La voix

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Marcel ARLAND

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si purs, ces premiers jours de l’automne ; et le ciel était d’un bleu si fin, le soir, quand nous descendions à la vallée...

Qu’elle nous accueille ! Aucun bruit, aucun pas sur la route. Monde silencieux, mais où rien n’est mort : ce refuge est une église dans la transparence du soir ; le ciel en est la voûte ; pour qui ces fumées sur les hauteurs, sinon pour un Dieu ? Et si les enfants se sont tus, c’est que le Dieu n’est pas loin.

Le savions-nous ? Je crois que nous le sentions obscurément. Il se peut que je l’aie senti plus que d’autres, parce que plus seul, et parce que Dieu, je l’avais connu deux fois : l’une au cimetière, un jour brumeux de novembre où je l’ai vu soudain rayonner sur les tombes ; l’autre, dans la foudre qui s’est abattue sur un peuplier tout proche, disant : « Je suis Dieu », et me laissant vivre. J’ai vécu (passons).

C’est encore un feu dans la vallée, devant nous qui restons accroupis au seuil d’une baraque de planches, un feu de bois mort : il est mince, à peine s’il monte – une bougie dans l’étendue rose ; mais c’est notre feu. Et l’on est ensemble, on regarde, on écoute, on est bien.

« On est bien, garçons !

– Tu parles. »

Peu de mots ; peu de rires, et qui s’étouffent dans le prodigieux silence de la vallée. Compagnons du feu dans la vallée, je vous revois encore ; vos figures, vos yeux, vos gestes, votre maintien, je les retrouve ; vos noms, je peux les dire : c’était Jean, Léon, Alfred, Octave du facteur, Prosper de la forge, Gilles du maçon, Louis du café, Louis près de chez nous, Gabriel. Que sont-ils devenus ? Beaucoup sont morts, l’un à douze ans. Et ceux qui vivent, comment n’auraient-ils pas oublié ? Je me souviens pour tous.

Je répète : nous étions ensemble. Nous avions pu brailler et nous battre en quittant l’école ; mais ici, devant le feu, c’est l’union. Venue d’où ? Venue des cœurs dans la complicité, et des choses, du silence, de la lumière à son déclin, de la fumée qui nous pique les yeux, de ce froissement de velours dans l’air...

« Des étourneaux ! »

... de ce peuple qui regagne son refuge, de ces odeurs de menthe, de cette goutte là-haut à peine distincte : une étoile, la première, de cette sourde respiration dans la vallée, de l’immense église dont le souffle inconnu se confond avec le nôtre.

Et l’on attend. Quoi ? Ce qui se forme (j’en suis sûr), ce qu’annonce la fraîcheur du soir, ce qui se glisse de la rivière, ce qui monte, ce qui vient peu à peu, patience, et qui, regardez, nous entoure : le brouillard !

Nous l’avions prévu ; mais sait-on ! Ces brouillards d’automne, c’est capricieux, ça dépend des jours.

« Plus beau qu’hier, hein ?

– Plus blanc.

– Plus... bon Dieu !

– Plus ?

– Merde ! »

Voilà. Et le jeu commence. Est-ce un jeu ? Chacun a pris son tison, chacun s’en va de son côté, n’importe où, pourvu que ce soit loin des autres. On s’enfonce dans la blancheur. Ce n’est pas encore la nuit ; à travers la brume, c’est un bleu doré qui nous parvient. Où est-on ? Au fond d’une eau qui serait nuage, aussi légère, aussi douce, et l’on respire. C’est l’aventure. Un peu seul, cependant, un peu trop seul, et cela devient plus sombre, et depuis le temps que l’on marche... Où sont les autres ? Qu’est-ce qu’ils font ? Qu’est-ce qu’ils attendent ? Ce n’est pas de jeu !...

« Hou-hou ! »

Enfin le signal.

« Hou-hou !

– Hou-hou-hou ! »

On vous a entendus, garçons ! Ça va. On revient. On essaie plutôt. On se dirige comme on peut. On souffle sur le tison. On perce la brume, qui se referme sur vous. On n’y voit rien. On n’entend plus rien. Quel est ce fossé ? Il n’y était pas tout à l’heure. Mais alors on est perdu !

Ah ! tout de même, ce point rouge, qui se déplace, qui avance, et cette forme sombre

« Jean ?

– Non.

– Alfred ?

– Non.

– Menteur ! Tu as changé ta voix. »

On rit et l’on continue. Jusqu’à la prochaine rencontre :

« Jean ?

– Non. Gabriel. »

Jusqu’à la suivante, et c’est une voix caverneuse :

« Hou-hou !

– Ne fais pas ton fantôme, Jean. Je t’ai reconnu, tu sais. »

L’ai-je reconnu ? Ces lueurs rougeâtres et ces formes dans l’ombre, il est vrai qu’elles ressemblent à des fantômes.

Mais les bons fantômes que voici, revenus au seuil de la baraque, penchés sur le feu qui s’éteint ! Les bons vivants, les blagues, les mensonges, les « moi, je te dis que... », les « moi, je te dis que non », et tout ça pour dire que ce fut beau.

