Dans le passé de la Sainte-Chapelle

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Madeleine B

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le XIIIe siècle est le plus beau moment du Moyen Âge français. Alors la société médiévale se transforme, la féodalité décline, tandis que le Pouvoir royal, aux mains d’un saint Louis, s’accroît sans cesse en travaillant à la prospérité du pays.

Grâce à leurs « Corporations de Métiers », les villes sont riches et Puissantes ; beaucoup ont des universités réputées. La plus célèbre est l’Université de Paris, où l’esprit français rayonne à travers la méthode « scolastique » et brille d’un incomparable éclat. D’illustres étrangers, tels que saint Thomas d’Aquin, viennent y chercher la consécration de leurs études. C’est l’époque des sommes, vastes encyclopédies qui résument tout le savoir du temps. Mais c’est, en premier lieu, l’âge d’or de l’architecture et de la sculpture religieuses. L’art gothique, né sous le ciel d’Île-de-France, s’épanouit dans toute sa splendeur ; presque coin sur coup, dans une floraison merveilleuse, les grandes cathédrales ont surgi sur notre sol. L’architecte, ou, comme l’on disait alors, le « maître d’œuvre », est l’un des types les plus représentatifs de ce siècle qui assura le prestige de la France dans tous les ordres du progrès et de la civilisation.

Voyons les débuts de l’un de ces maîtres d’œuvre, et non des moindres : Pierre de Montreuil.

 

 

Pressant le pas, car le couvre-feu allait sonner (il sonnait de bonne heure au temps du roi saint Louis, sous le règne de qui se passait cette histoire), un religieux, revêtu de l’habit des Dominicains, regagnait son couvent à travers le dédale des ruelles étroites, bordées de maisons à pignons, du quartier de l’Université.

Déjà, les chevaliers du guet commençaient leur ronde, et les bourgeois préparaient les chaînes de fer à l’aide desquelles ils fermaient les rues pendant la nuit.

Sortant des rôtisseries ou des tavernes à la porte desquelles se balançaient d’immenses et pittoresques enseignes : Au Cygne de la Croix, Au Rat Viné, Au Lion d’Or (c’est-à-dire : Au Signe de la Croix, Au Raviné, Au Lit on dort, jeux de mots alors fort appréciés), les escholiers s’apprêtaient à rentrer dans leurs collèges, et leur troupe joyeuse, escortée de gentes bachelettes, se mêlait en plaisantant au bon peuple de Paris.

Soudain, de grands éclats de rire attirèrent l’attention du moine : il releva la tête, qu’il tenait jusque-là baissée sous son capuchon, et aperçut un homme accoutré comme un cavalier de bon lieu, mais qui semblait en état d’ivresse. Les gens s’acharnaient sur lui, le couvrant de sarcasmes et lui jetant au visage tous les détritus qui leur tombaient sous la main.

– Place ! dit énergiquement le dominicain. Votre conduite, mes amis, est bien peu chrétienne. Plutôt que d’en faire votre risée, mieux vaudrait secourir cet homme, encore que son état soit blâmable.

Sous la semonce, chacun s’égailla prestement.

Alors le moine aida l’ivrogne à se relever, puis à marcher jusqu’à une échoppe dont le marchand n’avait pas encore rabattu le dernier volet, et où il lui prodigua ses soins.

L’homme retrouva bientôt ses esprits, mais il eut honte de lui-même et se mit à pleurer.

– Calmez-vous, messire, lui dit son protecteur, et que cette cruelle mésaventure vous préserve désormais des dangers de la boisson.

Puis il ajouta en souriant :

– Comme vous n’êtes pas encore bien solide, je vais vous conduire jusqu’à votre demeure.

– Hélas ! mon Père, votre bonté me confond. Si je bois, croyez-le, ce n’est pas par plaisir : c’est pour oublier ! Oui, pour apaiser les tortures de ma conscience... Mon Père... j’ai tué un homme !

Le dominicain crut que le malheureux délirait encore, et ne voulant pas que de tels égarements pussent être entendus :

– Venez, reprit-il avec douceur, je vous mènerai jusqu’à mon couvent ; là, vous logerez dans la chambre des hôtes et, si quelque faute vous tourmente, vous pourrez la confesser.

