Le chemin de Roselande

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henry BORDEAUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Sur le pas de la porte, le docteur Brunoy, qui reconduisait ses deux confrères, leur demanda une dernière fois, d’une voix suppliante :

– Alors... il n’y a plus de remède ?

Les deux médecins se regardèrent, comme pour se prendre l’un l’autre à témoin de l’inutilité d’une telle question, et le plus âgé répondit avec patience :

– Nous avons pratiqué deux injections de sérum sans résultat. Nous ne pouvons plus rien, mon ami.

– Plus rien !... Pensez-vous que l’enfant vive longtemps encore ?

– Longtemps ?... répéta le plus jeune avec surprise, presque avec ironie.

– Je veux dire quelques heures.

– Quelques heures, oui, peut-être.

– On ne sait jamais, ajouta le premier que l’expérience avait rendu plus circonspect. Dans tous les cas, mon ami, il ne souffrira pas.

– Merci, messieurs, d’être venus de si loin, murmura, le docteur Brunoy, tandis que ses deux collègues s’installaient sous de chaudes couvertures dans le traîneau qui les attendait.

Déjà l’un d’eux tirait sa montre pour calculer l’heure d’arrivée à la ville. N’était-ce pas la veille de Noel, qui est la fête familiale et qui réclame au foyer la présence de tous ? Les mules, sentant les guides, se redressèrent, se mirent en marche, prirent le grand trot, et de son seuil le docteur Brunoy, immobile, glacé, perçut quelques instants le bruit régulier des grelots ; sur le chemin de neige le traîneau fuyait, emportant son espoir.

Il rentra dans son cabinet de travail avant de rejoindre sa femme qui veillait le petit mourant. Là il feuilleta hâtivement des livres, les repoussa, tenta de se recueillir pour arracher à sa science une idée, un secret. Le jour tombait. Par les fenêtres d’angle, il voyait d’un côté le vieux bourg de Beaufort avec ses maisons à tourelles, ses ruelles étroites, le pont jeté sur le Doron, et, de l’autre, le paysage sévère, une pente de sapins recouverts de givre. Qu’était-il venu faire dans ce canton perdu de la Savoie, étroite vallée qu’écrasaient les montagnes trop proches ? En quelques instants, comme il arrive dans les circonstances tragiques où la vie afflue au cerveau, il résuma ses dernières années. La nécessité avait gouverné sa vie : ne gouverne-t-elle pas la plupart des vies humaines ? Marié tout jeune et sans fortune, après de bonnes études de médecine, il n’avait pu attendre, dans une grande ville, une clientèle toujours lente au début. Le canton de Beaufort, depuis dix ans, était abandonné des médecins : qui se soucierait d’ensevelir sa jeunesse dans ce coin de terre au climat rude, aux hivers persistants mal compensés par la beauté trop brève des étés, aux habitants laborieux, honnêtes, mais rugueux et peu cultivés ? Vraiment la municipalité offrait une subvention dans le but d’enrayer la mortalité infantile. Cette subvention, l’absence de concurrence, les commodités de l’existence matérielle, toutes considérations utilitaires, avaient déterminé la venue du docteur Brunoy. On l’avait accueilli comme un sauveur. Un an plus tard, il aimait ce pays comme sa terre natale. Adrienne, sa femme, qui craignait le monde, n’étant plus obligée de se guinder s’épanouissait et chantait tout le long du jour. Un fils leur était né, un beau petit, bien charpenté et dodu. Enfin il constatait les résultats rapides de son œuvre : pas un village, pas un hameau où il n’eût conjuré quelque malheur. Dans cette vallée les enfants abondent, mais on les perd aussi facilement qu’on les a : manque d’hygiène, de soins, ignorance des préservatifs, de tous les remèdes qui sont le triomphe des mères. Il s’acharna à répandre cette instruction maternelle, à retirer à la mort ces jeunes proies trop faciles et trop peu résistantes.

