L’enfant qui n’allait pas à l’école

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Louis ARTUS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le boqueteau était si dru, qu’on ne vouait pas les usines à travers sa charmille et qu’à peine on entendait le ronflement des aéronefs et le sifflement des sirènes.

Une fillette y cheminait entre des talus verts. Devant elle, dans la corbeille tressée d’ombres et de rayons où s’arrondissait un tournant du sentier, un petit garçon parut. Ses souliers pendus au cou par le lacet, il courait vite et semblait fuir.

Comme il s’était arrêté :

« D’où viens-tu ? » lui demanda-t-elle. Et : « Qui es-tu ? »

Sans doute parce qu’il était essoufflé, il ne lui répondit point.

« Moi, je m’appelle Marie. »

Il sourit au plus beau des noms.

« Mes parents cultivent les champs, près d’ici ; mais ils me conduisent quelquefois à la ville. Je vois bien que tu n’en viens pas. »

Les pieds nus du petit vagabond semblaient endurcis aux contacts des routes ; il portait des vêtements en lambeaux comme on n’en voit plus que sur les gravures peignant les misères d’autrefois.

Il paraissait rassuré par le lieu paisible et par l’aimable présence de Marie ; pourtant, il regardait encore derrière lui. Elle insista :

« Peut-être n’y es-tu jamais allé ?... » avec une moue de dédain, parce qu’elle le voyait aussi simple que le site campagnard ; mais elle ne comprenait pas qu’il était aussi mystérieux.

Peureux, traqué à peine il y avait un instant, voici que se détendait son joli visage. Et avec la mobilité de l’enfance :

« Veux-tu jouer ? » demanda-t-il.

Ils se prirent la main, jusqu’au moment où rompirent leur mutuel embarras deux papillons blancs qui brillaient sous l’ombre épaisse comme des taches vivantes de lumière et qui, battant mollement de leurs ailes trop grandes, volaient comme des feuilles tombent. Ils les poursuivirent en vain.

Usant adroitement d’un couteau grossier, il tendit avec une liane un arc de noisetier. La fillette d’abord se moqua des flèches hésitantes qui flottaient dans le vent... Le municipe lui avait, quand elle était toute petite, distribué des arcs dont les traits atteignaient rapidement une cible peinte, et des sifflets mieux faits que celui-ci taillé dans une branche évidée de sureau. Pourtant, elle goûtait le charme neuf de ces jouets rustiques, d’autres encore offerts avec amitié par l’enfant dont elle admirait, avec étonnement, la grâce.

Il lui rappelait saint Jean-Baptiste par sa sauvagerie et, par elle ne savait quoi de réservé et de digne, – d’irritant un peu, – le petit Joad, d’Athalie, la tragédie de Racine qu’elle avait entendu lire aux « études préscolaires », tandis que le cinéma en projetait sur un écran les images coloriées. Elle lui parla, avec un peu d’emphase, du théâtre, du palais municipal, des écoles et des squares plantés de fleurs qui les entouraient.

Elle vit que cela ne l’intéressait pas. Alors, comme il était poussiéreux et déchiré, et las certainement, elle l’emmena chez ses parents.

Au moment de renoncer à l’abri du chemin creux, il avait regardé la plaine, avec de l’inquiétude encore. Sans doute, ce qu’il voyait l’avait rassuré, car il suivit Marie, qui coupait à travers champs pour éviter d’être rencontrée avec un si pauvre compagnon. Elle l’invita à mettre ses gros souliers pour protéger ses pieds contre les chaumes aigus. Mais il n’y consentit, par politesse, qu’avant d’entrer à la ferme où l’on venait d’arriver.

Là, tout devait achever de détruire sa méfiance. Et les hôtes d’abord : deux paysans déjà vieux. Quand leurs mains calleuses et bonnes pressèrent celles de l’enfant, il se passa quelque chose de surprenant : c’est que leurs âmes s’inclinèrent, comme autrefois leurs aïeux devant le fils de leur seigneur. Mais le terme de cette comparaison était si loin de leur mémoire, qu’ils n’en eurent pas conscience. Et comment eussent-ils admis rien de pareil devant ce petit misérable, même suspect, puisque, la pauvreté étant abolie aussi bien que la richesse 1, l’une et l’autre apparence en étaient condamnées ?

Ils l’interrogèrent.

Ne voulait-il ou ne pouvait-il rien dire sur les lieux d’où il venait, sur les raisons de sa fuite, incroyable en ce temps où, l’État connaissant et dirigeant chacun, on avait pour le bien commun résigné entre ses mains une liberté inutile, sur son air craintif et sur sa figure ?

La femme, avec des gestes familiers aux mères, tâtait le petit cou en sueur et dégageait le front des cheveux emmêlés.

Sans insister davantage, elle disposa du fromage et du pain sur une table d’un bois épais et ciré. L’enfant s’approcha ; ses yeux autant que sa voix remercièrent, d’un tel élan que ses hôtes rirent de plaisir. En attendant que son inquiétude achevât de se dissiper, ils s’assirent auprès de lui.

Toute leur vie, ils avaient habité cette ferme où ils accomplissaient sans trop de peine leur travail obligatoire et élevaient auprès d’eux leur petite Marie. Autant qu’ils le pouvaient écartés de la ville, tolérés, ignorés, satisfaits des vieux bâtiments agricoles, de l’éclairage électrique démodé, des machines aratoires à pétrole, ou plus désuètes encore à traction animale, point soucieux par conséquent du progrès, ils cultivaient cette terre assez pauvre, « leur terre », disaient-ils tout bas avec un bonheur farouche, puisqu’elle avait appartenu jadis à leurs parents tués pour sa défense et sa possession, en même temps que tant de millions d’autres qui n’avaient pas compris que « tout est à tous ». Eux ne l’ignoraient plus ; même ils étaient fiers parfois de savoir plus que leurs aïeux, de vivre en un temps scientifique.

Ils exposèrent au petit inconnu ce qu’il leur sembla qu’il pourrait comprendre, afin qu’à son tour il répondît par une confiance pareille. Mais, ayant apaisé sa faim, il balança sa jolie tête et la reposa sur son bras replié.

