Souvenir de fin d’année

 

TRADUIT DE L’ANGLAIS

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Robertine BARRY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’était le dernier soir de l’année...

Une femme, enveloppée dans un long manteau de couleur sombre, marchait à pas précipités dans la direction du pont Rialto, à Venise. De temps en temps, elle tournait sa tête de chaque côté et regardait si on ne la suivait pas.

Arrivée au milieu du pont, elle fixa en frissonnant les eaux bleues de l’Adriatique qui roulait ses ondes tranquilles entre les énormes piliers, puis, s’arrachant à sa contemplation, elle monta sur le parapet pour se jeter dans la mer.

Au moment où elle allait mettre son sinistre dessein à exécution, un homme s’élança vers elle et la retint sur les bords de l’abîme en disant : « Êtes-vous donc si malheureuse que vous songiez à quitter la vie à l’instant où les cloches doivent carillonner la naissance du nouvel an ? » Mais la jeune fille, cherchant à s’échapper de l’étreinte qui l’empêchait de se donner la mort, murmura d’une voix entrecoupée : « Laissez-moi, laissez-moi mourir en paix. »

Puis, épuisée par ses efforts et l’intensité de ses émotions, elle tomba sans connaissance aux pieds de son sauveur. Celui-ci, afin de lui donner plus d’air, releva le voile qui couvrait ses traits et ne put s’empêcher d’admirer la beauté sublime de ce jeune visage qui resplendissait, malgré sa pâleur, sous les rayons de la lune, ceignant son front comme d’une auréole.

Peu à peu, la jeune fille reprit ses sens, et bientôt elle fut en état de raconter à son sauveur le motif qui l’avait décidée à commettre un suicide.

Elle aimait de toute son âme un jeune gondolier qu’elle avait connu tout enfant et qui l’avait souvent bercée de ses chansons ; elle la lui rendait bien de tout cœur, cette affection pure et dévouée ; malheureusement, l’amant était pauvre et le père de la jeune fille, hôtelier riche et très avare, s’opposait fortement à leur union.

C’est en vain que Maria avait plaidé auprès de son père la cause d’Antoine ; l’hôtelier demeurait sourd à ses éloquentes supplications.

Ce soir-là même, alors que Maria allait le prier d’accorder son consentement avec la bénédiction paternelle, il avait osé lever la main sur elle et l’avait rudement frappée.

Son désespoir fut si grand que, pendant quelques instants, elle oublia la gravité du crime qu’elle allait commettre en s’ôtant la vie, pour ne songer qu’à se soustraire à la tyrannie et à la cruauté de l’auteur de ses jours.

Doucement, l’étranger ramena la pauvre enfant au logis. Son père, en l’apercevant, se mit à lui parler durement et lui commanda de se retirer dans sa chambre.

Au moment où Maria allait obéir, un beau gondolier franchit le seuil de l’auberge et s’adressant à la jeune fille, lui dit :

« Je voudrais être le premier, chère amie, à vous faire mes souhaits de nouvel an... » Mais l’aubergiste s’élançant vers lui s’écria :

« Sortez d’ici ! Sortez de ma maison, mendiant ! »

Antoine, car c’était lui, répondit :

« Pourquoi me traitez-vous de la sorte ? N’avez-vous jamais aimé ? Ne songez-vous pas que j’avais à peine dix ans et Maria la moitié de mon âge, quand nos cœurs s’éprirent l’un de l’autre ? Ne nous permettrez-vous pas de veiller sur votre vieillesse et de l’entourer de notre respect et de notre tendresse filiale ?

– Je ne veux pas de mendiants autour de moi, répondit l’hôtelier d’un ton méprisant.

– Je sais que vous êtes très riche en effet, répliqua le jeune homme, mais rien n’empêche que je le devienne aussi. Je suis fort et vigoureux ; avec du travail et de l’économie, peut-être doublerai-je vos sequins. »

L’étranger avait attentivement écouté ce dialogue et s’approchant, il posa sa main sur l’épaule du gondolier :

« Bien parlé, jeune homme. Le courage et la persévérance conduisent au succès. Maria sera votre femme.

– Jamais ! s’écria le père.

– Si ce jeune homme, dit l’inconnu en s’adressant d’un air dédaigneux à l’irascible hôtelier, peut disposer d’une somme de six cents pistoles, consentirez-vous alors à ce mariage ?

– Oui, mais il ne vaut pas un sequin.

– Avant que l’année soit expirée, dit l’inconnu, avant que minuit soit sonné à l’église Saint-Marc, il aura cette somme. »

Puis, sortant de sa poche un morceau de parchemin et un crayon, et s’asseyant à une table, il esquissa rapidement une main d’homme. Il la représenta ouverte, les doigts un peu crochus, la paume creuse comme si elle devait recevoir une pluie d’or. La main avait réellement, s’il est permis de s’exprimer ainsi, une expression d’avarice et à l’un de ses doigts on remarquait un large anneau.

« C’est ma main ! ne put s’empêcher de s’écrier l’hôtelier.

– Et votre histoire, répondit l’artiste. Puis, tendant cette esquisse à Antoine, il lui commanda de la porter au palais du doge et de demander six cents pistoles pour son œuvre.

– Il n’en aura pas une obole », exclama l’avare.

Le gondolier prit le parchemin d’un air un peu mystifié et regarda Maria. Celle-ci lui fit signe d’obéir à l’inconnu, et Antoine se mit en route, un peu plus confiant dans le succès de son expédition.

Pendant son absence, l’artiste se mit à arpenter la salle de long en large, les bras croisés sur sa large poitrine. Dans un coin, la jeune fille priait silencieusement aux pieds d’une madone enfumée ; quant à l’aubergiste, il semblait incapable de secouer l’étrange empire que son visiteur inconnu exerçait sur lui, et, pour la première fois de sa vie, il oubliait ses manières effrontées et n’osait rompre le silence.

Une heure se passa de la sorte, puis des pas pressés se firent entendre, et Antoine parut portant dans ses mains un sac et une lettre adressée à l’artiste.

« Prenez cet or et comptez-le », dit l’inconnu en jetant le sac à l’hôtelier.

Il y avait plus de six cents pistoles.

À ce moment, les cloches carillonnèrent le nouvel an et l’inconnu, s’approchant des deux jeunes gens, leur dit d’une voix douce :

« Embrassez-vous, mes enfants. Une année de bonheur vient de sonner pour vous. Qu’elle vous soit prospère et longue et que toutes celles qui la suivront lui ressemblent. »

Antoine et Maria, pâles et tremblants de joie, s’écrièrent :

« Mettez le comble à vos bienfaits en nous disant qui vous êtes. Apprenez-nous votre nom, pour que nous vous aimions jusqu’à notre dernier soupir.

– Les hommes, dit l’inconnu, m’appellent Michel-Ange... »

Et avant que les fiancés fussent revenus de leur surprise, il avait disparu dans la nuit profonde.

Et les cloches joyeuses criaient toujours : « Bonne année ! Bonne année ! »

 

 

 

Robertine BARRY, Fleurs champêtres, 1895.

 

 

 

 

 

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