L’homme acquiesça et suivit son compagnon sans plus rien dire jusqu’au monastère situé rue Saint-Jacques, cette belle voie, une des plus anciennes et des plus importantes de Paris, dont le nom rappelait qu’elle était aussi une route de pèlerins et qu’elle conduisait, vers le sud, au sanctuaire vénéré de Compostelle.

Le seuil franchi, l’inconnu voulut aussitôt se rendre à la chapelle. Le religieux l’y rejoignit quelques instants plus tard, et la terrible confession commença :

– Mon Père, dit-il d’une voix basse et tremblante, je viens de loin, vers les Marches de l’Est. Dans mon pays, mon renom est grand, car j’ai déjà construit plusieurs églises et même une cathédrale. Ayant appris que le roi Louis IX cherchait un habile maître d’œuvre pour élever, en son palais de la Cité, une chapelle digne d’abriter la Sainte Couronne d’Épines, je me mis au travail : le succès couronna mes efforts et je résolus de partir pour Paris afin de présenter mes plans au Roi, certain qu’aucun concurrent ne pourrait me dérober la gloire d’être choisi.

« Mon voyage fut heureux, et il ne me restait plus qu’une trentaine de lieues à parcourir lorsque, pour mon malheur, je rencontrai un cavalier qui suivait la même route que moi. C’était un bon et confiant vieillard, trop confiant, hélas ! Chemin faisant, il m’apprit qu’il connaissait un peu l’art du bâtisseur et s’en allait tenter fortune en offrant au Roi un projet pour sa chapelle. Malgré mes refus répétés, il insista pour me le montrer. Fatalité ! je le jugeai bien supérieur au mien et vis en lui la ruine de mes espérances. Alors, la folie, l’orgueil, le démon de la gloire s’emparèrent de moi. Au milieu d’un bois désert, je me jetai sur ce vieillard qui m’implorait. Je le tuai sans pitié et détruisis ses plans. Puis je continuai mon voyage, mais, le remords de ce crime affreux me poursuivant sans cesse, je ne pus me décider à me rendre au Palais et, comme je vous l’ai dit, je me mis à boire pour oublier. Maintenant, je suis damné !

– Il ne s’agit pas d’oublier, dit l’homme de Dieu, mais d’expier, ni d’être damné, mais de vous racheter. Vous avez péché par orgueil ; désormais, vous devrez vivre ignoré de tous, sans jamais revenir sur votre passé. Vous sentez-vous le courage d’accepter cette pénitence et de vous ensevelir sous notre habit ?

– Je le ferai, dit le malheureux.

– En outre, vous brûlerez vos plans.

– Grâce ! s’écria le coupable, pas cela ! Que je disparaisse, que je meure au monde, oui, mais que mon œuvre vive !

– Montrez-moi ces dessins, reprit le religieux ému.

Et, lorsqu’il les eut en mains, il ne put retenir un cri d’admiration : la chapelle représentée là était une merveille de grâce, de pureté, de légèreté. Ses yeux se remplirent de larmes : il comprenait le désespoir du pauvre artiste.

– Allons, mon frère, lui dit-il avec bonté, oubliez toute pensée de vaine gloire pour ne songer qu’à celle de Dieu, et je vous promets que votre œuvre vivra ! Nous trouverons bien un moyen de faire tenir ce plan au Roi. Je n’en vois pas pour le moment, mais, si la Providence bénit votre repentir, d’elle-même, elle y pourvoira. Seulement, jamais, jamais votre nom ne doit être prononcé !

– J’y consens de bon cœur, mon Père, mais, si je dois oublier jusqu’à mon nom, je puis, du moins, vous demander le vôtre pour le mettre chaque jour dans mes prières.

Le religieux eut un sourire ineffable.

– Alors, dit-il en souriant, priez donc, mon cher fils, pour le pauvre frère Thomas d’Aquin.

 

 

*

*    *

 

Maître Jacques de Montreuil (ce nom lui venait de son petit village, voisin d’un hameau plus modeste encore et destiné, dans l’avenir, à éblouir le monde : Versailles) était, à cette époque, le pâtissier le plus achalandé de la ville.

