Une nuit

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Georges BERNANOS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

D’UN coup de sa longue cravache de cuir, il frappa furieusement, follement, la douce bête cabrée, toute blanche d’écume. Elle se dressa plus encore, secouant à droite et à gauche sa sotte petite tête obstinée, avec un gémissement presque humain. Les rênes filèrent entre les doigts, puis claquèrent d’un seul coup sec, les quatre fers grincèrent à la fois, le taillis grêle s’ouvrit et se referma sur la croupe... Et il regardait stupidement sa main sanglante, l’oreille encore occupée du bruissement sauvage des feuilles, tandis qu’une pluie de grosses fleurs blanches tombait sur son cou et ses épaules, lourdes comme des fruits.

Le tonnerre du galop roula quelques instants encore à travers l’immense désert d’arbres, puis se confondit par degrés avec la respiration plus vaste du soir. De l’est à l’ouest, toutes les cimes frémirent à la fois, et sans qu’un seul brin d’herbe remuât sur le sol exténué, il entendit peiner et craquer les puissantes membrures, à cinquante pieds au-dessus de sa tête.

« Zut ! dit-il simplement, avec un calme qui le surprit. Pas la peine de chercher la sale bête ce soir. Quelle sottise ! »

Il ramassa par terre une des fleurs étranges et machinalement épongea sa paume et ses doigts poissés de sang. Le pétale mou comme une pulpe s’écrasait à mesure sur la plaie gonflée, avec une odeur de poivre et de cannelle, et sitôt touché le sol, ainsi qu’un petit tas de boue grise, il semblait qu’il commençât d’y pourrir. Il cracha dessus, par dégoût.

D’ailleurs, la rumeur d’en haut s’enflait peu à peu, déferlant d’un horizon à l’autre, sur des centaines de lieues de feuillage peut-être ; puis le vent faiblit tout à coup, après une dernière et plus longue plainte, aiguë, déchirante, surnaturelle, et pourtant si vivante qu’une bête inconnue y répondit, au loin, d’un cri pareil. De l’humus noir et vénéneux, gonflé de toutes les fécondités de la corruption, crevé çà et là, ainsi qu’une pâte qui fermente, de grosses bulles livides, d’énormes champignons phalliques, sortait une espèce de buée pesante, à hauteur d’homme. Tournant la tête, il vit noircir la pente du ravin qu’il avait eu tant de mal à descendre, et l’ombre courir entre les troncs à la vitesse d’un cheval au galop. Il ne semblait pas que la nuit tombât du ciel, mais plutôt que le jour remontât lentement, de bas en haut, comme pompé par cet autre abîme qu’on devinait sans voir, au-delà du vaste murmure des feuilles. Le crépuscule insidieux s’évanouit lui-même comme il était venu, au point que le voyageur solitaire ne perçut d’abord des ténèbres qu’une odeur plus violente et plus âcre, parfois doucement miellée, de la forêt endormie. La chaleur était égale, assidue, atroce, irrésistible. Il éclata d’un rire nerveux, qu’il soutint longtemps, ainsi qu’une injure au silence et à sa propre angoisse. Et se laissant enfin glisser à terre, il tâcha de se recueillir, en fermant les yeux.

Le talus sur lequel il appuyait ses épaules cédait sous lui par petites secousses insensibles. Du sol éboulé dont il entendait l’imperceptible glissement souterrain, jaillit d’abord une patte écailleuse, grise de poussière, de la grosseur d’un demi-doigt, tâtant prudemment l’air, d’un moignon circonspect. Puis l’insecte fabuleux parut, couleur de cendre, dressé sur deux cuisses velues, offrant son ventre bombé et luisant, avec une solennelle lenteur. Après lui un autre, et un autre, et un autre encore, à la file, traçant le même sillon, leurs hideuses petites têtes hérissées d’antennes s’agitant gravement toutes ensemble au rythme de leur marche oblique. Furieux, il en écrasa un au hasard, de sa semelle ferrée. Ils disparurent aussitôt, comme bus par la terre grouillante, sous son hypocrite manteau de feuilles mortes.

« Sacrée, sacrée forêt de malheur ! » dit-il, en se mettant debout.

 

 

 

Son jeune visage trop tendu marquait une fatigue extrême et aussi une curiosité presque sensuelle que six mois d’une vie d’aventures n’avaient pas encore assouvie. Bien plus : presque à son insu, la surprise émerveillée des premiers jours, aussi libre et fraîche qu’un rêve enfantin, lorsqu’il s’enorgueillissait naïvement dans son cœur d’être allé d’un coup si loin au-delà du pays natal, de l’autre côté de la terre, faisait place à un autre sentiment plus fort, dont nulle déception, nul dégoût n’épuiserait désormais l’essence secrète, empoisonnée. Ce Français de vingt-cinq ans, trop tôt riche et orphelin, qui sur la foi des manuels de colonisation ou des renseignements techniques fournis par les consulats, une lettre de crédit dans sa poche, était venu d’un trait des bords de la Seine à ceux du Guadarrama pour d’illusoires exploitations forestières, avait vécu longtemps d’un petit nombre de mots et d’images, choisis avec soin, faits à sa mesure, grâce auxquels il avait franchi sans péril – c’est-à-dire sans rien hasarder d’indispensable – le dangereux passage de l’enfance à l’adolescence. Et maintenant, cette provision épuisée, dissipée en quelques semaines, sous ce ciel terrible, le jeune avare non moins net et froid que ses yeux pâles, né pour faire une carrière et non pas une vie, d’ailleurs impuissant à reformer d’autres images protectrices, subissait désarmé l’assaut de la nature barbare, toujours hostile, faite pour l’ivresse ou l’ennui. L’embrasement du ciel, la vaste fécondité de la terre, le torrent de vie trouble qui charriait vers le Pacifique, dans le même flot bourbeux, la naissance et la mort lugubrement conjointes, l’avaient d’abord rassasié jusqu’à l’écœurement. Mais il commençait de s’y dissoudre.

