Saint Mathias-l’Ermite

 

1389

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Samuel-Henry BERTHOUD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il ne fault onc professer ung homme saint et vertueux

avant l’heure du trépassement d’icelui.

Sermon du P. MATHIAS.

 

Au grand rien ne suffit, parce qu’il peut prétendre à tout ses désirs croissent avec sa fortune ;

tout ce qui est plus élevé que lui le fait paraître petit à ses yeux :

il est moins flatté de laisser tant d’hommes derrière lui que rongé d’en avoir encore qui le précèdent ;

il ne croit rien avoir s’il n’a tout. Son âme est toujours aride et altérée.

MASSILLON, Petit Carême.

 

 

Monseigneur le comte de Flandres, Robert troisième de ce nom, et dit de Béthunes parce que auparavant d’être comte il avait titre de seigneur de Béthunes, s’était retiré en sa ville d’Ypres, mal content du roi de France Philippe le Bel.

Car, malgré qu’il eût épousé en premières noces défunte dame Catherine d’Anjou, fille de monseigneur Charles, roi de Sicile et frère du roi de France, Louis neuvième du nom ; malgré qu’il eût féri vaillamment de la lance, avec son beau-père, contre le bâtard Manfroi, lequel il occit de sa propre main ; le roi Philippe le Bel n’eut cure d’aide si loyale donnée aux siens. Au rebours, cherchant noise sur propos légers à monseigneur Robert, il lui livra une grande bataille devant Courtray ; mais il reçut le châtiment de telle déloyauté par une défaite sanglante de son armée.

Loin de perdre courage de si rude horion, le roi de France se prit tôt et finement à faire usage de ruse cauteleuse et matoise : il embéguina si bien de bonnes paroles monseigneur Robert que ce prince, plus hardi et vaillant chevalier que clerc retors, se laissa prendre à ces beaux semblants, et qu’il se défit de ses belles villes de Lille et de Douai, lesquelles il remit au roi de France.

La chose était à peine faite à n’en plus revenir, que monseigneur Robert frappait du pied la terre et maugréait de façon furibonde. Mais las ! plus n’était temps ; et gens d’armes français à foison, avec redoutables engins de guerre, gardaient déjà lesdites villes, bien approvisionnées de vivres, et capables de soutenir, des années et des années, si long et si rude siège qu’il plairait à la plus grosse armée possible.

Dolent de sa simplesse, monseigneur Robert se retira en sa ville d’Ypres, où le rongeaient soucis et repentir.

Et, comme il n’était issu de son mariage avec défunte madame Catherine d’Anjou qu’un seul fils lequel, de santé chancelante, voyageait pour lors au pays de Bourgogne, monseigneur Robert se rendit aux conseils de ses grands vassaux, lesquels le requéraient de s’assurer une lignée sûre. Il rechercha donc en mariage madame Iolente de Bourgogne, la fille unique de monseigneur le duc de Bourg, Odon comte de Nevers, laquelle, de magnifique beauté et jeunette encore, se trouvait veuve de Jean de France, dit Tristan, fils du roi de France, Louis neuvième du nom.

Le duc de Bourg acquiesça de bon cœur à la demande du comte Robert, et incontinent madame Iolente se vit fiancée à son grand regret et sans avoir été consultée. Point n’osa geindre néanmoins, car monseigneur son père était de volonté imployable et qui ne revenait jamais en arrière.

D’ailleurs, elle aurait eu beau dire qu’elle aimait d’amour le jeune Charles de Flandres et qu’elle lui avait juré foi éternelle, le vieux seigneur n’aurait fait qu’en rire, et hâter de plus belle les épousailles d’Iolente avec le père de son bien-aimé.

Or, la demande en mariage avait été faite par messire Mathias, lequel était naguère un pauvre ermite passant le jour et la nuit en oraison, dans une grotte à l’entrée de la ville d’Ypres.

Un chacun vantait sa dévotion, un chacun le prenait pour arbitrer en ami les plaids et différends ; et toujours le faisait-il avec sagesse et justice comme il ne se voit plus au temps d’à présent.

