La Noël de bébé Victor

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles BUET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À sa mère.

 

 

À peine si tu te souviens, cher petit enfant, de la Noël dernière ! Tu étais si petit encore, si petit !... Ce fut la première fête de tes yeux, de ton sourire, de ton cœur, qui battaient bien fort lorsqu’on te conta l’histoire de Jésus né sur la paille, dans une crèche, entre l’âne et le bœuf qui le réchauffaient de leur souffle.

Et tu disais, de ta voix douce, que Jésus devait avoir bien froid, n’ayant ni langes de laine comme ceux de ton frérot, ni grand feu pétillant dans la cheminée.

Quelle joie ce fut lorsqu’on te montra l’arbre de Noël ! un sapin chargé de bougies roses, blanches, bleues, avec mille brimborions suspendus à ses branches ! Tu voulais un sabre, une trompette, un tambour, un polichinelle, un cheval, une tortue !

Et quoi encore ? Beaucoup de joujoux, afin d’en distribuer aux petits garçons qui n’ont pas de maman pour leur en acheter, ou dont les papas ne sont pas riches.

Il y avait le sabre, attaché au sapin par une courroie bien vernie. Le cuivre du tambour luisait à la lumière ; la trompette et ses floches de laine rouge brillaient dans le feuillage ; le cheval caracolait, et le polichinelle écartait bras et jambes d’un air piteux ; enfin la tortue remuait la tête et les pattes sous sa carapace de carton peint.

Et quels rires, mon mignon ! quels rires éclatants, sonores, vibrants, divine musique si réjouissante à l’oreille de tous ceux qui vous aiment, trésors de la famille, petits anges du foyer, que sanctifie votre innocence, et dont votre franche gaieté fait un coin du paradis dans cet enfer de la vie ardente et passionnée, lutte d’hier, lutte d’aujourd’hui et lutte de demain !

Cette année, il n’y aura pas à la maison d’arbre de Noël.

De tes deux frères, l’un est trop petit pour y prendre plaisir, et l’autre ne veut pas se réjouir sans toi. Puis il y a cette année, sur la terre, encore plus de pauvres du bon Dieu qu’il n’y en avait auparavant.

La neige a blanchi les campagnes ; beaucoup, beaucoup de petits enfants ont faim et froid. « Il vaut mieux, a dit l’aîné, qui aura bientôt l’âge de raison, donner un peu de bois, un peu de pain à ceux qui souffrent, et n’acheter de joujoux que ce qu’il en faut pour qu’on s’amuse un peu quand on a bien travaillé. »

Ainsi ferons-nous. L’âtre ne sera pas éclairé des flammes crépitantes de la bûche de Noël, et vous ne mettrez pas vos souliers en ligne de bataille devant les cendres, pour que Jésus vous apporte les belles choses que vous souhaitez.

Vous demanderez à Jésus de donner davantage aux malheureux, d’envoyer moins de neige et d’inspirer aux hommes beaucoup de charité ; et vous ferez, chéris, le sacrifice de votre plaisir avec l’espérance d’une fête plus belle l’an prochain.

Et l’an prochain, tu ne seras pas loin de nous, bébé Victor, s’il plaît à Dieu. Nous aurons ton sourire et tes baisers. Tu seras un grand beau garçon bien sage, étourdi, si tu veux, sans excès. Tu chanteras, tu joueras près de nous, et tu nous parleras de ceux qui t’ont gardé, pour la joie de leur cœur, parce qu’ils revivent en toi.

Car la maison est bien déserte depuis que tu l’as quittée. On te cherche partout, on ne te trouve nulle part.

Ton portrait a, chaque matin, notre premier regard, et le dernier chaque soir. On l’efface peu à peu en le couvrant des doux baisers qu’on ne met plus à ton front d’innocent. Petit frère même te connaît et tend ses mains vers toi, et sa tendresse te salue.

Tout est plein de ton souvenir. C’est ici que tu dormais, le sourire sur la bouche, l’image des anges à ton chevet : nous venions contempler tes joues roses sur l’oreiller et nous pencher sur ta couchette, enviant ton calme repos, que nous autres n’auront plus, et que tu perdras trop tôt, à ton tour, en avançant dans la vie.