La femme, qui priait chaque jour, alors que son mari, moins brave ou mieux éclairé, feignait de l’ignorer, crut reconnaître entre des boucles blondes un visage sans corps qui voltigeait dans la chapelle catholique, aux côtés de la Vierge et de l’Enfant-Jésus.

« Voyez, dit-elle, qu’il est pareil à un angelot. »

Alors Marie, battant des mains, répéta :

« Angelot ! Angelot ! »

Et l’enfant réveillé sourit comme s’il consentait à ce nom que, désormais, on devait lui garder.

Il soupa et demeura, cette nuit-là, chez les parents de Marie, qui décidèrent de l’envoyer au municipe seulement le matin suivant.

L’heure venue, ils s’étonnèrent qu’il ignorât l’obligation qui les en tenait, et ils s’émurent de la peine et même de la crainte qu’exprimait ingénument son visage. Jadis, ils eussent tant souffert, eux aussi, des bagnes où l’enfance égalitaire aujourd’hui se plaisait. Ils se louaient d’être vieux, d’avoir pu conserver avec eux jusqu’ici leur fillette qui leur revenait chaque soir, les aimait encore et les préférait. Ils consentirent à garder l’enfant, qui partagerait ses jeux et ses petits travaux.

Ils allèrent, comme ils le devaient, devant les autorités de la ville, déclarer qu’ils le prenaient à leur charge, et bien entendu ils reçurent pour cela l’aide nécessaire. Mais le mystère dont il s’enveloppait, son refus de rien dire sur la date et le lieu de sa naissance, sur les motifs de sa fuite, de la peur que ses regards avouaient, tout cela causa des difficultés et presque irrita contre lui les braves gens.

Mais ce fut plus grave encore quand, à une ou deux semaines de là, Marie fut appelée, pour la première fois, à se rendre à l’école. Avec une solennité qui rappelait aux aïeules les cérémonies religieuses d’autrefois, la jeunesse, vêtue de blanc, couronnée de fleurs, était accueillie par des chants, fêtée ensuite par un bon repas. Elle ne devait jamais oublier le jour où, participant pour la première fois à la grande communion des intelligences, elle avait été appelée à mêler sa voix au concert de l’humanité savante.

Mais là encore, l’enfant, invité à accompagner Marie, montrait à obéir une telle répugnance qu’on accepta de l’en dispenser ; l’incertitude sur son âge suspendit pour un an les sanctions rigoureuses contre ses parents adoptifs.

Dès lors, il rendit à la ferme mille petits services. Les travaux des champs lui plaisaient. Il souriait, chantait, et tout à sa présence gagnait une facilité et même un agrément singuliers. Assis sur le haut siège de la charrue, il semblait que sa petite main étendue soulevât sur l’attelage le lourd manteau du jour et que sa voix pure répandît son chant comme une rosée sur les sillons amollis ; les chevaux tiraient moins pour enfoncer le soc. Et le tuteur adoptif, qui s’obstinait à préférer ces méthodes désuètes et sa terre maigre aux procédés récents, aux fumures savantes, sentait monter à son cœur la joie qu’avaient goûtée son père sans doute, son aïeul assurément, à vivre là en ne connaissant que le labeur, la prière et les joies saines du repos. Il cessait de les mépriser comme on l’y avait obligé. Peut-être il regrettait secrètement de n’être pas pareil à un très vieil homme de ce temps-là qu’il avait connu quand il était petit et qui ne savait pas signer son nom.

On goûtait près de l’enfant un calme surprenant. Tous les désirs dont le peuple hurle s’apaisaient, pourvu que grands ou petits on l’aimât, et le plus souvent il n’était pour cela que de le connaître. Alors nul ne convoitait plus rien au delà de la part qui lui était attribuée. Si la vue embrassait des horizons réduits, un moins épuisant bonheur suffisait à les remplir.

Lui, courant et riant, distribuait l’enchantement de sa présence.

Il ne semblait plus rien craindre ; mais au contraire on eût dit qu’il attendait quelqu’un.

Souvent, on le surprenait, sa chanson suspendue, qui du haut d’une colline scrutait, du côté de l’orient, la vallée que de hautes montagnes, très au loin, limitaient... Il secouait la tête sans répondre si on l’interrogeait. Mais ses tuteurs eussent été incapables de dire pourquoi ils en avaient perdu l’envie.

En cette heureuse année, Angelot ne semblait pas avoir vieilli ; son regard et ses traits le rattachaient à une enfance toujours aussi limpide et jaillissante. Marie l’appelait quelquefois « Petit Ange ». D’abord, ç’avait été en riant, puis avec une gravité qui gardait encore un sourire. Pourquoi ne l’osait-elle point qu’ils ne fussent seuls ?

Elle avait rapporté de l’école des idées, des connaissances dont ses parents étaient fiers. Ils la citaient en exemple à l’enfant. Mais elle les arrêtait maintenant, éludait, semblait gênée.

Un jour, elle entraîna son ami dans « leur sentier », où personne jamais ne passait, où l’on était sûr de n’être entendu ni dérangé. C’était pour le quereller.

« Quand je t’ai rencontré ici, Petit Ange, tu étais très sale, et maigre, et misérable, et si quelqu’un t’avait vu, il t’aurait conduit tout droit à la prison du municipe. Sans doute, c’est de cela que tu avais peur. Tu ne veux pas le dire parce que jamais tu ne veux rien dire ; mais je suis sûre que c’est de cela. Moi, je t’ai emmené chez mes parents et tu es devenu mon ami. »

Et comme elle ne savait au juste quels reproches lui faire :

« Pourquoi es-tu méchant avec moi ? »

Angelot prit doucement sa main, qu’elle retira.

« Je suis ton aînée, puisque j’ai suivi l’école pendant près d’un an et que tu n’iras que dans deux semaines. Alors pourquoi me blâmes-tu de ce qui, devant tous les autres, est pour moi un motif d’orgueil et même de plaisir ? Si on me complimente, tu ne me dis rien. Et j’aime mieux que tu te taises, parce que tu serais méchant, oui, Petit Ange, méchant et injuste ! Car enfin il est connu que le bonheur et le bien même viennent de la science. Si tu avais entendu le maître, l’autre jour ! Il a démontré le grand péril de l’État si les individus qui le composent n’allaient pas à l’école. Mais savoir, ajouta-t-elle dédaigneusement, si tu aurais seulement compris ce que c’est que l’état ! »

Angelot, tristement, écoutait Marie réciter la leçon qu’elle avait accepté de lui transmettre désireuse de vaincre une résistance et de diminuer, déjà femme ! ce qu’elle admirait sans comprendre.

