Les colchiques

 

(LÉGENDE JAPONAISE)

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean d’AVRIL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vous avez déjà vu, sans doute, ces fleurs violettes, messagères de la saison mélancolique où les arbres perdent une à une leurs feuilles jaunies et desséchées : dès le mois de septembre, elles tapissent les prairies de leurs corolles pâles ; et avec elles arrivent les journées courtes, les veillées au coin du feu qu’on allume. Pour cette raison, pendant que les savants nomment ces fleurs « colchiques d’automne », les paysans les appellent du nom familier de « veilleuses ».

Eh bien, les colchiques ont leur légende, comme beaucoup de choses, légende venue du Japon, du beau pays où l’air est si pur, le ciel si bleu, la mer si profonde et si calme. Et c’est cette légende que je voudrais vous conter.

Le roi Tsien-Liou est malade ; le roi Tsien-Liou va mourir.

Dans la grande salle du palais aujourd’hui déserte, la petite princesse Schang-Taï-Koui est assise dans son grand fauteuil où sa gracieuse personne disparaît tout entière. Schang-Taï-Koui, quel joli nom pour une petite fille ! Cela veut dire « Fleur-de-Pêcher » en japonais ; et celle qui porte le nom le justifie si bien, par ses lèvres roses comme les fleurs ses marraines, par ses grands yeux noirs, luisants et vifs, par ses cheveux bruns ondulants comme le feuillage de cet arbre sous la brise !

Fleur-de-Pêcher est triste, triste jusqu’à la mort. De gros sanglots soulèvent sa poitrine par instants et troublent le silence de la grande salle morne, où l’obscurité du soir descend. Par un mouvement nerveux et continu, elle balance, au bas du fauteuil, ses petites jambes trop courtes pour toucher le sol, et elle essuie fréquemment ses grands yeux avec un fin mouchoir de soie, où il y a toutes sortes de choses peintes : des fleurs, des insectes et d’énormes oiseaux fantastiques qui ont l’air de s’attrister en la voyant pleurer.

Fleur-de-Pêcher est triste ; elle pleure parce que l’empereur Tsien-Liou va mourir et que l’empereur est son père. Et elle l’aime tant, elle voudrait tant le sauver, offrir sa petite vie pour celle du père si affectueux et si bon ! Maintes fois déjà elle a supplié le dieu Fô, le dieu de son pays, de la prendre dans son beau paradis, rempli de clartés et de parfums, et de laisser longtemps sur terre, longtemps encore, Tsien-Liou faire le bonheur de son peuple. Car Tsien-Liou n’était pas seulement le plus tendre des pères, il était aussi le plus aimé des souverains ; et dans la grande ville impériale, il n’est pas un homme de son peuple qui, à l’heure de sa mort, ne pleure comme la petite princesse, et, comme elle, ne soit disposé à donner sa vie pour sauver celle de l’empereur.

L’oracle de Fô, le prêtre Lou-Sin, a dit :

« Il y a bien un moyen de sauver l’empereur. Il faut qu’une princesse du sang impérial aille seule, cette nuit, là-bas, dans le château noir qui se dresse au-dessus du fleuve bleu, chercher la pierre merveilleuse, le talisman que le dieu a laissé aux hommes, lors de son passage sur la terre. Mais le château est loin, la route est obscure, et la pierre gardée par un dragon redoutable. Pour tromper la vigilance du terrible gardien, il faudrait aller là-bas pendant la nuit, et contourner le château en passant par la route étroite et sombre qui surplombe le fleuve. Et quelle fille du sang impérial oserait tenter une pareille entreprise ? »

Fleur-de-Pêcher a compris, Fleur-de-Pêcher a juré que ce serait elle, l’audacieuse fille, qui entreprendrait cette conquête, elle qui sauverait l’empereur, son père, et rendrait à son peuple la joie et l’espérance.

Fleur-de-Pêcher ne pleure plus à présent. Elle a roulé le grand fauteuil tout près de la fenêtre, et, en attendant la nuit, elle regarde tout au loin par les grands vitrages que le soleil couchant inonde de lueurs ronges ; elle regarde le vieux château aux tours noires, fantastiques, qui a l’air d’un monstre vivant, avec les créneaux dentelés dont il est hérissé et ses murs sombres, sans fenêtres.

Peu à peu la nuit descend : derrière la colline où se dresse le château, le soleil couchant semble s’enfoncer dans le fleuve aux eaux larges. Maintenant la salle est tout à fait obscure, et l’on entend, dans la pièce voisine, les gémissements d’angoisse de l’empereur mourant. Alors Fleur-de-Pêcher se lève courageusement, jette sur ses épaules son long voile de soie rouge, sort de la salle et bientôt franchit le pont-levis du palais, d’un pied assuré. On la regarde passer dans les rues de la ville ; les femmes baisent le bas de sa robe, et les hommes, levant les bras au ciel, invoquent pour elle l’appui du dieu Fô.

