Les deux proscrits

 

 

QUEL voyageur parcourt la forêt solitaire ?

Pourquoi ses yeux, dans l’ombre errants avec mystère,

Semblent-ils s’effrayer, soit quand l’effort des vents

Agite des vieux pins les panaches mouvants ;

Soit lorsque du rocher la tête blanche et nue,

Se dessinant aux cieux, grandit ou diminue ;

Soit quand l’oiseau des nuits sur soit rameau tremblant

S’échappe, et frappant l’air d’un son lugubre et lent,

Aux échos réveillés de la tour pacifique

Apprend à cadencer son chant mélancolique ?

On dirait qu’à la terre il craint de se fier.

Les plis d’un long manteau le couvrent tout entier.

Aux portes des hameaux, inquiet, il s’arrête :

Debout devant le seuil, humble et courbant la tête,

Il n’ose ouvrir, il frappe, et par un faible cri,

Au nom de sa vieillesse, il demande un abri.

Nulle voix ne répond. En vain le misérable

A vu luire, à travers la porte inexorable,

La lampe du banquet, la flamme du foyer.

Pour lui ne tourne point le gond hospitalier,

Et la pitié de l’homme est sourde à sa prière.

Oh ! s’il pouvait du moins sur la modeste pierre

Où quelque malheureux, dédaigné comme lui,

Attendit en pleurant ce sommeil qui l’a fui ;

S’il pouvait un moment reposer en silence

Son corps froid de fatigue et brisé de souffrance !

Qu’a-t-il donc fait ? Quel est ce pâle voyageur

Qui, semblable à l’Hébreu fuyant le dieu vengeur,

Marche au milieu des maux que la nature assemble,

Et les voit sur son front descendre tous ensemble ?

Qui me dira son nom ?... Son nom ! Il n’en a plus ;

Du nombre des vivants lui-même il s’est exclus ;

Car les cours frémiraient, et les bras dans l’espace

Disperseraient la terre où s’imprima sa trace,

Et l’œil se fermerait pour ne pas voir du sang,

Si des voix murmuraient le nom de ce passant.

    Le voilà qui se traîne à travers les ténèbres.

Il a d’un pied furtif franchi ces bois funèbres,

Ces champs déserts, ces bords sous les flots envahis.

L’aube enfin s’est levée, et pour ses pas trahis

Par les premiers rayons dont l’horizon se dore,

Tout isolé qu’il est, il semble craindre encore.

Ses yeux autour de lui se promènent longtemps.

C’est dans le mois glacé si connu des autans,

Où l’hiver, de frimas la tête couronnée,

Vient ouvrir, en tremblant, les portes de l’année.

Sur ce mois douloureux un souvenir de deuil

S’étend et veut des pleurs pour un royal cercueil.

Tout à coup on entend de la cloche ébranlée

La voix tinter la mort ; et la foule appelée

Sous les arceaux rompus du vieux temple en débris,

Dont la main de l’athée arracha les lambris,

Accourt s’agenouiller devant d’autres ruines.

Prosternez-vous ; priez, peuplades orphelines,

Pour ce martyr tombé d’un trône glorieux,

Prisonnier de la terre et conquérant des cieux.

Priez pour votre père ; ou plutôt, dans sa gloire,

Saluez ce vainqueur et chantez sa victoire.

Il a brisé ses fers : sur un trône immortel

Ses vertus l’ont assis au pied de l’Éternel.

D’un regard protecteur il veille sur vos têtes ;

Et dans la main de Dieu les foudres toutes prêtes

S’éteignent à la voix de cet ange nouveau

Qui réclame un autel, et non pas un tombeau.

    Oh ! qu’ils sont beaux les chants sortis du sanctuaire !

Tout prie. Un homme seul n’a nichant, ni prière

Que dis-je ? Il n’est pas seul ; car un autre vieillard,

Errant ainsi que lui, sous un chêne, à l’écart,

Quand la foule à genoux s’incline au sein du temple,

Debout, le front levé, se tait et la contemple.

Tous deux ils se sont vus, et tous deux étonnés

Cherchent par quel motif, en ces lieux amenés,

Parmi ce peuple en deuil ils craignent de paraître.

Même âge les rapproche, et même sort peut-être.

Ils s’observent longtemps d’un regard curieux.

L’immobile manteau, voile mystérieux,

Cache leurs traits, leur port ; mais leur air de tristesse

Décèle le malheur, et leurs pas la vieillesse.

Enfin, les chants pieux s’arrêtent par degrés,

Et le peuple déjà sort des parvis sacrés.

Tous deux n’attendent pas que la foule s’assemble :

Poussés d’un même instinct, ils s’éloignent ensemble :

Ils s’éloignent, toujours s’interrogeant des yeux.

Non loin de là l’enfonce un antre spacieux

Où la pluie, à longs flots retombant sur la terre,

Les chasse épouvantés ; car sous le signe austère

De la foi des chrétiens, du martyre d’un Dieu,

Il leur fallut fléchir pour entrer dans ce lieu.

La croix dont la merveille en merveilles féconde,

Apprit l’humilité même aux princes du monde,

Des vieillards fugitifs voit les fronts s’incliner ;

Devant l’image sainte ils semblent frissonner :

Le trouble est dans leurs yeux, la crainte est dans leur âme ;

Et, comme si du Ciel les menaçait la flamme,

La face contre terre, ils tombent abattus,

Tremblants de voir ce Ciel tout peuplé de vertus.