« Bientôt, tu devras, toi aussi, aller à l’école, et on te forcera bien d’apprendre. »

Elle ne voulut point s’émouvoir parce qu’elle retrouvait dans ses regards « l’air traqué » du premier jour. Cruellement, elle railla les plaisirs qu’elle lui devait, le cher petit bois dont il lui avait appris à chérir les grâces incultes, et son éternelle, incompréhensible chanson..., jusqu’au moment où, énervée, elle tomba, sanglotante, sur le talus, à côté d’Angelot, qui pleurait déjà.

Peu après, un délégué de l’enseignement descendit à la ferme. On avait parlé de l’enfant étrange, prétendu qu’il tenterait de se dérober à la règle bienfaisante, et peut-être avec la complaisance de ses parents adoptifs. Assurément, cela était impossible. On n’était plus au temps des rois qui protégeaient la liberté criminelle, ni des parlements absurdes où chacun pensait, par son bulletin de vote, collaborer aux lois, en appréciait les effets, même en discutait les principes. Désormais, la loi était indiscutable, puisqu’elle émanait de la science et de ses constats et du principe quasi divin de l’Égalité. La science remplaçait aujourd’hui ces chimères que les obscurantistes du passé appelaient « morales » échafaudées sur une « révélation » dont s’esclaffait le délégué. L’enfant comprendrait cela plus tard (il avait droit à sa part de l’intelligence universelle !), quand il aurait appris...

Angelot tendit sa petite main au délégué, en qui il reconnaissait la naïveté de l’enfance, déparée pourtant de ses charmes. Il était peu probable que le délégué l’eût deviné. Cependant il rougit, acheva sa harangue un peu vite et partit.

Les paysans comprirent qu’on leur enlèverait leur pupille s’il n’obéissait de bonne grâce.

 

Vint le matin fixé. L’enfant parut, en les quittant, aussi insoucieux que de coutume. Mais le soir, interrogé, il raconta qu’il avait tout le jour tressé des paniers, soigné des agneaux malades.

Le lendemain Marie voulut l’emmener avec elle. Ce fut lui qui l’entraîna.

À mesure, expliqua-t-elle, qu’elle errait avec lui dans la campagne, elle oubliait tout ce qu’elle savait et elle goûtait tout ce qu’elle voyait...

À la nuit tombante, ils rentrèrent tous deux, las et charmés, le visage barbouillé de mûres et de raisins ; ils sentaient la terre ; leurs regards enivrés de l’eau dorée par les reflets de l’automne, du ciel parcouru de nuages, des guérets, des sous-bois, des prairies, de tous les jeux de la lumière, semblaient, égarés, ne pouvoir se reposer dans la maison où tout était l’ouvrage de l’homme. Rassasiés du jour, ils étaient tristes parce que leurs forces avaient défailli avant qu’ils eussent goûté des beautés de la nuit. Ils n’avaient pas voulu inquiéter ni peiner ceux qui les aimaient.

D’abord le tuteur se contint. Lui aussi, avec une éloquence composée de tant de mots qu’il avait entendus, il parla de la science qui est la réformatrice et comme la créatrice nouvelle du monde... Mais il vit qu’à l’enfant attentif il apparaissait moins sincère peut-être que soumis.

Il s’emporta. Humilié, il voulait du moins jouir de sa part d’abus et de tyrannie, de la force qui avait maté les révoltes des anciennes sociétés. La science fournissait aux citoyens les raisons de l’égalité et de l’obéissance ; elle apportait à l’État des moyens terribles de les imposer. Il en menaça le petit garçon. Angelot l’écoutait avec une tristesse qui, tout à coup, le gagna...

Et la bouche de cet entêté paysan poussa le gémissement de millions d’opprimés, désespérés d’un joug qu’ils renonçaient même à maudire, pauvre race des hommes, à tout jamais et vilement esclave.

Il se tut, effrayé de sa défaite, et confus. Son visage s’éclaira parce que l’enfant, s’étant approché de lui, avait posé une main dans la sienne. Il sentit qu’il était consolé d’une peine inconnue.

Le lendemain, sa femme intervint. L’inspecteur du municipe était revenu. Une enquête avait établi qu’Angelot était sain de corps ; il ne lui serait plus accordé d’excuses, et ses tuteurs seraient pour lui tenus responsables... Alors il se pressa tendrement contre ceux qui l’avaient recueilli, protégé, et dont il ne pouvait vouloir le malheur ; et parce qu’il versait de tendres larmes, ils pensèrent avoir vaincu sa résistance.

Marie ne le croyait pas.

Elle devina qu’il allait partir. Du verger dont les couleurs et les parfums avaient enchanté si souvent son ami, elle le guetta, ce soir-là, qui sortait pieds nus et tel que la première fois elle l’avait vu, prêt à reprendre son incompréhensible voyage.

Elle ne s’élança pas au-devant de lui, parce qu’il venait de s’agenouiller et qu’elle l’admirait, ses deux bras tendus par un puissant désir, vers le ciel, au-dessus de la maison qu’il abandonnait, en un geste d’amour et de protection si beau que Marie s’inclina pour recevoir sa part de bénédictions. Ensuite elle le vit debout et si pareil aux autres enfants que son cœur s’épanouit. Avant de s’éloigner, il goûtait l’heure que Dieu dispensait aux derniers hommes, aussi douce et parfaite qu’il y a dix mille ans, quand il promettait pour leur postérité la joie d’une telle durée. Il errait dans les allées, touchait les fleurs, s’arrêtait au petit jardin réservé à son travail enfantin, où des graines, tard plantées, germaient à peine ; sans doute il s’affligeait parce qu’il ne les verrait pas fleurir et fructifier. Il était résolu, mais semblait sans courage ; chaque pas voulait être un départ et précédait un retour. C’est seulement quand il porta la main sur le loquet de la barrière qui le séparait de la route que Marie sortit de l’ombre projetée par la lune à la base d’un if épais.

Il s’arrêta, mais ne vint pas jusqu’à elle également immobile et qui, de loin, comme émue par une grande peur, lui dit des paroles raisonnables. Et le son de la voix de Marie était blanc et froid comme cette nuit lunaire.

