L’esclave chrétienne et la fille du préfet

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

l’abbé Louis BAUNARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Galla, esclave chrétienne, a été placée près de Romaine, la fille du préfet de Rome ; elle voudrait amener l’enfant à la lumière de la véritable Religion.

 

 

Demeurée seule avec l’esclave gauloise, Romaine lui racontait son triomphe éclatant sur le chagrin de son père, mettant dans son récit la modestie naïve d’un général d’armée qui dicte le bulletin d’une belle victoire :

« En vérité, Galla, disait-elle en la regardant d’un air heureux, n’est-ce pas là une grande joie ?

– C’est la plus grande de toutes, lui répondit l’esclave, celle de faire du bien, et Dieu l’a tant estimée qu’il l’a prise pour lui-même.

– Quel Dieu voulez-vous dire ? demanda vivement Romaine. »

Galla rougit. Puis, après un moment de religieux silence :

« Un Dieu qui vous aime, reprit-elle doucement, et que je vais prier pour que vous l’aimiez un jour. »

Alors elle s’agenouilla auprès du lit de bois de citre d’où, prête à s’endormir, l’enfant la regardait avec un étonnement mêlé de vénération. Elle n’avait jamais vu prier de cette sorte, même au temple de Plutus et de la Bonne Fortune.

« Ma Galla, disait-elle en éteignant sa voix comme pour ne pas troubler un religieux mystère, que dis-tu à ce Dieu ? Que lui demandes-tu pour moi ? Lui demandes-tu que je sois un jour grande et riche comme mon père, et belle comme ma mère ? Veux-tu lui demander que je sois sage et bonne ? Quelque chose me dit au cœur que je serai reine un jour dans un royaume plus beau que tous ceux de la terre et que j’aurai de bonne heure une couronne au front : tu y seras près de moi, Galla, et tu seras heureuse. Mais pourquoi pleures-tu en implorant ton Dieu ? Lui parles-tu de ton pays que tu as quitté si jeune ? Lui recommandes-tu ton père et tes frères que le méchant Maximin a fait tuer, comme tu m’as raconté, dans la légion Thébaine ? Ils sont bien malheureux !

– Ce n’est pas eux que je plains, répondit la Gauloise : ceux-là sont avec Dieu. Mais je ne puis m’empêcher de penser aux âmes qu’il aime, qui sont dignes de l’aimer et qui cependant peut-être ne le verront jamais. »

Romaine, tout étonnée, leva sur elle ses grands yeux tout pleins de questions. Quand elle vit que l’esclave ne lui répondait rien, elle s’en prit aux deux belles figures d’ivoire sculpté qui ornaient son chevet, et elle se mit à jouer tranquillement avec elles comme avec des amies familières de chaque soir. Peu à peu elle laissa tomber sa tête auprès des leurs ; ses yeux se fermèrent lentement ; mais sa bouche balbutiait encore des mots charmants qu’elle achevait à peine, comme une rose dans laquelle bourdonne une abeille. Quand elle fut endormie, Galla, silencieusement suspendue sur un pied, se pencha sur l’enfant qu’elle contempla longtemps dans un profond sommeil. Elle s’approcha de ses lèvres qu’entrouvrait de temps en temps le sourire d’un beau rêve, aspirant son haleine comme pour faire passer cette âme dans son âme ; puis écartant de son front quelques cheveux égarés et humides de sueur, elle y fit de son doigt un signe religieux, ferma le Conopeum, revint à la fenêtre qui dominait la ville, et se tournant du côté de la colline Vaticane qu’éclairait une sorte de météore céleste, elle se recueillit encore dans une longue prière.

La matrone Sophronie entra dans ce moment.

Elle venait, elle aussi, de prier de son côté. Dans la partie la plus secrète du Gynécée, Sophronie, comme beaucoup de grandes dames romaines avait un oratoire nommé Penetrale dans lequel elle avait entassé tous les dieux connus et inconnus de l’Égypte, de l’Étrurie, de la Syrie, de la Chaldée. Il se passait peu de jours sans qu’elle vînt leur parler de sa fille, allant de l’un à l’autre, avec cette religion inquiète, superstitieuse, qui n’a d’excuse que dans la tendresse des mères. Ce soir-là, sa dévotion ne fit grâce à aucun d’eux. Elle n’oublia ni les horribles monstres à tête de chien et de chat venus d’Égypte, ni les griffons aux yeux éclatants et aux ailes déployées, ni les pierres informes, tombées du ciel, ni les pygmées de Syrie, ni les serpents de Phénicie ; et s’approchant de chacun d’eux timidement, elle jetait dans un petit trépied aux pieds de chèvre quelques grains de cinnamone cueillis, près du Liban, par les prêtres Sabéens avant le lever du soleil. La vapeur parfumée s’éleva droite vers la voûte : le présage était heureux. La religieuse païenne se retira donc contente, et, en refermant la porte incrustée d’ivoire, elle eut soin de recommander à un jeune esclave de rester là toute la nuit, tenant à la main une branche de natrix pour chasser de la maison les malfaisants génies qui auraient pu troubler les rêves de son enfant.