 

 

Pour le moment, il cherchait des yeux les bêtes disparues comme par miracle, la pointe de la botte tâtant l’ombre, sa bouche pincée d’une moue puérile. Au ras du sol, se glissait encore une espèce de jour sale et flétri, qui rôderait çà et là, il le savait, d’une clairière à l’autre, jusqu’à la pointe de l’aube, jusqu’au rajeunissement du matin. Le sillon creusé par les fortes pattes brunes était toujours visible, brusquement interrompu à la place même où la troupe ténébreuse avait disparu par enchantement. Il s’était jeté à plat ventre, les coudes repliés, le visage si près de la terre qu’il croyait en sentir la profonde haleine, courte et brûlante, ainsi que d’une bête en amour. Le sang battait sous son front, ses yeux distinguaient à peine le mince filet de terreau brun, qu’il faisait couler entre ses doigts, et il s’entêtait absurdement dans sa recherche, avec une hâte et une maladresse fébriles, grognant d’impatience, comme si déjà l’avait mis hors de lui cette caresse sauvage sur sa face. Enfin, tirant son couteau, à grands coups furieux, il frappa le petit tertre, dont la couche de boue durcie s’effondra aussitôt, dans un nuage de poussière, à l’odeur intolérable. Une masse grisâtre, agitée d’un mouvement frénétique, d’un ondulement de pattes et d’antennes, disparut, laissant à découvert une forme vague, une lueur étrangement douce, où l’homme porta la main qu’il retira presque aussitôt, avec un gémissement de dégoût. Une poignée d’épais cheveux noirs restait prise entre son pouce et sa paume. Il reconnut qu’il avait touché un cadavre.

 

Cette trouvaille le surprit un peu sans beaucoup l’émouvoir, car il n’est pas rare de rencontrer en plein bois la tombe d’un de ces pionniers que les grandes compagnies emploient pour la récolte du maté. De l’extrémité de sa botte, il écartait doucement les brindilles et les feuilles, dégageait l’humble tête bizarrement pelée et ridée, à peine entamée par les tenailles et les mandibules des petits fossoyeurs, sans doute à cause de l’enduit d’argile rouge que les ensevelisseuses indigènes modèlent de leurs mains de singe sur la face des morts. Évidemment celui-ci était un homme blanc, à en juger du moins par la couleur et le grain plus tendre de sa peau, encore visible au sillon des fortes mâchoires, là où l’attache le muscle délicat de l’oreille. Mais comment se trouvait-il ici, sans un peu de terre, sans un nom, sans une croix ?... Un crime peut-être ?

Il en était là de ses réflexions, lorsqu’il crut entendre le frôlement d’un corps à travers le taillis, deux bonds amples et légers, un grand soupir. Puis tout se tut de nouveau.

Son premier mouvement fut de se jeter à plat ventre derrière la tombe. Il n’eut que le temps de tourner autour du tronc d’un chêne. Une forme humaine, une ombre menue venait d’apparaître à la lisière des broussailles, à peine plus grise que le fond sombre des feuillages. Un moment elle resta immobile, dans la suspension de l’attente. Puis elle glissa sans bruit vers le bord de la fosse, s’accroupit..., se releva d’un bond, surgit tout à coup immense, doublée par son ombre, avec un sifflement de terreur. Il l’avait saisie comme au vol, entourée de ses deux bras, et déjà il roulait à terre, une morsure à sa main blessée, pressant plus fort contre sa poitrine le corps souple et nu, à chaque détente des reins sauvages. Deux fois la douleur faillit lui faire lâcher prise, et il sentait couler le sang et la sueur sur son visage labouré par dix petits doigts, aussi durs que la corne. Enfin, perdant patience, il la frappa cruellement de son poing fermé, à la jointure des côtes, un peu au-dessous des seins puérils. Elle reçut le coup en silence, cessa de combattre et dit doucement :

« Laisse-moi aller. Lâche-moi. Qu’ai-je fait de mal ? »

Autant qu’il en put juger dans l’ombre, c’était une fille guarani, et elle parlait le plus vieil idiome, avec l’accent des tribus libres de l’Ouest. Il noua autour des minces poignets, par prudence, la longue lanière de son fouet. Puis, choisissant péniblement ses mots, car il ne savait du dialecte millénaire que ce qu’il est convenu d’en apprendre dans la grammaire du jésuite Lallemonde :

« Le mort, fit-il. Le mort ici... Qu’est-ce que c’est ? Hein ? »

Elle le fixa un moment de son regard calme, sans prêter la moindre attention à ses liens.

« Couvre-moi, dit-elle, cette fois en espagnol. J’ai honte. »

Elle montrait des yeux l’étoffe de coton, souillée de terre, à ses pieds. Il la lui jeta sur la tête, et les bras toujours tendus, immobile, par un simple mouvement des épaules et des hanches, elle entra dedans, avec une souplesse barbare.

Il se tenait si près, qu’il sentait sur sa joue le souffle de la bouche barbouillée de cannelle, dont on voyait l’écorce aller et venir à la pointe de ses petites dents. La tombe ouverte était entre eux. La tête corrompue luisait toujours, au fond du trou béant. Elle posa dessus son pied nu.

« Mon maître », dit-elle.

(Il n’y a qu’un mot dans sa langue pour désigner le maître ou l’amant.)

Pourquoi l’as-tu déterré ? reprit-elle en espagnol. Les bêtes le prendront. C’est moi qui l’ai mis là. Il n’y a pas beaucoup de terre là-dessus. Je suis trop petite. Tu ris. Je ne mens pas... Une mule l’a porté jusqu’ici (elle frappait du talon avec colère), mais c’est moi qui ai creusé sa fosse, une vraie tombe, la tombe des hommes de mon pays. Sur sa poitrine, tu verras, j’ai mis un bison d’argile. Oh ! c’était un homme beau et fort ! Délie-moi les mains. Je poserai une grosse pierre sur sa pauvre tête, et tu pourras tasser la terre autour, avec tes bottes.

– Tiens-toi tranquille, vilain singe ! fit-il durement. Je ferai bien l’affaire sans toi. Et puis je saurai si tu m’as dit la vérité. À qui es-tu maintenant ?

– Au seigneur Alahowigh, répondit-elle. Je te conduirai quand tu voudras : sa chambre est à un demi-mille, là-bas... Au jour, tu la verrais rien qu’en grimpant jusqu’à la première branche de ce pin. Ah ! tu peux te fier à moi ! Je ne mens jamais...

– Et qu’est-ce qu’il fait, ton seigneur Alahowigh ?

– Il est venu d’Ascagna, de très loin, à la dernière saison, avec cet homme mort, pour récolter le maté. À présent, il ne fait rien : il va mourir aussi.