Par un beau jour, il fut bien surpris de voir venir en son piteux logis monseigneur le comte Robert, lequel après avoir devisé longuement avec lui, le requit de demeurer en son palais, afin d’y rendre justice et de l’aider à gouverner ses états.

Point ne se résolut facilement le saint homme à faire ce qui lui était demandé, car à bon droit il regardait comme grand bien et comme valant mieux que palais et puissance tranquille sommeil sur paille fraîche, goulu manger satisfait de pain noir, buverie d’eau claire, jours sans souci aucun, et joie ineffable d’oraison. Mais enfin, il se laissa aller aux instances de son seigneur, et tous les bourgeois d’Ypres, en apprenant cette nouvelle, se mirent à suivre et conduire au palais du comte le nouveau justicier, clamant avec force : « Dieu bénisse à tout jamais monseigneur Robert et le saint homme Mathias ! »

L’ermite s’acquitta comme il faut des devoirs de son état, et pour lui en octroyer récompense, le comte de Flandres lui donna la mission que nous avons dite plus haut.

Madame Iolente de Bourgogne fut emmenée vers son fiancé, close en une riche litière, traînée par huit haquenées blanches. Cent hommes d’armes marchaient devant et derrière, pour défendre icelle à l’encontre des routiers et autres garnements de chemins.

L’ermite Mathias suivait, monté sur un destrier de bénigne allure, récitant des patenôtres, et prenant un à un dans ses doigts les grains de son rosaire.

Or, par une vesprée que Mme Iolente était hébergée en la châtellenie d’un suzerain, lequel relevait de monseigneur Robert, le père Mathias y fit rencontre de l’un des plus renommés astrologues du monde, maître Bauderic de Nosenback, allemand de nation, et si vieux qu’il racontait avoir prédit les destinées du roi Philippe Auguste, au temps où il se trouvait encore enfantelet.

Un chacun entourait l’astrologue, s’émerveillant de sa science, si grande que nul autre n’en savait autant que lui ; et le suzerain lui-même mit Bauderic, au souper, bien autrement en lieu d’honneur que l’ermite Mathias.

L’ermite en fut piqué de dépit secret, car jusqu’à cette heure, il avait toujours vu un chacun le montrer du doigt de préférence à madame Iolente elle-même ; et il avait toujours ouï réciter longuement ses vertus et sa sainteté.

Le lendemain il se sentit attrister davantage encore, car madame Iolente engagea Bauderic à l’accompagner en sa ville d’Ypres, et recommanda à lui Mathias de tenir bonne compagnie au savant astrologue, professant à voix haute que science si grande valait sainteté, « sinon mieux et beaucoup mieux », ajouta-t-elle tout bas à l’oreille de l’une de ses femmes d’atours, lesquelles ne se faisaient faute de s’ébattre aux dépens de la mine peu galante et des propos grondeurs de l’ermite.

D’autre part, l’astrologue se sentait envieux du respect et du renom de sainteté dont l’ermite avait jouissance. Il mena donc son destrier auprès de la haquenée du père Mathias, non pas dans le dessein de s’édifier de ses discours pieux, mais plutôt pour le trouver en faute ou tâcher de l’y faire tomber.

« Trois fois heur est à vous, mon père, dit-il en passant sur son front chauve et ridé une main sèche et nerveuse ; trois fois heur est à vous, car vous n’avez connaissance aucune des soucis de l’étude et des fatigues de la science.

« Oui, par le sceau de Salomon j’ai bien des fois envié d’être un ermite paisible et ignorant ; et pourtant j’ai le secret des grandes œuvres les démons obéissent à mes ordres, et l’on paierait de trésors immenses le moindre de mes secrets.

« Il faut le dire cependant, quoique ce soit orgueil, il y a une joie grande et bienfaisante à se dire que l’on est supérieur à tous les hommes, et que l’on ne doit telle supériorité qu’à la persévérance de ses études et à la force de son entendement.

« Un regret cuisant me poursuit ; c’est que nul n’héritera de ma science, et que la pierre de ma fosse, laquelle ne peut tarder à tomber sur mon corps, car je suis plus vieux qu’aucun mortel vivant, ensevelira à tout jamais des secrets que pas un autre ne retrouvera. »

À ces propos, le cœur de l’ermite battit vitement.

