Lenz

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Georg BÜCHNER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Avec l’Aurélia de Nerval et les derniers poèmes de Hölderlin, la « nouvelle » inachevée laissée par Büchner est l’évocation la plus émouvante d’une destinée de poète s’achevant dans la démence. Certes, il ne s’agit pas ici d’un document aussi direct ; la lutte de l’âme atteinte par la menace de l’Ombre irrémédiable n’est pas racontée, comme chez Nerval, par celui qui se débat, qui se partage entre les deux royaumes et ne sait encore lequel des deux doit triompher pour que tout soit parfait. Et ce n’est pas non plus le chant de Hölderlin venant à nous, inintelligible et à la fois tout simple, d’un monde qui n’est pas le nôtre et où le poète semble avoir trouvé une émouvante paix. Le récit de Büchner, qui n’est pas même celui d’un témoin, bien qu’il suive pas à pas un document authentique, n’en a pas moins une vérité intérieure aussi incontestable que s’il eût été écrit par Lenz lui-même. À l’époque où il s’attacha à revivre la crise qui, cinquante ans auparavant, avait anéanti Lenz, Georg Büchner, aux alentours de sa vingtième année, était hanté lui aussi par les fantômes. Une lettre à sa fiancée, de mars 1834, en témoigne : « Maux de tête et fièvre continuelle, nuits sans repos. Avant 2 heures, je ne puis me coucher, puis je me réveille en sursaut à tout instant, et c’est une mer de pensées où je perds pied... Je viens de rentrer. Dans l’air chaud de l’été, un chant incessant, continu, jaillit de la gorge de mille alouettes, de lourds nuages se traînent au-dessus de la terre, et le vent mugissant semble être leur marche mélodieuse. L’air printanier m’a arraché à ma crampe. J’ai eu peur de moi-même. Le sentiment d’être mort était sans cesse en moi. Tous les hommes avaient un visage hippocratique, les yeux vitreux, les joues comme en cire ; et lorsque toute la machine se mettait à jouer, les articulations à tressaillir, que la voix en sortait comme un grincement, et que j’entendais de tous côtés le même éternel chant d’orgue, que je voyais les cylindres et les goupilles tourner et sauter dans la boîte à musique... je maudissais le concert, la boîte, la mélodie et, hélas ! nous autres, pauvres musiciens criards !... Mes facultés intellectuelles sont complètement ébranlées. Je suis incapable de tout travail ; une sombre rêverie s’est emparée de moi. Si seulement j’avais une voie, une issue pour ma vie intérieure, mais je n’ai pas un cri pour ma souffrance, pas un chant pour ma joie, point d’harmonie pour mon bonheur. Ce mutisme est ma damnation... »

Impuissant encore à s’exprimer, Büchner s’attacha à retrouver, à évoquer le drame qui avait précipité dans la folie l’un des plus brillants compagnons de jeunesse de Goethe. Un hasard lui mit entre les mains les notes laissées par le pasteur Oberlin sur le séjour que l’infortuné Lenz fit chez lui, en Alsace, dans les premières semaines de 1778, à l’instant même de la crise décisive. Ce journal d’un observateur remarquablement psychologue et animé d’une profonde charité fournissait à Büchner toute la trame de son récit ; les évènements y étaient consignés de jour en jour, et Büchner n’eut pour de larges parties narratives qu’à transcrire les pages d’Oberlin. Mais, presque à chaque ligne, il y ajouta ce que son propre état d’âme lui permettait de deviner des sentiments, des extases et des angoisses par où passait son personnage. C’est ainsi que cette œuvre, abandonnée à l’état de brouillon, arrive à dépeindre avec le même frémissement, le même sens du mouvant, le drame intérieur et sa projection sur le paysage. Ou mieux, l’union indissoluble de tout ce processus psychologique avec une ambiance qui cesse d’être « extérieure ». Hostile ou consolante tour à tour, la nature n’est point en face de l’homme, mais toute mêlée aux forces dont il est la proie. Nature blessée, déchirée, dramatique, dont le style heurté et violent d’un premier jet saisit admirablement le dynamisme tourmenté.

Goethe, dans Dichtung und Wahrheit, a été très dur pour Lenz qui, après lui et par un étrange mimétisme, s’était épris de Frédérique Brion. Comme devant Kleist, Zacharias Werner ou tant d’autres romantiques, Goethe resta incompréhensif à l’égard du désarroi moral de son ami et n’y sut voir qu’hypocrisie et trahison. Né en Livonie, Lenz avait vingt ans lorsque, à Strasbourg, il se lia d’amitié avec Goethe. Ses drames et ses comédies, quelques poésies font de lui l’un des écrivains les plus caractéristiques du « Sturm und Drang » : œuvres désordonnées, dont toute la qualité est dans le libre épanchement des passions et la violence d’un langage sans modestie. À Strasbourg aussi, il fut l’ami de Ramond de Carbonnières. Il rejoignit Goethe à Weimar, où ses bizarreries et, selon Goethe, « d’énormes fautes de tact » le rendirent insupportable. Après quelques mois de vie errante à travers l’Alsace et la Suisse, il échoua, sur la recommandation de l’« apôtre » Christoph Kaufmann, chez le pasteur Oberlin, au Ban-de-Laroche. Ce pasteur (1740-1826) qui devait jouer un grand rôle au moment de la Révolution, fut l’ami de tous les illuminés du temps, Jung Stilling, Lavater, Mme de Krüdener, etc. Lorsque Lenz, atteint par la démence, quitta cette demeure hospitalière, il passa quelque temps à Strasbourg, fut recueilli ensuite par un cordonnier dont il apprit le métier, et resta chez lui jusqu’au moment où son frère vint le chercher et le ramena en Livonie. Précepteur à Pétersbourg, professeur de langues à Moscou, il vécut encore pendant quatorze ans d’une existence misérable. La crise de 1778 l’avait laissé très diminué et avait éteint à jamais son génie. Rien ne permet de penser que subsistât chez lui cette vie secrète, impénétrable, mystérieuse dont des éclairs révèlent la présence chez Hölderlin ou chez Nietzsche après la catastrophe. Ses derniers écrits ne sont que médiocres, et c’est une pauvre épave que l’homme qui mourut un jour de 1792 dans une rue de Moscou.

 

Albert Béguin.    

 

 

 

 

 

 

Lenz

 

 

Le 20 janvier, Lenz partit à travers les montagnes. Cimes et hauts plateaux sous la neige, pentes de pierre grise dévalant dans les vallées, étendues vertes, rochers et sapins.

Il faisait un froid humide ; l’eau ruisselait des roches et rejaillissait sur le sentier. Les branches des sapins pendaient, lourdes, dans l’air pluvieux. Au ciel passaient des nuages gris, mais tout était si opaque ! – et puis le brouillard montait à gros bouillons, se traînait, pesant, humide, à travers les buissons, si paresseusement, si lourdement !

Il poursuivait sa route, indifférent ; peu lui importait le chemin qui montait et descendait. Il ne sentait aucune lassitude ; mais, par instants, il lui était désagréable de ne pas pouvoir marcher sur la tête.

D’abord, il se sentait oppressé, lorsque le roc soudain s’écartait, lorsque la forêt s’agitait à ses pieds et que le brouillard, tantôt engloutissait toute forme, tantôt découvrait à demi les membres puissants de la Nature : il était angoissé, il cherchait quelque chose, comme des songes perdus ; mais il ne trouvait rien. Tout lui paraissait tellement petit, et proche, et mouillé ; il eût voulu mettre la Terre à sécher derrière le poêle. Il ne comprenait pas comment il lui fallait tout ce temps pour dévaler une pente, pour atteindre un point éloigné ; il pensait qu’il eût dû être capable de tout franchir en quelques pas. Parfois seulement, lorsque la rafale rejetait la brume dans la vallée et que sa vapeur bouillonnait au long des forêts ; lorsque les voix s’éveillaient dans les rochers, tantôt pareilles à l’écho du tonnerre mourant au loin, tantôt en mugissements puissants, avec de tels accents qu’elles paraissaient vouloir, en leur sauvage allégresse, chanter les louanges de la Terre ; lorsque les nuages s’approchaient, bondissant comme des chevaux ardents, hennissants ; lorsque le soleil perçait la nuée et venait à lui, et tirait son épée étincelante sur les plaines neigeuses, si bien qu’un trait d’aveuglante lumière tranchait l’espace, franchissait les sommets, atteignait aux vallées ; ou bien lorsque le vent écartait les nuages et y déchirait un lac d’un bleu transparent, que le grondement se taisait et que, des gorges profondes ou des hauts sapins, montait un murmure, comme d’une berceuse ou d’une sonnerie de cloches ; lorsque montait sur le bleu profond une légère lueur rouge, que passaient sur des ailes d’argent les petits nuages, et que tous les sommets étincelaient, aigus et fermes, dans le lointain, par-delà le paysage, – il sentait une déchirure en son sein, il se tenait, haletant, le buste penché en avant, la bouche et les yeux béants. Il sentait qu’il eût dû attirer en lui l’orage, accueillir toutes choses, il s’étirait et s’étendait sur toute la terre, il se creusait un passage dans l’Univers, c’était alors une volupté jusqu’à lui faire mal. Ou bien il s’arrêtait, posait sa tête dans la mousse et fermait à demi les yeux ; tout alors s’éloignait de lui, la terre reculait sous lui, devenait toute petite, comme une planète errante, et puis plongeait en un fleuve grondant dont les flots clairs roulaient à ses pieds. Mais ce n’étaient que des instants ; il se relevait alors, l’esprit clair, ferme, paisible, comme si un jeu d’ombres eût passé sous ses yeux, – il ne se souvenait de rien.

