Le coin du feu

 

SCÈNE ALLEMANDE

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Aloysius BERTRAND

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est un spectacle qui fait couler de

douces larmes que de le voir au milieu

de ses neuf enfants.

Werther, lett. VI.

 

 

– « Mon père, quelle est cette flamme lointaine qui éclaire les campagnes, du côté de Margrabowo ? Le miroir des lacs resplendit comme aux premiers rayons du soleil.

Le vieux père qui tisonnait, quitta les antiques pincettes, et les enfants qui jouaient ou qui étudiaient, silencieusement assis autour de la grande table, accoururent tumultueusement vers la fenêtre.

– « Ce sont, je pense, dit le vieux père, les torches des pêcheurs d’anguilles et d’écrevisses, dont les barques se sont donné rendez-vous au pied du Vorarlsberg. »

– Mon père, dit un jeune homme, aux cheveux blonds, permettez-moi de descendre avec Brandt jusqu’au moulin ; le meunier nous apprendra sans doute ce que signifie tout cela.

Le jeune homme embrassa son vieux père et sortit. Cette clarté lointaine s’éteignit par degrés ; la fenêtre fut refermée, et les enfants, formant mille conjectures à leur façon, revinrent à leurs jeux et à leurs études.

Chacun reprit sa place autour de la grande table, sur laquelle se voyaient pêle-mêle des cartes de géographie, des livres, des compas, des sphères et des boîtes de couleurs. Le vieux père poursuivant sa leçon un moment interrompue, leur disait comment l’homme bienfaisant et charitable qui console le pauvre et l’orphelin, est le plus fidèle portrait de la Providence ; comment le riche a été placé en cette vallée de larmes et d’infortunes pour prêter secours à ses frères qui chancellent ; comment celui-là qui, le pouvant, se dispense de donner l’aumône, ne jouira jamais de la présence de son Créateur.

Les enfants, d’abord fort attentifs, commencèrent bientôt à bâiller, à rire en tapinois, à se faire des mines toutes plus drôles les unes que les autres. Le vieux père, qui feignit de ne point s’apercevoir de ce manège, pensa sagement qu’il était temps de clore la leçon.

– « Auguste, dit-il à un jeune garçon de douze ans qui le premier avait donné l’exemple de la dissipation, allez prendre ce gros volume sur cette planche, et lisez-nous une histoire. Puis il ajouta sans amertume : Il faut savoir faire chaque chose en son lieu, et ne se permettre de rire et de badiner qu’après que l’on s’est acquitté de son devoir. »

Les enfants confus demeuraient dans le silence le plus profond. Auguste ouvrit sur la table le livre poudreux, dont les fermaux de cuivre retombaient des deux côtés. Il y avait dans ce livre de grandes figures dorées, des lettres en rouge et en bleu ; et les feuilles glissaient sous les doigts, douces comme le vélin.

– « Quelle est, demanda le vieux père, l’histoire marquée par ce ruban ? »

– « Le Pasteur de Saint-Wilfrid, répondit le jeune garçon. »

– « C’est bien, dit le vieillard ; lisez, et vous, qu’on écoute : vous y verrez, enfants, comment le pasteur de Saint-Wilfrid, ayant un soir entendu frapper à la porte du presbytère, courut ouvrir et trouva le Diable qu’il ne reconnut point, sous la figure d’un mendiant, auquel il refusa de donner l’aumône, et vous y verrez comment il en fut puni par le Diable lui-même qui...

– Qui lui vola son bréviaire, dit un petit enfant. »

 

 

          Le Pasteur de Saint-Wilfrid

 

          Fabliau

 

          Aucun voyageur ne chemine,

          Vêtu de bure ou bien d’hermine,

                      Par le sentier,

          Qui n’aille, chantant son cantique,

          S’agenouiller au seuil gothique

                      Du vert moutier.

 

          Le lierre, de son frais ombrage

          Du chœur embrasse le vitrage

                      Tout à l’entour,

          Et l’on voit l’un et l’autre mage,

          Et la Vierge, brillante image,

                      En grand atour.

 

          C’était quand la blanche rosée

          Scintille sur l’herbe arrosée

                      Comme des pleurs ;

          Quand l’hirondeau sur notre rive

          Aux premiers jours d’avril arrive

                      Avec les fleurs ;

 

          Or, un beau soir qu’au Presbytère

          Le Pasteur dormait solitaire

                      Près des tisons,

          Il ouït une voix lointaine,

          Murmurant comme la fontaine ;

                      Sous les gazons.

 

          La voix disait...

 

Le lecteur, à ce passage intéressant, se tut et leva la tête. On venait d’ouvrir la porte du salon, et quelqu’un était entré : c’était le jeune homme aux cheveux blonds, et le vieux Brandt qui montrait par-dessus son épaule sa moustache blanche, aussi blanche que le flocon de laine de son bonnet fourré de peau de loup.

– « Ce ne sont point les pêcheurs d’anguilles et d’écrevisses du Worarlsberg, dit le jeune homme ; j’ai vu leurs barques attachées sous les saules. C’est la chaumière de Péters le chevrier.

– « Eh bien ! la chaumière de Péters ?  dit le vieux père. »

– « Le chaume de la cabane de Péters a tout à coup pris feu comme une meule de foin. Le meunier prétend que l’incendie a été produit par la chute d’une étoile sur le toit. »

– « Pauvre Péters ! disaient les petits enfants ! »

– « Il ne conduira plus chaque matin, disait l’un, son chevreau brouter dans le parc. »

– « Il ne nous apportera plus, disait l’autre, chaque matin un bouquet de marguerites et de fleurs des prés. »

– « C’est lui, ajoutait un troisième, qui m’a taillé ce joli sifflet avec une branche de peuplier vert. »

– Pauvre Péters, répétèrent tous les petits enfants ! »

Ils se parlèrent l’un l’autre un moment à voix basse, puis ils se jetèrent tous au col de leur vieux père qu’ils étouffaient de leurs caresses, le priant ensemble de donner un asile au pauvre Péters.

– « Bien ! mes enfants, dit le patriarche attendri. Oh ! que votre mère qui est dans le ciel ne partage-t-elle ici-bas ma joie et mon bonheur ! mes enfants ! mes chers enfants ! Oui, Péters passera ses vieux jours dans ma maison. »

Les enfants sanglotaient au souvenir de leur mère qui était dans le ciel. Le livre était encore ouvert à l’endroit du Pasteur de Saint-Wilfrid : un petit garçon mit le doigt sur l’image et dit :

– « Mon père, voyez donc ! comme le démon est laid ! »

– « C’est que le démon n’est point charitable, dit le vieux père ; les hommes dont le cœur ne s’émeut point aux plaintes du pauvre sont laids comme le démon devant le Seigneur.

– « Et la fin du fabliau ! dit Auguste. »

– « On vous la lira demain, mes enfants, répondit le vieillard père. Huit heures ont sonné au presbytère : prions et allons prendre du repos. »

 

 

Aloysius BERTRAND,

Vers et contes épars,

Choix de textes

et présentation :

Thierry Bissonnette

et Luc Bonenfant,

Éditions Nota Bene, 2002.

 

 

 

 

 

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