Histoire pour les mères

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

René BAZIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce soir-là, le souper fini, la mère Leroy dit, comme chaque soir : – Allons, mes enfants, faisons la prière. Quatre paires de sabots claquèrent sur le carreau. La mère Leroy, traversant la chambre, s’agenouilla à une petite distance de la fenêtre, – c’était l’endroit accoutumé ; Marie, sa fille, s’agenouillait près d’elle à gauche, puis Étienne, l’aîné, bientôt un jeune homme, puis Jacques, puis Lucien, ses trois garçons. Ils étaient en ligne par rang d’âge et de taille. Au moment où elle levait la main droite pour commencer le signe de la croix, la mère se détourna et demanda :

– Étienne !

L’enfant était debout près du poêle. Il ne bougea pas.

– Étienne ?

Mais le petit secoua la tête et n’obéit pas. Sachant qu’ils ont des caprices, ceux qui vont devenir des jeunes hommes et que leur humeur mue comme leur voix, la femme se releva pour aller prendre Étienne par le bras et l’amener. En marchant, elle regarda son fils d’un air de reproche. Elle fit ainsi quatre pas, jusqu’à toucher presque l’enfant. Alors elle s’aperçut qu’il était pâle comme le plâtre des murs et elle s’arrêta toute saisie.

– Fais la prière sans moi, dit-il, je ne peux plus la faire.

– Es-tu malade, mon Étienne ? Est-ce pour cela que tu es si blanc ?

Il y eut une demi-minute au moins de silence. Le petit dit enfin :

– Je sais bien que je vais te faire de la peine... Il faut bien pourtant que j’arrive à te le dire... Je ne crois plus comme toi, maman...

– Qu’est-ce que tu ne crois plus, mon petit ?... Est-ce que... Mais ce n’est pas possible... Est-ce que tu ne crois plus au bon Dieu ?

Les lèvres de treize ans murmurèrent :

– Non.

Une plainte seule lui répondit. La mère Leroy, qui avait supporté sans faiblir tant d’épreuves, se sentit défaillir devant celle-là. Elle s’appuya au dossier d’une chaise qui était près d’elle et ferma ses paupières rouges qui se gonflèrent tout à coup. Sans doute, elle disait tous les jours, à chacun de ses quatre enfants : « Je n’ai pas d’enfant plus cher que toi », mais on peut supposer sans crainte qu’elle était plus fière d’Étienne que des autres. Il était l’aîné ! Elle pensait qu’il comprenait mieux, en grandissant, toute la peine que s’était donnée la mère Leroy pour élever la famille, et puis dans douze jours, pas un de plus, il atteignait ses treize ans, il quittait l’école et entrait à la fabrique comme rattacheur de fils. Tout le monde en parlait dans la maison. Devant la douleur de sa mère, Étienne demeura courbé, la tête pressée contre le bonnet blanc et contre les tempes où le sang battait violemment. Alors, à voix basse, sanglotant tous deux, ils échangèrent des mots rapides.

– Faut pas tant pleurer, maman.

– Oh ! si !

– Il y a longtemps que je voulais vous le dire, plus d’un mois.

– Qui donc t’a donné ces idées-là, mon petit ?

– Bien des choses.

– Et encore ?

– Des amis, des apprentis.

– Et encore, mon Étienne ?

– Des journaux.

– Et encore.

– Des livres que j’ai lus en revenant de l’école, le soir et le dimanche.

– Ici ?

– Oui, et ailleurs. C’est que, vois-tu, maman, nous ne sommes plus de ton temps, nous autres. Toi et mon père, vous ne lisez guère, vous êtes comme dans le passé... Nous, c’est la science que nous croyons...

La mère Leroy n’était point savante. Elle aurait pu dire seulement, en faveur de sa foi : « C’est elle qui m’a faite ce que je suis, moi que tu aimes ». Elle ne le dit pas. Elle caressa l’enfant, elle dit :

– J’aurais tant de douleur si tu ne voulais pas !

Puis elle s’écarta doucement, et demanda, à demi-voix :

– Viens prendre ta place, Étienne, agenouille-toi.

Mais le petit se redressa nerveusement :

– Non, vous ne m’aurez plus avec vous.

Alors la mère se laissa tomber à genoux près de Marie, en demandant :

– Récite les prières, Marie, moi, je ne peux plus.

Et elle se finit à pleurer tout haut, la tête dans ses deux mains, tant que dura la prière, et même longtemps après. C’était la mère qui pleurait, soucieuse d’une âme en péril. Le lendemain, à la première heure, elle attendit un peu, espérant qu’Étienne se déciderait à venir, et, de même, le surlendemain. Mais l’enfant demeura près du poêle. Et la peine dont il se savait la cause ne parut plus l’émouvoir. Le quatrième jour, la mère n’attendit plus. Elle commença tout de suite la prière. Seulement, quand les enfants se furent relevés, elle resta à genoux sur le carreau. Une minute, deux minutes, cinq minutes, ils la virent inclinée, son vieux châle de laine gris secoué par des sanglots qu’on n’entendait pas, son bonnet faisant une espèce d’auréole dans l’ombre du dehors qui tombait par les vitres. Elle faisait la prière d’Étienne.

 

 

 

René BAZIN.

 

Paru dans L’Ange gardien en 1922.

 

 

 

 

 

 

 

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