Les deux rêves

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Honoré de BALZAC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mme Bodard de Saint-Jame, femme du trésorier général de la marine sous Louis XVI, avait l’ambition de ne recevoir chez elle que des gens de qualité, vieux ridicule toujours nouveau. Pour elle, les mortiers du Parlement étaient déjà fort peu de chose, elle voulait voir dans ses salons des personnes titrées qui eussent au moins les grandes entrées à Versailles. Dire qu’il vînt beaucoup de cordons bleus chez la jolie financière, ce serait mentir ; mais il est très certain qu’elle avait réussi à obtenir les bontés et l’attention de quelques membres de la famille de Rohan, comme le prouva par la suite le trop fameux procès du collier.

Un soir, c’était, je crois, le 2 août 1786, je fus très surpris de rencontrer dans le salon de cette trésorière, si prude à l’endroit des preuves, deux nouveaux visages qui me parurent d’assez mauvaise compagnie. Elle vint à moi dans l’embrasure d’une croisée où j’avais été me nicher avec intention.

« Dites-moi donc, lui demandai-je en lui désignant par un coup d’oeil interrogatif l’un des inconnus, quelle est cette espèce-là ? Comment avez-vous cela chez vous ?

– C’est un homme charmant !

– Le voyez-vous à travers le prisme de l’amour, ou me trompé-je ?

– Vous ne vous trompez pas, reprit-elle en riant, il est laid comme une chenille ; mais... il m’a rendu le plus immense service qu’une femme puisse recevoir d’un homme. »

Comme je la regardais malicieusement, elle se hâta d’ajouter :

« Il m’a radicalement guérie de ces odieuses rougeurs qui me couperosaient le teint et me faisaient ressembler à une paysanne... »

Je haussai les épaules avec humeur.

« C’est un charlatan ! m’écriai-je.

– Non, répondit-elle, c’est le chirurgien des pages. Il a beaucoup d’esprit, je vous jure, et d’ailleurs il écrit. C’est un savant physicien.

– Si son style ressemble à sa figure... repris-je en souriant... Mais l’autre ?

– Qui ?... l’autre.

– Ce petit monsieur pincé, propret, poupin, et qui a l’air d’avoir bu du verjus.

– Mais c’est un homme bien né, me dit-elle. Il arrive de je ne sais quelle province. Il est chargé de terminer une affaire qui concerne le cardinal, et c’est Son Eminence elle-même qui l’a présenté à M. de Saint-Jame. Ils ont choisi tous deux Saint-Jame pour arbitre. En cela, le provincial n’a pas fait preuve d’esprit ; mais aussi quels sont les gens assez niais pour confier un procès à cet homme-là ? Il est doux comme un mouton et timide comme une fille. Son Éminence l’amadoue, car il s’agit, je crois, de 30 000 livres.

– Mais c’est donc un avocat ? dis-je en faisant un léger haut-le-corps.

– Oui », dit-elle.

Puis, confuse de cet humiliant aveu, elle alla reprendre sa place au pharaon.

Toutes les parties étaient complètes. Or je n’avais rien à faire ni à dire, car je venais de perdre 2 000 écus contre M. de Laval, avec lequel je m’étais rencontré chez une impure. J’allai me jeter dans une duchesse placée auprès de la cheminée ; s’il y eut jamais sur cette terre un homme bien étonné, ce fut certes moi, en apercevant que, de l’autre côté du chambranle, j’avais pour vis-à-vis le contrôleur général. M. de Calonne paraissait assoupi et livré à toutes les jouissances négatives de la digestion. Quand je le montrai par un geste à Beaumarchais qui venait à moi, le père de Figaro, ou Figaro lui-même, m’expliqua ce mystère sans mot dire.

Il m’indiqua tour à tour ma propre tête et celle de Bodard par un geste assez malicieux qui consistait à écarter vers nous deux doigts de la main en tenant les autres fermés. Mon premier mouvement fut de me lever pour aller dire quelque chose de piquant à Calonne, mais je restai : d’abord, parce que je songeai à jouer un tour à ce favori, et ensuite, Beaumarchais m’avait un peu trop familièrement arrêté de la main ; puis, clignant des yeux pour m’indiquer le contrôleur, il m’avait dit en murmurant :

« Ne le réveillez pas... l’on est trop heureux quand il dort.