Cet accord cependant produit la confiance :

Ils se tendent la main en signe d’alliance ;

Mais ils baissent la voix, et de leur entretien

Aux forêts d’alentour l’écho ne transmit rien.

Sans doute ils se parlaient, dans un langage intime,

De leur fraternité de malheur et de crime,

D’un peuple entier contre eux s’élevant à grands cris,

De leur bannissement ; car ils étaient proscrits ;

Et plutôt que d’errer sur la terre étrangère,

Les voilà maintenant, bravant la loi sévère,

Exclus de nos cités muettes à leur voix,

Ténébreux citoyens des rochers et des bois,

Sans y trouver d’abri pour leur tête flétrie,

S’exilant, inconnus, dans leur propre patrie.

Ils n’ont pas, comme Œdipe, au sein de leurs malheurs,

L’amour d’une Antigone, et ses soins et ses pleurs ;

Mais, pour punir leur crime et doubler leur supplice,

Ils ont des Étéocle, ils ont des Polynice [1],

Qui, les abandonnant, troubleront après eux

Les murs qu’ils ont souillés de leur exemple affreux.

Isolés, fugitifs, aux longs remords en proie,

Non, ils n’entendront plus les doux chants de la joie,

Des consolations le langage divin.

Nulle main n’osera s’approcher de leur main,

Hors celle d’un brigand ou celle d’un complice.

La table hospitalière, à l’indigent propice,

Refusera ses dons à leurs timides vœux ;

Et jamais l’Amitié ne remplira pour eux

La coupe des festins, qui, de fleurs couronnée,

Appelle un long bonheur sur notre destinée.

Séparés par leur crime et du monde et du Ciel,

Plus de recours au trône et d’asile à l’autel.

Sur eux tonne leur Dieu, contre eux leur roi se lève.

Menacés de la foudre et poursuivis du glaive,

Ils mourront ignorés dans quelque affreux séjour,

Où le passant pieux, apercevant un jour

De vieux débris de l’homme épars sans sépulture,

Daignera les couvrir d’un peu de terre obscure,

Tandis que de leurs noms le hideux souvenir

Portera l’épouvante au fond de l’avenir.

    Mais cependant on dit que deux vierges sublimes,

De nos infirmités servantes magnanimes,

Allant, les yeux au Ciel et l’aumône à la main,

Partout où pleure un pauvre, où souffre un orphelin,

Rencontrèrent un jour, (le vingt janvier peut-être !)

Deux vieillards expirants qu’on n’a pu reconnaître,

Sur la terre étendus, pâles, inanimés.

Leur voix rendait encor quelques sons mal formés,

Et ces mots à l’oreille arrivaient avec peine ;

Dieu ! Roi ! Pardon !... Sans doute à la justice humaine

C’étaient deux criminels par la fuite échappés,

Mais implorant leur grâce et de la mort frappés.

La Pitié parle seule à ces filles célestes,

Qui, sans prétendre, hélas ! ranimer de vains restes,

Vont tombant à genoux et priant l’Éternel

Pour ceux que leurs forfaits ont éloignés du Ciel.

Ainsi près du pervers la vertu se présente ;

Ainsi la charité, qui n’est jamais absente,

Vient placer sa prière entre l’homme et son Dieu,

Adoucit les horreurs de l’éternel adieu,

Rouvre à l’âme déchue un chemin vers la gloire,

Rend au faible la force, au vaincu la victoire,

Bénit ceux qu’on maudit, absout les condamnés,

Ne voit dans les méchants que des infortunés,

Et, suivant les leçons du Dieu par qui nous sommes,

Se donne, comme lui, pour racheter les hommes.

Quand nous cherchons en vain, à nos derniers moments,

D’un parent, d’un ami, les doux embrassements,

Les regards d’une épouse et les pleurs d’une fille,

Elle est là qui nous plaint, devient notre famille,

Et nous aide à franchir la barrière des cieux,

Comme si nous étions des frères à ses yeux.

Ah ! sans doute, en effet, nous sommes tous ses frères.

Voyez ces inconnus que ses pleurs tutélaires

Daignent accompagner au séjour du trépas.

Céleste Charité, tu ne demandes pas

Quel fut leur nom, leur sort : dans les saintes demeures,

Morts, tu les introduis ; malheureux, tu les pleures ;

Et devant leurs tombeaux tu vas placer la croix

Qui défend leur poussière, où jamais dans ces bois

Ne viendra s’incliner la douleur filiale,

Ni de l’arbre du deuil, dès l’aube matinale,

La plaintive Amitié pencher les longs rameaux,

Avec ces chants sacrés qu’on réserve aux tombeaux :

Car, en secret, troublant la double sépulture,

Chaque nuit s’en échappe, avec un long murmure,

Une voix qui redit ces paroles d’effroi :

J’ai renié mon Dieu ! j’ai massacré mon Roi !

 

 

 

Charles BRIFAUT, Dialogues, contes et autres poésies, 1824.

 

 

 

 



[1]  Pas tous. Parmi les fils de ces hommes,

on en connaît qui gémissent sur le crime de leur père.

 

 

 

 

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