Où ira-t-il ? Ignore-t-il que les mêmes lois régissent la terre presque entière ? À quoi va-t-il s’exposer ? Qu’espère-t-il de sa révolte ?

L’enfant, obstiné, baissait le front ; il ne répondit pas. Pendant que Marie parlait et, ensuite, dans le silence, il rayait le sable de son orteil nu.

S’il part, qui l’aimera ?...

Il comprit le péril de demeurer un instant de plus et il ouvrit la barrière, sans vouloir regarder son amie.

Mais il se retourna parce qu’elle avait poussé un cri ; il la vit qui courait comme les tout petits, titubant, le corps en avant, suffoquée de pleurs et de gémissements – et il ne franchit pas le seuil. Il la reçut dans ses bras et l’assit, serrée contre lui, sur un banc de pierre qu’un ébénier protégeait de ses branches à demi dépouillées.

Vite, Marie se déblottit et se redressa, ses yeux séchés, soucieuse d’abord de ce qu’elle avait décidé de dire :

« Si tu pars, Petit Ange, qui te comprendra comme moi ?

Inquiète peut-être du mystère où elle se hasardait, elle le regardait, d’avance découragée :

« Je ne sais pas pourquoi tu es ainsi. »

Sans étreinte, ils se touchaient seulement la main.

« Pourtant, je t’admire, continua-t-elle. Et même tu me fâches... Et tu n’es pas comme les autres de notre âge... Et tu me fais peur, comme les grandes personnes. »

Et grave, son clair visage bien haut levé, dans la nuit d’automne silencieuse et sans parfum :

« Je te préfère à tout le monde, parce que tu es plus beau que tout ce qui existe. »

Dans la contemplation de ses traits où rien ne brillait que de parfait et de pur, elle déclara fermement :

« De cela, je suis certaine. Et si tu pars, je mourrai. »

Angelot comprit que telle était la vérité. Pourtant, il ne répondit pas. Alors elle insista, intelligente et humble :

« Je ne sais rien ; tu vois bien que je ne sais rien, et que tu peux rester avec moi. »

Et encore :

« J’empêcherai bien qu’on te fasse du mal... Papa l’empêchera..., maman aussi... »

Héritage, mystérieux en ce temps, de la vérité éternelle des enfants et de la nature :

« Il est impossible qu’un papa et une maman ne soient pas beaucoup plus forts que la loi ! »

Comme elle parlait, passa l’heure de la fuite ; avec l’aube, celle de l’école les trouva tous deux endormis dans le verger.

 

Le premier Angelot s’éveilla ; mais il avait changé de dessein. Un long temps il demeura penché sur Marie qui reposait près de lui. Il lui souriait, non point comme les petits garçons précoces aux jolies compagnes de leurs jeux, mais avec une tristesse très tendre.

Elle, aussitôt les yeux ouverts, lui rit au visage avec reconnaissance et, à cause de la responsabilité, pensa-t-elle, qu’elle venait de prendre, s’imposa de l’autorité.

Angelot se laissa conduire par la main jusqu’à la ville. Derrière et de loin, les paysans suivaient, prêts à accourir, à contraindre leur pupille, – tout de même le cœur gros, et comme émus de remords.

Après les premières maisons, et passant devant un palais :

« C’est ici, dit la fillette, que se tiennent les hommes du municipe, ceux qui t’eussent contraint à l’école et qui eussent tourmenté nos parents à cause de toi.

– C’est donc ici que je m’arrêterai. Continue ton chemin. »

Et Marie le quitta qui montait les marches malgré elle, parce que les hommes du municipe étaient, par les enfants et même par les grandes personnes, craints et détestés. Il lui sembla laisser son ami dans une prison.

Les portes de son école dont elle était habituellement fière, elle ne put en franchir le seuil ce jour-là qu’elle se proposa de passer encore une fois à jouer aux bords de la rivière.

Angelot lui avait appris à en chérir les merveilles, le mouvement onduleux, le perpétuel jaillissement, la transparence, – tant de mystères ! les poissons mobiles et suspendus ; sur la berge, le frisson des peupliers sous les approches de l’hiver. Et des prodiges ! L’image de Marie, mêlée aux herbes qui s’allongeaient et jouaient au fond de l’eau de ce miroir féerique, paraissait lointaine...

D’après Angelot, beaucoup ne jouissaient pas de cet enchantement mais tâchaient à le détruire et à l’expliquer. En vain. Angelot semblait sûr de leur impuissance ; pourquoi redoutait-il leur malice ?... Dans son cœur, Marie sentit naître la peur de toutes les forces qu’avec grâce la nature contient, mais que, sans les connaître ni les comprendre, les hommes ont dérobées afin de conquérir et de dominer... Comme Angelot, voici qu’elle craignait les hommes eux-mêmes et qu’elle détestait leur science et leurs œuvres. Elle tremblait aussi parce qu’elle était de leur race. Comprenait-elle ces deux termes désespérants qu’un jour, prochain peut-être, ils tueraient le mystère, ou que le mystère les tuerait ?

Vieille de trop de pensées, Marie s’était mise à tresser des roseaux ainsi que l’enfant lui avait appris, et cette tâche l’apaisa. Le soir, elle déposa l’ouvrage utile de ses mains près du foyer où elle retrouva, à leur place accoutumée, ses parents et « Petit Ange ».

Au municipe, il avait demandé qu’on le dispensât de l’école en le chargeant des besognes les plus modestes et qu’on n’incriminât pas ses parents d’adoption, entièrement soumis aux lois ; bientôt, les paysans inquiets étaient venus s’excuser.

Les délégués de l’enseignement jugèrent que l’enfant, trop jeune pour apprécier ce qu’il refusait, avait droit à l’instruction universelle, source du bonheur également universel. Il devait reconnaître la formule actuelle et enfin définitive de la société : « Le bonheur à tous, malgré tous. » Quant à la responsabilité des paysans, on acceptait de la dégager à cause de la bonne volonté dont leur présence témoignait. Seulement, on leur retirerait la garde de l’enfant, puisqu’ils réussissaient si mal à l’éclairer sur l’excellence des lois. Cela, sous un nouveau délai de six mois, consenti non point par bonté, ce mot était biffé des morales, et des consciences, remplacé par la « justice égalitaire », infaillible puisqu’elle était désormais accordée scientifiquement au temps, au climat et même, quelquefois et provisoirement, aux anciennes mœurs.