– Mais c’est aussi un plan de finances que le sommeil ! repris-je.

– Certainement ! nous répondit l’homme d’État, qui avait deviné nos paroles au seul mouvement des lèvres.

– Monseigneur, dit le dramaturge, j’ai un remerciement à vous faire...

– Et pourquoi ?...

– M. de Mirabeau est parti pour Berlin. Je ne sais pas si, dans cette affaire des eaux, nous ne nous serions pas noyés tous deux.

– Vous avez trop de mémoire et pas assez de reconnaissance, répliqua sèchement le ministre, fâché de voir divulguer un de ses secrets devant moi.

– Cela est possible, dit Beaumarchais piqué au vif, mais j’ai des millions... »

M. de Calonne feignit de ne pas entendre...

Il était minuit et demi quand les parties cessèrent. L’on se mit à table. Nous étions dix personnes, Bodard et sa femme, le contrôleur général, Beaumarchais, les deux inconnus, deux jolies dames dont je tairai les noms et un fermier général, appelé, je crois, Lavoisier. De trente personnes que je trouvai dans le salon en y entrant, il n’était resté que ces dix convives, et encore les deux espèces ne soupèrent-elles que d’après les instances de Mme de Saint-Jame, qui crut s’acquitter envers l’un en lui donnant à manger, et qui peut-être invita l’autre pour plaire à son mari, auquel elle faisait des coquetteries, je ne sais trop pourquoi ; car, après tout, M. de Calonne était une puissance, et si quelqu’un avait eu à se fâcher, c’eût été moi.

Le souper commençait à être ennuyeux à la mort. Ces deux gens et le fermier général nous gênaient. Alors je fis un signe à Beaumarchais pour lui dire de griser le fils d’Esculape qu’il avait à sa droite, et je lui donnai à entendre que je me chargeais de l’avocat. Comme il ne nous restait plus que ce moyen-là de nous amuser, et qu’il nous promettait de la part de ces deux hommes une ample moisson d’impertinences dont nous nous amusions déjà, M. de Calonne sourit à mon projet. En deux secondes, les trois dames trempèrent dans notre conspiration bachique. Elles s’engagèrent par des œillades très significatives à y jouer leur rôle, et le vin de Sillery couronna plus d’une fois les verres de sa mousse argentée. Le chirurgien fut assez facile ; mais, au troisième verre que je lui versai, mon voisin me dit avec la froide politesse d’un usurier qu’il ne boirait pas davantage.

En ce moment, Mme de Saint-Jame nous avait mis, je ne sais par quel hasard de la conversation, sur le chapitre des merveilleux soupers du comte de Cagliostro. Je n’avais pas l’esprit trop présent à ce que disait la maîtresse du logis, car, depuis la réponse qu’il m’avait faite, j’observais avec une invincible curiosité la figure mignarde et blême de mon voisin. Son nez était à la fois camard et pointu, ce qui, par moments, le faisait ressembler à une fouine. Tout à coup ses joues se colorèrent en entendant Mme de Saint-Jame dire à M. de Calonne d’un ton impérieux :

« Mais je vous assure, monsieur, que j’ai vu la reine Cléopâtre...

– Je le crois, madame !... répondit mon voisin ; car moi, j’ai parlé à Catherine de Médicis.

– Oh ! oh ! » s’écria M. de Calonne.

Les paroles prononcées par le petit provincial le furent d’une voix qui avait une indéfinissable sonorité, s’il est permis d’emprunter ce terme à la physique. Cette soudaine clarté d’intonation chez un homme qui avait jusque-là très peu parlé, toujours très bas et avec le meilleur ton possible, nous surprit au dernier point.

« Mais il parle..., s’écria le chirurgien, que Beaumarchais avait mis dans un état satisfaisant.

– Son voisin aura poussé quelque ressort », répondit le satirique.

Mon homme rougit légèrement en entendant ces paroles, quoiqu’elles n’eussent été que murmurées.

« Et comment était la feue reine ? demanda Calonne.

