Le souper du fermier

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Samuel-Henry BERTHOUD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si votre porte vient à s’ouvrir de façon subite, et sans qu’il paraisse quelqu’un pour entrer au logis, prenez bien garde de dire, par manière de raillerie ou autrement : « Entrez à votre loisir, et soyez le bienvenu. »

Prenez-y bien garde, car il vous adviendrait ce qu’il est advenu au fermier Eustache Gosselin d’Élincourt, lequel avait convié à un grand festin deux amis.

Il les avait invités pour se mettre à table avant l’heure de midi, et l’on tintait vêpres que pas un d’eux ne se trouvait au rendez-vous.

Il allait en long et en large, regardant à la fenêtre, maugréant de ne rien voir venir, allant de nouveau à la fenêtre et regardant encore une fois.

À la fin, il proféra un serment comme il ne sied pas à un chrétien d’en proférer, et il jura qu’il ferait mettre à table avec lui le premier qui viendrait, quand bien même serait-il le vrai diable d’enfer.

Soudainement la porte du logis s’ouvrit toute grande, et il n’y avait personne pour entrer.

Eustache Gosselin, sans songer à mal, et oubliant déjà les propos malséants qu’il avait tenus, cria, pensant que c’était un de ses amis : « Entrez, et vous serez hébergé comme il faut, quoique, à vrai dire, vous vous soyez fait attendre plus qu’il n’est permis. »

À ces paroles, trois hommes inconnus, et dont le pourpoint, le haut-de-chausses, les bottes et jusqu’au chaperon et au panache étaient noirs, passèrent l’huis du logis, faisant force révérences, mais ayant peine, selon Eustache Gosselin, à étouffer une grande envie de rire.

Le fermier aurait eu bonne envie de leur apprendre à ne point venir faire des moqueries de lui en sa propre maison ; mais au moment où il allait se mettre à parler sur un ton fâché, il leva les yeux sur les inconnus, et, sans savoir pourquoi, il se sentit frissonner d’une telle frayeur qu’il n’osa dire une parole.

Alors les convives, toujours dans un silence profond, entourèrent la table, prirent des chaises, et se servirent entre eux des différents mets qui s’y trouvaient.

Jamais chrétien ne mangea comme ils mangèrent.

Pendant tout le temps que dura leur repas, Eustache Gosselin n’entendit pas le plus petit bruit.

Quand ils eurent fini, ils se regardèrent entre eux d’une façon sinistre, et le fermier, toujours immobile de frayeur, n’osait faire un mouvement ni appeler au secours.

Depuis ce jour-là nul n’est entré dans le logis du fermier Gosselin.

Car, la nuit, une clarté rougeâtre paraissait à toutes les fenêtres du logis, et, au milieu de cette clarté, des ombres noires, qui semblaient tenir en leurs mains armées d’ongles des plats chargés de mets, passaient et repassaient vitement avec tout l’émoi de varlets qui servent un festin.

On entendait des éclats de rire et des propos effroyables. Un vieux berger, qui se hasarda, dit-on, muni d’eau bénite et de reliques, à s’approcher de ce logis, y vit le fermier Gosselin, assis là, immobile, et regardant le repas des démons.

Il y avait bien des années que la maison d’Eustache Gosselin était tombée en ruines, que personne encore ne voulait y entrer ; à peine osait-on labourer alentour, car elle se trouvait isolée au milieu d’un champ.

À présent, il n’en reste plus rien ; mais, à certaines époques, des voyageurs qui se hasardent à marcher la nuit aperçoivent encore la lueur du festin infernal, et entendent les rires des terribles convives.

Or donc, en vrai chrétien, toujours en garde contre les embûches du démon, gardez le souvenir de cette sage maxime :

Si votre huis vient à s’ouvrir de façon subite et sans que paraisse quelqu’un pour entrer au logis, prenez bien garde de dire, par manière de raillerie ou autrement : « Entrez à votre loisir et soyez le bienvenu. »

Prenez-y bien garde, car il vous adviendrait ce qu’il est advenu au fermier Gosselin.

 

 

 

Samuel-Henry BERTHOUD,

Légendes et traditions surnaturelles des Flandres,

Garnier éditeur, 1862.

 

Recueilli dans Légendes de l’Escaut et pays circonvoisins,

rassemblées par André Mabille de Poncheville

Éditions Janicot, 1945.

 

 

 

 

 

 

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