Il tenait boutique à l’enseigne de Saint-Laurent, rue Sainte-Opportune, à l’angle de la rue des Trois-Quenouilles. C’est là que les grands seigneurs et les bourgeois notables, haubanniers des corporations, faisaient quérir les pains tailloirs, et ces nouveaux pains, dit primos, en forme de boules, auxquels les talmeliers devront bientôt de s’appeler boulangers.

En outre, tout ce beau monde ne dédaignait point d’aller tâter force friandises dans la boutique qui faisait la gloire du quartier Sainte-Opportune : flans, oublies, seminaux, roinsoles, pâtés chauds, gâteaux à fève, tartelettes, sans cesse renouvelés par une demi-douzaine de jeunes mitrons alertes sous leur chaperon de toile blanche, disparaissaient comme par enchantement.

Maître Jacques, fier de sa renommée et faisant honnêtement sa fortune, aurait été l’homme le plus heureux de France si son fils unique, Pierre, ne lui avait donné de gros soucis.

C’était pourtant un jouvenceau de bonne mine, intelligent et adroit, qui, pour la Saint-Honoré, jour où il atteindrait ses vingt ans, aurait dû être reçu patronnet : nul ne savait mieux que lui transformer la pâte en castels mignons flanqués de leurs tourelles, ou en donjons munis de leur pont-levis ! Mais sa science s’arrêtait là ; il devenait ensuite, au sens littéral du mot, un véritable gâte-sauce et ne voulait à aucun prix entendre parler d’être cuisinier, ce qui navrait son père. Celui-ci considérait en effet son métier comme le meilleur et le plus utile au monde.

Quelques mois après l’entrevue du P. Thomas d’Aquin et de son singulier pénitent, maître Jacques, hors de lui, s’époumonait à quereller son fils, et ses éclats de voix étaient tels que déjà les badauds s’attroupaient devant la boutique.

– Malencontreux garçon ! hurlait le pâtissier furieux, laisser brûler un merveilleux pâté de colombes que je lui avais cent fois recommandé ! Pâté dont j’avais tout exprès composé la recette et destiné à la table du sire de Joinville ! On l’y devait porter tout à l’heure ! Comment, en si peu de temps, réparer ce désastre ? Mais qu’importe à ce malavisé, pourvu qu’il rêve ? Cette fois, c’en est trop, la mesure est comble !

Et, aveuglé par la colère, il mit son fils à la porte. Le pauvre Pierre, suffoqué par les larmes et tout courant, s’en vint donner, tête baissée, dans les bras d’un novice dominicain qu’il faillit renverser. Il s’excusa auprès du religieux et lui conta sa disgrâce. Celui-ci lui proposa d’arranger les choses et pénétra avec lui dans la boutique où, déjà, maître Jacques regrettait son emportement. Cela ne l’empêcha point d’exposer en détails tous les griefs qu’il avait contre son fils. Le moine ne l’écoutait que d’une oreille. Il venait d’apercevoir, prête à être mise au four, une jolie petite église avec son clocher et ses clochetons.

– Qui a fait cela ? demanda-t-il vivement.

– C’est moi, mon Frère, répondit Pierre. Je ne songe qu’aux belles constructions ; mon seul plaisir est de les imaginer et d’essayer de les modeler dans la pâte, puisque je ne peux, hélas ! les reproduire autrement. De là vient tout mon malheur, ajouta-t-il d’un ton piteux.

Le dominicain, qui n’était autre que l’architecte repenti, eut un sourire encourageant à l’adresse du jeune homme :

– Malheur est, parfois, bon à quelque chose, lui dit-il.

Et, se tournant vers le pâtissier obstiné dans ses récriminations

– Or çà, mon maître, écoutez-moi. Ne vous fâchez plus contre votre fils et laissez-le suivre librement sa vocation, car la Providence, qui a ses vues, le destine peut-être à devenir un grand artiste. Confiez-le-moi, je vais demander à notre Père Prieur la permission de lui enseigner ce bel art de bâtir que je connais un peu, et j’ai tout lieu de croire qu’il réussira. Et vous, mon jeune ami, dit-il à Pierre, ne manquez pas de me venir trouver, demain, au couvent des Dominicains. Vous demanderez le Frère Antoine. Que Dieu vous garde tous !

