Fermier modèle

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Eddy BOUDREAU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous connaissons de ces fermiers qui se donnent à la terre et s’oublient pour les bêtes. Levés avec l’aube, on les voit besogner jusqu’aux premières étoiles ; à chaque heure du jour ils peuvent découvrir des imperfections qui vont jusqu’à briser le sommeil et le repos. Dans cette galerie, le sort avait placé le Grand Mathias, propriétaire d’une magnifique résidence au bord d’un joli ruisseau. En observant l’apparence des bâtiments de cette ferme, il nous était possible de présumer de l’atmosphère qui y régnait. Orientée vers le soleil, la petite maison blanche tournait ses volets de pourpre dans un îlot de lumières jaillissantes. Le matin, on s’éveillait comme la vie : baignés par les rayons ou stimulés par les souffles de fraîcheur. Le logis pittoresque, semblait vibrer aux harmonies naturelles : le bruit des sources, la sonnaille des bêtes, le chant des oiseaux ; musique formée de plaintes et de soupirs que le vent disperse au gré du vol.

La famille de Mathias incarnait la devise des bons habitants : labeur et persévérance.

Cependant, la vie sans contraste ne saurait être normale ! Comme celui qui doit se cacher pour faire le bien, Mathias devait lutter contre la jalousie d’un voisin sans cœur et sans beaucoup d’esprit. Marcel était le négatif de mille choses qui peuvent logiquement s’accomplir. Peu soucieux de vivre, il avait choisi de se laisser vivre ; ce qui est sans doute plus facile ! Devenue embarrassante, la famille de Marcel battait le pavé des villes environnantes, de sorte que le bonhomme et son épouse coulaient dans la mollesse des jours apparemment heureux en exploitant le travail et la réputation des autres.

Un soir de brise, à l’époque où l’arôme des blés mûrs enivre des paysages agrestes, plusieurs paysans contemplaient des épis au seuil de la maturité. En compagnie de son épouse, plein de bonheur et de tranquillité, Mathias mesurait ses tiges. Quelques-unes se dressaient altières en dépit du vent léger, mais la plupart fixaient le sol comme troublées par un pressentiment. Vraiment, on les aurait cru soupçonnant la mort inéluctable ! Est-il un dieu qui parle aux plantes ? Il semble que tous les champs connaissent le jour qui doit précéder la moisson... On dirait que cette nouvelle se répand au moindre zéphir qui module des sérénades...

Sur cette lisière de forêt où geignaient des corbeaux, Mathias n’était pas seul. Épié par son éternel adversaire, nous allons assister à une discussion des plus intéressante... Certes, Mathias n’est pas un professeur ! Mais en cultivant son lot, il a acquis l’expérience et la philosophie d’un sage.

– Je viens de consulter mes blés, dit-il. Je suis heureux car beaucoup ont travaillé fort. Hélas ! il en est beaucoup trop qui vont mourir sans fruits ! Un peu comme les humains : beaucoup chérissent le travail, mais combien d’autres s’en font peu de gaspiller les heures !

– Merci, mon vieux. J’ai bien compris. N’empêche que je trouve un peu fou celui qui pioche d’une étoile à l’autre pour mériter de vivre ! Pourquoi se dépenser pour amasser quelques pièces, un capital que des étrangers vont se disputer en se moquant de nos fatigues ?... Ne sais-tu pas qu’il faut se ménager ? Je t’assure que ce n’est pas dans mes habitudes de me tenir l’échine en cercle, d’offrir au soleil la peau de mon visage... Pour moi, tu es à plaindre ; en tout cas ta vie de mercenaire et d’ermite, je n’en voudrais pas, pas même avec ton or. J’aime mieux me payer des échappées dans le plaisir sans l’éternel souci des années qui sont encore au néant...

– Eh ! tu vas jusqu’à me plaindre alors qu’il te faudrait pleurer sur le triste usage des dons reçus des ancêtres ! Notre destinée est infiniment plus précieuse, je t’assure ! Toute création n’est pas vaine et sans but. Durant mon séjour au bord de ses bois, j’ai appris bien des choses... La première leçon m’a été donnée par mon père ; j’avais six ans.

Une matinée de printemps qui sentait bon le bonheur et le parfum des érables, on me hissa dans une charrette. Nous allions pénétrer dans ce champ qui était beaucoup moins large et très mal labouré. Les premières images de la vie s’impriment fortement dans la mémoire ! J’étais haut comme trois pommes, mais avec un coup d’œil formidable ! Mon père, dont j’enviais la grandeur, se tourmentait pour cacher dans un lit de poussière des poignées de grain qu’il avait projeté au sein du labour. De grosses sueurs perlaient à son front ; un soleil de feu mordait ses bras ; en dépit de cette fatigue, mon père fredonnait un vieux refrain : il chantait dans son cœur l’espoir d’une moisson future. À cheval sur un tronc d’arbre, je promettais sincèrement d’imiter les gestes de mon papa, de ne jamais décevoir son destin.

J’ai tenu ma promesse et m’en voudrais de désobéir à la loi du travail. D’ailleurs, sans le travail, l’histoire du monde finirait bientôt...