Oh ! comme la route est longue ! Maintenant Fleur-de-Pêcher est sortie de la ville ; la voici en pleine campagne, et tout est noir autour d’elle, rempli de bruits sinistres, de frôlements inquiétants. Parfois elle s’arrête pour reprendre haleine, et elle entend dans sa poitrine les battements sourds et rapides de son cœur. Puis elle repart toujours plus vite, haletante, heurtant les cailloux de la route où ses pieds délicats se blessent, déchirant son voile aux buissons. Là-haut, dans le ciel, pas une étoile ne guide la pieuse fillette, et la lune est cachée derrière d’épais nuages. Oh ! comme c’est loin, et comme il fait noir !

Enfin, Fleur-de-Pécher arrive au bas de la colline où se dresse le château. Mais il faut encore déjouer la vigilance du terrible gardien dont elle voit les yeux enflammés briller dans les ténèbres, et dont elle entend haleter l’horrible respiration. Il faut, selon les recommandations du prêtre, non pas escalader tout droit la colline, mais la contourner par un petit sentier qui s’élève lentement très haut, dominant le fleuve aux eaux profondes. Et comment faire pour se maintenir sur la bonne route dans l’obscurité, entre l’abîme du fleuve et les flancs de la colline ? Comment faire pour découvrir le sentier au milieu de cette énorme masse noire ?

Alors Fleur-de-Pêcher se laissa tomber à terre, accablée de douleur. Et de ses lèvres une prière ardente s’éleva :

« Ô dieu de mes pères, dieu Fô, écoute-moi ! Si tu ne m’assistes pas, je vais périr ; ma mort ne serait rien, mais la vie de mon père que je veux sauver dépend de ma vie. Il faut que je vive pour parvenir au château et ravir le talisman qui doit le sauver. Dieu Fô, éclaire ma route obscure et guide-moi ! »

Dans la nuit, sa prière éloquente s’élève avec une telle ferveur, que le dieu en fut ému. Et voici qu’un miracle soudain s’opéra. Dans l’obscurité, sur le flanc de la colline, une rangée de fleurs s’alluma d’un éclat étrange, comme autant de petites lanternes aux verres violets ; et cette rangée de fleurs serpentait d’étage en étage, s’élevant, sous les yeux ravis de la fillette, jusqu’au sommet de la colline. L’on voyait très nettement la route, étroite, ardue, au-dessus du précipice, et les deux abîmes, la montagne et le fleuve, que l’éclat des fleurs illuminant la route faisait paraître plus sombre encore, par contraste.

Toute joyeuse, Fleur-de-Pêcher s’élance. En un instant ses pieds agiles eurent franchi la route illuminée ; elle atteint au sommet du château, du côté où les murs sombres dominent le fleuve à pic, et où, par conséquent, le dragon qui croit cette entrée inaccessible ne veille point. Fleur-de-Pêcher entre par la porte toute grande ouverte dans les ténèbres.

Au loin, dans les profondeurs du château, elle aperçoit une petite lampe allumée qui veille, solitaire. Elle se glisse sans bruit dans le sanctuaire éclairé par la faible lumière, et, sous la lampe, elle aperçoit un coussin de pourpre sur lequel brille la pierre précieuse. Quelle joie quand elle se saisit du talisman ! Enfin elle le possède, elle tient dans ses mains tremblantes la guérison de son père. Alors, fière de son audace et de son succès, elle reprend en courant l’étroit sentier de la colline, où les fleurs allumées l’attendaient fidèlement.

Une à une, derrière ses pas, elles s’éteignirent.

Mais quand elle fut au bas de la colline, courant dans la campagne vers le château de son père, un spectacle enchanteur s’offrit à ses yeux. De tous côtés des fleurs lumineuses, pareilles à celles qui l’avaient guidée, surgissaient dans les prés, dans les champs, dans les haies. Cela formait un tapis brillant, d’une clarté merveilleuse, qui renvoyait au ciel ses lueurs violettes ; et ces fleurs semblaient les étoiles de la terre.

Maintenant, éclairé et guidé par les fleurs brillantes, le peuple de la ville s’avançait en chantant au-devant de la petite princesse. Averti par un oracle du dieu Fô que Fleur-de-Pêcher avait réussi dans son courageux message, le prêtre Lou-Sin avait prévenu les habitants, mis sur pied tout le palais et toute la ville. Des actions de grâces retentissaient en l’honneur de la princesse, dont la pieuse audace avait sauvé la vie de l’empereur.

Et lorsque la pierre merveilleuse eut ranimé Tsien-Liou, celui-ci, en embrassant Fleur-de-Pêcher, put voir, par les hautes fenêtres du palais, les fleurs lumineuses que la piété de sa fille avait fait éclore.

Tous les ans, quand revient le mélancolique et sombre mois, témoin du dévouement de la princesse, les fleurs violettes refleurissent, comme pour rappeler aux hommes le souvenir de Fleur-de-Pêcher. Et les colchiques, – puisqu’on les appela ainsi, – ne fleurirent pas seulement au Japon, mais ils étendirent sur toute la surface de la terre leurs frêles corolles mauves que vous pouvez contempler à l’automne, sur l’émeraude des prairies.

 

 

Jean d’AVRIL, Griselinde, 1929.

 

 

 

 

 

 

 

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