« La vie d’un homme ne suffirait pas, dit-il, pour apprendre ces merveilleux secrets. »

Le savant lut au fond du cœur de l’ermite la pensée qu’il avait.

« Une semaine serait trop longue, répondit-il ; car toute ma science est close en ce parchemin que je porte roulé sur ma poitrine. Mais il y a des mystères à accomplir, des mystères qui feraient trembler l’homme le plus brave.

— Une semaine suffirait ? demanda l’ermite.

— Une semaine, et même moins d’une semaine. Mais las ! point ne trouverai de disciple capable de supporter les épreuves qu’il faut, et de payer de ma science le prix que j’en ai payé ; car je l’ai achetée du démon. »

L’ermite tressaillit et se signa.

L’astrologue fit un sourire de pitié.

Et puis il prit le parchemin caché en sa poitrine, et se prit à lire les secrets qu’il renfermait :

 

Le sancturum regnum, ou la véritable manière de faire les pactes avec les noms, talents et puissance des esprits supérieurs ; comme aussi la manière de les faire paraître par la force de la grande appellation, qui les force d’obéir à quelle opération l’on souhaite.

Des jours heureux ou malheureux.

Composition de mort, ou la pierre philosophale.

Pour charmer les armes.

 

« Une semaine ! une semaine ! » répéta avec anxiété l’ermite.

L’astrologue continua sans prendre garde à cette interruption.

 

Pour parler aux esprits, la veille de la Saint-Jean-Baptiste.

Pour se faire aimer de telle fille ou femme que vous voudrez.

Pour se rendre invisible.

Pour faire la jarretière de 7 lieues par heure.

 

[Cette énumération et tous les détails de magie que l’on rencontrera dans cette légende sont de la plus scrupuleuse exactitude, et empruntés à différents ouvrages de sorcellerie, et particulièrement à ceux-ci : Le Dragon rouge, ou l’Art de commander aux esprits célestes ; Questionum magicarum libri sex, par le P. Delrio ; J. B. Neapolitani magiae naturalis libri vigenti ; Un livre de l’imposture et tromperie des diables, traduit de Jean Vivier, par Jacques Grenin ; Commentarius de praecipuis generibus divinationum, par Gaspard Peucerus ; Malleus maleficarum Jacobi Sprenger ; La Physique occulte, ou Traité de la baguette divinatoire, par de Vallemont ; Le comte de Gabalis, ou Entretien sur les Sciences secrètes, etc., etc. (NdA).]

 

« Et c’est au prix de votre âme, du salut éternel, que vous avez acheté cette science ! murmura le père Mathias après une profonde rêverie.

— Et qui te dit, ver de terre, que tu as une âme ? répliqua avec ironie l’astrologue. Avant de naître, qu’étais-tu ? Après la mort que seras-tu ? Rien.

« Tu t’es formé d’atomes épars dans l’air, combinés avec l’eau, cachés dans la terre : ils retourneront après toi à l’air, à l’eau, à la terre.

« L’âme est la chaleur des membres ; c’est le principe qui fait verdir l’herbe, bourgeonner la plante et vivre l’animal.

« Dis-moi, toi qui parles d’autre monde et d’âme, n’as-tu pas été engendré comme tous les autres êtres ? N’as-tu pas été porté comme eux dans les flancs d’une femelle ? N’es-tu pas resté comme eux faible et imbécile jusqu’à ce que les atomes errants dans la nature t’aient nourri, grandi, développé ? Ton existence n’est-elle pas comme la leur ? Ne la soutiens-tu pas comme ils le font ? manger et rendre des excréments, dormir et reproduire, c’est leur vie, c’est la tienne. Ils ont donc aussi une âme immortelle ? »

Quelques heures plus tôt, ces discours mécréants auraient fait crier anathème à l’ermite : il les ouït quasiment sans horreur, parce qu’il allait bouche béante après l’hameçon de l’orgueil et du savoir qui perdit le premier homme au paradis terrestre.

« Pourquoi, demanda-t-il, quoiqu’il fût quasiment convaincu tout à fait, pourquoi, s’il en est ainsi, le démon veut-il acheter notre âme ?