Grâce à la vaillance de certains hommes, il y aura sans cesse sur la table de l’humanité un pain riche et savoureux. Sans le cultivateur, que deviendrait la foi parmi les populations ? Qui fait mourir le blé en terre pour en faire des hosties, la nourriture des âmes ? L’homme des champs est immortel non seulement par son travail, mais surtout parce qu’il monte plus facilement vers Dieu ! Pour remuer les âmes, les orienter vers le sublime et l’absolu, il suffit d’un coin de montagne dans une échancrure de ciel, un pan d’horizon se découvrant entre les nuages qui passent. J’ai toujours à la mémoire ce vers de Victor Hugo : « Je doute dans un temple et sur un mont je crois. » Il me semble qu’il n’y a rien de plus vil qu’une âme qui méprise le travail... Le Christ a préféré cette voie et quand on rêve de le bien servir, il n’est pas possible de se soustraire à l’action. Se tenir à l’œuvre, c’est déjà mieux comprendre le pourquoi de nos vies ! C’est pouvoir définir la lumière des étoiles, expliquer le mystère du parfum des fleurs.

Ah ! il y aura toujours des éteignoirs ! On n’a pas encore trouvé le secret d’empêcher la critique ! Mais celui-là qui trouve à redire sur les mœurs de nos campagnes n’aurait même plus la force de se plaindre, si l’habitant ne quittait sa demeure avec l’aube pour revenir sous les étoiles !...

– Tu prêches comme un jésuite ! Ma foi, on dirait que tu passes tes journées au fond d’une bibliothèque...

– Malheureusement, il m’est impossible de lire beaucoup. Mais je donne tous mes loisirs aux lectures qui enrichissent, aux livres qui font de la vie une course à la beauté. Le vrai cultivateur doit connaître un peu de tout. Probablement que si nous connaissions mieux l’art d’entretenir le sol, le rendement serait meilleur et peut-être n’aurions-nous pas à regretter l’absence des jeunes emportés par l’attraction des villes... Je m’intéresse encore aux livres pour équilibrer mes revenus. En compagnie de certains auteurs, j’en arrive à servir plus fidèlement le Créateur et son œuvre. Par eux il me semble que je puis saisir le lien invisible qui m’attache à la terre, à ma famille, au ciel de mon cher pays !

– Les nuages et la mer, c’est bien beau tout ça ! Par exemple, les poètes sont des inutiles ; des hommes qui ne font rien de pratique... Je t’en prie, cesse de me tourmenter avec le rêve et des théories que l’écrivain n’a pas le courage et la force d’accomplir !

– Il faut de tout pour faire un monde, nous dit la chanson. Je ne sais que trop bien la mauvaise part de tous nos écrivains ! N’empêche qu’ils sont des hommes indispensables, des favorisés qui ont trouvé la lumière et la beauté là où notre ignorance s’épuise à chercher !

Depuis la civilisation, la société puise dans le cerveau des hommes de lettres pour orienter l’individu vers le confort et la paix. Je regrette de n’avoir pas les mots pour vanter les bons résultats d’une saine lecture au coin du feu ! Il y a tant et tant de choses à notre portée qui pourraient nous faire aimer la vie davantage... C’est ici le rôle du livre qui nous ouvre les yeux, qui nous débouche les oreilles pour écouter la symphonie des petits oiseaux qui chantent les merveilles du Bon Dieu... Certaines lectures nous invitent à regarder l’insecte qui bourdonne, qui s’arrête en plein vol comme nos pensées, comme nos rêves... Quand on néglige de cultiver son intelligence, il arrive souvent que l’on s’imagine que tout est fini avec l’horizon ; on pense que la terre se repose et que le soleil est en marche ! Surtout, les livres nous apprennent que l’homme ne vaut pas bien cher !

– Il est bien dommage que tu portes des bottines, je pourrais te comparer à saint François d’Assise avec ses arbres, ses fleurs et ses oiseaux !

– Je ne serais pas digne d’un pareil honneur ! Mon but est bien plus simple. Je cherche à m’éloigner d’une vie sans valeur comme la tienne, je veux me protéger contre des heures grises. Je suis sûr d’y parvenir car je suis maître de toutes mes ambitions, et l’homme qui veut déplace les montagnes ! Tu peux me croire, je suis plus heureux que tu penses... Je n’ai pas à rougir de mes actes qui sont nobles et tournés vers le ciel. Avant de commencer le travail, je me découvre pour remercier la Providence de m’avoir placé au-dessus des petitesses de la vie... »

Notre voisin a certainement compris quelque chose... au moins, nous le savons vaincu par des arguments pas très « académiques », mais d’une pondération intouchable. Hélas ! il est tout d’une pièce, le pauvre Marcel !

Comme le disait Mathias : il y aura toujours des « éteignoirs ». En effet, une main perfide a soufflé sur les étoiles et nous manquons de lumière. Au reste, nous sommes étrangement faits : faits pour la prière et le blasphème, pour l’amour et la haine. On n’en finirait plus d’opposer la laideur à la beauté ! Sans contraste, la vie semblerait anormale... Un jour, l’uniformité faisait naître l’ennui.

Le soir a descendu ses voiles. Bientôt, la nuit va supprimer les décors. Une brise folâtre tourmente les feuilles et suscite des chants divers. Frayant parmi les ombres, on retourne à la maison des champs. Des grillons gémissent et les épis vont pleurer : la rosée du soir contenue dans leur tige s’épanche, éclabousse les herbes voisines. Ils savent qu’on en fera des gerbes... « Est-il un dieu qui parle aux plantes ? »

 

 

 

Eddy BOUDREAU, Vers le triomphe, 1928.

 

 

 

 

 

 

 

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