Comme le sort le récompensait mal d’un dévouement qui durait depuis quatre ans déjà ! Voici que son fils, son petit Jean, était frappé à son tour, atteint de la diphtérie. Il en avait guéri tant d’autres avec le sérum Roux et la trachéotomie : il méritait bien le sien. Mais le croup s’était déclaré, pendant une absence professionnelle, avec une rapidité foudroyante : la voix enrouée, rauque, s’était peu à peu éteinte : la toux n’avait pas tardé à se voiler ; la respiration était devenue sifflante ; les accès de suffocation se multipliaient. Quel retour ! Il se souvenait : il arrivait de loin, couvert de neige ; il s’était arrêté dans une boutique du bourg pour acheter les joujoux de Noël qu’il destinait à Jean ; il rentrait avec un petit cheval de bois et une trompette ; il riait d’avance, tout seul, en pensant à son foyer, à la flamme claire, à la soupe chaude, au repos du soir. « Enfin ! avait presque crié sa femme toute pâle en le voyant. Qu’y a-t-il ? – Viens vite : c’est Jean. » Tout de suite il avait compris la gravité du mal et tenté une médication énergique. Le matin, devant l’insuccès, il expédiait un voisin à Albertville, la ville la plus rapprochée, pour appeler deux confrères en consultation. D’Albertville à Beaufort, il faut compter quatre heures. Les médecins n’avaient pu arriver que l’après-midi et pour constater leur impuissance. Il n’y avait plus qu’à attendre... attendre quoi ?... Était-ce possible ?

Il regagna la chambre du malade, Adrienne tenait la main de son fils, se penchait sur lui, le regardait, lui parlait de temps à autre. Sur le lit, la trompette, le cheval de bois gisaient, dédaignés. On avait devancé le petit Noël, mais l’enfant n’y avait pas pris garde. Au pas de son mari, la femme se retourna. Elle avait deviné : tout de même elle demanda :

– Qu’ont-ils dit ? C’est fini, n’est-ce pas ?

Il répéta les mots du vieux docteur :

– On ne sait jamais

– Que faut-il faire ?

– Rien. Attendre.

Il s’assit en face d’elle, de l’autre côté du lit. Le petit Jean, très las, presque sans fièvre, s’affaiblissait doucement, comme si toutes les fonctions se ralentissaient. Parfois il soulevait lentement les paupières, regardait, sans voir, de ses yeux innocents, ignorants, qui ne témoignaient d’aucun effroi. Et il paraissait une si petite chose, d’une si chétive importance, que c’était à se demander pourquoi la mort prenait garde à lui. Les accès de suffocation se rapprochaient, lui brisaient la poitrine. Après chacun, le père et la mère guettaient le retour du souffle léger, à peine perceptible, qui annonçait la frêle continuation de la vie. Jusqu’au dernier moment ils resteraient là, inertes, muets, à l’agonie.

La nuit était venue. Par ces temps couverts, elle tombe si vite ! Adrienne, avec un grand effort, se leva.

– Où vas-tu ? interrogea son mari.

– Allumer une lampe.

– À quoi bon ?

– Pour le regarder vivre, pendant qu’il vit...

Et sous la lampe, dont ils baissèrent l’abat-jour, ils reprirent leur place.

 

 

 

 

II

 

 

À six heures, Mariette, la servante, ouvrit la porte avec précaution et dit à son maître :

– C’est un homme de Roselande qui voudrait parler à monsieur.

Roselande est un village à dix kilomètres de Beaufort, de l’autre côté d’une forêt de sapins que traversent le Doron et la route.

– Je ne veux voir personne, Mariette. Renvoyez-le.

Elle revint après quelques instants :

– Il refuse de partir. Il faut qu’il parle à monsieur.