 

Les pauvres gens ne jouirent pas en repos de cette tolérance. Ils virent en tremblant s’écouler le temps accordé. L’enfant mêlait à ses travaux rustiques des rires et des jeux où il entraînait Marie, à peine un moment soucieux si quelques visiteurs tâchaient à le convaincre : de vieux hommes honorés parce qu’ils avaient toute leur vie consacré à l’État un plus grand nombre d’heures qu’il n’était imposé, des chefs de districts lointains, et même un membre du gouvernement central.

Un prêtre vint aussi. Aux premières heures du matin, il déchargeait des fardeaux de légumes pour 1’approvisionnement d’une cité populeuse ; il avait étudié la théologie, et le pape l’avait nommé évêque d’une grande région. Il ordonnait la soumission aux lois et condamnait l’Esprit du Mal, dont le nom en ce monde est « Révolte ». La pensée de l’enfant rebelle avait traversé l’activité de son zèle apostolique et troublé sa certitude. « Car la science, avait-il enseigné, c’est la beauté de Dieu et ce sera la récompense... »

Mais Adam, qui renonça à la mériter par l’amour et l’obéissance et tenta de la dérober, fut maudit !... « Semblable à Dieu ! » avait proposé Satan qui ne mentait point, car c’est le destin promis ; – mais une fois dégagés de la matière, et nous y sommes embourbés. L’homme a devancé l’heure.

Ceux qui s’élevèrent à lui par l’effort de la pensée et ceux qui le servirent d’une très docte intelligence, Dieu les chérit, mais il ne les préféra point. Le premier des apôtres, saint Pierre, était un ignorant. Il semble que saint Paul ait été choisi moins par la tendresse du Fils que par la sagesse du Père...

L’évêque comprit cela dès qu’il eût vu l’enfant et deviné la candeur de son cœur ; persuadé, il douta si Angelot lui avait seulement parlé. Alors il l’interrogea. L’enfant ne savait rien, qu’une seule prière : « Notre Père, disait-il, qui êtes dans les cieux... » L’évêque crut reconnaître la très pure ignorance en cet enfant mystérieux de qui rayonnait une connaissance supérieure et étrangère à toutes celles qui honorent les hommes, et il s’en était retourné, pensif.

Le soir du dernier jour, l’enfant voulut jouer avec sa petite amie dans le verger encore engourdi du long hiver. Il courut dans toutes les allées, bondit, s’essouffla, et elle espérait un changement de résolution. Mais il lui dit :

« Tu aurais dû, l’autre fois, me laisser m’enfuir d’ici, comme pour m’y cacher je m’étais enfui d’ailleurs. D’autres m’auraient, comme tes parents, recueilli ; ainsi j’aurais vécu pendant plusieurs générations, et peut-être un aussi long temps que vous tous... »

Marie comprenait mal ; elle se prit à pleurer. Alors il l’embrassa pour la consoler.

Mais c’est presque de force qu’on dut enfin le conduire à l’école où des magisters et des disciples prévenus l’attendaient.

 

Pendant les mornes semaines de l’hiver, une pluie froide était tombée ; puis le ciel avait continué d’être caché par des nuages et des brouillards malsains. Les savants cherchaient en vain dans les statistiques d’aussi longues périodes sans soleil et les explications naturelles de ce triste météore dont pâtissaient tous les biens de la terre. Avril, cette année-là, ne semblait pas devoir ramener le printemps. Une ou deux fois déjà, derrière le voile de bruine et de fumée rousse, on avait en vain prévu la victoire de l’astre bienfaisant ; on désespérait de son retour. Les cœurs étaient anxieux, gonflés comme les bourgeons en retard et trop pleins d’une sève inutile...

La classe était commencée. Dans un silence attentif, Angelot, interrogé sur ce qu’il savait, se leva :

« Notre Père, dit-il, qui êtes dans les cieux... »

On l’interrompit avec bonté. Cette naïve prière d’autrefois est comme toute autre devenue inutile. Un père est aujourd’hui chargé de peu de choses, hormis l’agrément d’engendrer ; la mère garde pendant les premiers ans, et seule comme il est juste, quelques droits afférents à ses charges. Quant au « père » comme l’entend l’enfant, le « dispensateur des biens », il est sur la terre ; ses noms et ses attributs s’appellent « le Progrès », « la Science », « l’État ».

Pour fortifier son dire, le maître ajouta :

« Quelles merveilles légendaires, évangiles ou contes de fées, égalent les aéronefs, les courants électriques ou le radium, et quelle théologie atteindrait aux splendides ouvertures du rationalisme nouveau issu des doctrines d’Einstein ? » Et pour conclure : « Adhérer à une religion aujourd’hui c’est se rendre infirme. »

Angelot sans doute n’entendait pas, attentif à la brume d’or éclaircie, lueurs dont le foyer restait encore caché ; une clarté timide commençait d’égayer la haute salle.

Indulgent pour le pauvret si tristement ignorant, le maître, sur un grand planisphère pendu à la muraille, montra les cinq parties du monde, admirant qu’un seul gouvernement assurât la vie et la prospérité d’une humanité mélangée de tant de races qui trouvent leur unité dans leurs consciences « libres de toute contrainte, de tout préjugé, de toute idole, de tout dogme de classe, de caste, de nation, de religion !... » La science avait fait cela, et la raison s’affirmait supérieure aux lois de la nature, capable de réparer leurs erreurs.

À ce moment, le premier rayon tardif de la belle saison entrant par la fenêtre qu’un souffle mystérieux avait ouverte, le rire d’Angelot, – qu’il chantât le rayon ou raillât la sottise ! – éclata, délicieux.