— Dans la formule et prière d’invocation, le grand Adonaï entend par âme la sève du corps ; aussi faut-il ajouter qu’il lui est donné le cœur, les entrailles, les mains, les pieds, les soupirs. C’est un hommage léger qu’il veut lui être rendu par le vassal qui relève de lui, pour les châtellenies du savoir, de la puissance magique et des secrets mystérieux de la nature.

— Et Dieu ! Dieu ! Jésus-Christ ? »

L’astrologue tressaillit et pâlit à ce nom trois fois saint.

« Erreur ! mensonge !... Deux esprits se disputent l’univers, Adonaï et Jéhovah : je sers Adonaï ; car Adonaï a la science et les esprits d’enfer à son pouvoir.

— Vous plaît-il, maître Bauderic, me recevoir pour disciple ? »

Une joie qui faisait mal à voir brilla dans les yeux rouges de l’astrologue.

« Signe de ton sang ce pacte que voici, de m’être disciple fidèle, discret et à toute épreuve, et avant la fin de la lune tu seras ainsi que moi, j’en fais serment par Adonaï. »

Le père Mathias, dans un émoi des plus grands, et soumis par une puissance étrange, et comme s’il eût été en songe malfaisant, se laissa piquer au poignet de la pointe d’une dague, et signa de son nom le vélin écrit en lettre rouges.

« Sitôt notre advenue à Ypres, dit l’astrologue, viens me trouver. Ce sera le premier quart de la lune, et tu n’auras pas grand retard pour entrer en la voie de vie. »

Pendant qu’un chacun, à Ypres, se réjouissait de l’arrivée de la nouvelle comtesse, et que l’on célébrait les épousailles avec pompe et fêtes sans nombre ; que les serments ou compagnies représentaient des mystères à la clarté de torches par mille et mille, et que de jeunes filles, toutes nues à la façon des sirènes, chantaient des motets langoureux, et jetaient des fleurs aux nobles époux quand ils venaient à passer près d’elles pour s’en retourner du moustier à leur palais, le père Mathias allait à la dérobée rejoindre en un bois son maître Bauderic.

L’astrologue l’attendait, accoutré de façon bizarre. Il était assis, au milieu d’un carrefour de la forêt, sur une grosse pierre. Après avoir médité durant un long temps, il se mit à tenir les propos suivants au père Mathias :

« Ceignez-vous, mon bien-aimé disciple, du courage du lion et de la prudence du serpent, pour pouvoir mener à fin dignement et comme il faut le grand œuvre auquel j’ai passé soixante-sept ans de ma vie, travaillant nuit et jour pour arriver à la réussite de ce but admirable.

« Ouïssez donc, et faites ainsi qu’il sera dit :

« Vous passerez un quart de lune entier sans fréquenter aucune compagnie de femme ni de fille.

« Vous promettrez au grand Adonaï, ce chef de tous les esprits, de ne faire que deux repas par jour, ou toutes les vingt-quatre heures dudit quart de lune, lesquels vous prendrez à midi et à minuit, en faisant la prière que je vais vous enseigner. »

Et il lui récita une prière mystérieuse et farcie de mots étrangers et qu’il n’était point possible de comprendre.

« Ne vous déshabillez ni ne dormez que le moins possible, pensant continuellement au grand œuvre. Allez, mon fils, et faites ainsi qu’il est dit. Conservez avec soin cette pierre sanguine dite ématille, et vous viendrez me retrouver ici la première nuit après le premier quartier de lune. »

Quinze jours s’étant passés, l’ermite s’en vint retrouver l’astrologue au même carrefour du bois où il l’avait trouvé la première fois.

Bauderic tenait en laisse un jeune chevreau la tête embéguinée d’un chapeau de verveine, et lié autour du cou d’un ruban vert en guise de carcan.

Sans mot dire, il se mit à nu, jusqu’à l’épaule, le bras droit, brandit une lame de pur acier, et il en occit d’un seul horion le chevreau, disant :

« Je te fais offrande de cette victime, ô magne Adonaï ! magne Eloim ! magne Arcil ! et cela à l’honneur, gloire et puissance de votre être, supérieur à tous les esprits : qu’il vous plaise le prendre pour agréable ! »

Après quoi il écorcha le chevreau, mit sa chair et ses os en un grand feu, et quand tout fut fait cendres, il les ramassa et les jeta vers le côté où s’élève le soleil.