– Quelle histoire ! dit-il. Avant de te délier, je vais toujours mettre un peu d’ordre ici. Sois sage. Si tu bouges, je te tordrai le cou. Regarde : tu m’as mordu jusqu’à l’os. »

Il tendit vers elle sa main déchirée, sans qu’elle daignât lever les yeux. Alors il lui mit sous le nez la plaie fraîche, et comme elle rejetait la tête en arrière, il appuya sa paume brutalement sur sa bouche frémissante. En un éclair, il vit tout le maigre petit visage se creuser d’angoisse, et elle fit en même temps, pour échapper, un saut si brusque, qu’elle roula deux fois sur elle-même, avec une plainte étouffée. Elle se releva aussitôt.

« Je vais t’attacher plus solidement, dit-il. La précaution sera bonne. »

Il passa l’autre extrémité du fouet dans sa ceinture, et en hâte, fit retomber la terre dans la tombe. Puis ils se mirent en route tous les deux. Elle le précédait d’un pas tranquille.

 

La lune était déjà haut dans le ciel lorsqu’ils atteignirent la cabane. C’était une maison de bois solidement construite, au centre d’un défrichement sans doute abandonné depuis des années, bien qu’on y rencontrât encore çà et là, entre les jeunes arbres forts et drus, les vieux troncs noirs brûlés par la flamme, ou des souches pourrissantes. Sur le seuil, à côté d’une grande jarre vide, hors d’usage, énorme dans la lumière blonde, une roue de bicyclette, rongée de rouille. La patte traversée d’un clou de fer, et balancé par la faible brise nocturne, un chat sauvage pendait au-dessus de la porte, à demi dépouillé de sa peau.

Elle s’écarta pour le laisser passer, le suivit docilement, de son pas toujours muet... Mais si promptement qu’elle eût porté ses deux poings liés à la bouche, il vit l’éclair de l’acier, et tira violemment à lui la laisse de cuir. La fille tomba sur les genoux. Le couteau rebondit et sonna deux fois contre la pierre. Il pensa qu’elle l’avait sans doute adroitement happé des dents sur la table, en entrant.

« Holà ! dit une voix dans la nuit. Qui va là ? Est-ce toi, Mendoze ?

– Je vous demande pardon, fit-il poliment. J’arrive en ami, monsieur. J’ai trouvé par hasard une jolie bête d’une espèce très particulière. Je pense que vous ne serez peut-être pas fâché de savoir ce qu’elle faisait, si loin de son maître, en pleine brousse, le soleil couché, sur la tombe d’un camarade. Êtes-vous réellement souffrant, monsieur ? »

Nulle réponse. Seule l’ombre démesurée du chat sauvage allait et venait sur le seuil. La prisonnière, toujours à genoux, ne bougeait pas plus qu’une pierre. Bien qu’elle retînt sûrement son souffle, le sifflement léger de la poitrine haletante devint perceptible dans le silence.

« Bisbillitta ! » s’écria soudain l’inconnu, d’un accent extraordinaire.

Il essaya sans doute de se mettre debout, car on l’entendit un moment geindre et jurer.

« Monsieur... camarade... n’importe ! reprit-il d’une voix épuisée. Fermez la porte derrière vous. Fermez la porte. Elle vous échappera, camarade ! Bonté de Dieu ! Elle est rusée comme une couleuvre.

– Comptez sur moi, répondit l’autre dans la nuit. Inutile de vous tourmenter. J’ai trop bonne envie de savoir le dernier mot de cette histoire, monsieur. Pauvre fille ! La voilà tenue en laisse, pour le moment... Mais je n’y vois pas plus que dans un four...

– Allume, Bisbillitta, commanda le malade très doucement. La lanterne est toujours pendue au même clou, je pense. J’aurais préféré crever en paix. Mais il faut à présent que je revoie tes yeux, femme. »

Elle se releva silencieusement, et les bras tendus vers son gardien :

« Ferme la porte, dit-elle, et encore, si tu veux, entrave-moi les jambes. Délie-moi seulement les poignets, ils me font mal. »

Puis elle battit le briquet, suspendit la lanterne au clou d’une solive.

« Le diable vous brûle, si vous en croyez un mot ! cria le mourant. Vous auriez dû la tirer par ici, tout près, camarade, à portée de mes deux mains pourries, là contre, et plus près encore, le plus près possible, car je n’y vois guère – j’ai le feu de Dieu dans la tête – je la vois à peine, camarade, mais j’entends tout, absolument tout, j’entends chaque petit battement de son cœur. »

La lumière éclairait à demi le buste nu, encore robuste, ruisselant de sueur, tandis qu’il se retournait gémissant sur le tas de chiffons bariolés qui lui servait de lit. De ses doigts écartés, il tâtait l’ombre en aveugle, mais l’Indienne, se glissant adroitement le long du mur, gagna l’autre coin de la pièce de son pas silencieux et s’y tint debout, impassible, mouillant de la pointe de sa langue ses poignets meurtris.

Peut-être alors le jeune Français eût-il cédé la place aux singuliers adversaires, si une certaine pitié ne l’avait emporté à ce moment sur le dégoût. Il aperçut, en effet, le ventre et la poitrine du malheureux marqués de larges taches d’un rouge sombre. Et il pouvait voir aussi le visage défiguré par une horrible enflure, telle que d’un homme piqué par l’ammonic au triple dard.

« Je désirerais vous être utile à quelque chose, dit-il. Je m’appelle Carlos Darnetal. Je viens de Rasami. Je croyais pousser ce soir jusqu’au-delà de Rio del Tinto, à l’Hacienda de Camaron. Ma jument a pris peur et s’est échappée (elle ne s’écarte jamais beaucoup, mais je ne la retrouverai qu’au jour). J’ai découvert par hasard, à deux milles d’ici environ, une tombe fraîche et cette Birletta ou Birbilletta – qu’importe le nom ! – qui venait rôder autour du mort, Dieu sait pourquoi ! et m’a paru diablement louche. D’ailleurs je vous l’aurais ramenée avec plus d’égards, mais elle est aussi difficile à tenir qu’une belette. Et maintenant disposez de moi. Je ne croyais pas qu’à trente lieues d’Assuncion, on pût risquer de mourir sans aide et sans témoin, comme en plein désert de l’Ouest.

– Écoutez-le, écoutez-le, interrompit le moribond à voix basse, écoutez bien ! Vous l’entendrez remuer et gratter... on dirait le nid d’une musaraigne.

