pré ! » ni celle du pont de Marseille sur lequel « il pleut et soleille ». Et quand il pleuvait et soleillait, quand, dans un ciel nuageux troué de bleues éclaircies, le diable battait sa femme, Domnine n’était plus avec nous pour répéter en chœur l’incantation irrésistible qui force le Dieu à se montrer : « Viens vite, soleil, beau soleil, je te donnerai un rayon de miel ! »

Mon amie Domnine était au lit. Un matin, assis sur le banc de pierre de sa porte, je vis le médecin descendre et je l’entendis qui disait :

« C’est fini, la petite ne passera pas la nuit. »

Je compris alors vaguement qu’il m’arrivait un grand malheur. Triste et fiévreux, on me crut malade, et, me dispensant de l’école, on me confia à Peu-Parle, un paysan qui faisait aller le petit bien de la famille, et devait cette après-midi relever les sarments de notre vigne de Toutes-Bises. C’était là mon remède ordinaire, et rarement mes maladies avaient résisté à quelques heures de promenade à la vigne en compagnie de cet homme sentencieux et réfléchi qui savait le nom des plantes, la place des astres, reconnaissait les oiseaux à leur chant et me paraissait un peu sorcier.

Le plus souvent je voulais l’aider ; mais cette fois je préférai rester tout seul, assis à l’écart, près de la source.

Le travail fut long : il s’agissait, sans éborgner les jeunes pousses, de descendre les fagots de l’année d’avant, épars entre les souches, jusqu’au bas des allées où broutait l’âne. De temps en temps, Peu-Parle me criait :

« T’ennuies-tu, petit ?... Si tu as faim, cueille une figue. »

Mais je n’avais pas faim et ne m’ennuyais pas : le cœur un peu gros, je pensais à Domnine.

« Il faut pourtant achever aujourd’hui, nous nous en irons avec la lune ! »

Lorsque Peu-Parle eut achevé, lorsqu’il eut lié la charge de l’âne, il profita d’un reste de jour pour faire un feu de brindilles entre trois pierres et préparer une omelette d’œufs dénichés au poulailler et de fines herbes que nous cueillîmes. Puis on s’installa par terre sous la treille, qui, entre ses ceps tortus pareils à de grands serpents noirs, laissait passer le regard des premières étoiles. La nuit était venue, et Peu-Parle n’avait pas apporté de lanterne, ne croyant pas rester si tard.

Peu-Parle, sans perdre un morceau, raisonnait des choses de la terre, et blâmait mon père sévèrement de conserver deux amandiers poussés au hasard dans sa vigne.

« Le soleil crée le vin, et la vigne ne veut que l’ombre de l’homme !... »

Moi je ne mangeais pas, je ne comprenais guère ; à mon chagrin s’ajoutait la mélancolie de ce long dîner dans le noir.

Mais bientôt, dépassant la crête d’une roche, la lune apparut dans son plein, et jeta sous la treille une blanche nappe de lumière où l’ombre des feuilles se découpait. Comme si la terre se fût éveillée, de chaque arbre, de chaque caillou, un bruit s’éleva ; les rainettes et les grillons entamèrent leur symphonie, et, avec ses mille voix confuses, le chœur des beaux soirs commença.

Peu-Parle s’était tu. Tout à coup, levant le doigt :

« Chut, écoute ! »

Juste au-dessus de nous vibrait solitaire un chant de cigales, un chant qui était aussi un cri : étrange, comme immatériel.

« Ça, fit Peu-Parle, c’est une cigale qui meurt. »

Et gravement il ajouta :

« Le soleil fait chanter les cigales, mais, avant de mourir, elles chantent une dernière fois au clair de lune, parce que la lune c’est le soleil des morts. »

À cette idée de mort, j’éclatai en sanglots.

« Il faut être fou, un grand garçon, de pleurer pour une cigale ! »

Et, me soulevant dans ses mains rudes :

« Regarde bien, elle doit être là, sous le gros nœud, collée à l’écorce. »

Elle était là, en effet ; je voyais ses ailes transparentes et son corselet brun poudré d’or.

« Tu peux la prendre, elle ne bouge plus. »

Je la tenais entre mes doigts, immobile déjà et si légère ! Je pensais à Domnine. Je disais : « Voilà donc la mort ? » Et pendant longtemps, consolé, je m’imaginai, ne trouvant plus à cela rien d’effrayant ni rien de bien triste, que l’on devait mourir ainsi, un soir de clair de lune, en chantant, – comme les cigales !

 

 

Paul ARÈNE, Contes de Provence.

 

 

 

 

 

 

 

 

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