– Je n’affirmerais pas que la personne avec laquelle j’ai soupé hier fût Catherine de Médicis elle-même, car ce prodige doit paraître justement impossible à un chrétien aussi bien qu’à un philosophe, répliqua l’avocat en appuyant légèrement l’extrémité de ses doigts sur la table et en se renversant sur sa chaise, comme s’il devait parler longtemps ; mais je puis jurer que cette femme ressemblait autant à Catherine de Médicis que si elles eussent été sœurs. Elle portait une robe de velours noir absolument pareille à celle dont cette reine est vêtue dans le portrait qu’en possède le roi ; et la rapidité de l’évocation m’a semblé d’autant plus merveilleuse que M. le comte de Cagliostro ne pouvait pas deviner le nom du personnage avec lequel j’allais désirer de me trouver. J’ai été confondu. La magie du spectacle que présentait un souper où apparaissaient d’illustres femmes des temps passés m’ôta toute présence d’esprit. J’écoutai sans oser questionner. En échappant vers minuit aux pièges de cette sorcellerie, je doutais presque de moi-même. Mais ce qui va vous paraître extraordinaire, c’est que, pour moi, tout ce merveilleux me semble naturel en comparaison de la puissante hallucination que je devais subir encore. Je ne sais par quelles paroles je pourrais vous peindre l’état de mes sens. Seulement je déclare, dans la sincérité de mon cœur, que je ne m’étonne plus qu’il se soit rencontré jadis des âmes assez faibles ou assez fortes pour croire aux mystères de la magie et au pouvoir du démon... »

Ces paroles furent prononcées avec une incroyable éloquence de ton. Elles étaient de nature à éveiller une excessive curiosité chez tous les convives : aussi nos regards se tournèrent-ils sur l’orateur, et nous restâmes immobiles. Nos yeux seuls trahissaient la vie en réfléchissant les bougies scintillantes des flambeaux. À force de contempler l’inconnu, il nous sembla voir les pores de son visage, et surtout ceux de son front, livrer passage au sentiment intérieur dont il était pénétré. Il y avait dans cet homme, en apparence froid et compassé, un foyer secret dont la flamme vint agir sur nous.

« Je ne sais pas, reprit-il, si la figure évoquée me suivit en se rendant invisible ; mais aussitôt que ma tête reposa sur mon lit, je vis la grande ombre de Catherine se lever devant moi. C’est instinctivement que je me sentais dans une sphère lumineuse, car mes yeux, attachés sur la reine par une insupportable fixité, ne virent qu’elle... Tout à coup, elle se pencha vers moi... »

À ces mots, les dames laissèrent échapper un mouvement unanime de curiosité.

« Mais, reprit l’avocat, j’ignore si je dois continuer ; bien que je sois porté à croire que ce ne soit qu’un rêve, ce qu’il me reste à dire est grave...

– S’agit-il de religion ? dit Beaumarchais.

– Ou y aurait-il de l’indécence à continuer ? demanda Calonne.

– Il s’agit de gouvernement..., répondit l’avocat.

– Allez, reprit le ministre, Voltaire, Diderot et consorts ont assez bien commencé l’éducation de nos oreilles. »

Le contrôleur devint fort inattentif, et sa voisine, Mme de G..., fort occupée.

Le provincial hésitait encore, mais Beaumarchais lui dit avec vivacité :

« Mais allez donc, maître, ne savez-vous pas que les lois nous laissent si peu de liberté, que nous prenons notre revanche dans les mœurs... »

Alors le convive commença ainsi :