Dés qu’elle vit sa maîtresse, le visage de Galla se colora soudain de cette douce rougeur qui ne manquait jamais d’écrire sur ses grands traits les ardentes émotions de son âme généreuse :

« Vous étiez à prier, Galla, et vous faisiez bien, dit la mère en entrant. Il faut tâcher de nous rendre tous les dieux favorables, et n’en mépriser aucun ; car qui sait si celui que nous aurions dédaigné, ne serait pas le plus puissant ou le plus propice ? On dit que le vôtre est grand : il est très en faveur auprès de certaines gens, et, quoique je l’aime peu, je ne lui refuserais pas une place dans mon sanctuaire, s’il n’avait pas la prétention étrange de régner seul sur la ruine de ses rivaux. Je ne puis supposer que ce dieu chasse les autres. Cela nous attirera un jour de grands malheurs, et nous pouvons en voir les tristes commencements. Aussi veuillez me comprendre et ne l’oublier jamais. Je vous défends de prononcer jamais le nom de votre Christ en présence de ma fille. Vous êtes bonne, Galla, et je ne regrette pas de vous avoir confié ce trésor de ma vie pour former son esprit et cultiver son cœur. Mais le jour où je saurais que ma fille sait le premier mot de ces nouvelles doctrines, je devrais vous séparer de votre élève aimée, et je vous enverrais si loin de cette enfant que jamais votre nom n’arriverait jusqu’à elle. »

Galla baissa la tête en signe d’obéissance. Pendant que la mère, prenant entre ses mains la main pendante de sa fille endormie, l’effleurait de ses baisers, la chrétienne se tenait debout à son chevet comme une apparition visible de l’ange gardien. Elle baissait la tête et, dévorant une larme, elle regardait tristement l’enfant prédestinée qu’on venait de lui défendre de conduire au paradis.

Les deux femmes se séparèrent.

À mesure que Romaine grandissait sous cette double influence, de nouvelles facultés s’éveillaient dans son âme comme une nichée d’oiseaux qui chantent confusément au lever du soleil. Elle entendait en elle mille murmures intérieurs à peine articulés, sans que ni elle ni d’autres pussent encore savoir vers quel être monterait cette vague harmonie et quelle grande affection en ferait un concert. Contente du présent, insoucieuse de l’avenir, elle aimait à se mirer dans cet éblouissement de la vie, riche et heureuse comme une pure colombe qui se regarde dans l’eau sans penser à la fange. Rome la fascinait par sa grandeur et son éclat. Du haut d’un char léger que traînaient deux petits chevaux noirs de la Lybie, la jeune patricienne ne se lassait pas de voir cette ruche merveilleuse pleine de mouvement et de bruit, et elle glissait rapide entre les temples, les portiques, les péristyles de marbre, les riches basiliques, les palais fastueux, et ces milliers de statues d’empereurs, de grands hommes, de héros et de dieux formant un peuple mort au milieu d’un peuple vivant. On la voyait passer comme la jeune sœur des Grâces, à travers ce flot mouvant d’une population de trois millions d’hommes de toute langue et de tous pays qui saluait en elle tous les charmes de l’enfance et les espérances de la fortune.

Elle s’en allait ainsi tantôt sur le Forum dont les colonnes blanches projetaient leur ombre immense sur la foule affairée, tantôt parmi les Thermes de Titus et de Caracalla ou dans ceux que venait de bâtir Dioclétien avec une magnificence digne de son génie. Chaque pas variait l’aspect de la ville et de la foule. Ici une matrone se reposait à l’ombre des superbes étalages des plus fameux tissus de Babylone. Là une autre s’extasiait devant des vases de porphyre récemment venus d’Asie et dont le prix eût nourri une famille d’esclaves. La veuve d’un sénateur se balançait mollement dans une litière à franges d’or que quatre rudes Sarmates portaient sur leurs épaules en courant. Plus loin, des chars brillants fuyaient emportés par des chevaux de Sicile aux crins dorés et aux housses écarlates. Un petit Grec parfumé coudoyait un Germain à la longue chevelure ou un Breton encore vêtu de peaux de bêtes. Une brillante escouade de la garde prétorienne traversait rapidement la foule mutinée, paradant avec grâce sous les yeux des curieux. La chlamyde patricienne heurtait le sarreau grossier du paysan de la Sabine, et la tunique de l’esclave froissait l’écharpe de la fille d’un consulaire. Quelquefois ces costumes de mille formes et de mille couleurs s’échelonnant sur les marches d’un temple, d’un portique ou d’un amphithéâtre, les bonnets thessaliens, les mitres phrygiennes, les légers bandeaux grecs s’agitant à la fois, présentaient au regard l’image d’un riant coteau chargé de fleurs variées qui ondoyaient au vent. C’était là un spectacle que nul autre n’a égalé ; et quand le ciel d’Italie, étendant sur cette scène son vaste dôme d’azur, couronnait de sa lumière élyséenne cette reine des nations, Romaine sentait s’élever sourdement dans son cœur la fierté de sa race ; elle ne pouvait se défendre d’un tressaillement d’orgueil en pensant que cette ville était la grande ville gouvernée par son père, et son cœur, emporté par le brillant tourbillon, se surprenait dans des rêves qui l’enivraient longtemps et lui laissaient un trouble qu’elle ne comprenait pas.

