La même nuit

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean BERNARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le vent souffle fort, ce soir, sur la plaine désolée. Si fort que bêtes et gens, transis jusqu’aux os, se sont réfugiés dans leurs abris bien clos, et que, loin, bien loin à l’horizon, on ne voit plus personne sur les chemins déserts.

Personne ? Si... Deux ombres avancent lentement, là-bas, à demi courbées sous le vent et semblant chercher leur route à tâtons dans la nuit. Deux ombres... Un homme jeune encore et qui soutient de son bras puissant une jeune femme, à demi morte de fatigue.

Celle-ci s’arrête, tout à coup :

« Je n’en peux plus, Jean, murmure-t-elle d’une voix faible, il faudrait nous asseoir... »

L’homme sursaute :

« Nous asseoir, là, en plein vent, par ce froid ? Mais c’est impossible ! Allons, essaie encore... un peu... regarde ! Là-bas, il y a une lumière. »

La jeune femme a levé la tête. C’est vrai ! Une faible lumière brille à quelques mètres, dans l’ombre épaisse. Si on allait enfin pouvoir s’arrêter un peu, s’asseoir, se réchauffer ? L’espoir donne des forces... Lentement, Mariette s’est remise en route tandis que l’appui de son jeune époux se fait, tout près d’elle, plus ferme et plus vigilant.

 

 

*

 

Pan ! Pan ! D’une poigne solide, l’homme a ébranlé la porte de la petite maison basse, à demi cachée sous les arbres. Un bruit à l’intérieur... Une voix de femme, chevrotante derrière la porte close :

« Oui est là ?

– Deux passants qui auraient bien besoin de se réchauffer un peu. »

Un instant d’hésitation, puis une protestation :

« Mais je ne vous connais pas, moi !... »

Jean se fait suppliant :

« Nous ne sommes pas d’ici... Mais ma femme est bien fatiguée : il faudrait absolument qu’elle puisse se reposer un moment... »

Derrière la fenêtre éclairée, une silhouette se penche. Puis la voix reprend, catégorique :

« Je n’ouvre pas ma porte aux « rouleux », moi ! allez-vous-en vite, sinon je lâche le chien... »

Dans l’ombre glacée, Jean a serré les poings. Un « rouleux » ! Lui ? Si vaillant au travail et si dur à la peine... Un « rouleux » ! Parce que, voici quelques jours, son patron, brusquement, l’a mis à la porte.

« Tu comprends, mon gars, je n’ai plus de travail à te donner. J’ai été content de toi, cet été, c’est sûr. Mais maintenant, nous suffisons, les enfants et moi, à faire la besogne ; et puis, ta femme va être immobilisée plusieurs semaines, alors... »

Alors, du jour au lendemain, ce fut la route... La route où l’on vous jette, sans pitié, quelques maigres économies dans la poche, juste au moment où le petit bébé attendu va venir... La route où il fait si froid, si rude, si noir...

 

 

*

 

Avec un gémissement, Mariette s’accroche au bras de Jean.

Et la pénible course recommence, rendue plus dure encore par le froid qui augmente de minute en minute, et par la fatigue qui engourdit de plus en plus les membres déjà si las.

Tout à coup, un son de cloches trouble le silence solennel de la nuit. Jean tressaille. Les cloches ? À cette heure ? Serait-ce le feu ? Mais non... le carillon est joyeux, léger comme une chanson...

Brusquement, l’homme se frappe le front.

« C’est vrai ! Je n’y pensais plus ! C’est Noël, ce soir... Ce doit être le premier coup de la Messe de Minuit... »

Une même pensée a traversé leur cœur : Noël... autrefois... sur une route semblable... eux aussi...

Mais jean entraîne Mariette :

« Viens ! Le café est ouvert, sûrement. Nous pourrons nous y réchauffer. »

 

 

*

 

Des lumières qui brillent... De grosses voix... Des rires dans la nuit : c’est le café du village. D’un geste décidé, Jean pousse la porte. Un silence se fait soudain. Attablés, les buveurs dévisagent les arrivants.

Mais Jean, d’un regard, a fait cesser les railleurs. Près de Mariette, qui s’est effondrée sur un banc, il s’assied, commandant au patron accouru deux grogs bien chauds.

Oh ! comme il fait bon dans cette salle tiède tandis que le liquide brûlant redonne force et chaleur aux corps endoloris ! On voudrait rester là toujours... toujours... Les minutes passent... Mariette, réconfortée, sommeille sur l’épaule de son mari...

Mais voici le patron qui revient.

« Et maintenant, qu’est-ce que ce sera ? »

Dans sa poche, les doigts de Jean se crispent sur le trop mince portefeuille :

« Rien, répondit-il brièvement, nous avons assez... »

Le visage du patron a changé soudain ; ses yeux se sont durcis :

« Si vous ne consommez plus, vous ne pouvez rester là. Nous ne sommes pas un dortoir, nous... »

Une rougeur monte au front de Jean :

« C’est bien, nous nous en allons... »

Doucement, le pauvre gars réveille sa compagne :

« Mariette, il faut repartir ! »

Celle-ci ouvre de grands yeux effarés :

« Repartir sur la route ! Dans le froid ! Oh ! Jean, je ne peux pas... »

 

 

*

 

Comme la nuit paraît froide, hostile, quand on sort d’une maison chaude ! Courageusement, serrant de ses mains tremblantes son manteau de laine, Mariette essaie quelques pas. Mais bientôt elle s’arrête :

« Jean, je t’assure, je ne peux pas... Il me semble que je vais tomber... Laisse-moi là, sur la route, tant pis... »

Une crispation a passé sur le visage de Jean. Fiévreusement, ses yeux scrutent la nuit... Là, sur la gauche, c’est une ferme de modeste apparence... On va le rebuter encore, le renvoyer avec des mots blessants... Tant pis ! Pour elle, il est prêt à tout accepter. Là, il y aura bien au moins une étable...

 

 

*

 

Une fois encore, l’homme a frappé à la porte inconnue. Une fois encore, les mêmes phrases ont retenti dans la nuit. D’ailleurs est-il tant besoin de phrases ? Les pauvres silhouettes en disent assez...

Un instant, le fermier a hésité. Puis, lentement ses regards se sont posés sur le berceau où, près du feu, dort son dernier-né, puis sur la figure anxieuse de son fils qui, près de lui, regarde, des larmes pleins les yeux, les arrivants... Alors, se retournant vers l’intérieur :

« Femme, dit-il, on ne peut pas les laisser dehors. Donne-moi la lampe... »

Puis, s’adressant à Jean :

« Ce n’est pas grand chez nous, mais j’ai de la paille bien propre dans l’étable. Vous y serez au moins à l’abri et je vais vous porter de la soupe chaude avant de partir à la Messe... »

 

 

*

 

Ding... ding... dong... Les cloches de Noël sonnent à toute volée. Un gai soleil s’est levé sur la plaine, toute blanche de gel. Et quand petit Pierre est arrivé dans la cuisine, impatient de découvrir dans la cheminée ses sabots neufs remplis de jouets, il a trouvé, blotti au coin du feu, un tout petit bébé, beau comme un Enfant-Jésus et qui dormait paisiblement dans une corbeille remplie de paille fraîche.

Tandis que là-haut, dans le ciel clair, les anges de Noël semblaient chanter : « Paix sur la terre à tous ceux qui ont le cœur ouvert à l’amour de leurs frères... »

 

 

 

Jean BERNARD.

 

Recueilli dans Et maintenant, une histoire,

deuxième volume, Fleurus, 1955.

 

 

 

 

 

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