– Qui donc ?

– Son cœur. Vois-tu, elle fait la fière et la rusée, je suis plus rusé encore. Elle tremble. Elle tremble jusqu’au fond de son misérable petit cœur de traître. Sûrement, elle va mourir aussi. »

Dans sa surprise, le Français interrogea la fille des yeux, mais elle soutint son regard avec insolence.

« Ami, dit-il, laissez cette Bisbillitta tranquille. Tâchez de raisonner, vous êtes un homme... Demain matin, j’irai chercher du secours à Camaron, ou même à Noroni... En attendant, je ne dois pas vous laisser seul avec l’Indienne, si je comprends bien votre désir. Et il ne faudrait pas non plus qu’elle restât liée toute la nuit, car est-elle coupable ou non ? Dieu le sait ! Avec votre permission je fermerai solidement la porte, et passerai la nuit sur votre seuil, dans mon manteau. Vous m’appellerez rien qu’en frappant du poing au mur. Avez-vous été piqué par une mouche charbonneuse, camarade ? »

L’homme le regarda sans répondre. Le Français posa la main sur l’épaule, avec prudence, à une place encore saine, et sentit le froid de l’agonie à travers le cuir léger de son gant.

« Donne-moi à boire, Bisbillitta, dit enfin le mourant. J’ai souillé la cruche, comme un enfant, dans mon délire. Vide-la sur les cendres, et remplis-la de bonne eau-de-vie. Je mâche une écume diablement amère, ma jolie. »

Elle obéit de nouveau docilement. Mais la cruche pleine, elle l’offrit à Carlos, et sans daigner baisser la voix :

« Fais-le boire toi-même, seigneur, fit-elle. Il est encore plein de vie, bien que ses longues jambes ne le porteront plus nulle part : le poison a mangé ses reins. Toute sa vie est à présent dans sa tête, et je ne puis m’en approcher. Qu’il me morde, et je suis morte.

– Elle a dit le poison... elle l’a dit... j’entends tout..., geignit le malade. Oh ! petite chienne ! Camarade, je m’appelle Alahowigh, qui est un nom païen. Je m’appelle aussi Lelandais, du nom de feu mon père. Et pour l’homme que tu as vu là-bas dans la terre, il s’appelait Picard. Et voilà que celle-ci nous a empoisonnés tous les deux.

– N’en crois rien, seigneur, fit-elle en souriant. Ils ont fait cuire de mauvais champignons et les ont mangés, c’est la vérité. »

Le Français vérifia d’un regard la fermeture de la porte, dont il avait abaissé l’énorme loquet de chêne que Bisbillitta n’eût soulevé qu’à grand-peine ; puis il prit sur la table une sorte de timbale de fer, l’emplit, et la tendit au malheureux qui s’en saisit en grognant de plaisir. Alors seulement il revint vers la fille. Elle jouait tranquillement avec une patate douce, tombée à terre, du bout de son orteil nu.

« Ne mens pas, dit-il. L’autre est mort depuis longtemps, dix jours peut-être ? je l’ai vu, je le sais. Ils n’ont pas mangé les mêmes champignons, c’est sûr. Réponds-moi franchement. Je te croirai, car le seigneur est ivre sans doute, ou son mal le fait délirer. Veux-tu répondre ? »

Elle se balançait sur les hanches, la tête penchée sur l’épaule droite, et son profond regard suivait imperceptiblement chaque mouvement de son corps ingénu. Tout à coup, sa voix jaillit dans le silence.

« Demande-lui d’abord ce qu’il a fait de l’homme blanc, son compagnon. Pour lui, je te dirai, c’est un métis. Sa mère était une femme de ma tribu, une mendiante, une esclave, rien. Quel chien aurait seulement léché sa main noire ? »

Elle se tut et gémit, car le gobelet de fer, lancé à toute volée, venait de l’atteindre au-dessus des sourcils.

« Ne l’écoutez pas, monsieur ! Ai-je l’air d’un sauvage ? Faites-la taire, camarade. J’aime mieux mille poisons sous ma peau que ce filet de voix douce dans ma tête... Bisbillitta ! »

Il s’était traîné hors de son grabat, et gisait maintenant au milieu de la pièce, parmi les chiffons éparpillés, roulant terriblement les épaules, et tâchant de tirer après lui ses cuisses mortes, en pleurant. Camarade, son père, à elle, était un voleur guarani, un pillard, un chef d’assassins aux longues oreilles. Dieu nous punisse pour avoir amené avec nous l’orpheline, en croupe, à travers tout le Chaco ! Je vais encore te dire : elle fait la sauvage ainsi, mais elle a été instruite, elle qui te parle, oui. Elle sait lire et compter, je le jure ! Elle a été un an chez les Pères de la Merci, camarade !

– Malheur sur toi ! répliquait la fille, livide. Tu ravaleras en mourant toute cette écume. Seigneur, il a voulu de moi, telle est la vérité. Je le méprise, bien que je sois sa servante. Il était jaloux de l’homme blanc. Ils se sont enivrés ensemble, puis il l’a tué. Et moi, à présent, je le fais mourir. Le poison l’a déjà tout consumé : aucun dieu ne le sauverait.

– Tu avoues donc, sacrée petite vermine ! cria le Français exaspéré. Cette fois, je m’en vais te ficeler comme un jambon. »

Elle fit aussitôt un bond immense, mais Darnetal s’était déjà rué vers la porte. Une longue minute ils restèrent immobiles, face à face, d’une extrémité à l’autre de la vaste pièce vide, respirant avidement, mêlée aux vapeurs de l’alcool, l’haleine terrible de la nuit. Alors, le Français saisit son fouet par un bout et brandissant la lourde poignée de cuivre, la fit tourner comme une fronde.

« Attention ! Prends garde ! geignait le moribond d’une voix suppliante, ne lui fais pas de mal ! Ne brise pas sa tête chérie ! Doucement. Doucement ! Rends-toi, Bisbillitta, il n’y a pas de honte, il est fort. Rends-toi, ma fille. Aie pitié, camarade ! ce n’est pas une femme comme les autres. Une seule goutte de sa chère salive sucrée me rendrait la vie, et elle était entre nous deux jadis comme une branche de pommier fleuri. »

Il avait refermé sur la botte du Français, en gémissant, sa large main de coureur des bois. L’Indienne coula son regard vers la terre, vit tout en un clin d’œil, s’enleva comme un oiseau, et vint se poser si près de son ennemi qu’il fit pour l’atteindre un pas rapide. La boule de cuivre lui échappa en sifflant, et alla sonner sur les poutres, tandis qu’il s’écroulait sur le sol, la face écrasée contre l’argile. Tout se passa dans un éclair. Il reçut le petit corps, lancé à toute vitesse au travers des reins. De ses deux cuisses, elle pressait étroitement la jambe libre, et glissant son bras nu autour du cou, elle posa l’autre main sur la nuque, en se roidissant. L’air manqua aux poumons du Français, et il sentait craquer ses vertèbres.