Il coupa ensuite de la dague dont il avait occis le chevreau une branche fourchue de coudrier, coupa en cercle la peau de la victime, traça au milieu un triangle, des caractères et des signes mystérieux, alluma deux cierges, et versa une liqueur jaunâtre, de l’encens et du camphre en un vase où brûlait du bois de saule ; enfin il jeta une pièce d’argent à terre et murmura de longues invocations.

L’ermite, pâle, les cheveux hérissés, se tenait dans le cercle, en grand émoi et frayeur des plus blêmes.

Tout à coup il se fit un tremblement de terre... une figure de feu jaillit de la forêt, et s’écria :

« Me voici ! que me demandes-tu ?

— La science pour cet homme, en échange de son âme, de son cœur, de ses entrailles, de sa dextre et de sa senestre, de ses pieds, de ses soupirs et de son être. »

L’ermite sentit une secousse douloureuse de par tous ses membres ; la voix mugit : « J’accepte ! » et l’obscurité et la solitude revinrent au carrefour de la forêt.

Depuis ce moment-là, Mathias (car plus il ne convient de l’honorer du saint nom religieux de père) Mathias n’eut plus une bonne pensée en son âme. Il vendit la justice, jugeant les procès non pas au poids du bon droit, mais au poids de l’or, et ne faisant aucun cas de la détresse de l’orphelin et des pleurs de la veuve.

Les bourgeois d’Ypres se prirent à en murmurer, et adressèrent même des remontrances au comte, mais celui-ci n’en fit aucun cas, disant que c’étaient des brouillons, et qu’ils n’en agissaient de la façon que par jalousie du saint homme.

Par ainsi, Mathias se vit plus puissant que jamais.

Et il ne tarda pas à montrer la science qu’il avait payée du salut de son âme. Comme il prit bien garde de ne pas dire qu’elle était œuvre de ténèbres, mais au contraire qu’elle venait de l’esprit d’en haut, son renom s’en accrut d’autant ; et, malgré ses prévarications, il se disait par tout le comté qu’il fallait que ce fût un bien saint homme, parce que le bon Dieu lui avait octroyé subitement un savoir que pour amasser ne suffiraient pas des ans et des ans.

L’esprit d’enfer se réjouissait de le voir se laisser aller aux joies impies de l’orgueil, et il mit en son cœur un dessein pire que tous les plus mauvais dont déjà il se trouvait rempli.

Ce fut de lui faire sentir l’aiguillon impur de la chair pour la jeune comtesse Iolente, épouse de son suzerain et bienfaiteur.

Il employa pour parvenir à ses vilaines fins tout ce que peut inventer un papelard ribaud et perdu d’âme ; mais rien ne valut.

Il mit en œuvre exorcismes et invocations diaboliques : rien ne valut.

Et le feu dont il était ardé le cuisait chaque jour de plus en plus, et le poussait en ses malséants désirs.

Sur ces entrefaites, monseigneur Charles, fils du comte Robert, s’en revint à Ypres ; et la première fois qu’il se trouva en présence de madame sa belle-mère, laquelle il avait aimée d’amour auparavant que le comte Robert ne la prît en mariage, le pauvre jeune sire ne put s’empêcher de pleurer, et madame Iolente de même.

Jalousie devine promptement secrets qui la blessent, et Mathias lut aux yeux larmoyants d’iceux à la fois amour et regrets.

Elle est mienne ! se fit-il en lui-même... Et la nuit, endormant par son pouvoir magique les dames d’atours, varlets et pages, il parvint en la chambre de madame Iolente.

Elle pleurait encore et écrivait sur un parchemin ; car elle avait appris d’un vieux clerc science si basse et de vassale, encore bien que hautement monseigneur son père l’en eût repris mainte et mainte fois.

Mathias, qui s’en venait à pas de loups, se rua sur le vélin, où étaient dictons d’amour et prière à monseigneur Charles afin qu’il se départît en exil.