Un inextricable et ravissant fouillis de cris et de trilles sortit d’un arbre fourré de merles, de bouvreuils et de chardonnerets ; il en vint d’autres de partout, et dans la classe une joie paisible déborda, naïve, irrésistible, ironique ; et comme les oiseaux paraissaient parler aux enfants et venir à eux, les enfants bondirent vers les oiseaux et le jardin, par toutes les baies. La chanson du printemps remplit le beau bâtiment de l’école, qui se vida par contre d’enfants. Leur troupe enivrée passa devant la porte des filles, que le suave matin déjà ravissait ; elles la suivirent. Tout ce jour-là, partout où butinaient les abeilles, bourdonnaient les hannetons, sautaient et s’agitaient les grillons et les bestioles pareilles à celles qui réjouissaient les yeux des petits de l’âge de pierre, les écoliers et les écolières de la ville coururent, oublieux du magister, du système d’Einstein, des cinq parties du monde, de la science des hommes et de leur infaillible sagesse. Nul n’y résista, des plus réfléchis, des mieux instruits. Quelques maîtres qui acceptaient la férule comme un travail moins pénible, qui peut-être, en d’autres temps, eussent écrit des livres puérils ou des poèmes sublimes, s’égaillèrent sans honte, imaginant, quelques heures, qu’ils n’étaient pas les bénéficiaires d’un admirable contrat collectif (et obligatoire), mais de libres créatures sous un ciel dont les astres et l’harmonie ne sont point l’œuvre des savants et des philosophes.

Cela dura, tout ce jour merveilleux et, pour quelques-uns, toute la nuit illustrée de lune, jusqu’à ce qu’ils se retrouvèrent, las d’une joie inconnue et comme au lendemain d’une ivresse, sur les mêmes bancs d’où il leur avait semblé qu’ils étaient partis pour une patrie, mais où les gendarmes, prenant quelques-uns par les oreilles, les avaient ramenés.

Ce « phénomène inclassable » causa naturellement un grand trouble chez les gens du municipe. Quant au vulgaire, il criait ici à l’incompréhensible, là au miracle, un vieux mot, une vieille croyance qu’on était mal parvenu à supprimer. Heureusement, les « sages » se ressaisirent ; avant que le bruit de cet incident fâcheux eût été répandu et commenté, ils annoncèrent dans l’Universel du matin que la veille, pour fêter le printemps revenu, ils avaient eux-mêmes ordonné aux écoliers et à leurs maîtres de se disperser et, en une belle fête civique, de se réjouir du soleil réapparu selon l’ordre immuable que lui assignent les mathématiques transcendantes dont il est, comme nous-mêmes, le serviteur. Cela fut appelé par le rédacteur : « La fête du Soleil et des Mathématiques. »

Les faits devinrent le mensonge, et ceci seulement fut la vérité, puisque seulement ceci était inexplicable.

Pourtant, il ne fallait pas qu’un tel scandale se renouvelât. Afin d’en éviter l’embarras et le démenti, on renonça aux moyens inefficaces et même dangereux de traîner l’enfant à l’école malgré lui.

Tous les regards étaient dirigés, et beaucoup de sympathies inavouées, vers le petit révolté ; il fallait que le châtiment ou l’obéissance fussent exemplaires ; autrement le chef-d’œuvre des siècles eût risqué d’aboutir (tous autres ressorts, religions, patries, étant brisés) à une anarchie sanglante et définitive.

Quelle peine appliquer ? Le travail forcé, qui donc n’y était soumis ? et le supplément de labeur pour l’État qui menait aux plus grands honneurs ne pouvait être considéré comme un châtiment. On se contentait le plus souvent, pour punir les criminels, de quelque temps de réclusion ou de restrictions sur la nourriture et le vêtement.

Des juges réunis décidèrent d’abord de retrancher l’enfant de la Société, afin d’éviter, comme j’ai dit, la contagion. On lui assigna une petite cabane dans un champ assez éloigné de la ville ; il y demeurerait seul et surveillé de loin, jusqu’à ce qu’il cédât, et le nécessaire pour sa subsistance serait peu à peu réduit. La limite n’avait pas été prévue. L’enfant tenait son propre sort entre ses mains. Bien entendu, on avait commis des médecins, qui affirmèrent que, responsable de ses actes, il n’aurait pu, sans abus également blâmable de rigueur ou d’indulgence, être interné parmi les fous.

Angelot accepta son sort sans apparente répugnance. Dans un sentiment d’espoir et de bienveillance, on le conduisit d’abord chez ses anciens tuteurs, qui pleuraient ainsi que la petite Marie et qui l’adjurèrent de céder... Il regarda longuement la maison qu’il ne pensait plus revoir. Elle était plus ancienne que les lois qui régissaient alors le monde. La pente de son toit de vieilles tuiles avait abrité des couples heureux. À son tour, l’enfant ignorant regrettait de n’y pas mourir.

 

Il entra dans le clos et la cabane où il habiterait, après tout, seulement autant qu’il le voudrait.

Bientôt on se repentit de la mesure prise un peu trop à la légère et à laquelle, sous peine de paraître changeant et peu scientifique, on devait se tenir.

L’enfant jouait avec insouciance comme si rien ne lui manquait. Les écoliers, se souvenant qu’ils lui avaient dû « la fête du Soleil et des Mathématiques », lui apportaient, jetaient, par-dessus les haies et la tête des hommes de la police, des noisettes et des baies saisonnières. Un sentiment de pitié absurde et dangereux remuait leurs cœurs démodés. « Angelot ! disaient-ils. Angelot ! » Et l’enfant souriait à cause du tendre appel, parmi leurs voix, d’une seule fillette : « Petit Ange !... »

Alors Marie fut priée, et elle accepta, de l’engager à vivre. Elle avait bien écouté la leçon et compris ce qu’elle devait répéter... Parvenue jusqu’à lui, elle se tut, parce qu’il l’avait signifié d’un doigt sur ses lèvres, en souriant, comme pour un jeu. Il rayonnait tant de joie de la seule présence de son ami qu’elle ne pleura pas. On renonça à renouveler cette épreuve, jugée dangereuse pour sa raison, parce qu’elle ne sut pas expliquer pourquoi elle en revenait courageuse et presque consolée.

 

C’est alors qu’on décida de recourir aux lumières du plus vieux savant du monde : le Maître du Progrès.