« Soit que certaines idées fermentassent à mon insu dans mon âme, soit que je fusse poussé par une puissance étrangère, je lui dis : "Ah ! madame, vous avez commis un bien grand crime !... – Lequel ?... demanda-t-elle d’une voix grave. – Celui dont la cloche du palais donna le signal au 24 août..." Elle sourit dédaigneusement, et quelques rides profondes se dessinèrent sur ses joues blafardes. "Vous nommez cela un crime !... répondit-elle. Ce fut un grand malheur ; l’entreprise, mal conduite, ayant échoué, il n’en est pas résulté pour la France, pour l’Europe, pour le christianisme, tout le bien que nous en attendions. Les ordres ont été mal exécutés, nous n’avons pas rencontré autant de Montluc qu’il en fallait. La postérité ne nous tiendra pas compte du défaut de communications qui nous empêcha d’imprimer à notre œuvre cette unité de mouvement nécessaire aux grands coups d’État. Voilà le malheur. Si, le 25 août, il n’était pas resté l’ombre d’un huguenot en France, je serais demeurée jusque dans la postérité la plus reculée comme une belle image de la Providence. Que de fois les âmes clairvoyantes de Sixte-Quint, de Richelieu, de Bossuet, m’ont secrètement accusée d’avoir échoué dans mon entreprise après avoir osé la concevoir ! Aussi, de combien de regrets ma mort ne fut-elle pas accompagnée !... Trente ans après la Saint-Barthélemy, la maladie durait encore ; elle coûtait déjà dix fois plus de sang noble à la France qu’il n’en restait à verser le 26 août 1572. La révocation de l’édit de Nantes, en l’honneur de laquelle vous avez frappé des médailles, a coûté plus de larmes, de sang et d’argent, a tué plus de prospérité en France que trois Saint-Barthélemy. Letellier a su accomplir avec une plumée d’encre le décret que le trône avait secrètement promulgué depuis mai ; mais le 25 août 1572, cette immense exécution était nécessaire ; le 25 août 1685, elle était inutile. Sous le second fils de Henri de Valois, l’hérésie était à peine enceinte ; sous le second fils de Henri de Bourbon, elle avait, mère féconde, jeté son frai sur l’univers tout entier. Vous m’accusez d’un crime, et vous dressez des statues au fils d’Anne d’Autriche !..."

« À ces paroles lentement prononcées, je sentis en moi comme un tressaillement intérieur. Je croyais respirer la fumée du sang de je ne sais quelles victimes. Catherine avait grandi. Elle était là comme un mauvais génie, il me sembla qu’elle voulait pénétrer dans ma conscience pour s’y reposer.

– Il a rêvé cela, dit Beaumarchais à voix basse, car il ne l’a certainement pas inventé !

– Ma raison est confondue !... dis-je à la reine. Vous vous applaudissez d’un acte que trois générations condamnent, flétrissent et...

« Elle sourit de pitié.

« "J’étais calme et froide comme la raison même. J’ai condamné les huguenots sans pitié, mais sans emportement. Ils étaient l’orange pourrie de ma corbeille. Reine d’Angleterre, j’eusse jugé de même les catholiques, s’ils y eussent été séditieux. Pour que notre pouvoir eût quelque vie à notre époque, il fallait dans l’État un seul Dieu, une seule foi, un seul maître. Heureusement pour moi que j’ai gravé ma justification dans un mot. Quand Birague m’annonça faussement la perte de la bataille de Dreux : Eh bien ! nous irons au prêche ! m’écriai-je. De la haine contre ceux de la religion !... Je les estimais beaucoup et je ne les connaissais pas. Si je me suis senti de l’aversion pour des hommes en politique, ce fut pour le lâche cardinal de Lorraine, pour son frère, soldat brutal. Voilà quels étaient les ennemis de mes enfants !... Je les voyais tous les jours, ils m’excédaient. Si nous n’avions pas fait la Saint-Barthélemy, ces misérables l’eussent accomplie à l’aide de Rome et de ses moines ; et la Ligue, qui n’a été forte que de ma vieillesse, eût commencé en 1573."

« "Mais, madame, au lieu d’ordonner cet horrible assassinat (excusez ma franchise), pourquoi n’avoir pas employé les vastes ressources de votre politique à donner aux calvinistes les sages institutions qui rendirent le règne de Henri IV si glorieux et si paisible ?"

« Elle sourit encore, haussa les épaules, et ses rides creuses donnèrent à son pâle visage une expression d’ironie pleine d’amertume.

« "Les peuples, dit-elle, ont besoin de repos après les luttes les plus acharnées, voilà le secret de ce règne. Mais Henri IV a commis deux fautes irréparables : il ne devait ni abjurer ni laisser la France catholique après l’être devenu lui-même. Lui seul s’est trouvé en position de changer sans secousse la face de la France. Ou pas une école, ou pas un prêche. Telle aurait dû être sa pensée. Laisser dans un gouvernement deux principes ennemis sans que rien les balance... Voilà un crime de roi ! Il sème ainsi des révolutions. À Dieu seul il appartient de mettre dans son œuvre le bien et le mal sans cesse en présence. Mais peut-être cette sentence était-elle inscrite au fond de la politique de Henri IV, et peut-être causa-t-elle sa mort !... Il est impossible que Sully n’ait pas jeté un regard de convoitise sur ces immenses biens du clergé, dont le clergé ne possédait pas alors le tiers..."