Et il requit de madame Iolente don de merci amoureuse, sinon qu’il irait tout dire au comte Robert.

La dame prit bravement une dague à manche d’or, et s’en escrima contre Mathias. Force fut à celui-ci de s’en aller, car il était lâche et n’avait de cœur que pour des crimes sans danger.

Et, en s’enfuyant, il trouva moyen de jeter en l’aumônière de madame Iolente un petit paquet, lequel ne fut point vu par elle, dans l’émoi qui l’agitait.

De ce pas, Mathias s’en fut au logis du prince Charles, disant qu’il lui fallait parler tôt et vite. Il fut ouvert sur l’heure à l’ermite favori et justicier du comte souverain, et un page le conduisit en la chambre où dormait le jeune sire Charles.

En voyant le prince, Mathias s’écria : « La révélation que j’ai eue en songe n’est que trop vraie ! le jeune sire est empoisonné !... Sus ! sus ! de l’eau au plus vite ! du lait si l’on en trouve !... il y va de la vie ou de la mort ! »

Et durant que le prince, pâle et stupéfait, demeurait sans mouvement, et qu’un chacun courait, ahuri et ne sachant que faire, Mathias présenta une coupe à monseigneur Charles en laquelle il avait glissé en secret du poison. Le prince but, dans la croyance de recevoir soulagement du mal qu’il ne ressentait pas encore mais que Mathias lui pronostiquait ; il but, s’étendit, et tomba défunt.

Mathias, feignant un grand désespoir, jeta la coupe qu’il tenait encore, la foula sous ses pieds, et dit redit : « Sainte Vierge ! je suis advenu trop tard ! »

Et, entouré des serviteurs désolés du prince, il alla trouver monseigneur le comte Robert, lequel il trouva occupé à préparer de ses mains un chanfrein pour son destrier favori.

En entrant il croisa les bras sur sa poitrine, baissa la tête, et prononça le nom du prince Charles.

Le comte Robert comprit cette admonition muette : « Trépassé !... il est trépassé ! » s’écria-t-il.

« Jésus-Christ et la Sainte Vierge vous soient en aide et consolation, reprit l’ermite ; car il est trépassé martyr, et plutôt que de commettre le péché mortel d’inceste. »

Il remit, disant ces paroles méchantes, le parchemin surpris ès mains de la comtesse, et dont, par son art perfide, il avait fait disparaître plusieurs mots et en avait ajouté plusieurs autres, envenimant ainsi des propos faibles mais non criminels, et laissant à entendre qu’elle aurait l’amour du jeune sir Charles ou bien sa vie.

Comme le chapelain du comte, plus mort que vif, finissait de lire le fatal parchemin, la comtesse entra, criant justice contre l’ermite, lequel avait voulu la violenter durant la nuit.

Mais le comte Robert, loin de l’écouter, lui donna sur la tête un grand horion du chanfrein qu’il tenait, et frappa et refrappa. Elle tomba sans jeter une doléance, et elle rendit l’âme.

L’ermite courut sus au cadavre, ouvrit l’aumônière, et en tirant le poison, dit : « C’est bonne justice ! »

Et un chacun répéta : « C’est bonne justice !... »

Les gens de la cour du comte et les bourgeois s’émerveillèrent de la révélation admirable que Notre-Dame avait faite au saint ermite touchant le meurtre par poison de monseigneur Charles, et il en fut plus vénéré que onc il ne l’avait été.

À quatre années de là, il disparut, par un soir, dans un tourbillon de flammes, au carrefour de la forêt. Nul ne conçut le soupçon que c’était le diable qui emmenait en enfer l’un des siens : au rebours, la croyance générale fut que des anges l’avaient enlevé au ciel, comme les prophètes Élie et Élisée ; et, depuis ce temps, l’ermite Mathias est invoqué comme un bienheureux de puissante intercession.

Le cadavre de la comtesse Iolente ne fut pas inhumé en terre sainte mais on le mit par pitié en un coin du jardin d’une abbaye dont elle avait été la bienfaitrice.

 

 

 

Samuel-Henry BERTHOUD,

Chroniques et traditions surnaturelles

de la Flandre, 1831.

 

 

 

 

 

 

 

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