Vers le soir, il parvint au sommet de la chaîne, au champ de neige d’où l’on redescend, à l’ouest, vers la plaine. Il s’assit ; tout, avec le soir, était redevenu plus calme ; les nuages étaient immobiles au ciel ; aussi loin qu’atteignait le regard, rien que sommets d’où descendaient de vastes pentes, et tout était si tranquille, gris et crépusculaire. Il se sentit effroyablement solitaire ; il était seul, tout seul. Il voulut parler avec lui-même, mais il ne le put pas ; à peine osait-il respirer ; le mouvement de son pied, qu’il pliait, retentissait comme un tonnerre au-dessous de lui, il dut se coucher. Une angoisse indicible le saisit au milieu de ce néant : il était dans le vide ! Il bondit sur ses pieds et descendit en courant.

L’obscurité était venue, la terre et le ciel se confondaient. Il avait la sensation que quelque chose le poursuivait, que quelque chose d’effrayant allait l’atteindre, quelque chose que les humains ne peuvent supporter : comme si la démence, montée sur des chevaux, lui eût donné la chasse.

Enfin, il entendit des voix ; il vit des lumières et se sentit allégé. On lui dit qu’il était encore à une demi-heure du presbytère de Waldbach.

Il traversa le village. Les lampes étaient allumées derrière les fenêtres : en passant, il jeta un regard dans les maisons : enfants à table, vieilles femmes, jeunes filles, paix et calme sur tous les visages. Il pensa que la lumière ne pouvait émaner que des visages ; tout lui fut aisé, et il parvint bientôt au presbytère de Waldbach.

On était à table, il entra ; ses boucles blondes pendaient autour de son visage pâle, un tressaillement agitait ses lèvres et ses yeux ; ses vêtements étaient déchirés.

Oberlin lui souhaita la bienvenue, le prenant pour un artisan : « Soyez de bienvenu, quoique je ne vous connaisse pas. – Je suis un ami de Kaufmann et je vous apporte ses messages. – Votre nom si vous voulez bien ? – Lenz. – Ah, ah ? Ce nom-là n’a-t-il pas été imprimé ? N’ai-je pas lu quelques drames que l’on attribue à quelqu’un de ce nom ? – Oui, mais je vous prie de ne pas me juger d’après ces écrits. »

La conversation se poursuivit ; il cherchait ses mots, puis racontait vite, comme sur des charbons ardents ; peu à peu il s’apaisa : la chambre accueillante, les visages paisibles qui sortaient de l’ombre ; le clair visage de l’enfant sur lequel semblait se reposer toute la lumière et qui levait un regard curieux, confiant ; et la mère qui, au fond de la pièce était assise dans l’ombre, en une angélique tranquillité.

Il se mit à parler de son pays ; il dessina des costumes, on se pressa autour de lui avec intérêt ; il était déjà chez lui. Son pâle visage enfantin, qui souriait maintenant, la vivacité de ses récits ! Il s’apaisa ; il lui sembla que sortaient des ténèbres des personnages d’autrefois, des visages oubliés ; des chants anciens se réveillèrent ; il était loin, loin, bien loin.

Le moment vint de se séparer. On le mena de l’autre côté de la rue : le presbytère était trop petit, on lui donna une chambre à la maison d’école. Il monta. Il faisait froid en haut, une grande chambre, vide, un lit très haut dans le fond. Il mit la chandelle sur la table et arpenta la pièce. Il se souvint de cette journée, sut de nouveau comment il était venu, où il était. La chambre du presbytère, avec ses lumières, ses chers visages, était pour lui comme une ombre, un rêve, et il sentit un vide comme tout-à-l’heure, sur la montagne ; mais il n’avait plus rien pour le combler, la lumière était éteinte, les ténèbres engloutissaient tout. Une peur indicible le saisit. Il se leva brusquement, traversa la chambre en courant, descendit les marches, sortit de la maison, mais en vain, rien qu’obscurité, rien, – lui-même, il était un songe. Des idées isolées jaillissaient, il s’y accrochait : il avait l’impression qu’il fallait dire sans cesse : « Notre Père. » Il ne parvenait pas à se rejoindre ; un obscur instinct le poussait à se sauver. Il butait aux pierres, se déchirait aux clous ; la douleur lui rendit quelque conscience. Il se jeta dans le bassin de la fontaine, mais l’eau n’était pas profonde, il y pataugea.

Des gens survinrent ; on l’avait entendu, on l’appela. Oberlin accourut. Lenz était revenu à lui-même ; il avait pleine conscience de sa situation ; de nouveau, il se sentit tout léger. Il avait honte maintenant et était contrit d’avoir effrayé ces braves gens ; il leur dit qu’il avait coutume de prendre des bains froids, et remonta à sa chambre ; l’épuisement lui donna enfin le repos.

Le lendemain, tout alla bien. Avec Oberlin il parcourut la vallée à cheval : larges prairies descendant des sommets lointains pour former une étroite vallée tortueuse, qui se divisait et remontait vers les monts ; grandes masses rocheuses, qui s’élargissaient vers le bas ; peu de forêts, mais tout d’une teinte grise et austère ; échappée à l’ouest vers l’intérieur du pays et la chaîne de montagnes dont les pentes tombaient, abruptes, vers le nord et le sud : ses sommets se dressaient puissants, sévères ou taciturnes, comme un rêve crépusculaire. Énormes masses, de lumière, parfois, qui coulaient des vallons comme un fleuve d’or ; puis des nuages de nouveau qui rampaient au plus haut sommet et descendaient ensuite, lentement, au long des forêts, ou bien montaient et retombaient entre les rayons de soleil comme un fantôme ailé, argenté. Pas un bruit, pas un mouvement, pas un oiseau, rien que le souffle, tantôt proche et tantôt plus lointain, du vent. On voyait apparaître aussi des points, des débris de chaumières, des planches couvertes de paille d’une couleur noire, sévère. Les gens, silencieux et graves, comme s’ils n’eussent pas osé troubler la paix de leur vallée, les saluaient d’un geste tranquille sur leur passage.

Dans les chaumières, il y avait de la vie ; on se pressait autour d’Oberlin, il donnait des conseils, des avis, des consolations ; partout des regards confiants, des prières. Les gens racontaient des rêves, des pressentiments. Puis, vite à la vie pratique : routes établies, canaux creusés, allées à l’école.

Oberlin était infatigable, Lenz l’accompagnait partout, parfois se mêlant à la conversation, parfois prenant part aux affaires, parfois s’abîmant dans la nature. Tout cela lui faisait un effet apaisant, bienfaisant. Souvent, il regardait Oberlin dans les yeux, et la paix immense qui s’empare de nous, devant la calme nature, dans la forêt profonde, dans les nuits d’été toutes fondantes sous le clair de lune, cette paix lui semblait plus proche encore dans ces yeux tranquilles, sur ce visage grave, vénérable. Il était intimidé, mais il faisait des remarques, il parlait. Oberlin prenait plaisir à l’écouter et l’aimable figure enfantine de Lenz lui faisait grand plaisir à voir.