Le docteur Brunoy se décida à renvoyer lui-même l’importun. C’était un paysan qui, tenace, se chauffait à la cuisine. La neige qui couvrait sa blouse aux épaules fondait et faisait des rigoles. Il tourna vers son hôte une figure maigre, avec une grande barbe grise et des yeux de bête effrayée.

– C’est vous, Rivaz. Que voulez-vous ?

– C’est mon petiot qui étouffe.

– Ah ! fit le docteur, j’irai demain, demain matin.

L’homme remua la tête :

– Sans vous, il ne passera pas la nuit.

– Mon petiot, à moi, est en train de mourir. Je ne puis pas y aller ce soir.

Les deux hommes se turent, chacun s’isolant dans son malheur.

– C’est juste, reprit enfin Rivaz. Vous guérirez le vôtre, pas le mien.

– Oh ! le mien... le mien...

De nouveau le silence les enveloppa, et de nouveau le paysan le rompit :

– Le mien n’est pas perdu encore. Je l’ai eu vieux ; je n’en aurai plus.

– Demain matin, de bon matin, j’irai, je vous le promets.

– Trop tard.

– Laissez-moi fermer les yeux de mon gosse... À minuit, peut-être...

– Si vous ne pouvez rien ici ?... osa insinuer le paysan.

À ces mots le docteur s’irrita :

– Si je ne peux rien ! Qu’en savez-vous ? Il vit toujours. Lui vivant, je ne m’en irai pas, entendez-vous ?

L’homme pétrit son feutre à pleines mains, hésita, puis marcha vers la porte.

– Ça fera deux morts, murmura-t-il dans sa barbe : mais sans révolte, comme on accepte l’inévitable.

– Attendez, ordonna M. Brunoy. Tousse-t-il sans arrêt ou par quintes ? Des quintes rauques, n’est-ce pas ?

– Beaucoup d’abord, et puis moins. C’est bon signe ?

– Non... Je ne puis pas quitter mon enfant, comprenez-vous ?... Comment respire-t-il ?

– Ça siffle, et puis tout à coup ça le prend à la gorge : il étouffe.

– Comme Jean hier soir... C’est impossible, ne me demandez pas cela... Il étouffe souvent ?

– Ça se rapproche.

– Ah ! mon pauvre ami, je vous plains !

– Il est perdu. Je le pensais bien.

– Pas forcément. C’est une question d’heures... et de chance. On peut encore essayer les injections de sérum, et en cas d’asphyxie la trachéotomie ou le tubage.

Le paysan résuma d’une phrase ce débat :

– Vous ne pouvez rien pour le vôtre. Vous pouvez quelque chose pour le mien.

Le docteur Brunoy le fixa avec des yeux épouvantés, puis il répondit fermement :

– Attendez-moi. Je vais avec vous.

Il rentra dans la chambre. L’enfant soufflait à peine ; il était déjà si pâle qu’il semblait n’avoir plus une goutte de sang.

– Écoute, Adrienne. Il faut lui faire respirer cette fiole de temps à autre. C’est tout.

– Pourquoi me dis-tu cela ?

– Parce que je pars.

– Toi, cette nuit !

– Le petit Rivaz est en train de mourir à Roselande. Peut-être arriverai-je à temps.

– Et le nôtre ?

– La vie du nôtre n’est plus dans la main des hommes. Tu peux le soigner comme moi.

– Ne nous quitte pas.

– Je le dois.

Elle se redressa au bord du lit, comme une louve défend sa portée :

– Tu n’aimes pas ton fils. Tu n’aimes pas ta femme. Va-t’en !

– Mon amie..., protesta-t-il avec douleur.

Ainsi incompris, il se pencha sur l’enfant, sentit la joue encore chaude malgré le teint de cire, et rapidement, sans se retourner de crainte de perdre sa volonté, il s’enfuit de la chambre.