Et il sortit, laissant le père et le fils interdits.

Tandis que se déroulait cette scène imprévue, Agnès, jolie brunette de dix-huit printemps, nièce de maître Jacques et qui servait habituellement ses pratiques avec une bonne grâce pleine de dignité, s’affairait à la cuisine.

De la boutique, on l’apercevait, allant et venant devant le grand feu où tournaient sans trêve les broches chargées d’oisons et de viandes. Vive et gracieuse, elle circulait aisément entre les bassines où luisaient les sirops et les mannes remplies de fruits ou de pétales de fleurs. Parmi les pièces de gibier de poil et de plume qui, en compagnie des jambons, pendaient du plafond à solives, elle avait expertement fait son choix et s’activait dans la confection d’une délicieuse tourte de pigeonneaux farcis de noix muscades.

Quand il ne resta plus qu’à l’enfourner, elle voulut la montrer à maître Jacques, maintenant calmé et qui rêvait, à son tour, devant les débris calcinés du fameux pâté de colombes.

– Voyez, bel oncle, comme cette tourte est appétissante ! lui dit Agnès de sa voix douce. Je n’ai rien omis pour qu’elle soit toute pareille à celles que vous faites vous-même et, pourvu que vous vouliez m’en surveiller la cuisson, je suis sûre que notre bon sire de Joinville s’en régalera ! Êtes-vous content ?

Et, comme le pâtissier souriait :

– Alors, murmura-t-elle, ne grondez plus mon cousin !

– Tu es une brave et gentille enfant, Agnès, répondit maître Jacques attendri, persévère dans ces dispositions et tu en seras quelque jour récompensée.

La jeune fille inclina la tête avec mélancolie : elle aurait bien voulu, pour récompense, un peu d’attention tendre de la part de son cousin Pierre dont elle réparait constamment les sottises. Comment restait-il insensible à ces beaux yeux noirs si éloquemment attachés sur lui ? Mais, pour le moment, il était tout entier à ses pensées et ne songeait plus qu’aux promesses du bienveillant religieux.

« Maître d’œuvre ! je serai donc maître d’œuvre ! se répétait-il sans fin. Ah ! tous mes vœux sont comblés ! »

Dès le lendemain, fidèle au rendez-vous, il se rendit au monastère de la rue Saint-Jacques, où Frère Antoine, qui n’avait eu nulle peine à persuader son supérieur, le P. Thomas d’Aquin, que le ciel avait placé sur son chemin un jeune homme exceptionnellement doué, l’attendait.

Et les leçons commencèrent.

Professeur et élève travaillaient avec une ardeur égale, et c’était un spectacle saisissant que celui de cet homme, devenu assassin par jalousie d’artiste et qui se dépouillait maintenant de tout son savoir en faveur d’un enfant !

Bientôt celui-ci en sut assez pour que le Frère Antoine lui montrât le projet de la chapelle, sans lui dire d’où il le tenait, lui demandant s’il se sentait de force à l’exécuter. Pierre était trop intelligent pour ne pas deviner que ce plan était l’œuvre de son ami ; il en devint même tout à fait sûr en voyant avec quelle tendresse il lui en expliquait les moindres détails, mais il respecta son secret, se contentant de s’initier avec acharnement et presque nuit et jour à la science difficile de l’architecture, afin de satisfaire pleinement Frère Antoine. Son génie suppléait magnifiquement à ce que ses études avaient eu de sommaire, et ses progrès tenaient du miracle.

Aussi, sur la promesse que son professeur suivrait de loin ses travaux, Pierre de Montreuil, confiant en son étoile, accepta d’aller présenter au roi de France le projet de la Chapelle Palatine.

 

 

*

*    *

 

Le Vergier Royal du Palais de la Cité s’étendait jusqu’à la Seine qui le baignait de trois côtés ; un bras du fleuve le séparait en deux petites îles situées à l’emplacement actuel de la place Dauphine et du terre-plein du Pont-Neuf.

Frais jardin qu’entouraient des haies couvertes de treilles enlacées en losanges ou taillées, pour rappeler les tours massives de l’édifice, en forme de tourelles agrestes.