Mais Lenz ne supporta tout cela que tant que la vallée fut lumineuse : vers le soir, il fut pris d’une étrange anxiété, il eût voulu courir après le soleil. À mesure que l’ombre enveloppait les choses, tout lui parut tellement irréel, tellement pénible : la peur le prit comme les enfants qui dorment dans l’obscurité ; il eut l’impression d’être aveugle. Sa peur croissait maintenant ; le cauchemar de la démence s’assit à ses pieds ; à ses yeux apparut cette pensée désespérée : que toutes choses n’étaient que son propre rêve et s’ouvraient à son approche ; il s’accrochait à tous les objets. Des formes passaient rapidement devant lui, il se pressait contre elles ; c’étaient des ombres, la vie lui échappait, ses membres étaient tout roides. Il parlait, il chantait, il récitait des passages de Shakespeare, il tendait la main vers tout ce qui avait, une fois, fait battre son cœur, il essaya de tout, mais... froid ! froid ! Puis il dut se sauver à l’air libre. La faible lumière éparse dans la nuit lui fit du bien, lorsque ses yeux se furent accoutumés aux ténèbres ; il se jeta dans la fontaine ; l’effet brutal de l’eau lui fit du bien ; et puis, il avait l’espoir secret d’une maladie... Il fit en sorte que son bain fût moins bruyant que la veille.

Mais, plus il s’acclimatait à la vie d’ici, et plus il se calmait. Il assistait Oberlin, dessinait, lisait la Bible ; d’anciens espoirs, des espoirs abandonnés se levaient en lui ; le Nouveau Testament, ici, venait si bien à lui... Et un matin, il sortit. Oberlin lui disait comment une main toujours présente l’avait guidé sur le pont, comment sur la hauteur une lumière éclatante l’avait ébloui, comment il avait entendu une voix qui s’était entretenue avec lui dans la nuit, et comment Dieu était si bien établi en lui que, pareil à un enfant, il tirait au sort pour savoir ce qu’il avait à faire : cette foi, ce ciel éternel dans la vie, cette existence en Dieu... Alors seulement l’Écriture s’ouvrit à ses yeux. Comme la Nature s’approche des humains, tout enveloppée de célestes mystères ! non pas, cependant, avec une majestueuse puissance, non, mais d’un geste tout familier !

Il sortit le matin. La neige était tombée pendant la nuit ; le soleil illuminait la vallée, mais plus loin le brouillard enveloppait à demi le paysage. Bientôt il quitta la route et gravit une colline en pente douce ; plus trace de pas, au fond d’une forêt de sapins ; le soleil taillait des cristaux, la neige était légère et floconneuse ; çà et là, sur la neige, traces légères de bêtes sauvages fuyant vers la montagne. Aucun mouvement dans l’air, sinon un faible souffle, le bruit que faisait un oiseau en secouant la neige de sa queue. Tout était si paisible, et les arbres au loin avec leurs ailes blanches ondoyant sur l’azur profond. Peu à peu il se sentit à son aise. Les surfaces et les lignes monotones, puissantes, que souvent il croyait entendre lui parler avec des accents voilés, étaient cachées ; un chaud sentiment de Noël l’envahit : il pensait par moments que sa mère allait apparaître, grande, derrière un arbre, et lui dire qu’elle lui avait préparé tout cela en cadeau. Comme il redescendait, il vit qu’un arc-en-ciel de rayons se posait alentour de son ombre ; ce fut comme si quelque chose l’avait touché au front : l’Être lui parlait. Il revint au village. Oberlin était dans la salle ; Lenz alla gaiement à lui et lui dit qu’il aimerait bien prêcher une fois. « Êtes-vous théologien ? – Oui – Bien, dimanche prochain. »

Lenz remonta, tout joyeux, à sa chambre. Il se demanda quel serait le texte de son sermon, s’abîma dans ses pensées, et ses nuits se firent calmes. Le dimanche matin vint, il y avait dégel. Nuages fugitifs, espaces bleus. L’église était au flanc de la montagne, sur un contrefort ; le cimetière l’entourait. Lenz était là-haut, tandis que la cloche sonnait et que les paroissiens venaient de tous côtés par les sentiers qui montaient ou descendaient entre les rochers. Les femmes et les jeunes filles portaient leurs sévères costumes noirs, un mouchoir blanc plié sur le psautier et une branche de romarin à la main. Parfois un rayon de soleil éclairait la vallée, un souffle tiède passait lentement, le paysage était baigné de senteurs, de cloches lointaines... c’était comme si tout se fût fondu en une vague harmonieuse....

Il n’y avait plus de neige sur le petit cimetière ; mousse sombre sous les croix noires ; un rosier tardif s’appuyait au mur, des fleurs attardées paraissaient dans la mousse ; soleil par instants, puis de nouveau le ciel couvert. Le culte commença, les voix humaines s’assemblèrent en un son clair et pur ; l’impression de plonger ses regards dans l’eau transparente d’un torrent. Le cantique se tut... Lenz parla. Il était intimidé ; sous l’effet du chant, la crampe qui le paralysait avait disparu ; toute sa souffrance s’éveillait maintenant et se calmait en son cœur. Un doux sentiment de bien-être infini se glissa en lui. Il parla simplement à ces gens ; tous, ils souffraient avec lui et ce lui était une consolation de pouvoir apporter le sommeil à des yeux éplorés, la paix à des cœurs tourmentés, de pouvoir détourner ces sourdes douleurs d’une existence en proie aux misères matérielles, pour les diriger vers le Ciel. Il avait repris courage lorsqu’il parvint à sa péroraison, et puis les voix retentirent à nouveau : « Laisse en moi les saintes douleurs jaillir des sources profondes ; que la souffrance soit tout mon avantage, que la souffrance soit mon office divin. »

Tout ce qui se pressait en lui, la musique, la douleur, le bouleversait. Pour lui, l’Univers était criblé de blessures ; il en ressentit un mal profond, indicible. Une autre existence, maintenant ; des lèvres divines, tressaillantes, se penchaient sur lui et s’attachaient à ses lèvres ; il monta à sa chambre solitaire. Il était seul ! Alors la source se fit entendre, des fleuves jaillirent de ses yeux, il se reploya sur lui-même, ses membres furent pris d’un tremblement ; il eut la sensation qu’il aillait se dissoudre, que sa volupté aillait être sans fin. Enfin, un crépuscule se fit en lui ; il éprouva pour lui-même une profonde et muette compassion, il versa des larmes sur lui-même, sa tête retomba sur sa poitrine, il s’endormit.

La lune était pleine au ciel ; ses boucles retombaient sur ses tempes et son visage ; ses larmes restaient suspendues à ses cils et séchaient sur ses joues ; – et il était couché là, seul, et tout était immobile et muet et froid ; toute la nuit, la lune brilla au-dessus des monts.

Le lendemain matin, il descendit et, très calmement, raconta à Oberlin que sa mère lui était apparue pendant la nuit. Elle était sortie, vêtue de blanc, du mur du cimetière ; elle portait à son corsage une rose blanche et une rose rouge ; puis elle s’était enfoncée dans la terre, et les roses avaient poussé lentement au-dessus d’elle ; elle était morte, certainement, il n’y avait aucun doute. Oberlin lui raconta alors que, à la mort de son père, il était seul dans les champs où il avait entendu une voix lui annoncer cette mort ; et lorsqu’il était rentré, il s’était trouvé que c’était la vérité. Ce récit les entraîna plus loin : Oberlin parla encore des gens de la montagne, de jeunes filles qui sentent la présence du métal et de l’eau sous la terre, d’hommes qui furent attaqués au sommet des montagnes et qui luttèrent avec un esprit ; il lui dit aussi comment une fois, dans la montagne, il avait été plongé dans une espèce de somnambulisme en regardant dans la profondeur d’un torrent. Lenz lui dit que l’esprit des eaux l’avait envoûté, et qu’alors il avait éprouvé quelque chose de son essence particulière. Il poursuivit : la nature la plus simple, la plus pure, est la plus étroitement attachée à la nature élémentaire ; plus l’homme raffine sa vie et son sens spirituel, et plus ce sens de l’élémentaire s’émousse. Il ne le tenait pas pour un état supérieur, le jugeant trop peu autonome, mais il pensait que ce devait être un sentiment d’une infinie béatitude que d’être touché par la vie propre de toute forme, d’avoir une âme pour les pierres, les métaux, l’eau et les plantes, d’accueillir en soi tous les objets de la Nature, rêveusement, comme les fleurs absorbent l’air avec la croissance et la décroissance de la lune.

De lui-même, il continua à exposer ses idées : il y avait en toute chose une harmonie ineffable, un chant, une béatitude qui, dans les formes supérieures, avait plus d’organes pour saisir, résonner, comprendre, mais qui en revanche était d’autant plus sensiblement affectée ; dans les formes, inférieures, tout était plus restreint, plus limité, mais jouissait aussi d’une plus grande paix intérieure. Il poussa cette idée plus loin encore. Mais Oberlin l’interrompit, car cela s’écartait trop de sa manière toute simple.