« Donne ton couteau, disait-elle tout bas en guarani. Je le veux. Donne ! Donne ! »

L’attaque avait été trop précise et trop prompte, calculée avec tant d’art, pour qu’il pût lui opposer sans péril une résistance brutale. Au contraire, il mollit ses muscles, s’abandonna, roula doucement sur lui-même, jusqu’à ce qu’il eût dégagé sa hanche droite. D’ailleurs la frénésie de la lutte, l’étreinte silencieuse du corps bondissant, et aussi l’odeur de l’alcool l’avaient comme enivré. Presque à son insu, sa propre main se serra autour de la poignée de l’arme avec une violence inouïe. Et il frappa de bas en haut, si fort qu’il ne sentit aucune résistance, et crut d’abord avoir manqué son coup.

Elle s’était relevée en même temps. Le regard qu’elle lui donna avait une espèce de sérénité triste, une majesté barbare, et quelque chose encore, qui ressemblait à une incompréhensible tendresse. C’était la nuit, la nuit, même, l’immense nuit de la terre sauvage, son appel impérieux, sa soumission désespérée, la chaleur femelle de ses flancs d’ombre. Tel quel, il n’osait affronter ce regard, sans pouvoir néanmoins baisser le sien. Et comme dans la lutte la lanterne s’était détachée de la poutre et brûlait à terre, il la ramassa sans mot dire, honteusement.

La fille était toujours devant lui, immobile, mais la tête à présent penchée vers le sol. Elle eut un mouvement des épaules d’une lassitude et d’une dignité incomparables, et s’éloigna lentement, d’un pas un peu inégal, les deux mains croisées sur son ventre, jusqu’au coin le plus ténébreux, où elle s’assit, ramenant sur ses genoux sa pauvre robe de coton en silence.

 

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« Monsieur... Hé ! monsieur, disait l’homme étendu (ce vague murmure s’élevait à peine au-dessus du, sol), monsieur... fais-lui rendre le couteau, camarade. Méfie-toi. Elle l’a pris à ma ceinture, la rusée.

– Foutez-moi la paix, vous ! cria Darnetal, furieux. Vous avez failli me faire tuer, imbécile ! Encore un mot, et je flanque le feu à votre baraque. Il y a de quoi devenir fou, ma parole ! Que m’importe son couteau ! Je l’ai arraché de ses mains tout à l’heure. Il faut qu’elle l’ait escamoté de nouveau, satanée petite sorcière. »

Il éleva la voix sur cette dernière injure, par défi, et aussi dans l’espoir qu’elle allait répondre, tenir tête, qu’il entendrait de nouveau sa voix bien vivante. Car déjà, au fond de lui-même, il ne doutait plus de l’avoir sérieusement blessée.

« Une sorcière, vous l’avez dit, monsieur. Toute baptisée qu’elle est, je la crois plus noire que l’enfer. Ahi ! Ahi !... Ho !... vous ne connaissez pas le pays au-delà de Gourmian ? Non ?... Des diables, de vilains sauvages. Les hommes blancs, les vrais hommes blancs comme nous, monsieur, à vivre là-bas, est-ce qu’ils ne gâtent pas leur sang, ne croyez-vous pas, camarade ? »

Mais le Français ne se sentait plus d’humeur à poursuivre une aventure incompréhensible, et d’ailleurs, il craignait d’être dupe.

« Assez de discours ! fit-il. J’ai agi comme un nigaud en me mêlant de ce qui ne me regardait pas. Bien malin celui qui saurait, d’elle ou de vous, qui est le menteur, car peut-être étiez-vous d’accord pour me tuer et me voler, hein ?... Oui ! Oui !... Et qui donc a tenu ma botte quand je sautais sur la petite gueuse, tout à l’heure ? Dès demain je vous flanque la police d’Assuncion au derrière : on saura si vous tombez ou non de la lune. Car je donnerais ma tête à couper que la bicoque n’est pas à vous. Néanmoins il se peut que vous soyez sérieusement malade, et je ne suis pas un type à laisser par terre, sur le dos, comme une tortue, un homme qui va mourir. Si vous en êtes capable, liez-moi les mains autour du cou ; je vais tâcher de vous porter jusqu’à votre lit. »

Mais il ne put retenir une grimace de compassion lorsque le moribond tendit ses bras, avec la docilité d’un enfant. Le regard aveugle exprimait la résignation, la honte, une soumission presque abjecte. Maintenant toujours l’homme pressé contre sa poitrine, il rassembla du pied les chiffons, en fit un tas, et le coucha dessus. Puis il se mit à marcher de long en large pour calmer ses nerfs et rêver à la décision qu’il allait prendre.

Si absorbé qu’il fût, ou peut-être en raison même de son exaltation, il entendait nettement chacun des bruits légers qui troublaient un à un le silence. Au bout d’un instant, il crut s’apercevoir que le râle du malade à peine distinct, mais lent et régulier, s’interrompait dès qu’il avait tourné le dos, pour reprendre sitôt qu’il marchait de nouveau vers le grabat. Il s’arrêta, prêta l’oreille. L’inconnu appelait en effet, à voix très basse, humblement, comme s’il désirait et redoutait à la fois d’être entendu :

« Camarade... s’il vous plaît... hé ! camarade ? »

Le Français s’approcha brusquement et dit :

« Que me voulez-vous ?

– La fille... Oui, hein ? L’avez-vous tuée ? Elle ne fait pas plus de bruit qu’une mouche.

– Laisse la fille tranquille, tu m’embêtes ! Elle est là-bas dans son coin, sage comme une image. Je m’occuperai d’elle tout à l’heure. Et que te fait à présent une fille ou dix filles, puisque tu seras mort demain ?