Ces bosquets étaient le plus grand charme de l’enclos du Roi, destiné, comme tous les jardins du Moyen Âge, moins à l’agrément qu’à l’utilité. On y trouvait des vignes, un potager soigneusement divisé en carrés, et même un pâturage ; le tout fournissant de vin le cellier, de légumes les cuisines et de foin les écuries.

Louis IX se plaisait singulièrement dans son domaine.

« Je le vy aulculnes fois en esté, nous conte Joinville, le bon Sénéchal, que pour délivrer sa gent il venoit au jardin de Paris, une cotte de camelot vestu, un surcot de tiretaine sans manches, un mantel de cendal (taffetas) noir autour de son col, moult bien pigné, sans coiffe et un chapel de paon blanc sur sa teste, et faisoit estendre tapis pour nous seoir entour ly, et tout le peuple qui avoit affaire par devant ly estoit autour de ly. » C’est donc ainsi que, simplement installé sous l’ombrage d’un berceau, entouré de la Reine sa mère et de ses familiers, il reçut Pierre de Montreuil.

Le Roi fut dans l’émerveillement des dessins qu’il lui montra. On ne lui avait, jusque-là, rien proposé de comparable.

– Que vous en semble, madame ma mère ? disait-il à la reine Blanche en mettant sous ses yeux le précieux vélin. Ne serait-ce point une belle châsse pour nos Saintes Reliques ?

Et comme elle approuvait sans réserve, le Roi questionna Pierre :

– Êtes-vous l’auteur de ce merveilleux projet ?

Le jeune homme n’hésita pas un instant :

– Non, Sire, répondit-il avec une noble franchise, l’auteur a fait vœu de rester ignoré, mais je crois avoir assez étudié son œuvre pour la mener à bien si Votre Majesté daigne m’en charger.

La droiture du jeune artiste, sa confiance tempérée de modestie, plurent à Louis IX, et il voulut assurer son avenir en lui donnant le titre d’architecte royal avec mission d’édifier sa sainte chapelle.

Dès ce jour, Pierre de Montreuil s’installa au Palais de la Cité et se mit au travail avec zèle. Sa personnalité s’affirmait de plus en plus ; il avait d’heureuses initiatives et pouvait se passer des conseils de Frère Antoine. Son crédit grandissait à mesure que s’élevait le monument ; les seigneurs de la cour le traitaient d’égal à égal ; le Roi, la reine Blanche de Castille et la reine Marguerite s’intéressaient à lui. Il devenait un personnage influent, atteignait la renommée des premiers maîtres de son art, un jean de Chelles, un Bernard de Soissons, un Robert de Luzarches.

Cependant cette haute fortune, si rapidement acquise, lui tournait un peu la tête et, quand il allait, rue Sainte-Opportune, rendre visite à maître Jacques, il évitait les regards de sa cousine Agnès, se sentait gêné devant elle. Au fond, il l’aimait et en eût fait volontiers sa femme s’il était resté un simple pâtissier, mais l’architecte du Roi ne pouvait épouser qu’une fille de qualité. La pauvrette finissait par le comprendre et sacrifiait avec générosité son amour à la gloire de son cousin, mais son chagrin s’avivait cruellement à mesure que le temps passait.

Pierre de Montreuil mit six années à construire la Sainte-Chapelle, cette « fleur d’art » unique en laquelle se résumaient toute l’imagination et toute la poésie du Moyen Âge, et dont la flèche s’éleva dans le ciel de France comme un élan d’amour.

« L’Église de verre » – ainsi la nommaient les Parisiens en extase devant la féerie multicolore de ses vitraux – fut consacrée le 25 avril 1248. Cérémonie sublime !

Tandis que la chapelle basse était envahie par les serviteurs et les marchands du palais, dans le chœur de la chapelle haute, vingt archevêques et évêques, sous la présidence du cardinal Eudes de Châteauroux, légat du Pape, reçurent les Saintes Reliques que le Roi portait, pieds nus.

Alors fut chantée solennellement par les musiciens du roi – lequel aimait avec passion la musique sacrée – Glorieuse messe à chant et à déchant, à orgue et à trèbes (instruments à cordes), comme en témoignèrent ceux qui y furent.

