Visiteuse du vendredi

 

CONTE

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Hélène BOUJU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

UNE pauvre femme, comme on en rencontre parfois sans y prendre garde, penchée et désolée dans ses vêtements endeuillés, frappait à la porte d’un couvent de nonnes. Elle avait erré sur les routes, sur le pavé de la ville.

Depuis quand ? Peut-être depuis des jours, peut-être depuis le matin seulement. Elle ne se rappelait plus. Lasse à tomber, sans doute avait-elle marché sans le savoir, comme une égarée. En vain avait-elle frappé de-ci, de-là, pour se reposer tout de même un peu. Et partout on l’avait renvoyée sans un mot de pitié.

Pourquoi, ici, l’avait-on laissée pénétrer ? Parce que c’était vendredi, jour de compassion, et que ce jour-là les nonnes étaient toutes prêtes à se laisser toucher.

Alors, elle était là, assise (on l’avait laissée entrer, oui, entrer). Midi avait sonné, les nonnes étaient au réfectoire, et sans rien lui demander on l’avait installée à la table, à la suite des autres, comme si elle était de la maison. D’abord, elle n’avait pas très bien vu où elle était, ses yeux étaient trop rougis, trop brouillés. La fatigue l’avait comme étourdie. Mais elle avait eu bientôt la vision d’un couvert bien ordonné, quelque chose de propret, qui l’avait un peu reposée.

Et puis, on lui avait servi à manger. Avait-elle mangé ? Elle ne savait plus bien ; mais elle avait senti peser sur elle, peut-être parce qu’elle faisait mal à voir – ou qu’elle était encore très belle – des regards pleins de douceur et d’inquiétude voilée. Puis, elle s’en était allée.

Les autres vendredis, lasse, accablée, elle était revenue au petit couvent. On la servait sans la questionner, et puis elle s’en allait, cherchant, cherchant, pleurant, pleurant, sans que l’on sût qui elle était.

Un jour pourtant, fête des Sept Douleurs de Marie, l’abbesse voyant la pauvresse plus désolée que jamais, lui demanda ce qu’elle pleurait. Elle répondit que son fils était mort, que son fils était roi. On la crut folle, et sans la questionner plus on la laissa se retirer. On la vit s’éloigner, marchant comme à tâtons, presque aveugle à force de pleurer.

 

*  *  *

 

Or il arriva, certain jour d’hiver, que l’abbesse tomba fort malade, et toutes les nonnes avec elle. Et la pauvresse étant revenue ce vendredi, une sœur se traînant à grand-peine lui ouvrit et la servit.

– Que se passe-t-il donc ici ? dit la pauvresse, levant pour la première fois ses beaux yeux ravagés.

– C’est que chacune est en son lit, malade jusqu’à mourir, puisque nulle n’est assez valide pour allumer le feu, et donner à toutes des médecines.

– Qu’à cela ne tienne, dit la femme dont le regard s’éclaira de tendresse à l’aveu pitoyable. Et tandis qu’elle entrait, une majesté souveraine émanait de toute sa personne.

Elle alla bien vite à la cuisine, mit un tablier dessus ses pauvres vêtements, s’affaira (que ses gens étaient précis et doux !), s’affaira tellement qu’en quelques minutes le feu, dans le poêle, ronronnait ; le parfum d’une tisane délectable remplissait bientôt tout le petit couvent.

La pauvresse alors (mais pouvait-on appeler pauvresse encore cette dame de si haute noblesse ?), la pauvresse visita chaque nonne en sa chambrette, servit si excellent breuvage, que chacune se sent revenir à elle comme par divin électuaire. Puis, la dame fit le ménage, et coula la lessive comme par enchantement, embauma la chapelle de fleurs venues d’on ne sait quel jardin.

Plusieurs jours de suite, elle fit de même, laissant tel contentement au cœur des nonnes éblouies, qu’elles croyaient vivre au paradis. Et quand tout le monde, corps et âme, fut guéri, la dame reprit ses vêtements endeuillés, abaissa de nouveau ses paupières meurtries, et s’en alla, un soir, sans qu’on la vit. Chez les nonnes, cependant, demeurait le souvenir d’une tendresse si douloureuse, si passionnée, que chacune confirma tout haut ce que depuis longtemps elle avait deviné : c’était Notre-Dame de Pitié.

 

*  *  *

 

Au couvent maintenant florissant de vie, on crut que Notre-Dame allait revenir, comme autrefois, au prochain vendredi. On avait disposé son couvert, non plus au bout de la table, mais à la place d’honneur, comme il sied, là où se met l’abbesse ordinairement. On servit même son repas à l’heure que fixe le règlement. Mais la Vierge ne vint pas. La semaine qui suivit, elle ne frappa non plus de son coup discret et timide.

Alors on comprit que Notre-Dame, soucieuse de ne plus se montrer de façon si réelle (à cause de l’humaine condition qui veut que, sans voir, nous suivions notre chemin de tribulation), ne viendrait plus qu’invisiblement, car de sa présence chacune était certaine.

Pour commémorer le passage de Marie au réfectoire de ce petit couvent, on y plaça une statue très belle ; et l’on continua – on continue – de servir à la Mère de Dieu, comme si elle présidait le repas du vendredi, ces mets qu’elle voulut bien goûter un jour avec des nonnes compatissantes.

Et après cette réfection, une pauvresse vient chercher ce qui fut servi à la Vierge Marie – une pauvresse comme il y en aura toujours, pour rappeler Celle qui passa plus douloureuse qu’une proscrite, plus lasse qu’une condamnée, pleura presque à trépas, et cependant était la mère d’un Roi.

 

 

Hélène BOUJU.

 

Paru dans la revue Marie en mai-juin 1952.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net