« Elle s’arrêta un instant et parut réfléchir.

« "Mais, reprit-elle, songez-vous que c’est à la nièce d’un pape que vous demandez raison de son catholicisme ?..."

« Elle s’arrêta encore.

« "Après tout, j’eusse été calviniste de bon cœur..., ajouta-t-elle en laissant échapper un geste d’insouciance. Est-ce que les hommes supérieurs de ce siècle penseraient encore que la religion était pour quelque chose dans ce procès, le plus immense de ceux que l’Europe ait jugés, vaste révolution, retardée par de petites causes qui ne l’empêchèrent pas de rouler sur le monde, puisque je ne l’ai pas étouffée ?... Révolution, dit-elle, en me jetant un regard profond, qui marche toujours et que tu pourras achever. Oui, toi, toi, qui m’écoutes !..."

« Je frissonnai.

« "Quoi ! personne encore n’a compris que les intérêts nouveaux et les intérêts anciens avaient saisi Rome et Luther comme des drapeaux ! Quoi ! pour éviter une lutte à peu près semblable, Louis IX, en entraînant une population centuple à celle que j’ai condamnée et la laissant aux sables de l’Égypte, a mérité le nom de saint, et moi !...

« "Mais moi, dit-elle, j’ai échoué."

« Elle pencha la tête et resta silencieuse un moment. Ce n’était plus une reine que je voyais, mais bien plutôt une de ces antiques druidesses qui sacrifiaient des hommes et savaient dérouler les pages de l’avenir en exhumant les enseignements du passé.

« Mais bientôt elle releva sa royale et majestueuse figure et dit :

« "En appelant l’attention de tous les bourgeois sur les abus de l’Église romaine, Luther et Calvin faisaient naître en Europe un esprit d’investigation qui devait amener les peuples à vouloir tout examiner. Or l’examen conduit au doute. Au lieu d’une foi nécessaire aux sociétés, ils traînaient après eux et dans le lointain une curiosité philosophique. La science s’élançait toute brillante de clartés au sein de l’hérésie. Il s’agissait bien moins d’une réforme dans l’Église que de la liberté. J’ai vu cela !...

« "La conséquence des succès obtenus par les religionnaires dans leur lutte contre le sacerdoce, déjà plus armé et plus redoutable que la royauté, était la ruine du pouvoir monarchique et féodal. Il ne s’agissait de rien de moins que de l’anéantissement de ces trois grandes institutions, sur les débris desquelles toutes les bourgeoisies du monde auraient pactisé. Cette lutte était donc une guerre à mort entre de nouvelles combinaisons et les lois et les croyances anciennes. Les catholiques étaient l’expression des intérêts matériels de la royauté, des seigneurs et du clergé. Ce fut un duel à outrance entre deux géants et la Saint-Barthélemy n’en fut malheureusement qu’une blessure. Souvenez-vous que, pour épargner quelques gouttes de sang dans un moment opportun, on en laissa verser plus tard par torrents. L’intelligence qui plane sur une nation ne peut éviter un malheur : celui de n’être plus jugée que par ses pairs quand elle a succombé sous le poids d’un évènement. Si mon nom est en exécration à la France, il faut s’en prendre aux esprits médiocres qui y forment la majorité de toutes les générations. Dans les grandes crises que j’ai eu à subir, régner... ce n’était pas donner des audiences, passer des revues et signer des ordonnances... J’ai pu commettre des fautes, je n’étais qu’une femme. Mais pourquoi ne s’est-il pas rencontré alors un homme qui fût au-dessus de son siècle ? Le duc d’Albe était une âme de bronze ; Henri IV, un soldat joueur et libertin, mais qui avait un cœur excellent ; l’Amiral, un entêté systématique. Louis XI était venu trop tôt, Richelieu trop tard. Vertueuse ou criminelle, que l’on m’attribue ou non la Saint-Barthélemy, j’en accepte le fardeau ; car alors je resterai entre ces deux grands rois comme l’anneau visible d’une chaîne inconnue. Quelque jour, des écrivains à paradoxes se demanderont si les peuples n’ont pas quelquefois prodigué le nom de bourreaux à des victimes. Ce ne sera pas une fois seulement que l’humanité préférera d’immoler un dieu plutôt que de s’accuser elle-même... Vous êtes portés, tous, à verser sur deux cents manants les larmes que vous refusez aux malheurs d’une génération, d’un siècle ou d’un monde, et vous oubliez que la liberté religieuse, la liberté politique, la tranquillité d’une nation, la science même sont des présents pour lesquels le destin prélève des impôts de sang !