Assez ancien pour avoir connu une civilisation très différente, goûté de la liberté maudite, des nationalismes scélérats, il avait inventé (et ses élèves après lui, et selon ses méthodes) presque tout ce qui avait permis le triomphe définitif du progrès : d’abord la destruction par millions de ses contempteurs. Toutes les connaissances modernes, les espoirs infinis vers l’avenir, venaient des sécrétions de son cerveau. Le plus honoré des hommes, il vivait, lui seul, à sa guise, dans une tour très haute qui abritait ses instruments d’observations et d’épreuves. À son heure, il divulguait ceux qu’il lui convenait de ses secrets, dont plusieurs si redoutables, qu’on n’en parlait qu’en tremblant. Les menaces qui descendaient de « la Tour » étaient entre les mains des chefs un moyen de gouvernement persuasif. On tremblait devant elles comme jadis sous la foudre de Jupiter tout-puissant.

On l’alla quérir un jour avec autant de pompe que le bœuf gras dont la fête avait été restaurée ; escorté de police et précédé de fanfares, il arriva devant l’enclos d’où un triple rang de gardes et de barbelés écartait maintenant les ravitailleurs bénévoles.

Comme le cortège faisait silence, on entendit que l’enfant, d’une voix douce et affaiblie, chantait.

Le vieux savant s’approcha seul.

La vérité, puisque l’Universel confirme et proclame des faits normaux et probables, c’est qu’il n’obtint rien ; qu’on répondit par des rires impertinents à son éloquence ; qu’il repartit, le cœur déchiré, encourageant à la rigueur les pouvoirs publics, ainsi confirmés dans la justice et surtout dans l’utilité de leur douloureux devoir.

Le mensonge, – car il y eut un mensonge absurde et tenace, – est bien différent. Voici ce que racontèrent des gens qui prétendaient avoir vu de leurs yeux :

Tandis que le Maître gravissait le petit tertre que la cabane couronnait, l’enfant vint au-devant de lui. Il appuya sa main sur sa poitrine et lui parla, un peu de temps, en souriant. Puis il s’assit avec lassitude, tourné vers l’orient, et se remit à chanter des choses que l’éloignement rendait indistinctes, mais qui rappelaient la voix mêlée des cigales et des brises sur les eaux. Alors le vieillard, pris d’un tremblement pieux, toucha avec respect les pauvres vêtements déchirés de l’enfant ; et quand, incliné devant lui, il lui baisa la main, l’enfant ne s’en défendit point.

D’aucuns qui n’y avaient pas assisté accréditèrent ces faits mensongers, parce qu’ils remarquèrent l’habit souillé par la boue où « le flambeau du monde » s’était prosterné.

Encore on constata qu’on l’avait remmené avec beaucoup de hâte et sans apparat. Et comme la pensée échappe toujours aux lois et la parole, même prudente, la propage quasi inévitablement, on dit...

On dit (mais comment l’eût-on su ?) qu’agenouillé, il avait demandé pardon à l’enfant. Pardon de quoi ?

Que, rentré dans « la Tour », il avait brisé des instruments, déchiré des manuscrits, enfin détruit le plus qu’il avait pu des secrets du présent et de l’avenir.

Ces calomnies obtinrent chez des esprits trop indépendants quelque créance, parce qu’on ne revit plus jamais le Maître du Progrès. Très peu de temps après, on annonça que son grand âge et ses fatigues lui avaient retiré ce qui restait de ses sublimes facultés.

 

Or l’enfant, qui recevait de moins en moins de nourriture, allait s’affaiblissant. La douleur et la pitié de Marie s’appesantissaient moins sur son ami que sur elle-même ; souvent, elle se le reprochait. Elle songeait peu à la soif, à la faim ; les anges ne mangent ni ne boivent. Elle ne, pensait pas à la mort inévitable, – impossible ! –  peut-être faute d’images précises ; plutôt à un départ, à une immatérialisation qui combinaient en elle un chagrin et une joie mystiques. Elle savait qu’Angelot n’obéirait pas, que les hommes méchants et honteux n’oseraient pas céder, que jamais il ne reviendrait dans la maison des parents de Marie.

La nuit, il arrivait qu’elle courût près du clos où des ifs semblaient, de loin, garder la cabane mystérieuse.

Un soir de lune, elle vit...

L’air tiède interdisait de croire à la blancheur hivernale de la terre. La blancheur de la neige sans le froid, c’est le miracle des lunes d’été. La brume isolait le coteau solitaire et la cabane de la plaine habitée, armée, hostile, qu’elle voilait. Des monts à ce lieu, les yeux ne voyaient point d’obstacle, et rien d’étonnant qu’un homme avec aisance eût pénétré dans cet îlot lumineux.

L’enfant, qui l’attendait, avant qu’il eût paru tendit les bras vers lui.

Il semblait un de ces bergers entêtés dans leur solitude, comme il en a toujours existé, comme il en existera dans les montagnes, gardant près des abîmes des troupeaux qui dureront autant que le monde. Ils lisent dans les étoiles, se souviennent de la crèche divine et méprisent l’agitation criminelle et sotte des « gens d’en bas ».

Les cheveux et la barbe de celui-ci étaient longs, sa marche majestueuse quoique rapide ; enveloppé d’une houppelande, appuyé sur une grande houlette, il avait l’air pastoral et noble d’un évêque des anciens temps.

Au seuil de la cabane, il s’assit sur une pierre et prit sur ses genoux la tête blonde.

L’enfant parla :

« Écoute-moi, frère ; j’ai de la peine parce que je vais quitter bientôt la terre, qui est si jeune cette nuit dans sa robe d’argent pâle, car les siècles n’ont presque rien pu sur elle, en attendant que, bientôt, ils la tuent. »

Mais le berger :

« Parce que tu vas mourir, voici qu’on la trouvera moins belle. La reine de Saha jetait une nuée sur ses tuniques et ses joyaux de pourpre et de pierreries ; ce voile léger augmentait leur splendeur et le désir de Salomon ; ainsi tu étais devant la terre comme une parure de plus. Si l’on t’arrache de ses épaules, je tremble qu’elle apparaisse vieille et nue, qu’on la méprise et qu’on l’assassine.

– J’ai tant aimé ses fils ! Auprès de toi, je les ai tant servis depuis le commencement ! et c’est eux, ami, qui me font périr. J’ai besoin des mêmes aliments que leurs enfants à qui je suis tout pareil, des mêmes jeux et des mêmes caresses. Qu’ai-je fait, qu’ils me haïssent ?... J’ai faim... »

Le berger enleva l’enfant et l’assit, serré contre lui ; mais il ne pouvait pas l’empêcher de souffrir.