C’est là que maman t’enseignait la prière que tu disais sur ses genoux, les mains jointes ; cette prière qui monte droit au ciel, que rien n’arrête en chemin, et qui arrive à Marie vierge mère, toute parfumée de candeur, de foi naïve et d’amour vrai.

Ici encore tu menais grand tapage, avec tes armées de soldats de plomb, tes chevaux invalides, et ces poupées qui avaient été jolies ; mais tu ne les aimais que cassées, vieilles et sans couleurs. Voici le livre dont tu feuilletais les pages : le portrait de l’ingénieux chevalier don Quichotte, les chevaliers cuirassés, les fées, Pierrot, et le reste. Voici la lanterne magique, où l’on voit les mirifiques aventures de Riquet à la houppe.

 

Eh bien ! quoique tu ne saches pas lire, mon doux Victor, on m’a chargé de t’écrire cette lettre, qu’on t’expliquera longuement, qui fera couler des larmes et naître des sourires.

Ce sera ta Noël, et je la dédie à toi d’abord, et ensuite à tous les petits enfants qui sont éloignés de leur mère.

Il y en a un grand nombre, et de moins heureux que toi, puisque tu as les caresses de grand’mère, et les gâteries de grand-père, et les amitiés de tous ceux qui prennent, là-bas, la moitié de notre cœur, et qui, par surcroît, te possèdent. Aime-les bien.

Chapitre des nouvelles.

On parle de toi infiniment, tous les jours une fois, qui dure vingt-quatre heures. À table, ta place est gardée ; mais ta chaise est à petit frère, qui s’entend presque aussi bien que toi à faire du gâchis. On s’informe de tes faits et gestes. On te voit même. Tu cours, tu danses, et quelquefois tu tires les oreilles du bon chien Faraud, qui heureusement, et parce qu’il est chien, a la vertu de patience.

Tes éclats de rire arrivent jusqu’ici. Ris toujours, mignon Victor : quand on est vieux, on pleure.

Hier, on t’a mené voir la Crèche et les bergers qui portent à Jésus leurs petits agneaux, leurs fruits, modestes offrandes qui plaisent plus au Maître des cieux que les présents somptueux des riches. Les cloches ont sonné à toutes volées, et tu les as regardées allant et venant dans le vieux clocher, et tu battais des mains à les voir bondir, et leurs mugissantes vibrations t’appelaient au matin.

Maman t’appelle toujours son trésor béni-chéri ; elle songe à toi toujours. Elle ne t’aime pas plus qu’autrefois, mais elle fait semblant de t’aimer davantage. Elle sourit à tes rêves, elle ne te quitte pas ; et, si la pensée prenait une forme visible, tu la verrais à tes côtés, près de l’ange gardien chargé de te guider à travers les sentiers d’ici-bas.

Tu retrouveras ta chambrette comme tu l’as laissée ; les mêmes fleurs diaprent de leurs étoiles rouges et de leurs corymbes d’azur la tenture grise. Aux murs, les mêmes tableaux : te petit mendiant, qui te rappelle la charité ; le maître d’école, qui te rappelle le travail ; les portraits de famille, tous ceux que tu aimes.

Puis la Vierge dans son cadre d’or, souriante et majestueuse ; et le crucifix que l’on me donna quand j’avais douze ans, qui fit avec moi six ou sept mille lieues sur la surface du globe, et que l’on mettra, je l’espère, sur ma poitrine, dans la terre, quand je m’en irai pour le voyage d’où l’on ne revient jamais.

On fait pour toi collection d’images dorées, et, comme tu le voulais naguère, on décolle tous les timbres, afin d’en réunir un million, pour ta bonne amie qui veut fonder un lit d’hôpital avec ces chiffons bleus.

Tes camarades parlent de toi : Maurice, Louis, Félix et Bernard grandissent. Ils ne vont plus à la promenade sous les beaux arbres, derrière l’église.

Il y a tant de neige et il fait si froid ! Ils restent au coin du feu, ce qui ne les amuse point ; et lorsque d’aventure ils sortent, leurs minois sont rouges, et des larmes mouillent leurs yeux.