Une autre fois, Oberlin lui montra de petites tables des couleurs, et lui expliqua quelles étaient les relations de chacune d’elles avec l’homme ; il montra douze apôtres, dont chacun était représenté par une couleur. Lenz reprit cette idée, la développa, tomba en des rêveries angoissantes, se mit, comme Jung Stilling, à lire des passages de l’Apocalypse ou d’autres textes bibliques.

Vers ce temps-là, Kaufmann vint avec sa fiancée dans le Steinthal. D’abord, ce revoir fut désagréable à Lenz ; il s’était arrangé un gentil petit coin, le peu de tranquillité qu’il avait lui était si précieux... et voici qu’arrivait un homme dont la présence lui rappelait trop de choses, avec qui il fallait parler, s’entretenir, qui connaissait les circonstances de sa vie. Oberlin ignorait tout ; il l’avait accueilli, soigné ; il le considérait comme un présent de Dieu que lui avait envoyé l’infortuné, et il l’aimait tendrement. Et c’était comme une nécessité pour tous qu’il fût là ; il était à sa place parmi eux comme s’il s’y fût trouvé depuis longtemps ; personne ne demandait ni d’où il venait ni où il irait ensuite.

À table, Lenz retrouva sa bonne humeur : on parlait littérature, il était dans son élément. La période « idéaliste » était à ses débuts ; Kaufmann était un adepte de cette doctrine, Lenz la combattait avec force. Il disait : « Les poètes dont on dit qu’ils reproduisent la réalité n’en ont pas la moindre idée ; pourtant, ils sont plus supportables encore que ceux qui veulent transfigurer la réalité. » Il disait : « Le bon Dieu a probablement fait le monde tel qu’il doit être, et il est peu vraisemblable que nos barbouillages arrivent à un meilleur résultat ; notre unique effort doit être d’imiter dans la mesure de nos forces sa création. Je demande en toutes choses : la vie, la vraisemblance, et c’est tout ce qu’il faut ; nous n’avons point à nous demander ensuite si c’est beau ou laid. Le sentiment que quelque chose est créé, est doué de vie, est au-dessus du beau ou du laid ; c’est l’unique critère en matière d’art. D’ailleurs, nous ne trouvons que rarement ce sentiment : dans Shakespeare, par endroits ; dans les chansons populaires, où son accent est absolument pur ; parfois chez Goethe. Tout le reste, on peut le jeter au feu. Les gens ne sont pas même capables de dessiner une niche à chien ; et on leur demande des figures idéales ! Tout ce que j’ai vu de ces figures n’étaient que poupées de bois. Cet idéalisme est la plus vile contemption de l’humaine nature. Que l’on essaye une bonne fois de se plonger dans la vie de l’être le plus infime, qu’on le reproduise dans tous ses tressaillements, dans ses manifestations les plus ténues, dans toute sa mimique, si fine qu’à peine on y fait attention. » C’était, disait-il, ce qu’il avait tenté dans l’Intendant et dans les Soldats. « Ce sont les hommes les plus prosaïques du monde ; mais la veine du sentiment est la même chez presque tous les hommes ; seule l’enveloppe, qu’il lui faut percer, est plus ou moins épaisse. Il suffit d’avoir des yeux et des oreilles pour s’en apercevoir. Hier, comme je montais au flanc de la vallée, je vis deux jeunes filles assises sur une pierre ; l’une nouait sa chevelure, aidée par sa compagne ; ses cheveux dorés étaient défaits ; un visage pâle et grave, si jeune pourtant, un vêtement noir, et les soins de l’autre, si attentifs ! Les plus beaux tableaux des vieux maîtres allemands, les plus émouvants, donnent à peine l’idée d’une pareille scène. On souhaiterait parfois d’être une tête de Méduse pour pouvoir changer en pierre un groupe comme celui-là et appeler ensuite les gens. Elles se levèrent, le beau groupe était détruit ; mais tandis qu’elles descendaient entre les rochers, ce fut de nouveau une autre image. Les plus beaux tableaux, les harmonies les plus doucement fondues se défont bientôt.

« Une seule chose demeure : une beauté infinie, qui passe d’une chose à l’autre, toujours effeuillée, toujours transformée. Mais certes, on ne peut toujours la fixer, la mettre dans les musées, la noter sur une portée, puis appeler jeunes et vieux et laisser les gamins et les vieillards radoter et s’éjouir à sa découverte. Il faut aimer l’humanité pour pénétrer dans l’essence particulière de chaque être ; aucun ne doit nous paraître trop petit, trop laid, ce n’est qu’à cette condition que nous pouvons les comprendre. Le visage le plus insignifiant fait une plus profonde impression que la simple sensation du beau, et l’on peut bien faire jaillir de soi les formes, sans y faire entrer des copies du monde extérieur, où l’on ne sent battre et se gonfler aucune vie, aucun muscle, aucun pouls ! »

Kaufmann lui objecta qu’il ne pourrait trouver dans la réalité le modèle d’un Apollon du Belvédère ou d’une Madone de Raphaël. « Qu’importe ! répliqua-t-il. Je dois avouer que ces œuvres me laissent froid. Si je me travaille, j’arriverais bien à éprouver quelque chose à les contempler ; mais c’est moi qui produirai le meilleur de ce sentiment. Je préfère à tous le poète, l’artiste qui me rend la nature de la façon la plus réelle, en sorte que je ressente quelque chose au-delà de l’image qu’il crée ; tout le reste me dérange. J’aime mieux les peintres hollandais que les italiens ; ce sont d’ailleurs les seuls peintres compréhensibles. Je ne connais que deux tableaux – et ils sont hollandais – qui m’aient fait la même impression que le Nouveau Testament : l’un, dont je ne connais pas l’auteur, représente le Christ et les Pèlerins d’Emmaüs. Lorsqu’on lit comment les Pèlerins sortirent, toute la nature apparaît aussitôt dans ces quelques mots. C’est un soir gris, crépusculaire, il y a une bande d’un rouge uni à l’horizon, il fait presque nuit sur la route ; un inconnu vient à eux, ils parlent, il rompt le pain ; ils le reconnaissent alors d’une façon simple, humaine. Ses traits, marqués d’une divine souffrance, leur parlent clairement ; ils prennent peur, car la nuit est venue et quelque chose d’incompréhensible les gagne ; mais ce n’est point une crainte comme celle des fantômes, c’est comme si quelqu’un voyait s’avancer à lui, exactement comme il le faisait jadis, un cher disparu, au crépuscule : tel est le tableau, uniformément revêtu d’une couleur brune, par un soir de paix et de grisaille. – Puis, un autre tableau : une femme est assise dans sa chambre, le psautier à la main. Tout est d’une propreté dominicale, le sable est répandu sur le carreau, tout est intime, net, chaud. La femme n’a pu aller à l’église, et elle se recueille chez elle ; la fenêtre est ouverte, elle est tournée vers la fenêtre et il semble que vienne à elle, par delà le vaste paysage de la plaine, le chant des cloches villageoises, que lui parvienne l’écho du cantique que chantent les fidèles assemblés dans l’église voisine : la femme suit le texte sur son livre. »

Il continua à parler ainsi ; on l’écoutait, souvent il touchait juste. En parlant, il était devenu rouge et tantôt souriant, tantôt grave, il agitait ses boucles blondes. Il s’était complètement oublié.

Après le déjeuner, Kaufmann le prit à part. Il avait reçu des lettres du père de Lenz : celui-ci voulait que son fils revînt pour l’aider. Kaufmann lui expliqua qu’ici il gaspillait sa vie, la perdait sans profit, qu’il fallait se fixer un but, et autres choses semblables. Lenz s’écria vivement : « M’en aller d’ici ? m’en aller ? à la maison ? y devenir fou ? Tu sais bien que je ne puis tenir nulle part, sauf ici, dans cette contrée. Si je ne pouvais parfois monter sur la montagne et voir le paysage, puis redescendre à la maison, traverser le jardin, regarder à l’intérieur par la fenêtre... je deviendrais fou, fou ! Laissez-moi donc en paix ! Rien qu’un peu de paix, maintenant que je commence à me trouver à peu près bien ! Partir, partir ? Je n’y comprends rien, mais ces deux mots suffisent à défigurer l’univers. Chacun a besoin de quelque chose ; mais si l’on peut vivre en paix, que souhaiter davantage ? Toujours monter, toujours lutter, et ainsi éternellement, rejeter tout ce que donne l’instant, toujours se priver de tout pour connaître un jour la jouissance ! Avoir soif, tandis que des sources claires jaillissent sur la route, à nos pieds ! Ma situation présente est intolérable, et je veux y rester. Pourquoi ? Pourquoi ? précisément parce que je m’y trouve bien. Que veut mon père ? Peut-il me donner mieux ? Impossible ! Laissez-moi en paix ! »

Il s’emportait ; Kaufmann se retira, Lenz était mécontent.