« – Les nations ne pourraient-elles pas être un jour heureuses à meilleur marché ?... m’écriai-je les larmes aux yeux.

« – Les vérités ne sortent de leurs puits que pour prendre des bains de sang... Le christianisme lui-même, essence de toute vérité, puisqu’il vient de Dieu, s’est-il établi sans martyrs ? Le sang n’a-t-il pas coulé à flots ?..."

« "Sang ! Sang !" ce mot retentissait à mes oreilles comme un tintement.

« "Selon vous, dis-je, le protestantisme aurait donc eu le droit de raisonner comme vous ?..."

« Catherine avait disparu, comme si un souffle eût éteint la lumière surnaturelle qui permettait à mon esprit de voir cette figure, dont les proportions étaient devenues gigantesques. Alors je trouvai en moi une partie de moi-même qui adoptait les doctrines atroces déduites par cette Italienne. Je me réveillai en sueur, pleurant, et au moment où ma raison victorieuse me disait d’une voix douce qu’il n’appartenait ni à un roi ni même à une nation d’appliquer ces principes dignes d’un peuple d’athées.

– Et comment sauvera-t-on les monarchies qui croulent ? demanda Beaumarchais.

– Dieu est là !... monsieur, répliqua mon voisin.

– Alors, reprit M. de Calonne avec cette incroyable légèreté qui le caractérisait, nous avons la ressource de nous croire, selon l’évangile de Bossuet, les instruments de Dieu !... »

Du moment où les dames s’étaient aperçues que l’affaire se passait en conversation entre la reine et l’avocat, elles avaient chuchoté. J’ai même fait grâce des phrases à points d’interrogation qu’elles lancèrent à travers le discours de l’avocat. Cependant ces mots :

« Il est ennuyeux à la mort !

– Mais, ma chère, quand finira-t-il ? » parvinrent plus d’une fois à mon oreille.

Quand l’inconnu cessa de parler, les dames se turent. M. Bodard dormait.

Le chirurgien à moitié gris, Lavoisier, Beaumarchais et moi nous avions été seuls attentifs, car M. de Calonne jouait avec sa voisine. En ce moment, le silence eut quelque chose de solennel ; la lueur des bougies me paraissait avoir une couleur magique. Un même sentiment nous avait attachés par des liens mystérieux à cet homme, qui, pour ma part, me fit concevoir les inexplicables effets du fanatisme. Il ne fallut rien de moins que la voix sourde et caverneuse du compagnon de Beaumarchais pour nous réveiller.

« Et moi aussi, j’ai rêvé !... », s’écria-t-il.

Je regardai plus particulièrement alors le chirurgien et j’éprouvai un sentiment instinctif d’horreur. Son teint terreux, ses traits à la fois ignobles et grands, offraient une expression exacte de ce que l’on me permettra de nommer ici la canaille. Quelques grains bleuâtres et noirs étaient semés sur son visage comme des traces de boue, et ses yeux lançaient une flamme sinistre. Cette figure paraissait plus sombre qu’elle ne l’était peut-être, à cause de la neige amassée sur sa tête par une coiffure à frimas.

« Cet homme-là doit enterrer plus d’un malade !... dis-je à mon voisin.

– Je ne lui confierais pas mon chien, me répondit-il.

– Je le hais involontairement.

– Et moi je le méprise...

– Quelle injustice cependant !... repris-je.

– Oh ! mon Dieu, après-demain il peut devenir aussi célèbre que Volange », répliqua l’inconnu.

M. de Calonne montra le chirurgien par un geste qui semblait nous dire :

« Celui-là me paraît devoir être plus amusant.

– Et auriez-vous rêvé d’une reine ? lui demanda Beaumarchais.

– Non, j’ai rêvé d’un peuple !... répondit-il avec une emphase qui nous fit rire. J’avais entre les mains un malade auquel je devais couper la cuisse le lendemain de mon rêve.