Ferdinand ne quitte plus l’école, et nous voilà tout seuls. Mais le printemps reviendra, et avec lui les beaux jours et les promenades.

Papa est renfermé le plus souvent, loin des importuns et du bruit.

Que de papier sa plume noircit ! Les feuilles succèdent aux feuilles et s’amoncellent. Il y a dans le tas de quoi rire et de quoi pleurer.

Et papa quelquefois pleure quand il fait rire les autres. Que si la plume, ce frêle instrument qui tient suspendue l’existence de cinq créatures de Dieu, lui tombe dès mains, il reprend courage en regardant ta chère figure, tes yeux clairs, ta bouche candide ; et la tâche recommence, incessante et laborieuse.

Il ne te laissera aucun héritage, mon pauvre petit ! qu’un nom qu’il a reçu intact de son père et de ses aïeux, les paysans de la montagne devenus humbles bourgeois à la ville, et qu’il te transmettra intact, avec la grâce d’en haut.

Tu n’auras de lui que le souvenir de son dévouement obscur et silencieux : tu le reverras dans ta mémoire, un jour à venir, courbé sur son labeur, écrivant sans relâche, entouré de livres par monceaux et se réjouissant d’avoir en eux des amis fidèles, qui ne parlent pas, ni ne trompent, ni ne trahissent.

De toutes ses peines il est payé par une de tes caresses, et tes bras serrés autour de son cou sont la plus belle parure et la seule décoration qu’il désire.

Et toutes ses joies sont au foyer, quand il est près de votre mère et que tous vous êtes autour de lui et d’elle, égayant le logis de vos rires perlés, de vos voix argentines, de vos éclats turbulents.

Une autre veut encore que je te salue pour elle, et c’est justice. La servante qui fait son devoir entre dans la famille. Levée dès l’aurore, elle travaille sans trêve. Elle prétend que tu es à elle un peu : tant de fois elle t’endormit sur ses genoux ! tant de fois elle veilla près de ta couche !

Ne, l’oublie pas, bébé Victor : on ne paye les services de l’affection que par la gratitude, qui est la dépendance volontaire du cœur.

 

Es-tu bien sage ? es-tu docile ? Il faut obéir au premier mot, et ne point attendre qu’on répète. L’obéissance est la vertu principale des petits enfants. Le beau mérite d’obéir seulement quand on craint d’être grondé !

Le petit Jésus, qui est Dieu, se soumettait à son père nourricier Joseph, et ne fit pas une seule fois pleurer sa mère.

Et si tu savais, mon chéri, de quel prix on payerait, quand on est d’âge à comprendre, une seule des larmes de sa mère ! On donnerait sa gloire et ses richesses pour ces précieuses larmes, que la paresse, la colère et mille autres vices ont fait couler.

Sois bon. Par-dessus tout, sache aimer les pauvres. On ne t’en a jamais inspiré la frayeur. On ne te les a point montrés comme de redoutables vagabonds, dignes tout au plus d’une compassion dédaigneuse. Ils sont des hommes comme les riches, et le bon Dieu les aime davantage, parce qu’ils souffrent.

Parmi eux il y a des saints ; et tel misérable couvert de haillons, qui tend vers toi sa main décharnée, sera peut-être, dans les siècles à venir, honoré sur les autels.

Sois-leur pitoyable ; mais surtout souviens-toi que la charité la plus méritoire est celle de la bienveillance et du respect : en donnant ton petit sou au mendiant, adresse-lui une gracieuse parole et fais-lui risette. Ton sourire mettra du baume dans son cœur, et ta gentillesse doublera le prix de ton aumône.

Quand tu avanceras dans la vie, mon Victor, tu verras que le bonheur se trouve dans les pures tendresses. Ton âme s’ouvre déjà à leurs douces impressions, et tu aimes, parce que tu es aimé pleinement. Ne marchande pas tes caresses, et gagne-toi beaucoup d’amis : c’est à ton âge qu’ils sont sûrs et fidèles, parce qu’ils ne durent qu’un moment.