– Oh ! fit l’homme, elle s’étonne de me voir encore en vie, voilà tout. Elle connaît son poison. L’autre nuit, je vais te dire, je l’ai entendue s’asseoir tout près de moi une heure, deux heures, qui sait ? Je n’ai pas ouvert les yeux ni bougé un poil de moustache. Quand elle se penchait pour mieux voir, je sentais son souffle sur ma joue. J’étais encore vigoureux, j’aurais pu... Mais alors le sang blanc a parlé, camarade... tu ne crois pas ? mon vrai sang blanc, je le jure ! Ainsi je l’ai épargnée. Un Espagnol, tu penses, un de ces singes au poil noir, dis-moi, ne l’aurait-il pas étranglée ? Car il est sûr qu’elle m’a fait mourir, je le sais... Excuse-moi encore, camarade ; tu n’as ni le teint, ni l’accent des hommes de ce pays : il faut que tu sois Russe ou Allemand ?

– L’alcool te travaille, fit sèchement Darnetal. Tu ferais mieux de dormir. Qui sait ? Le médecin viendra peut-être, et te sauvera.

– Ahi ! Ahi ! celle-ci en sait plus long que le médecin, sois sûr... Il n’y a pas de salut pour moi. Que m’importe ? Je l’ai voulu. La police montée d’Assuncion mettra-t-elle le nez dans mes affaires ? Je n’ai de compte à rendre à personne, sinon peut-être à ce mort, que tu as vu dans la terre. Et pour l’alcool, sache qu’il m’empêche de souffrir : voilà mon ventre gros déjà comme une outre, et je n’ai encore presque rien senti... Un dernier mot encore, camarade. Tu parles espagnol avec un certain accent... Es-tu Français ?

– Je suis Français, en effet », fit Darnetal. Et il ajouta par moquerie, cruellement : « Et toi ?

– Nous sommes du même sang, dit l’homme tout à coup dans son prétentieux jargon, mais aussi d’une voix si lente, si profonde, que le rire du jeune homme sécha littéralement sur ses lèvres. Mon père était un seigneur français, vieux et sage. Il avait combattu et tué jadis, à ce que je sais, un de ces soldats qui portent de l’or dans une sacoche, et il a été condamné par les juges de ce pays, car il y était craint et redouté. Puis il s’est échappé sur un radeau, à travers un fleuve immense, là-bas, à des centaines et des centaines de milles vers le nord. Et il est venu vivre en homme libre, au-delà du Rio Colorado, loin de ses ennemis, hors de leur portée... Pour moi, je l’accompagnais sans cesse, je ne l’ai quitté non plus que son ombre, et il m’a fait tel que je suis. Depuis ma jeunesse jusqu’à ces derniers mois, le croirais-tu ? je n’ai connu d’autre homme véritablement blanc, sinon celui-là dont tu as ouvert la tombe – et il n’était pas des nôtres, je le jure ! (Qu’importe un chien de plus ou de moins !) Sans doute, je ne sais ni lire ni écrire, bien que je puisse compter sans me tromper, à la manière des sauvages, et cependant je n’ignore pas que notre peuple est un grand peuple, supérieur à tous les autres, qui a vaincu les Anglais et coupé la tête même à son roi Napolion... Quelle ville peut être comparée à Parisse, je te demande, et mon père était né dans une autre belle cité qui, se nomme San Tropez. Je sais encore que nos femmes sont les plus belles du monde, redoutées même de la police, indomptables, et pourtant généreuses et magnifiques envers leurs amants... Voilà longtemps que je remue ces idées dans ma tête, car le poison m’est sorti sous la peau il y a un jour et une nuit, et alors j’ai connu que la chasse était finie... Donne-moi à boire, laisse-moi boire tout mon soûl, hardiment ! Heureux sois-tu dans ta jeunesse, pour être venu de si loin vers moi, à une telle heure ! Il convient désormais, camarade, que je m’applique à mourir selon les coutumes de notre nation.

– Es-tu fou ? dit sottement Darnetal, penchant vers le grabat son visage sans rides. Rêves-tu ? Je te donnerai autant d’alcool que tu voudras, pourvu que tu me laisses en paix, avec ces sombres histoires. Il n’est pas temps de mourir, mon vieux, mais de te reposer. Je filerai vers Camaron dès l’aube.

– Ahi ! Ahi ! gémit l’homme. Je vois que tu me méprises. »

Il laissa retomber ses épaules sur les chiffons sordides. Sa pauvre bouche écumeuse remuait terriblement, sans qu’il parvînt d’abord à proférer aucun son. Puis il glissa son bras droit sous ses reins, en grinçant des dents, soit d’impatience, soit de douleur, car il semblait que son torse ne fût plus qu’une masse pesante. Le Français avait lui-même dégagé sa propre épaule, par prudence, et il suivait tous ses mouvements d’un œil agile, le poing fermé. Le clair de lune, tournant autour de la hutte, projetait maintenant jusqu’à eux l’ombre immobile de l’Indienne.

Enfin la main du malheureux reparut, tenant bien serré un petit sac de cuir brut, au poil usé, qu’il tâta longtemps des doigts.

« Mets-toi devant, fit-il. Cache-moi un moment. Elle est si attentive et si rusée ! Vois ce sac : reconnais-le. Tu le prendras sous moi dès que je serai mort... Dès que je serai mort, tu le prendras... Il y a de quoi s’amuser plus d’une semaine, à Noroni ou à Tuihto, pour un garçon de ton âge. Cela est à toi, camarade, cela t’appartiendra (je n’ai rien d’autre !) si tu daignes enseigner à un homme de ton pays ce que tes pères, là-bas, t’ont appris. Hélas ! le mien reçut son coup au lever de l’aube, et mourut le soir même, la tête fracassée, loin de moi, son fils, entre les mains de vieilles femmes aux dents noires, qui font la médecine des sauvages, lui... un Français... Quoi donc, ami ! Une mauvaise nuit est tôt passée, tu verras encore bien des saisons ! Je t’offre un prix raisonnable pour cette affaire, je ne veux pas te mentir. Oui, nous ferons cette affaire ensemble, commodément. Le froid m’a saisi, je me sens déjà tout vide et bourdonnant comme un nid de mouches. Approche-toi de moi. Je t’obéirai point pour point. S’il y a des paroles, je suis en état de les prononcer. Ami, je t’écoute... »

La surprise laissa Darnetal sans voix, mais son cœur se serrait cependant de pitié.