Le lendemain, Kaufmann voulut partir. Il convainquit Oberlin de l’accompagner en Suisse. Le désir de faire la connaissance personnelle de Lavater, avec qui il correspondait depuis longtemps, le décida. Il accepta. On dut retarder le départ d’un jour, pour ses préparatifs. Lenz en fut très affecté. Pour se délivrer de son éternel tourment, il s’était accroché anxieusement à tout ce qui l’entourait ; par moments il sentait profondément de quelle façon il lui fallait arranger les choses ; il se traitait lui-même comme un enfant malade. Il ne parvenait qu’avec une extrême angoisse à se délivrer de certaines pensées, de certaines émotions violentes. Il y revenait sans cesse, poussé par une force immense en lui, il était pris de tremblements, ses cheveux se dressaient presque d’effroi, jusqu’au moment où une tension excessive le laissait épuisé. Il cherchait asile auprès d’un fantôme qui toujours flottait devant ses yeux, et auprès d’Oberlin ; les paroles de celui-ci, son visage, lui faisaient un bien infini. Aussi voyait-il avec terreur son voyage se préparer.

Lenz se sentait inquiet à rester seul, maintenant, dans la maison. Le temps s’était adouci. Il résolut d’accompagner Oberlin jusque sur les monts. Ils se séparèrent sur l’autre versant, à l’endroit où les vallées couraient sur la plaine. Il revint seul. Il parcourut la montagne, errant de ci de là. De larges pentes descendaient dans les vallons ; peu de forêts, rien que des lignes puissantes et, au-delà, la vaste plaine vaporeuse. Dans l’air, un vent violent soufflait ; pas trace humaine, nulle part, sinon ici ou à une cabane délaissée où les bergers passaient l’été, accotée aux contreforts. Il se fit calme, presque rêveur peut-être ; toutes choses, à ses yeux, se confondaient en une seule ligne, comme une vague montant et descendant entre ciel et terre ; il lui semblait être couché au bord d’une mer infinie qui ondoyait doucement. Parfois il s’asseyait ; puis il reparlait, mais lentement, plongé en un rêve. Il ne cherchait point à suivre un chemin.

Il faisait nuit noire lorsqu’il parvint à une chaumière habitée, sur le versant du Steinthal. La porte était fermée ; il alla à la fenêtre par où passait une faible lumière. Une lampe n’éclairait guère qu’un point : sa lumière tombait sur le pâle visage d’une jeune fille qui était assise là, les yeux mi-clos, agitant les lèvres sans bruit. Plus loin, dans l’obscurité, se tenait une vieille femme qui chantait d’une voix nasillarde, les yeux sur un psautier. Il frappa longtemps avant qu’elle vînt ouvrir ; elle était à moitié sourde. Elle servit à Lenz un léger repas et, sans interrompre son cantique, lui indiqua un endroit où il pourrait dormir. La jeune fille n’avait pas bougé. Quelques instants plus tard, un homme entra ; il était grand et sec ; traces de cheveux gris, visage inquiet, tourmenté. Il s’approcha de la jeune fille qui tressaillit et devint nerveuse. Il prit une plante sèche qui pendait au mur, en posa les feuilles sur la main de la jeune fille qui s’apaisa et murmura quelques paroles inintelligibles sur un ton traînant et déchirant. Il raconta qu’il avait entendu une voix dans la montagne et qu’ensuite il avait vu des éclairs de chaleur sur les vallées ; la chose l’avait enveloppé lui-même, et il avait lutté avec elle comme Jacob. Il se jeta à genoux et pria à voix basse, ardemment, tandis que la malade chantait sur un ton traînant, aux accents très faibles. Puis il se coucha.

Lenz tomba dans un demi-sommeil rêveur, mais il percevait encore le He-taie de la pendule. Le sifflement du vent se faisait entendre à travers le chantonnement de la jeune fille et la voix de la vieille, tantôt plus proche et tantôt plus lointain. La lune, claire par instants et parfois voilée, jetait dans la pièce une changeante lumière de songe. Soudain, les sons se firent plus forts, la jeune fille parla clairement, distinctement : elle disait qu’en face, sur le roc, il y avait une église. Lenz leva les yeux : la jeune fille était assise derrière la table, toute droite, les yeux grands ouverts, et la lune jetait sa paisible clarté sur des traits d’où semblait rayonner un éclat fantomatique ; cependant la vieille nasillait toujours, et dans cet incessant changement de lumière, parmi ces voix et ces échos, Lenz finit par s’endormir profondément.

Il s’éveilla de bonne heure. Dans sa chambre, au petit jour, tout dormait ; la Jeune fille elle-même reposait. Elle était appuyée au dossier de sa chaise, la joue gauche sur ses deux mains jointes ; ce qu’il y avait de spectral dans ses traits s’état effacé, elle avait maintenant une expression d’indicible souffrance. Lenz alla à la fenêtre et l’ouvrit ; l’air froid du matin le frappa au visage. La maison était au bout d’une étroite et profonde vallée qui s’ouvrait vers l’est ; des rayons rouges, perçant le ciel gris de l’aube, atteignaient la vallée à demi plongée encore dans la nuit, enveloppée de brume blanche ; ils étincelaient sur les rochers gris et se reflétaient aux fenêtres des chaumières. L’homme s’éveilla. Ses regards tombèrent sur un tableau éclairé, au mur, et s’y attachèrent fixement ; il se mit à remuer les lèvres, priant à voix basse, puis toujours plus haute. Cependant, des gens entraient dans la chaumière ; silencieusement ils se jetaient à genoux. La jeune fille était en transe, la vieille grommelait son chant tout en bavardant avec ses voisins. Les gens racontèrent à Lenz que l’homme était arrivé longtemps auparavant dans le pays, on ne savait d’où ; il passait pour un Saint, voyait l’eau sous la terre, savait conjurer les esprits ; et l’on venait à lui en pèlerinage. Lenz apprit aussi qu’il s’était beaucoup éloigné de Steinthal ; il partit avec des bûcherons qui prenaient le même chemin. Il était heureux d’avoir des compagnons de route : il s’était senti mal à l’aise auprès de cet homme puissant qu’il croyait entendre encore parler avec des accents effrayants. Mais il avait peur de lui-même aussi dans la solitude.

Il arriva au presbytère. Mais la nuit qu’il venait de passer lui avait fait une vive impression. L’univers lui avait été transparent, et il sentait en lui-même une agitation, comme un bouillonnement et l’attraction d’une force inexorable l’entraînant vers un abîme. Il se rongeait lui-même. Il mangeait peu ; la moitié de ses nuits se passait en prières et en rêves fiévreux. Une violente poussée, puis il retombait épuisé ; il gisait, pleurant à chaudes larmes. Puis soudain, une force lui était donnée, il se levait froid et indifférent ; ses larmes étaient pour lui comme de la glace, il éclatait de rire. Plus il s’exaltait, et plus bas il retombait. Un courant venait tout brouiller de nouveau. Des souvenirs vagues de son état d’autrefois le secouaient tout entier et projetaient des lueurs dans le chaos désolé de son esprit.

Pendant la journée, il se tenait ordinairement assis dans la chambre du presbytère. Madame Oberlin allait et venait ; il dessinait, peignait, lisait, saisissant fébrilement toutes les distractions, passant d’une chose à l’autre. Mais maintenant, il s’attachait surtout à Madame Oberlin, lorsqu’elle restait assise, le psautier noir devant elle, une plante de salon à ses côtés, le plus jeune de ses enfants sur les genoux ; et il s’occupait beaucoup de l’enfant. Un jour qu’il était assis là, il fut pris d’une angoisse, il se leva brusquement et se mit à arpenter la pièce. La porte était entr’ouverte... il entendit chanter la servante, confusément d’abord, puis vinrent ces mots :

 

            « Je n’ai nulle joie en ce monde,

            J’ai mon amour, mais loin d’ici... »

 

Ces paroles semblaient faites pour lui ; il manqua défaillir. Madame Oberlin le regardait. Il prit courage, il ne pouvait plus se taire, il fallait en parler : « Chère Madame Oberlin, ne pouvez-vous me dire ce que fait la femme dont le sort met sur mon cœur un poids d’une tonne ? – Mais, Monsieur Lenz, j’ignore tout de cela. »

Puis il retomba dans son mutisme, marchant fébrilement à travers la chambre. Et il reprit soudain : « Voyez-vous, je veux partir ; mon Dieu, vous êtes les seuls êtres auprès desquels je puisse supporter de vivre, et pourtant... pourtant il me faut partir, auprès d’elle... mais je ne peux pas, je ne dois pas ». – Très agité, il sortit.

