Entretien

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Pierre BAILLARGEON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La chambre qui s’offre à la vue du curé est grande et presque vide : au fond, un lit étroit, une chaise ; près de la fenêtre, un fauteuil et une table couverte de papiers.

– Bonjour, monsieur Perrin.

– Bonjour.

C’est le fauteuil qui lui répond. Le dos tourné à la porte, Perrin regarde par la fenêtre.

– Vous vous demandez peut-être la raison de ma visite ?

– Non.

– Je vois que vous étiez en train d’écrire.

– Mon testament, monsieur le curé.

– Je ne vous dérange pas trop, j’espère ?

– Pas trop.

Le curé vient planter devant Perrin, à la place de l’orme, sa longue silhouette.

– J’ai appris que vous étiez gravement malade. Alors, ...

– Alors vous venez m’apporter les secours de la religion ?

– C’est cela.

De pitié ou d’aise, le curé soupire.

– Ils ne me guériront pas.

– Mourir ne demande pas moins de soin que vivre.

– Je me suis laissé vivre.

Perrin ferme ses yeux, et soupire. Le curé l’observe curieusement. Ce n’est pas un vrai villageois, note-t-il : tendre et pas d’os ; une tête petite, un visage d’enfant, n’étaient, sur le front, profondes et courtes, deux rides, deux bons coups de griffes.

– Il y a longtemps que vous vous êtes confessé ?

– Trente ans environ.

Le curé lève ses bras au ciel :

– Vous ne pratiquez donc plus ?

– Je ne pèche plus.

– Il n’est pas bon de négliger tellement les grâces du sacrement de pénitence.

– Loin de me libérer de mes remords, il me troublait davantage. J’étais devenu scrupuleux.

– Vous avez dû être mal dirigé.

– Mal formé plutôt. Dès que j’eus l’âge de la raison, on m’en défendit l’exercice.

– Comment cela ?

– Pour mieux dire, on me défendit de me tromper. On considérait la raison comme une source d’erreurs. Par conséquent, on la remplaçait par des commandements. Dès lors il ne s’agissait plus de juger, mais d’obéir.

Perrin fait un geste de lassitude, puis ajoute :

– C’est une longue histoire d’enseignement inadapté à l’enfant... On s’adressait non point à celui qu’il était, mais à celui qu’il devait être. Tous les jours, à ce qu’il me semblait, mon devoir d’état entrait en conflit avec celui de mon être...

– Aujourd’hui, interrompt le curé, on a bien amélioré les méthodes.

– On le dit. On dit cela toujours. Mais n’enseigne-t-on pas encore que faire volontiers une chose, c’est suivre son penchant et partant, manquer de volonté, vouloir étant obéir, agir malgré soi, au gré d’autrui, et plutôt ne rien faire que faire quelque chose ? Tout ce que je voulais, selon mes maîtres, je ne le voulais pas : on ne veut pas le mal ; on succombe à la tentation. Heureusement il y avait le diable !

– Vous blasphémez !

– Le diable était l’excuse de ma mauvaise conscience. Grâce à lui, je ne me sentais plus que faible, de guerre las, vaincu.

– Vaincu surtout.

– J’ai usé mes forces à me contrarier.

– Ainsi vous avez pu amasser beaucoup de mérites.

– Je n’ai pas eu cette avarice.

– Cette avarice ? Quelle avarice y voyez-vous ?

– Pour renoncer à toutes choses, on espère amasser beaucoup de mérites. Mais, premièrement, il faudrait renoncer à la passion d’amasser. Le Christ, en chassant les vendeurs du temple, en a voulu chasser à la fois toutes sortes de trafics, et le plus subtil de tous, qui consiste à troquer le bonheur terrestre contre le bonheur céleste.

– C’est la première fois que j’entends ce commentaire.

– Je n’ai rien amassé, reprend Perrin. J’ai été malheureux seulement. Tout ce que je faisais par goût me faisait l’impression de temps perdu. Tant que je faisais comme les autres, je ne faisais rien bien sinon mon devoir, lequel, une fois accompli, me laissait insatisfait.

Puis d’une voix adoucie :

– Pourquoi me suis-je fait de la peine, demande Perrin comme à lui-même. Je n’en ai jamais fait aux autres qu’involontairement.

Le curé cherche ses mots tandis que Perrin regrette un peu les siens.

– Depuis que vous habitez ici, ne vivez-vous point à votre guise ?

– Faute de pouvoir faire autrement. En cela la force des choses a suppléé ma veulerie. De moi-même je n’aurais pas eu la force de caractère suffisante pour vivre la vie d’écrivain. J’ai donc subi ma vocation. Aussi parce que je n’en ai point assumé franchement les responsabilités, n’ai-je mené aucune de mes œuvres à fin. Je ne laisse rien. Là encore j’ai douté, hésité, raturé sans respect. Scrupuleux en toutes choses. J’aurais voulu choisir avant que d’écrire, comme si l’on pouvait commencer par son anthologie.

– Je ne savais pas que vous étiez écrivain, dit le curé.

Sa voix ne marque ni surprise ni intérêt.

– En étais-je un ? Je n’ai rien publié. Tout ce que j’ai écrit me semble de la paille. Les banalités des plus médiocres, si je m’étais contenté de les reprendre, comme font tant d’autres, elles me convaincraient mieux de mon talent littéraire que mes trouvailles.

Maintenant Perrin a l’air très fatigué.

– Vous êtes plein de sel, monsieur Perrin. Il faut que je me sauve.

– Restez quelque temps encore. C’est moi qui devrai me sauver...

– Reposez-vous. Je reviendrai.

– Ce n’est pas de repos que j’ai besoin surtout. Approchez la chaise et asseyez-vous. Je vous en prie.

– Alors oubliez tous vos griefs. Que peuvent-ils bien vous importer maintenant ?

Ce disant, le curé s’exécute : il s’assoit à côté de Perrin, en pleine lumière. Mais, dans sa longue soutane noire, il n’est encore qu’une silhouette.

– C’est juste, que peuvent-ils bien m’importer maintenant ? Et puis je me trompe peut-être. Tout ce que je sais, c’est que je suis veule, scrupuleux, gros de péchés inavouables dont pas une confession ne réussirait à me débarrasser pleinement.

– Pourquoi pas ?

– D’abord la chose exige un examen de conscience. Or, cette comptabilité me répugne.

– Le regret ne suffit pas.

– Que ne suffit-il de dire, comme l’Enfant Prodigue : Mon Père, j’ai péché, je ne sais dans quelle mesure, mais je désire votre pardon ?

– En vous aidant d’un questionnaire,...

– De toute façon, j’en passerais, et ce dont je m’accuserais ne serait qu’un voile jeté sur le pire.

– Vous exagérez sans doute.

– Quelque chose me dit que je mentirais encore. Je suis capable de confidences, monsieur le curé, mais pas de confession. Je m’explique volontiers, d’autant plus que c’est le contraire de se juger pour s’accuser ; c’est se disculper, s’excuser, se plaindre...

– Accusez-vous par précaution sinon par conviction.

– Dans mon for intérieur, je ne puis que me récuser. Ai-je sur moi juridiction ? Se juger, c’est manquer à soi...

– Demandez à Dieu la force nécessaire pour vous humilier.

Le curé se lève. Il cède sa place à Dieu.

 

 

 

Pierre BAILLARGEON.

 

Paru dans Amérique française en mars 1943.

 

 

 

 

 

 

 

 

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