« Je ferai ce que tu veux, dit-il, je ne te quitterai pas cette nuit. Et si la fille te gêne, je la jetterai dehors dans un instant. Par exemple, ne me demande pas l’impossible : je n’abuserai pas de ta simplicité. On t’a raconté des histoires, camarade, ou tu les as rêvées... De ce côté-ci de la mer, ou de l’autre, il n’est pas deux façons de mourir. Sans doute, nous aussi, nous avons nos vieilles femmes à médecine et nos sorciers, mais c’est bon pour les imbéciles. Je ne te cacherai pas que je ne prends plus au sérieux ces niaiseries. Ne te tourmente pas, reste en paix. Je te donnerai autant d’alcool que tu peux en désirer : avec un peu de chance, tu passeras en dormant, camarade !

– Malheur sur toi ! dit le moribond entre ses dents. Je ne t’ai jamais fait aucun tort, et tu refuses cela même qu’on ne peut refuser qu’une fois à un homme. Je veux te montrer les papiers, des lettres écrites dans ta langue, une autre feuille avec des signes dessus, et tout... Vois toi-même si mon père était ou non ce que j’ai dit. Et tu trouveras encore un livre que je respecte à l’égal d’un dieu car, avec lui, il avait traversé la mer, et il en avait grand soin, comme d’un charme. »

Dans sa hâte, il jetait, une par une, sur sa poitrine nue, les pauvres reliques de son cœur, la photographie d’un cuirassier, aux cheveux tondus, tenant son casque sur la hanche (« À son petit trognon d’amour », disait la dédicace, « le grand Louis »), quelques lettres amollies par le temps et la sueur, et enfin une bizarre feuille de service, datée et timbrée, sur laquelle Darnetal put lire, en écriture moulée de sergent-major :

 

PÉNITENCIER DE FALLORI

Journée du 27 août 1880.

3e Section (surveillant général Gros).

DEUXIÈME CORVÉE DE BOIS

Liste des hommes.

 

et en marge, souligné au crayon bleu :

« Ne détacher, sous aucun prétexte, les détenus Proust, Janne et Lelandais. »

À ce moment la main dû moribond ayant tâté au fond du sac un livre relié de toile brune, se resserra dessus, et il l’éleva péniblement à la hauteur de son front, avec un gémissement enfantin. Puis il fixa sur Darnetal un regard dévoré d’inquiétude, dont celui-ci put à peine supporter la prière muette.

« Tout est bien, tout est en règle, balbutia le jeune homme, bêtement. N’aie aucun souci. Tâche de dormir.

– Au nom de ton propre père... », commença l’homme.

Mais il n’acheva pas : sa poitrine épuisée retentit encore d’une plainte terrible, inhumaine. Il tendit le bras. Son énorme et faible poing vint heurter le visage du Français, sans lui faire aucun mal, et retomba toujours fermé sur le sol ainsi qu’une boule inerte, avec un bruit mou. Et aussitôt le malheureux éclata en sanglots convulsifs.

« Pardonne ! seigneur, supplie-t-il, pardonne... Je ne suis qu’un chien. Je me traîne à tes genoux. Je te baise les pieds. Ah ! ce seul coup jadis, il y a quelques heures encore, t’eût écrasé la face ! N’aimes-tu pas l’argent ? La fille a cousu dans sa robe un beau disque d’or qui pèse bien dix guazus, je te le donne... Tu le prendras. Ahi ! Ahi ! qui peut se vanter de tromper un seigneur comme toi, si sage ? Tu lis dans le cœur... Sûrement tu vois couler le sang dans ma peau. Et il est vrai que j’ai bu le lait d’une sauvagesse. La maudite fille a dit vrai, Bisbillitta, ma jolie, petit serpent. N’assois pas un misérable dans sa honte... Épargne celui qui a perdu sa force ! Qu’importe le ventre dont je suis sorti, puisque je vais rentrer dans la terre ! Approche-toi de moi, seigneur, ne me trompe pas. Je connais ton secret. Il y a un secret des hommes blancs. Comment l’aurais-je appris sinon par Bisbillitta, la chérie ? Oui, je sais que l’eau fut répandue sur sa tête, et que morte elle sera l’égale et la compagne des autres femmes, pour une vie qui ne finit pas. Et moi ? Hélas ! j’ai vieilli parmi ces singes, méprisé même de mon père, bien que je lui fusse plus soumis qu’un esclave, et son commandement était dur. Pourtant, écoute-moi ! Par le soleil qui luira demain, par ta célèbre nation, par ce que tu as de plus sacré – que dire encore ? – par ta première femme, camarade, par la première femme dont tu as desserré les genoux, je te jure ! mon père était bien celui-là que tu as vu ici peint, avec ses habits magnifiques ; les papiers très précieux lui appartiennent, et il lisait de ses yeux dans ce livre que je tiens. N’ai-je pas le droit d’être fier d’un tel homme ? S’il m’eût conduit dans son pays, qui se serait soucié de ma mère, je te demande ? J’y eusse vécu libre et puissant. Hélas ! Hélas ! Alors qu’il t’est si aisé de me satisfaire, veux-tu que je paraisse tout à l’heure devant lui, et qu’il rougisse encore de moi ? Serai-je un de ces chiens, à jamais ?

– N’ajoute rien, dit le jeune Français, cela suffit. Je prends tous les dieux à témoin, d’ici ou d’ailleurs, bons ou mauvais, que tu n’es pas plus chien que moi, qui te parle. Et tu ne t’en iras pas, camarade, que je ne t’aie embrassé sur les joues à la mode de mon pays, comme je le ferais pour un frère. En attendant, je vais m’efforcer de te contenter. »

Il se leva brusquement, et en deux pas fut devant la silencieuse fille, toujours accroupie à l’angle du mur, immobile, bien qu’un peu d’air, entre les rondins du mur, fît flotter lentement le bas de sa robe.

« Bisbillitta, fit-il, allons ! Du diable si je démêle le vrai et le faux dans toute cette histoire, mais d’une manière ou d’une autre, tu as fait assez de mal, je pense... »

La tête penchée reposait presque sur les genoux, entre les deux bras croisés. Il voyait la nuque de cuivre, lisse et nue.

« Lève-toi, dit-il durement. Pourquoi ruser ? »

Et il lui frappa l’épaule de sa main ouverte. Le petit corps glissa en avant, roula sur lui-même et demeura étendu, gravement, le genou plié sous les cuisses. Un jet de sang déjà épais rougit instantanément la misérable jupe, souillée de terre.