Vers le soir, Lenz revint ; la chambre était plongée dans la pénombre ; il s’assit auprès de Madame Oberlin. « Voyez-vous, dit-il de nouveau, lorsqu’elle allait ainsi par la chambre, chantant un peu pour elle-même, chacun de ses pas était une musique : il y avait en elle une telle béatitude qu’elle ruisselait jusqu’en mon cœur ; j’étais toujours très calme lorsque je la regardais ou qu’elle appuyait sa tête à mon épaule, et Dieu ! Dieu !... Il y a bien longtemps que je n’ai retrouvé cette paix... Tout à fait une enfant ; il semblait que le monde fût trop vaste pour elle : tant elle se reployait sur elle-même, cherchant dans toute la maison le coin le plus exigu ; et elle y restait assise comme si tout son bonheur se fût resserré en un point infime. Et alors, j’éprouvais la même félicité ; j’aurais pu jouer comme un enfant, à ces moments-là. Maintenant, tout me paraît si étroit, si étroit ! Voyez-vous, il me semble parfois que mes mains se heurtent au ciel ; oh, j’étouffe ! Souvent, c’est comme si je ressentais une douleur physique, là, à gauche, dans ce bras qui jadis l’enlaçait. Pourtant, je ne puis plus l’évoquer, son image m’échappe, et cela me torture ; ce n’est qu’aux rares instants où je la revois bien nettement que de nouveau je me sens très bien. » – Par la suite, il en parla souvent encore à Madame Oberlin, mais presque toujours en phrases entrecoupées ; elle ne savait trop que répondre, mais ses paroles faisaient du bien à Lenz.

Cependant, ses tourments religieux duraient toujours. Plus il se sentait intérieurement vide, froid, mourant, et plus il se sentait le besoin d’éveiller en lui-même une ardeur. Il lui revenait des souvenirs du temps où tout, en lui, était dense et actif, où il haletait, en proie à trop d’impressions. Et maintenant, il était tellement mort ! Il désespérait de lui-même ; alors, il se jetait à genoux, se tordant les mains, touchait tous les points de son âme... mais tout était mort, mort ! Puis il suppliait Dieu de lui donner un signe ; puis il se rongeait intérieurement, jeûnait, restait couché sur le sol, plongé dans sa rêverie.

Le 3 Février, il entendit raconter qu’une enfant du nom de Frédérique était morte à Fouday ; ce fut bientôt une idée fixe. Rentré dans sa chambre, il jeûna toute une journée. Le 4, il entra soudain dans la chambre où était Madame Oberlin ; il s’était souillé le visage de cendres et demanda un vieux sac. Elle prit peur ; on lui donna ce qu’il voulait. Il s’enveloppa du sac, comme un pénitent, et prit le chemin de Fouday. Les gens de la vallée étaient habitués à lui ; d’étranges histoires couraient sur son compte. Il entra dans la maison où gisait l’enfant morte. Les gens vaquaient à leurs occupations d’un air indifférent ; on lui indiqua une chambre : l’enfant en chemise était couchée sur la paille, sur une table de bois.

Lenz eut un frisson lorsqu’il toucha les membres glacés et vit les yeux vitreux, sous les paupières closes. L’enfant lui parut si délaissée, et lui-même si seul, si abandonné ! Il se jeta sur le cadavre. Il eut peur de la mort, une violente douleur le saisit : ces traits, ce visage paisible allaient pourrir... il tomba à genoux ; avec toute la désolation du désespoir, il pria Dieu de se manifester en lui et de rendre la vie à l’enfant ; il était si faible et si malheureux ! Puis il s’abîma tout en soi-même et fixa toute sa volonté sur un point. Il resta longtemps ainsi, immobile. Puis il se leva, prit les mains de l’enfant et dit d’une voix forte et assurée : « Lève-toi et marche ! » Mais les parois lui renvoyèrent un vain écho, qui semblait le railler ; et le cadavre resta glacé. Alors, perdant le sens, il se jeta à terre ; puis son angoisse le mit debout, le chassa dans la montagne.

Des nuages passaient, rapides, devant la lune ; tantôt tout était plongé dans les ténèbres, tantôt le paysage estompé dans les brumes apparaissait au clair-de-lune. Il courut, montant, redescendant. En son sein grondait un chant triomphal de l’Enfer. Le vent retentissait comme la voix des Titans. Il eut l’impression de pouvoir brandir jusqu’au Ciel un poing immense, en arracher Dieu et le laminer entre les nuages ; de pouvoir broyer l’univers entre ses dents et le cracher à la face du Créateur. Il jurait, il blasphémait. Il arriva ainsi au sommet de la chaîne, la lumière incertaine s’étalait jusqu’aux masses blanches des rochers, dans les vallées, et le ciel était un œil bleu, stupide, la lune y paraissait complètement ridicule et sotte. Lenz éclata de rire, et tandis qu’il riait, l’athéisme prit racine en lui, s’y établit tranquillement, fortement, pour toujours. Il ne savait plus ce qui tout à l’heure l’avait si vivement ému ; il avait froid, il pensa qu’il voulait aller au lit et glacial, inébranlable, il s’en fut à travers les ténèbres inquiétantes... tout lui paraissait vide, creux, il se prit à courir et se mit au lit.

Le lendemain, à la pensée de l’état où il avait été, il fut pris d’un grand effroi. Il était maintenant au bord de l’abîme où une attirance démente le poussait à plonger sans cesse ses regards, pour se redonner toujours cette même torture. Son angoisse alors s’exaspéra ; le péché contre le Saint-Esprit était devant lui.

Quelques jours plus tard, Oberlin revint de Suisse, beaucoup plus tôt qu’on ne l’attendait. Lenz en fut frappé. Mais il retrouva quelque sérénité lorsqu’Oberlin parla de ses amis d’Alsace. Oberlin, tout en parlant, allait et venait, défaisant ses malles, rangeant ses effets. Il parlait de Pfeffel, louait la vie heureuse des pasteurs campagnards. Et il engagea Lenz à écouter les vœux de son père, à mener une vie conforme à sa vocation et à rentrer dans son pays. Il lui dit : « Honore ton père et ta mère » et autres choses semblables. Cette conversation jeta Lenz dans une vive agitation ; il poussait de profonds soupirs, des larmes jaillirent de ses yeux, il prononça des paroles entrecoupées : « Oui, mais je n’y tiendrai pas. Voulez-vous me chasser d’ici ? En vous seul est la voie qui mène à Dieu. Mais c’en est fait de moi ! Je suis déchu, damné pour l’Éternité, je suis le Juif errant. » Oberlin lui dit que Jésus était mort pour nos péchés ; qu’il fallait s’adresser à Lui avec ferveur, et qu’il aurait part à Sa grâce.

Lenz leva la tête et dit en se tordant les mains : « Hélas ! Hélas ! la consolation en Dieu... » Puis soudain, sur un ton amène, il demanda ce que faisait la femme qu’il aimait. Oberlin lui répondit qu’il ne savait rien, mais lui offrit son aide et ses conseils ; il n’avait qu’à lui dire le lieu, la personne, les circonstances. Lenz ne trouva que des mots entrecoupés : « Ah, est-elle morte ? Vit-elle encore ? Quel ange ! Elle m’aimait... je l’aimais, elle en était digne... Oh, quel ange ! Maudite jalousie ! Je l’ai sacrifiée… Elle en aimait un autre aussi... Je l’aimais, elle en était digne... Oh ! ma bonne mère, elle aussi m’aimait... Je suis votre meurtrier à toutes deux. » Oberlin répliqua que peut-être ces personnes vivaient encore, que peut-être elles étaient heureuses ; quoi qu’il en fût, si Lenz revenait à Dieu, sur sa prière et ses larmes, Dieu accorderait certainement tant de bienfaits à ces êtres chéris qu’il leur ferait ainsi plus de bien qu’il n’avait jamais pu leur attirer de malheurs. Peu à peu, Lenz se calma et retourna à sa peinture.

L’après-midi, il revint. Il portait sur l’épaule gauche un morceau de fourrure, et à la main un paquet de verges que quelqu’un avait remis à Oberlin avec une lettre pour Lenz. Il tendit les verges à Oberlin, le priant de l’en frapper. Oberlin les lui prit des mains et mit des baisers sur ses lèvres, disant : « Voici les coups qu’il me faut vous donner ; soyez calme, réglez vos affaires avec Dieu seul, tous les coups du monde n’effaceront aucun de vos péchés. Jésus y a pourvu, adressez-vous, à Lui. » Il s’en retourna.