L’enfant reprit :

« Ils m’ont aimé sans me connaître. J’étais la raison de tous leurs bonheurs, et j’en étais la cause nécessaire.

– Leur orgueil ne leur permet plus de les tenir de toi.

– Je leur avais donné l’amour.

– L’amour ne peut vivre sans toi.

– Je leur ai fait chérir tous les aspects de la beauté.

– Ils lui préfèrent la matière et sa laideur utile. Avec toi, la beauté mourra.

– J’avais mis dans leur cœur la vérité de Dieu. Ils en vivaient...

– Voici qu’ils périront du mensonge des faits.

– J’ai faim, à en mourir. Si tu savais comme ma tête est lourde !... Mais c’est d’eux surtout que j’ai faim.

– Enfant, tu le sais, moi aussi je les aime.

– Que vont-ils devenir ? Ils me remplacent par la science, qui est seulement de ce que Dieu permet.

– Ils ne se nourrissent plus que de ce rien ; et le reste, qu’ils nient depuis qu’ils te rejettent, ils désapprennent de s’en réjouir. »

Alors le berger gémit sur son compagnon et l’enfant sur les hommes...

Il évoqua le temps qu’il servait sur la pierre de Noé l’incomparable Melchisédech. « Toi-même, ami, et tant d’autres fois ! je t’ai suivi quand tu te saisissais des ardents et des déréglés pour les jeter du fond de leurs abîmes jusque aux sommets interdits aux prudents.

– Quand ta foi candide ruinait les connaissances accumulées par le vain labeur des savants et des philosophes.

– Voici qu’ils m’ont vaincu, qu’ils me haïssent, que depuis plus d’un siècle je chemine, chassé de pays en pays, sur tant de routes hostiles.

– Les enfants et les femmes avaient longtemps persisté à t’aimer.

« Quand je ne serai plus, quelques-uns pleureront. Ainsi Marie, qui m’a bien deviné et qui m’appelle Petit Ange... Je savais que je n’aurais qu’un temps, car l’homme, depuis qu’il est né, rougit de mes bienfaits et rêve de ma mort. Hélas ! elle précédera la sienne de bien peu. Continent ne le voit-il pas ?... S’il savait cela, crois-tu qu’il me laisserait vivre ? »

L’enfant, que la faiblesse avait assoupi, leva les yeux vers le visage de son ami. Il vit qu’il regardait devant lui, droit et pur, ardemment, vers une belle espérance, la justification et la gloire très prochaines, au delà des ruines du temps.

Le berger se leva, et large étendit ses bras en ouvrant sa poitrine. Sur la plaine de brume, la lune oblique allongea l’ombre d’une croix :

« Ton bonheur, ô terre, a vécu. La divine ignorance achève de mourir ! »

L’enfant sourit :

« Mais toi, fou divin, tu leur restes... »

Le berger l’avait repris sur ses genoux. C’est ainsi qu’il s’endormit, tandis qu’un rossignol brusquement achevait sa plainte. Et ce silence sans oiseaux était définitif ; le lendemain, le sol parut jonché de leurs petites touffes.

Alors, sifflet des machines, rugissement des chaudières, martèlement des métaux, éclat unique ! un rire d’homme retentit.

 

Le Grand Conseil discuta jusqu’où il convenait de pousser l’expérience et si l’on éviterait aux écoliers le spectacle fâcheusement exaltant d’une si belle mort.

Mais l’enfant avait disparu.

Alors les municipes, les magisters et jusqu’au Conseil suprême s’inquiétèrent parce que peut-être, malgré le bruit qu’ils en firent courir, l’enfant vivait toujours.

Tout le jour, Marie rôda autour de la cabane vide que les gardes avaient abandonnée. Le soir, elle fut rejointe là par un vieillard, aimable à cause des larmes qu’il versait, qu’aussitôt elle aima. Alors elle mit la main dans la sienne et lui parla :

« Je vous reconnais. C’est vous qui êtes venu voir mon ami. Tout le monde vous honorait et nous, les écoliers, nous nous pressions sur votre passage. On nous avait ordonné de vous applaudir parce que vous avez instruit les générations, découvert des vérités et des forces, et détruit l’ignorance. C’est ce qu’on nous apprend, en disant votre nom. Alors j’avais peur de vous, et je vous détestais. »

Le Maître du Progrès :

« Il ne faut pas maudire la science. Ce n’est pas nous qui avons chassé ton ami...

– N’est-ce pas à cause de vous qu’on l’a chassé ? Mais vous avez touché ses vêtements et embrassé, devant tout le inonde, ses mains. Alors j’ai confiance en vous. D’abord, je vous dirai ce que j’ai vu : un grand berger a pris Angelot dans ses bras, – je crois qu’il dormait, ou bien dites-moi s’il était mort, – il l’a élevé très haut au-dessus de sa tête et il l’a emporté ainsi, comme une offrande, vers le soleil que se levait.

– Je ne sais pas, petite fille. Comment saurais-je s’il est mort ? La science permet seulement de douter. Il est bien plus ancien que moi. Bien avant que je fusse né, il donnait du bonheur à la terre. Toi, mieux que moi, puisque tu étais son amie, tu peux dire s’il doit revenir et quelle place il garde en ton cœur. Je sens déjà comme il nous manque.

– Il était comme moi un tout petit enfant. Et voici que je me sens vieille...

– Nous étions, nous, ceux de la Tour, de bons serviteurs de l’homme ; l’homme nous a rendus mauvais maîtres. »

Il se tut un long temps et reprit :

« Alors l’homme mourra de nos mains fratricides. »

Et :

« La science n’est point divine. »

Marie commença, ainsi que lui avait enseigné l’enfant :

« Notre Père qui êtes dans les cieux... »

Le Maître du Progrès l’écoutait, les veux remplis de larmes. Les deux voix unies achevèrent : « Délivrez-nous du mal. »

Et le vieillard, courbé vers la « Créature inconnue » que ses pieds foulaient depuis tant d’années, Marie, les yeux au contraire levés, prièrent le Dieu impérissable des tout petits enfants et des très vieux savants.

 

 

 

Louis ARTUS, Trois prophéties,

La Colombe, 1952.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



1 Aux environs de l’an 2000.

 

 

 

 

 

 

 

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