« Galla, que Rome est belle ! » disait-elle chaque soir à sa fidèle esclave en lui redisant toutes les merveilles qui venaient de s’étaler à ses regards charmés. Celle-ci l’écoutait avec un intérêt affectueux et sincère. Elle lui expliquait ces miracles des arts ; elle lui donnait le sens de ces souvenirs antiques avec le tact exquis d’une âme qui sait s’élever à tout ce qui est beau. Mais son admiration ne pouvait altérer sa sérénité ; on devinait que son cœur était plus grand que ces choses et plus haut que la terre. Romaine ne résistait pas à cette grandeur d’âme qu’elle trouvait supérieure à son enthousiasme, et quand elle lui demandait comment elle pouvait faire pour régner sur elle-même et regarder ces beautés sans être transportée, Galla se contentait de lever vers le ciel un regard de confiance et de répondre avec un ineffable sourire : « C’est que, ma fille, je connais une cité plus belle où nous irons un jour. »

Un matin, de bonne heure, la Gauloise se rendit à l’église des chrétiens. Elle y allait prier pour l’enfant qu’elle aimait, plus que jamais inquiète de savoir où se porterait l’essor de ce cœur qui déjà sentait pousser ses ailes.

À quelques pas des ruines des Thermes de Domitien, on voit encore à Rome une petite chapelle dédiée à Saint Sylvestre. C’était là en effet que le pieux Pontife avait coutume de réunir son troupeau naguère caché au fond des catacombes dont elle rappelait les pauvres et simples proportions. Quand vous la visiterez, vous ne trouverez là ni les trésors des arts, ni les riches ornements des basiliques impériales. Vous descendrez dans une sorte de souterrain désert ; et sur les murs verdis par l’humidité, vous distinguerez à peine quelques pâles peintures au fond du sanctuaire. Telle fut donc la première cathédrale du Pontife élevée à la hâte sur le terrain d’un prêtre nommé Equitius. C’est là sur ce pavé de petites dalles noires et branches que Galla s’agenouilla aux pieds du saint Évêque pour décharger son cœur. Elle lui disait :

« Mon Père, il me semble que cette jeune âme m’est plus chère que la mienne. Je ne prie pas pour moi comme je prie pour elle, et je ne la regarde pas sans chercher sur son front la place de la couronne que Dieu met à ses anges. Vous qui parlez à Dieu, demandez-lui cet enfant, et dites-moi par quelle route je conduirai vers lui cette brebis aimée qu’on m’a défendu de mener à votre bercail. »

L’Évêque la regardait debout au pied de l’autel avec une compassion confiante et sereine :

« Êtes-vous courageuse et patiente, ma fille ?

– Je le serai, mon Père ; mais peut-être pas assez pour braver la colère de mes maîtres païens en lui prêchant la foi, et pour courir le danger de me séparer d’elle.

– Vous ne la prêcherez pas, puisqu’on vous le défend et que ce serait perdre toutes les chances du bien auprès de cette enfant qui sera une élue. Vous ne lui enseignerez pas les mystères de la foi ; vous l’initierez aux sublimes mystères de l’universel Amour. Ne savez-vous pas, ma fille, qu’il y a plusieurs chemins qui conduisent à Dieu, mais que le plus court est le chemin de la charité ? Faites-lui trouver Dieu dans les pauvres, les petits, les infirmes, les faibles ; faites-lui un cœur chrétien ; l’esprit s’illuminera quand la flamme sera au cœur ; car le divin Maître dit : « Heureux sont les cœurs purs, parce qu’ils verront Dieu », et les miséricordieux de la terre attirent sur eux les miséricordes du ciel. »

Quelques instants après, la foule remplissait l’oratoire chrétien ; le Pontife élevait vers le ciel l’hostie pure ; une voix chanta ces mots que le Maître avait laissés jadis comme une espérance, et qui allaient enfin se réaliser dans le monde : « Je vous donne ma paix. » Galla reçut dans son cœur le gage divin de cette paix ; le Pontife la bénit ; elle quitta ce lieu sacré plus forte et plus heureuse, et quand elle se retrouva aux côtés de Romaine, elle sentit que jamais elle ne l’avait plus divinement aimée.

 

 

 

 

L’abbé BAUNARD, Sainte Romaine de Todi.

 

Recueilli dans Corbeille de légendes et d’histoires,

par l’abbé Allègre, 1888.

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net