Au repas du soir il fut, comme toujours, un peu pensif. Pourtant il parla de mille sujets, mais avec une hâte fébrile. À minuit, Oberlin fut réveillé par du bruit. Lenz traversait la cour, criant d’une voix creuse et dure le nom de Frédérique, le prononçant avec une extrême rapidité, sur un ton d’angoisse et de désespoir ; puis il sauta dans le bassin de la fontaine, y barbota, en ressortit, remonta à sa chambre, revint encore au bassin, et ainsi plusieurs fois de suite... Enfin il se calma. Les servantes qui dormaient dans la chambre des enfants, au-dessous de la sienne, racontèrent que souvent déjà, et particulièrement cette nuit-là, elles avaient entendu un bourdonnement qu’elles ne pouvaient comparer qu’aux sons du chalumeau. Peut-être était-ce son gémissement, sa voix creuse, terrible, désespérée.

Le lendemain matin, Lenz fut long à paraître. Oberlin finit par monter à sa chambre ; il était couché sur son lit, paisible, immobile. Oberlin dut répéter plusieurs fois sa question avant d’obtenir une réponse ; enfin Lenz dit : « Oui, Monsieur le Pasteur, voyez-vous, l’ennui, l’ennui ! oh ! je m’ennuie ! Je ne sais plus que dire ; j’ai déjà dessiné au mur mille figures diverses. » Oberlin l’exhorta à se tourner vers Dieu ; il se mit à rire et répondit : « Ah oui ! si j’avais le bonheur de trouver comme vous un confortable emploi de mon temps ! On peut bien alors se donner ces distractions-là. Tout cela par pure oisiveté. Car la plupart des gens prient par ennui, les autres sont amoureux par ennui, d’autres encore sont vertueux et certains pécheurs, et moi rien du tout, rien du tout ! je ne puis même me suicider : c’est trop ennuyeux !

 

             « Ô Dieu ! d’ans l’onde de ta Lumière,

            Dans la clarté de ton ardent midi,

            À force de veilles mes yeux souffrent.

            Quand donc reviendra la nuit ? »

 

Oberlin lui jeta un regard mécontent et voulut s’en aller. Lenz le poursuivit et lui dit, avec des yeux peu rassurants : « Voyez-vous, j’y pense : si seulement je pouvais savoir si je rêve ou si je veille ! Voyez-vous, c’est très important, examinons cette question. » – Puis il retourna à son lit.

L’après-midi, Oberlin devait faire une visite dans le voisinage ; sa femme était déjà partie. Il était sur le point de s’en aller, lorsqu’on frappa à sa porte ; Lenz entra, le corps penché en avant, la tête basse, le visage entièrement souillé de cendres ainsi qu’une partie de ses vêtements, serrant son bras gauche dans sa main droite. Il pria Oberlin de tirer sur ce bras, disant qu’il se l’était démis en se jetant par la fenêtre ; mais comme personne ne l’avait vu, il ne fallait pas le répéter. Oberlin fut pris d’une vive frayeur, mais il n’en montra rien ; il fit ce que voulait Lenz. Mais aussitôt après il écrivit à l’instituteur de Bellefosse, Sébastien Scheidecker, le priant de descendre et lui donnant des instructions. Puis il partit à cheval.

L’homme arriva. Lenz l’avait vu souvent et s’était attaché à lui. L’instituteur feignit d’être venu pour s’entretenir avec Oberlin et de vouloir s’en retourner. Lenz le pria de rester, et ils demeurèrent ensemble. Lenz proposa encore une promenade à Fouday. Il se rendit sur la tombe de l’enfant qu’il avait voulu rappeler à la vie, s’agenouilla plusieurs fois, baisa la terre, parut prier, mais en un grand désordre d’esprit ; il arracha, en souvenir, un brin de la couronne déposée sur le tertre, puis revint à Waldbach, retourna au cimetière ; Sébastien l’accompagnait toujours. Tantôt il marchait lentement, se plaignant d’une grande faiblesse de tous les membres, puis il allait à une vitesse désespérante ; le paysage l’emplissait de crainte, lui paraissait si resserré que Lenz redoutait de se heurter à tous les objets. Un indicible sentiment de malaise l’envahit ; son compagnon finit par lui être à charge ; peut-être devinait-il son intention. Il chercha un moyen de le distancer. Sébastien feignit de le laisser faire, mais il parvint à prévenir son frère, et Lenz eut deux surveillants au lieu d’un. Il les fit terriblement courir. Il finit par revenir à Waldbach et, lorsqu’ils furent près du village, il se retourna comme l’éclair et bondit comme un cerf vers Fouday. Les deux hommes se mirent à sa poursuite. Tandis qu’ils le cherchaient à Fouday, deux colporteurs survinrent et leur racontèrent que, dans une maison voisine, on avait ligoté un homme qui se donnait pour un meurtrier, mais n’en pouvait être un. Ils coururent à cette maison et trouvèrent les choses comme on le leur avait dit. Un jeune homme, effrayé par sa menaçante prière, l’avait ligoté. Ils le délivrèrent et le ramenèrent sans encombres à Waldbach où, entre-temps, Oberlin était rentré avec sa femme. Lenz paraissait égaré. Mais en voyant qu’on le recevait avec beaucoup d’amitié et de bonté, il reprit courage ; son visage prit une meilleure expression, il remercia avec gentillesse et attendrissement ses compagnons et la soirée se passa agréablement. Oberlin le supplia de ne plus se baigner dans la fontaine, de passer tranquillement la nuit dans son lit et, s’il ne pouvait dormir, de s’entretenir avec Dieu. Il le promit et fit ainsi la nuit suivante ; les servantes l’entendirent prier presque toute la nuit.

Le lendemain, il entra, l’air satisfait, dans la chambre d’Oberlin. Ils parlèrent de différentes choses, puis il dit avec une gentillesse marquée : « Mon bien cher pasteur, la femme dont je vous ai parlé est morte, oui, morte,... l’ange ! – Comment le savez-vous ? – Hiéroglyphes ! hiéroglyphes ! » Puis, levant les yeux au ciel, il répète : « Oui, morte !... Hiéroglyphes ! » On n’en put rien tirer d’autre. Il s’assit, écrivit des lettres et les donna à Oberlin, le priant d’y ajouter quelques lignes.

Son état, cependant, était toujours plus désespéré. Tout ce qu’il avait puisé de calme au voisinage d’Oberlin et à la paix de la vallée avait disparu ; l’Univers où il avait voulu s’appuyer portait une immense déchirure ; il n’avait plus ni haine, ni amour, ni espoir... un vide affreux, et pourtant une torturante hantise de combler ce vide. Il n’avait rien. Ce qu’il faisait, il le faisait sans conscience, et pourtant un instinct profond l’y contraignait. Lorsqu’il était seul, il se sentait si effroyablement délaissé que sans cesse il se parlait à haute voix, appelait, puis reprenait peur, et il croyait qu’une voix étrangère venait de lui parler. Dans la conversation, il s’interrompait souvent, brusquement, une terreur indicible le gagnait, il avait perdu la fin de sa phrase ; ensuite, il lui semblait qu’il lui fallait garder le dernier mot prononcé et parler encore, sans cosse ; il n’étouffait qu’à grand’peine cette envie. Les braves gens s’inquiétaient fort lorsque parfois, dans ses moments paisibles, il était assis auprès d’eux et parlait sans contrainte, puis soudain s’interrompait : une inexprimable angoisse se peignait sur ses traits, il serrait convulsivement les bras de ceux qui étaient auprès de lui et ne revenait que lentement à lui-même. Lorsqu’il lisait ou qu’il était seul, c’était pire encore ; toute son activité spirituelle restait accrochée à une seule pensée. S’il songeait à une personne ou s’il se la représentait vivement, il croyait devenir cette personne ; il s’égarait tout à fait et en même temps il ressentait une impulsion infinie qui le poussait à jouer arbitrairement en esprit, de tout ce qui l’entourait... La nature, les êtres, sauf Oberlin, tout lui paraissait froid, comme en rêve. Il s’amusait à mettre les maisons sur les toits, à habiller et déshabiller les hommes, à méditer les farces les plus folles. Parfois il se sentait une irrésistible envie d’exécuter ce qu’il avait en tête, et il faisait alors d’affreuses grimaces.