« En route, garçons ! Huit heures.

– Bon Dieu, qu’est-ce qu’on va prendre ! »

 

Quelques soirs d’automne, cinq ou six, pas plus, mais qui ont compté dans mon enfance. L’un d’eux surtout...

C’était déjà l’ombre, et, de l’ombre, nous avons vu sortir une vieille femme, que l’on appelait la Goyeume. Elle s’est avancée, vêtue de loques, face terreuse et tordue en cep d’hiver, bouche édentée, gros yeux de hibou sous le noir déteint de la capeline.

« Vous venez vous chauffer, Goyeume ?

– C’est qu’il fait froid, misère ! »

« Misère » : c’était l’un de ses mots, et qui semblait si bien lui convenir que nous le lui avions donné pour surnom. Goyeume ou la Misère. On a prétendu qu’elle n’était pas si pauvre, qu’elle avait, au fond de son matelas, plus de pièces qu’à son jupon. Elle vivait seule depuis la mort de sa fille, à l’écart, fuyant chacun, enfermée le jour, furetant dès l’ombre sur les chemins, avec une hotte ou un panier.

« Qu’est-ce qu’il y a dans votre cabas, Goyeume ?

– Des plantes.

– Pour manger ?

– Pour manger. Pour guérir. »

Voûtée, elle tendait les mains vers le feu, dont la lueur étirait et creusait le décharnement de son vieux visage.

« Ça guérit tout, les plantes ?

– Ça guérit ce qui doit se guérir. »

Belle réponse, je le sais à présent. Mais qui de nous a chuchoté :

« Ça n’a pas guéri sa fille. »

Elle a entendu. Elle s’est voûtée davantage. C’est un long silence, puis une voix rauque :

« Ma fille. »

La honte sur nous, qui savions ce qui s’était passé : la fille, à vingt ans, devenue grosse, qui avait accouché, dans une baraque, d’un enfant mort, et qui était morte. Une baraque comme celle où nous étions, dans la vallée, mais au mois d’août, dans la nuit claire et la chaude odeur du foin.

« C’est Jeanne qu’elle s’appelait ?

– Oui. »

C’est tout. Elle a pris son cabas ; nous avons vu se redresser lentement ce vieux corps dans l’ombre. L’ombre, elle la regarde, de ses gros yeux de nocturne. Elle dit, avant de s’éloigner :

« On n’y peut rien. »

Elle se redresse encore. Nous ne l’aurions pas crue si haute. C’était vraiment une grande Misère.

Et nous, qu’est-ce qu’on fiche avec ce feu qui s’éteint ! Cendres et charbons qui fument, tandis que le brouillard, avez-vous des yeux ? il est là, il nous entoure.

Cependant – est-ce l’heure tardive, est-ce autre chose ? – le jeu ne nous disait plus rien. Un jeu d’enfants, après tout.

« On s’en va ?

– Si tu veux.

– On s’en va ou on ne s’en va pas ?

– Tu nous embêtes ! »

Sale humeur ; des ronchonnements, des yeux qui fuient, des coups de pied dans les cendres. – Mais enfin, tout de même, puisque c’est le brouillard, puisqu’on est venu pour ça, allons-y.

Et l’on s’est enfoncé dans la brume, sans tison, mais côte à côte. On ne dit rien, on va, on se promène dans la blancheur de l’ombre ; plus dense que jamais, le brouillard ; à couper au couteau, hein ? Mais on est ensemble. Nous sommes les garçons du chef-lieu, qui explorons notre vallée, et c’est dimanche, 18 octobre, jour de la Saint-Luc (« Saint Luc, mes frères, le grand saint Luc... ! ») Un fossé : on saute, quelqu’un tombe et se ramasse. Continuons... Où sommes-nous ? Pas loin de la rivière. Vous l’entendez, la rivière ? Je l’entends, mais soudain... écoutez ! Une voix. Une voix qui chante. Une voix jeune, une voix de femme, et plus belle que voix connue. Qui peut se promener à pareille heure et chanter comme dans les contes ? C’est loin, et la brume étouffe les mots ; mais la voix, on l’entend, on reste immobiles à l’entendre, qui monte, qui baisse, qui reprend plus haut. Qu’importe que nous n’y voyions goutte ! C’est une voix, de l’autre côté de la rivière, et qui chante – mais pour qui, gracieuse, si pure ? Pour l’eau dans l’ombre, pour le brouillard, pour la nuit, pour l’automne, pour nous enfants, tendus vers elle, ou pour le Dieu qui l’écoute comme la voix de son Église ?

 

Cinquante ans là-dessus. Dernier jour de l’année. Un soir pluvieux. Personne. Je me souviens. Et sous la lampe – comme je m’avançais autrefois dans la brume aveugle –, j’écris un peu à tâtons ce qui fut, devant ce Christ que l’on m’a donné l’autre jour, ce plâtras difforme, rongé, miséreux, raidi comme la Misère, seul témoin du silence et de l’attente. Et la veillée est longue, mais la voix me parvient encore, aussi jeune.

 

 

 

Marcel ARLAND, Attendez l’aube,

Gallimard, 1970.

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net