Sois aimable avec tous ceux qui t’approchent : la politesse est un charme puissant.

Tu ne mens pas, je le sais. Que ta bouche se ferme plutôt que de laisser échapper un mensonge ; la vérité est un soleil dont les rayons percent toutes les ténèbres. Dès maintenant tu dois l’honorer, cette Vérité, qui sera la règle de tes jours, qui te guidera, pour laquelle tu combattras et par laquelle tu seras vainqueur.

Que tes yeux soient ouverts, limpides et francs ; garde longtemps la hardiesse et l’innocence.

 

Mais j’écrirais un livre tout entier, cher enfant, si je disais tout ce que je voudrais dire, et je clos ce « chapitre des conseils », qui sera quelque jour dans un grand volume.

Tu es heureux, dans ces montagnes lointaines où j’ai vécu petit comme toi. Tu vois ce que je voyais : les mêmes rochers blancs de neige, la même rivière aux eaux noires, les mêmes vieux arbres dans les prés. Tu joues où je jouais, et tes camarades d’aujourd’hui sont venus de mes camarades d’autrefois. Les noms de baptême seuls ont changé.

Tu respires l’air pur du pays, notre patrie et la tienne ; car elle garde les ossements de nos aïeux, et chaque poignée de terre est pour nous un souvenir.

Tu es la joie du foyer d’où l’ingrate destinée nous a bannis, et ta présence donne une seconde jeunesse, un été nouveau à ceux qui nous parlaient, au temps jadis, comme je t’écris aujourd’hui. Ils ne sont vieux que d’apparence, mon cher fils ; leur cœur est toujours jeune, et leur tendresse inépuisable se porte sur les petits, en qui ils revivent, sans rien ôter aux grands qui furent leurs premières amours.

Tu leur donnes assez de peine, et cette peine est encore un plaisir. Ils sont trois à te choyer, et sur ton front angélique ils embrassent tous ceux qui sont ici. Rends-leur caresse pour caresse, et dis-leur bien qu’ils sont aimés de près comme de loin.

Marraine est fière de toi ; tu seras fier d’elle, parce qu’elle est vaillante, laborieuse, dévouée, parce que son cœur est prêt à tout comprendre et à tout pardonner.

Aime-les.

 

Ce beau jour de Noël, mon gentil Victor, n’est pas seulement la grande fête des petits enfants ; c’est aussi la fête des mères, car en nul autre jour la maternité ne reçut plus éclatant hommage. Un Dieu voulut naître parmi nous, avoir comme nous une mère, et nous garder au ciel cette mère, à laquelle il légua plus tard, du haut de la croix, toute l’humanité.

Pense donc à maman, que tu chéris. Tu es un des fleurons de sa couronne, un des joyaux de son écrin ; car elle n’a d’autre richesse que ses fils envoyés de Dieu, et son unique ambition est de vous élever pour l’honorer, l’aimer et le servir.

Elle jouait avec toi, la journée durant, sans néanmoins perdre une minute ; car, à l’exemple de la femme forte de l’Écriture, elle est de celles qui restent à la maison et « filent de la laine ». Son orgueil est de remplir son devoir, sa récompense est dans le travail même, son espoir est en vous.

Tu te souviens encore des heures qu’elle passait, anxieuse, auprès de ton berceau quand tu étais malade, et tu n’as pas oublié les douces gronderies que ta voix câline apaisait.

Vois, maman est à l’ouvrage ; elle n’est jamais assise et jamais lasse non plus. Elle va, elle vient, elle court, elle chante.

La gaieté est l’ornement des demeures modestes, et ce n’est point chez nous qu’on tremble et qu’on soupire. On y est heureux.

Au revoir donc, mon Victor ! L’hiver durera longtemps encore ; ne t’inquiète pas du lendemain, à chaque jour suffit sa peine. Mais tu nous reviendras, n’est-ce pas ?

Je te souhaite une année heureuse, et je prie Dieu de te bénir. Que les anges veillent sur ta couche, et que tes lèvres ne perdent point leur sourire !...

 

 

 

Charles BUET, La légende du mont Pilate.

 

 

 

 

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