Le paysan désespéré

 

 

                                   I

 

Un pauvre homme de la campagne avait un seul fils

Qu’il mit à l’école en faisant tout ce qu’il pouvait ;

Il l’a fait devenir clerc ; il apprenait à chanter,

Et tandis qu’il apprenait, l’enfant grandissait.

 

 

                                   II

 

Son enfant si chéri vivait à la ville.

Il devint un grand vaniteux le temps de son âge.

À temps, il fut fait prêtre par sa volonté,

Bien qu’il ne fût pas digne d’une telle dignité.

 

 

                                   III

 

Il a fixé le jour où il devait dire sa première messe.

II ne manda pas à son père qu’il voulait faire cette œuvre ;

Parce que son père était un pauvre de la campagne,

Il ne lui plût pas que son père y fût ni qu’il connût la nouvelle.

 

 

                                   IV

 

Rien ne fut donc mandé au père par son fils,

Mais il sut par d’autres hommes le jour où il serait ordonné ;

Il prépara ses poulets et ce qu’il voulut,

Et vint là où était soli fils avant le jour fixé.

 

 

                                   V

 

Quand le nouveau prêtre vit son père,

Il lui déplut que son père fut venu ;

Il sermonna son bon père,

Pour qu’il mangeât et s’en retournât à la maison sans être reconnu.

 

 

                                   VI

 

Il fait retourner incontinent son père à la maison,

Il ne veut pas qu’il soit à la messe qu’il devait dire le jour suivant ;

Il dédaigne son père, il le prend pour rien,

Il tient pour grand déshonneur qu’il y soit présent.

 

 

                                   VII

 

Il tient pour grande vergogne que son père soit là,

Pour qu’on ne sache pas qu’il était son père,

Parce que cela ne montrait pas qu’il était un homme de haute naissance.

Le père retourna à la maison en proie au plus grand déplaisir.

 

 

                                   VIII

 

Le père retourna à la maison plein d’affliction et de tristesse,

Pensant à son fils par qui il est dédaigné,

Et qu’il avait élevé avec tant de peine ;

En pensant à ce fait, il est tout désespéré.

 

 

                                   IX

 

Il pleure et soupire beaucoup et se lamente avec tristesse ;

En pensant à son fils, il a le cœur troublé.

Il est si désespéré qu’il voudrait mourir ;

En appelant cette affreuse chose, il s’éloigne de Dieu et des Saints.

 

 

                                   X

 

Souventes fois alors il appela l’Ennemi.

Quand il fut venu, après qu’il l’eut longuement appelé,

Il vint là, le Satan antique,

Il vint à lui sous la forme d’un vilain charognard.

 

 

                                   XI

 

« Je suis venu à toi, dit Satan ;

Tu m’as appelé ici. Dis ce que tu veux, ce qui te plaît ? »

Le désespéré répond au méchant charognard :

« Je veux que tu me pendes, car il me déplaît de vivre. »

 

 

                                   XII

 

Alors le charognard répondit au désespéré :

« Mets-toi la corde au cou, si tu veux être aidé,

Et que le nom de la Mère du Christ ne soit pas nommé.

Si tu veux faire ainsi, ce sera vite dépêché. »

 

 

                                   XIII

 

À ces paroles, le misérable désespéré alors

Se mit la corde au cou ; il ne voulait plus rester en vie.

Alors le charognard, ce Satan antique,

Avec ses griffes tirait en haut le malheureux désespéré.

 

 

                                   XIV

 

Il le tirait en l’air et le torturait tant,

(Qu’) il lui serrait la gorge et (que) le souffle lui manquait,

Il fut aux portes de la mort, lorsqu’il se repentit tout soudain

Et appela Sainte Marie, cette Vierge bienheureuse.

 

 

                                   XV

 

Dès qu’il eut nommé la Vierge Marie,

Satan alors s’en alla contre son gré ;

Il fit une grande chute sur la terre, le malheureux mal avisé,

Et ainsi de male mort la Vierge le tira.

 

 

                                   XVI

 

Le pécheur alors se convertit complètement

Revint à la pénitence, renonça à mal faire,

Devint dévot à la Vierge et son fidèle parfait,

Sachant qu’il a été par elle sauvé et protégé.

 

 

                                   XVII

 

Depuis hors, il aime la Vierge glorieuse

Par qui il échappa à une mort angoisseuse.

Louons donc une telle Dame qui fut si compatissante

Qu’elle arracha ce désespéré à la vie du péché.

 

 

                                   XVIII

 

Donc, qui veut être sage et échapper à sa perte

En tous ses périls se tourne vers la Reine :

Elle est l’amie fidèle de qui se soumet à son amour,

De tous les pécheurs, elle est l’espérance parfaite.

 

 

 

BONVESIN DE LA RIVE,

Les miracles de la Sainte Vierge.

 

Recueilli dans Poésie italienne du Moyen Âge,

textes recueillis, traduits et commentés

par Henry Spitzmuller,

Desclée De Brouwer, 1975.

 

 

 

 

 

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