– Et vous avez trouvé le peuple dans la cuisse de votre malade ?... demanda M. de Calonne.

– Précisément, répondit le chirurgien.

– Est-il amusant !... s’écria la comtesse de G...

– Je fus assez surpris, dit l’orateur sans s’embarrasser des interruptions et en mettant chacune de ses mains dans les goussets de son vêtement nécessaire, de trouver à qui parler dans cette cuisse. J’avais la singulière faculté d’entrer chez mon malade. Quand, pour la première fois, je me trouvai sous sa peau, je contemplai une merveilleuse quantité de petits êtres qui s’agitaient, pensaient et raisonnaient. Les uns vivaient dans le corps de cet homme, et les autres dans sa pensée. Ses idées étaient des êtres qui naissaient, grandissaient, mouraient. Ils étaient malades, gais, bien portants, tristes et avaient tous enfin des physionomies particulières. Ils se combattaient ou se caressaient. Quelques idées s’élançaient au dehors et allaient vivre dans le monde intellectuel, car je compris tout à coup qu’il y avait deux univers : l’univers visible et l’univers invisible ; que la terre avait, comme l’homme, un corps et une âme, Alors la nature s’illumina pour moi, et j’en appréciai l’immensité en apercevant l’océan des êtres qui, par masses et par espèces, étaient répandus partout, faisant une seule et même matière animée, depuis les marbres jusqu’à Dieu !... Magnifique spectacle ! Bref, il y avait un univers dans mon malade. Quand je plantai mon bistouri au sein de la cuisse gangrenée, j’abattis un millier de ces bêtes-là... Vous riez, mesdames, d’apprendre que vous êtes livrées aux bêtes...

– Pas de personnalités, dit M. de Calonne. Parlez pour vous et pour votre malade.

– Mon homme, épouvanté des cris de ces animalcules, et souffrant comme un damné, voulait interrompre mon opération ; mais j’allais toujours, et je lui disais que des animaux malfaisants lui rongeaient déjà les os. Il fit un mouvement et mon bistouri m’entra dans le côté...

– Il est stupide ! dit Lavoisier.

– Non, il est gris, répondit Beaumarchais.

– Mais, messieurs, mon rêve a un sens... s’écria le chirurgien.

– Oh ! oh ! cria Bodard qui se réveillait, j’ai une jambe engourdie.

– Monsieur, lui dit sa femme, vos animaux sont morts.

– Cet homme a une vocation !... s’écria mon voisin, qui avait fixé imperturbablement le chirurgien pendant qu’il parlait.

– Il est à celui de Monsieur, disait toujours le laid convive en continuant, ce qu’est l’action à la parole, le corps à l’âme... »

Mais sa langue épaissie s’embrouilla, et il ne prononça plus que d’indistinctes paroles.

Heureusement pour nous la conversation reprit un autre cours, et au bout d’une demi-heure nous avions oublié le chirurgien des pages, qui dormait. La pluie se déchaînait par torrents quand nous nous levâmes de table.

« L’avocat n’est pas si bête, dis-je à Beaumarchais.

– Oh ! il est lourd et froid, mais vous voyez qu’il y a encore en province de bonnes gens qui prennent au sérieux les théories politiques et notre histoire de France. C’est un levain qui fermentera.

– Avez-vous votre voiture ? me demanda Mme de Saint-Jame.

– Non, lui répondis-je sèchement, je ne savais pas que je dusse la demander ce soir... Vous voulez peut-être que je reconduise le contrôleur ?... Est-ce qu’il serait venu chez vous en polisson1 ? »

Elle s’éloigna vivement, sonna, demanda la voiture de Saint-Jame ; puis, prenant à part l’avocat, elle lui dit :

« Monsieur de Robespierre, voulez-vous me faire le plaisir de mettre M. Marat chez lui ? Il est hors d’état de se soutenir... »

 

 

 

Paru dans La Mode en 1830.

 

 

Recueilli dans Les maîtres de l’étrange et de la peur,

de l’abbé Prévost à Guillaume Apollinaire,

Édition établie par Francis Lacassin,

Éditions Robert Laffont, 2000.

 

 

 

 

 

1. Aller en polisson à Marly, c’était s’y rendre sans sa voiture et sans ses gens, déguisé en bourgeois (NdA).

 

 

 

 

 

 

 

 

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