« Que veux-tu ? supplia l’homme, avec terreur. Ordonne qu’elle se taise. Ah ! que je ne l’écoute plus en ce monde ! Hé ! ah ! il me semble que je sens d’ici l’odeur de ses bras toujours frais. Vois-tu, camarade, l’écorce d’un jeune arbre n’a pas d’autre parfum, et d’y penser seulement, cela met de la salive sous ma langue. Ordonne qu’elle se tienne tranquille encore un moment...

– Il faut donc que le couteau ait glissé dans ma main..., dit le Français. Une arme pour rire... un joujou... Elle est morte. »

Il avait parlé presque à voix basse, et l’agonisant n’entendit que le dernier mot, car il répondit après un silence, mais avec un calme étrange :

« Morte ? Ho ! tu ne la connais pas. Elle s’enroule parfois comme un petit serpent, et reste immobile tout un jour. Ce qu’elle veut ou ne veut pas, qui le sait ? Laisse-la. Retiens seulement ce que je vais dire : je te donnerai ce que j’ai promis. Les piastres t’appartiennent, tu en feras ce que tu voudras. Mais décidément, tu mettras le livre avec moi dans la terre. De tout ce que j’ai possédé, c’est le seul bien qui ne m’ait jamais déçu. Que de fois j’ai vu mon père y lire en suivant chaque ligne du doigt, le visage riant, épanoui ! Et mon père, même parmi les sauvages, fut traité avec honneur. Que n’eût-il pas été parmi les siens ! Je veux que tu ouvres ce livre à la première page, tout à l’heure, et tu épelleras chaque mot, très, très lentement, pour que j’entende à mon aise le langage de votre nation et les derniers ordres de mon père. À présent, fais toi-même ce que tu as promis.

– Quoi donc ?

– Donne le secret... Donne le secret avant que je meure. Dans un instant l’alcool – une pinte de cette eau-de-vie, camarade – ne pourra plus rien pour moi.

– Je dois te dire... », commença le jeune Français.

Mais il n’osa poursuivre. D’un regard furtif, il mesurait la distance qui le séparait de la porte, il l’eût franchie d’un bond, il eût percé à travers la broussaille comme une bête, il respirait déjà la nuit profonde. L’aveugle ramait doucement l’air de ses mains ouvertes, le faible cadavre barrait le seuil du geste vain de ses bras en croix, nul obstacle que la parole d’un moribond, sans doute coupable de meurtre, fils de forçat, voleur lui-même. Et pourtant cette parole lui parut tout à coup la plus solennelle qu’il eût jamais entendue, qu’il entendrait jamais en ce monde, impossible à éluder, d’une autre espèce. La naïveté même en était plus urgente et plus dure qu’une menace, qu’aucune espèce de malédiction. Elle mit littéralement le jeune homme à genoux, rouge de honte.

« Je dois... je dois t’avouer, camarade... Ne me blâme pas. Comment t’expliquerais-je ? Eh bien là, oui, vieux frère... ne te fâche pas. Je donnerais dix ans de ma vie, je le jure ! pour être en état de t’accorder ce que tu demandes. Je ne puis te mentir. On m’a appris ces choses-là dans ma jeunesse... peut-être. Et si la fille avait parlé, quoi ! cela me serait revenu, sans doute... Il est vrai que les Français ont une religion, ainsi que les sauvages. Beaucoup l’ont oubliée, hein ? Naturellement, il serait facile de te tromper. Je te verserais de l’eau sur la tête, en bégayant n’importe quoi. Ce n’est pas possible, non ! Mais écoute bien, camarade. Je sais du moins que ce Dieu est juste et bon. Il a pitié des hommes méchants et il est mort pour eux, cloué par les pieds et par les mains, en pleurant. Voilà ce que je sais. Recommande à lui ton âme. S’il existe, sois sûr qu’il a pitié de toi plus que moi-même, qu’il connaît ton désir, et qu’il a déjà posé ta main sur ton vieux cœur plein de péchés. Ne m’en demande pas plus : je porterai le poids de la faute, s’il y en a une. »

Dans sa surprise, le moribond avait réussi à se soulever un peu sur ses coudes et, la tête droite, il fixait sur les yeux du Français un regard aussi noir et attentif que celui d’un animal pris au fer.

« Peut-être dis-tu vrai, fit-il après un silence horrible, peut-être non... Mais en acceptant de porter le poids de cette faute tu parles raisonnablement.

– Laisse-moi te donner un baiser !

– Non ! dit l’homme. Est-il croyable que tu aies laissé perdre un secret merveilleux qui referait de moi un petit enfant ? »

Il se laissa glisser en arrière, et frappa le sol si rudement des épaules et de la nuque que Darnetal le crut mort. Le livre avait roulé à terre. Il le ramassa. C’était un de ces almanachs tels que les colporteurs en proposaient jadis aux ivrognes et aux belles filles, à la porte des cabarets sur les champs de foire, sots et sordides. Il s’ouvrit de lui-même aux pages les plus usées, noires de crasse, marquées çà et là d’un pouce énorme, au chapitre sans doute lu et relu :

 

MILLE ET UNE BLAGUES
À FAIRE EN SOCIÉTÉ

suivi de cent manières de gagner l’apéro

par

JEAN LOUSTIC

 

 

Le jeune Français levait déjà le bras pour lancer l’absurde relique à travers la chambre, lorsqu’il rencontra de nouveau le regard vide, muet, plein de terreur, et d’une attente désespérée. La pitié surnaturelle, et aussi un désir de se punir, de s’humilier soi-même, l’emporta sur le dégoût. « C’est donc là, se dit-il, le dernier message du pays à l’enfant perdu, qui l’a tant cherché ?... Mais moi-même, qu’ai-je de meilleur à donner ? » Il lui parut qu’ainsi la mesure était comble, la misère parfaite et que dans l’extrême dénuement de cet homme, la miséricorde d’un dieu allait éclater comme la foudre.

Il prit dans la sienne la main glacée, y déposa pieusement le petit livre, tâcha de refermer dessus les gros doigts. Ils s’ouvrirent malgré lui, et il reconnut que l’homme était mort.

 

 

 

Georges BERNANOS, Dialogue d’ombres, Plon, 1955.

 

 

 

 

 

 

 

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