 

 

 

 

III

 

 

Dans le traîneau ils n’échangèrent pas une parole. Rivaz secouait les brides de sa mule déjà fatiguée et dont les sabots enfonçaient dans la neige fraîche. Le docteur, sa trousse dans la main gauche, ramenait sur ses jambes, d’un geste machinal de la main droite, la couverture qui glissait. La route traverse une gorge qu’obstruent à demi des sapins centenaires. Au fond gronde le Doron. Les lanternes, en se déplaçant, éclairaient à peine les abords du chemin : des arbres, des rochers, et parfois le torrent.

Le traîneau s’arrêta devant une maison isolée.

On avait sans doute entendu les grelots, car la porte s’ouvrit et une femme qui tenait une lampe avec précaution apparut sur le seuil.

– Le docteur est là ? demanda-t-elle.

– Oui.

Elle poussa un « ah ! » de délivrance et précéda les deux hommes dans la chambre où l’enfant râlait. Trois quarts d’heure plus tard, le docteur repliait ses instruments et se disposait à partir.

– Il est sauvé, n’est-ce pas ? dit la femme.

– Je le crois. Je reviendrai demain.

– Et vous voulez rentrer cette nuit ? interrogea Rivaz.

– Tout de suite.

– C’est que la mule est fatiguée.

Rassuré sur l’enfant, l’homme songeait naturellement à sa bête. Ému tout de même, il chercha une pièce d’or qu’il gardait en réserve et voulut la donner au médecin. À son grand étonnement, celui-ci refusa :

– Non, mon ami. Personne ne pourrait me payer mon voyage de cette nuit.

Le retour fut silencieux comme l’aller. Seulement, sur la route, le traîneau rencontra de nombreux groupes qui cheminaient avec les lanternes. La forêt s’éclairait çà et là de petites lumières. C’étaient les paysans des hameaux environnants qui se rendaient à la messe de minuit. Il y en avait qui chantaient en chœur de vieux noëls :

 

Il est né, le divin Enfant,

Jouez, hautbois, résonnez, musettes...

 

Et ils criaient joyeusement au passage du traîneau :

– Bon Noël !

Le docteur Brunoy ne répondait rien, et Rivaz, qui avait le cœur en fête, n’osait rien répondre. Au carrefour de Roselande et d’Arêche, près de Beaufort, leurs lanternes firent surgir de l’ombre un grand Christ douloureux dont le corps nu, sous la neige qui tombait, semblait crispé de froid. Il est né, le divin Enfant, se souvint avec pitié le docteur.

Mais depuis le départ de Roselande il cherchait sa douleur, sa révolte, et ne les trouvait plus intactes. Un sentiment inconnu de paix, de douceur, de sérénité s’était emparé de lui, l’occupait tout entier. Il ne pensait qu’à son petit Jean qu’il ne reverrait plus avec la flamme de la vie dans les yeux, et il s’étonnait d’y penser sans amertume. Que serait-ce de son existence passée si le petit Jean n’avait jamais existé, lui qui en demeurait la meilleure part ? Et il acceptait sa douleur sans l’envenimer, sans l’agrandir par la rébellion. Il la recevait dans sa simplicité naturelle. Ainsi accueillie, elle cessait d’atteindre au désespoir ; elle n’était plus insupportable.

Quand il rentra dans sa maison, il trouva sa femme abîmée sur le lit, où d’un coup d’œil il vit la mort. Avec bonté mais avec autorité, il la releva :

– Adrienne... ma chérie !... dit-il.

– Tu n’étais pas là, fit-elle entre deux sanglots.

Mais elle le regarda, surprise de sa tranquillité. Puis, subjuguée, elle vint s’appuyer à lui avec l’intuition qu’elle y trouverait la force qui lui manquait, le courage de vivre et peut-être d’aimer encore la vie...

Et voilà ce que le docteur Brunoy trouva sur le chemin de Roselande en revenant de faire son devoir.

 

 

 

 

Henry BORDEAUX, Contes et nouvelles de Savoie.

 

 

 

 

 

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