Un jour, il était assis à côté d’Oberlin, le chat était sur une chaise en face de lui. Soudain, ses yeux devinrent fixes, il les tint immobiles dans la direction de l’animal ; puis il glissa lentement à bas de sa chaise, le chat l’imita. La bête, comme ensorcelée par son regard, fut saisie d’une peur horrible, hérissa ses poils. Lenz imitait ses cris, le visage affreusement changé ; comme de désespoir, ils se jetèrent l’un sur l’autre... Alors, enfin, Madame Oberlin se leva pour les séparer. De nouveau, il ressentit une honte profonde. Ses accès nocturnes devinrent plus terribles que jamais. Il ne s’endormait qu’à grand’peine, cherchant d’abord à combler l’affreux vide. Puis, entre la veille et le sommeil, il tombait dans un état lamentable : il se heurtait à quelque chose d’effroyable, de terrifiant, la démence l’empoignait. Baigné de sueur, il sautait sur ses pieds avec des cris épouvantables, et ne se remettait que petit à petit. Il lui fallait alors, pour revenir à lui, commencer par les objets les plus simples. À vrai dire, ce n’était pas lui qui le faisait, mais un puissant instinct de conservation : c’était comme s’il eût été double, comme si une de ses moitiés eût cherché à sauver l’autre, en s’exhortant elle-même. Il raconta qu’il disait des poèmes, au cœur de la pire angoisse, jusqu’à ce qu’il revînt à la raison.

De jour aussi, ces accidents lui arrivaient, plus terribles encore ; car jusqu’alors la lumière l’en avait préservé. Il avait l’impression que seul il existait, que le monde n’était que dans son imagination, n’était rien que lui-même : il était le damné éternel, Satan, seul avec les torturantes images de son esprit. Il parcourait toute sa vie avec une rapidité dévorante, puis il disait : « Conséquent, conséquent. » Et lorsque quelqu’un parlait : « Inconséquent, inconséquent ! » C’était l’abîme d’une incurable démence, d’une démence pour l’éternité.

L’instinct de la conservation spirituelle le faisait rebondir ; il se jetait alors dans les bras d’Oberlin, s’accrochait à lui comme s’il eût voulu pénétrer en lui. C’était le seul être qui vécût et par qui la vie lui fût à nouveau manifestée. Peu à peu les paroles d’Oberlin le ramenaient à lui ; il était agenouillé aux pieds d’Oberlin, les mains dans ses mains, le visage inondé de sueur froide au giron d’Oberlin, tremblant et tressaillant de tout son corps. Oberlin ressentait une pitié infinie ; toute sa famille, à genoux, priait pour l’infortuné, les servantes le fuyaient, le croyant possédé. Et lorsqu’il s’apaisait, c’était comme la désolation d’un enfant : il sanglotait, il ressentait pour lui-même une profonde, profonde compassion ; c’était, d’ailleurs, ses instants les plus heureux. Oberlin lui parlait de Dieu. Lenz se détournait tranquillement, le regardait avec une expression de souffrance infinie et disait enfin : « Mais moi, si j’étais tout-puissant, voyez-vous, si je l’étais, je ne pourrais tolérer la douleur, je sauverais, je sauverais. Ah ! Je ne demande rien que la paix, la paix, rien qu’un petit peu de paix pour pouvoir dormir. » Oberlin disait que c’était là blasphémer. Lenz agitait la tête, inconsolable.

Les demi-tentatives de suicide, qu’il renouvelait sans cesse, n’étaient pas tout à fait sérieuses. Ce n’était pas tant le désir de la mort – car, pour lui, il n’y avait dans la mort ni paix ni espérance – c’était plutôt, dans des instants de suprême épouvante ou de calme lourd, voisin de l’anéantissement, une tentative pour se rappeler à soi-même par la douleur physique. Les moments où son esprit semblait chevaucher quelque folle idée étaient encore les plus heureux. C’était malgré tout un peu de paix, et son regard égaré n’était point aussi terrifiant que l’angoisse assoiffée de salut, le tourment éternel de l’inquiétude. Souvent, il frappait la tête contre le mur ou se donnait quelque autre souffrance physique.

Le 8 au matin, il resta au lit ; Oberlin monta. Il était couché sur son lit, presque nu et très agité. Oberlin voulut le couvrir, mais il se plaignit que tout fût lourd, tellement lourd ! Il ne croyait pas pouvoir marcher ; il disait sentir pour la première fois le poids énorme de l’atmosphère. Oberlin l’encouragea. Mais il resta dans le même état, fut ainsi presque toute la journée et ne prit aucune nourriture.

Vers le soir, Oberlin fut appelé auprès d’un malade, à Bellefosse. Le temps était doux, il faisait clair-de-lune. Au retour, Oberlin rencontra Lenz sur son chemin. Il semblait tout à fait raisonnable et parla calmement, amicalement, avec Oberlin. Celui-ci le pria de ne pas trop s’éloigner ; il le promit. En s’en allant, il se retourna brusquement, revint tout près d’Oberlin et lui dit hâtivement : « Voyez-vous, Monsieur le pasteur, si seulement je n’entendais plus cela, tout irait mieux. – Quoi donc, mon ami ? – N’entendez-vous donc rien ? n’entendez-vous pas la voix terrifiante qui hurle tout autour de l’horizon et que l’on appelle ordinairement le silence ? Depuis que je suis dans cette tranquille vallée, je l’entends toujours, elle m’empêche de dormir. Oui, Monsieur le pasteur, si seulement je pouvais retrouver le sommeil ! » Puis il s’en alla, hochant la tête.

Oberlin revint à Waldbach et allait envoyer quelqu’un à sa recherche lorsqu’il l’entendit monter les degrés qui menaient à sa chambre. Un instant après, quelque chose s’écrasa sur le pavé de la cour avec un bruit tel qu’Oberlin ne crut pas que la chute d’un homme en pût être la cause. La bonne d’enfants entra, pâle comme la mort, et toute tremblante 1...

 

Oberlin se précipita, mais déjà Lenz avait regagné sa chambre, où le pasteur le trouva en chemise, tremblant de froid et couvert de boue. On le garda à vue dans la salle commune, mais il demanda qu’on le laissât aller lire dans la chambre du pasteur. Celui-ci l’y suivit. Soudain, Lenz s’empara des ciseaux et tenta de se les planter dans la gorge. On décida de lui donner deux hommes de garde dans sa chambre pour la nuit. Une fois au lit, il leur dit en français : « Écoutez, nous ne voulons point faire de bruit, si vous avez un couteau, donnez-le-moi tranquillement et sans rien craindre. » Puis, comme on le lui refusait, il se mit à se frapper violemment la tête contre le mur. Attiré par le bruit, Oberlin survint et tenta de le calmer en l’invitant à prier avec lui. Mais aussitôt après, il se remit à défier ses gardiens.

Au petit jour, Oberlin lui annonça qu’on allait le conduire en voiture à Strasbourg où il serait mieux soigné et surveillé. Il supplia qu’on lui accordât huit jours de répit ; puis il se résigna brusquement, fit ses paquets, prit congé de chacun avec des expressions de touchante gratitude, et monta en voiture avec trois amis d’Oberlin.

 

Il était assis dans la voiture, livré à une froide résignation lorsqu’ils sortirent de la vallée vers l’ouest. Peu lui importait où on le menait. Plusieurs fois, comme le mauvais état de la route mettait la voiture en péril, il resta très calme à sa place ; il était absolument indifférent. C’est ainsi qu’il repassa la montagne. Vers le soir, ils arrivèrent dans la vallée du Rhin. Ils s’éloignaient peu à peu des monts qui s’élevaient maintenant dans le couchant comme une vague de cristal d’un bleu profond et sur les flots ardents de laquelle jouaient les rayons rouges du soir ; sur la plaine, au pied des monts, s’étendait une trame bleutée, lumineuse. L’obscurité se fit à mesure qu’ils approchaient de Strasbourg ; pleine lune très haut dans le ciel, tous les objets lointains noyés dans les ténèbres, la montagne seule dessinait une ligne nette. La terre était comme une coupe d’or sur laquelle couraient les vagues mousseuses, et dorées de la lune. Lenz fixait sur le monde extérieur un regard calme, sans pressentiment, sans violence ; mais une sourde peur montait en lui à mesure que les objets se perdaient dans la nuit. Ils durent s’arrêter dans une auberge pour dormir. Alors, il fit encore quelques tentatives de porter la main sur soi, mais il était trop étroitement surveillé.

Le lendemain, par un temps gris et pluvieux, il entra à Strasbourg. Il paraissait tout à fait raisonnable, parlait avec les gens. Il faisait toutes choses comme les autres ; mais il y avait en lui un vide affreux, il ne ressentait plus ni angoisse ni désir, son existence lui était un fardeau nécessaire.

Ainsi vécut-il dès lors…

 

 

Georg BÜCHNER.

 

Traduit par Albert Béguin.

 

Paru dans les Cahiers du Sud en 1937.

 

 

 

 



1  Ici, lacune dans le texte de Büchner, que nous comblons en résumant le journal d’Oberlin.

 

 

 

 

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