Le maître d’œuvre était au premier rang de la tribune, à côté des reines. Son nom circulait de toutes parts, et il vivait un rêve ambitieux dont il ne sortait que pour fixer ses regards sur une jeune femme voilée qu’il remarquait pour la première fois parmi les dames d’honneur de Blanche de Castille et qui ne laissait pas de l’intriguer.

Bientôt un ample Te Deum s’envola vers les voûtes croisées d’ogives, tandis que les arcades et les colonnettes peintes, les chapiteaux dorés, les médaillons et les splendides verrières se dérobaient sous les nuages odorants de l’encens.

Agenouillé derrière l’autel, un moine dominicain pleurait à gros sanglots.

– Frère Antoine, dit le P. Thomas d’Aquin qui le soutenait, vous m’avez promis d’être fort !

– Et je le serai, mon Père, puisque, grâce à Dieu et à vous, j’aurai pu vivre ce beau jour !

– Qui se prolongera éternellement, fit le grand religieux, car l’âme et l’œuvre sont sauvées...

La cérémonie achevée, la reine Blanche retint Pierre de Montreuil et lui dit que, d’accord avec le Roi et en récompense de son labeur, elle le désirait marier, pourvu qu’il y consentît.

Rendons cette justice au jeune architecte : sa première pensée fut un regret pour sa cousine. Mais comment refuser à la Reine ? Il s’inclina donc...

Alors, Blanche de Castille lui désigna la gracieuse dame voilée.

– Voici, dit-elle, la plus jeune et non la moins charmante de mes filles d’honneur. Je vous la donne, messire de Montreuil, avec dix mille écus de dot. Çà, ma mie, levez votre voile !

Elle obéit, et Pierre jeta un cri de surprise : c’était Agnès !

– Mais comment... balbutia-t-il.

– Je vous conterai tout cela plus tard, mon ami, dit l’heureuse fiancée. Sachez seulement qu’il y a un an je rencontrai Madame la Reine au chevet d’une pauvre femme que je soignais et qu’elle visitait aussi par charité. Elle lut bien vite dans mon cœur, et sa bonté a tout arrangé. Mais voici mon oncle.

Maître Jacques, félicité, entouré, doublement heureux du succès de son fils et du bonheur de sa nièce, oubliait ses colères de jadis et éclatait d’aise dans sa longue robe bleue luxueusement bordée de martre.

Le mariage de Pierre de Montreuil et de la gente Agnès eut lieu quelques jours après, dans la Sainte-Chapelle du Palais, en présence du Roi, des Reines et de toute la Cour, et il fut béni par Frère Antoine, à qui cette joie était bien due.

La légende s’empara de la figure du moine et la fixa dans l’imagination populaire sous le nom de « Frère Jean du Repentir ». Parvenue à son apogée, la carrière de l’architecte royal ne connut pas de déclin : trop tôt, la mort le vint prendre en pleine possession de son talent, le 17 mars 1266, et ce fut Thomas d’Aquin, gloire de l’ordre de saint Dominique et lumière de l’Université de Paris, qui lui ferma les yeux.

Une autre version de sa vie assure qu’il était déjà un maître d’œuvre connu lorsque saint Louis lui demanda le plan de la chapelle Palatine et lui confia le soin de l’édifier.

Quoi qu’il en soit, il légua à sa patrie de délicates merveilles, entre autres « la plus belle église de village du royaume de France », celle de Saint-Sulpice-de-Favières, dans le Hurepoix.

À Paris, il travailla à Notre-Dame, bâtit l’admirable réfectoire de l’abbaye de Saint-Martin-des-Champs 1, le dortoir et la chapelle de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, où il fut inhumé, et que la Révolution détruisit.

Sa pierre tombale est donc disparue, mais nous pouvons encore nous imaginer l’architecte de saint Louis tel que le sculpteur de jadis l’y avait représenté : vêtu d’une tunique et d’un ample manteau à capuchon, tenant d’une main la longue règle de bâtiment, et portant symboliquement de l’autre, comme un reliquaire, la Sainte-Chapelle du Palais, la précieuse « Église de verre » qu’il avait si bellement construite...

 

 

Emmanuelle B, Quelques-uns de la France,

Gautier-Languereau, 1944.

 

 

 

 

 



1 Actuellement Bibliothèque des Arts et Métiers.

 

 

 

 

 

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