Les sept chambres du Diable

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles BUET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Mme la baronne d’Ottenfels,

née comtesse d’Affry.      

 

 

Patrie ! à ton appel, nul cœur qui ne réponde !

Ton peuple tout entier en dévouement abonde.

Sois heureuse et prospère ; à toi nos cœurs, nos bras !

Des fils dignes de toi sont là, Suisse chérie !

Comme aux champs de Saint-Jacques, immortelle prairie,

Tu les verrais encor, s’il le faut, ô patrie !

            Tout joyeux, voler aux combats.

 

Si tes âpres sommets, ces Alpes éternelles

Que Dieu même créa comme des citadelles,

Ne te défendaient pas dans les jours de malheur,

Tes fils, que rien n’arrête et que rien n’épouvante,

Souriraient sans pâlir à la mêlée ardente,

Serrés près du drapeau, comme une Alpe vivante,

            Pour toi bravant mort et douleur !

(Chant national suisse.)

 

 

 

 

I

 

 

On faisait la veillée de Noël au château de Gruyères, dont le maître pour lors était absent, car il servait le roi François Ier de France en qualité d’enfant d’honneur aux gages de quatre cents livres par an, et dame Catherine de Monteynard, comtesse de Gruyères, sa mère, vivait retirée en la tour Montsalvens, apanage de son douaire.

Pourtant Michel de Gruyères n’avait nul besoin de se mettre à la solde d’un monarque. Il était comte, baron d’Aubonne, seigneur de huit seigneuries, vidame de Vaulruz, et descendait en ligne droite de Thurimbert, comte d’Ogo, lequel vivait en l’an du Seigneur 923.

Ses serviteurs le blâmaient : riche et puissant, il devait faire profiter ses vassaux de sa richesse et les couvrir de sa protection, au lieu d’abaisser les viriles ambitions de ses ancêtres à occuper un poste parmi les officiers d’un monarque des ancêtres duquel ses ancêtres à lui prétendaient être égaux.

Mais il en fut toujours ainsi, et le noble, au lieu de vivre noblement dans son fief et sur sa terre, allait s’enrôler déjà en ce temps parmi les gens à gages, abandonnant la famille de clients et de pauvres que Dieu lui donnait à gouverner.

La salle où se faisait la veillée était l’ancienne salle d’armes, vaste et haute, voûtée d’ogives pures s’appuyant à de gros pilastres sculptés. Sept fenêtres l’éclairaient durant le jour, et l’un des anciens comtes avait fait peindre par un verrier d’Italie sept vitraux où se voyaient les sept péchés capitaux mis en parallèle avec les sept vertus du parfait chrétien.

Mais les couleurs ne brillaient pas ce soir-là dans leurs mailles de plomb, et le verre miroitait aux rayons des torches de résine fichées dans les bras de fer qui saillaient de chaque pilier et aux lueurs des énormes souches de noyer qui brûlaient en pétillant dans les deux immenses cheminées à chambranles armoriés que supportaient sur leurs robustes épaules des lions taillés dans le granit.

Au centre de la salle se dressait une table toute prête, mais où ne figurait aucun mets, car les gens de Gruyères se disposaient à partir dans une heure pour aller à la messe de minuit célébrée en l’église Saint-Théodule, et tous devaient communier, comme il convient à tout bon chrétien de le faire en ce jour. Il fallait donc observer le jeûne, et la table parée de linge fin, d’écuelles de faïence et de gobelets d’étain luisant, ne se verrait entourée de convives qu’au retour de la messe.

Au bas bout de la salle, entourant l’un des foyers, où chauffaient les mets du réveillon, posés dans la coupée ajourée de grands landiers à triple étage, étaient réunis les serviteurs, pâtours et lavandières, palefreniers et forestiers, veneurs et fauconniers, vachères, et les filles de laiterie, et le maître-queux, entouré de ses marmitons, sous la surveillance de dame Soline, la femme de charge, qui possédait, ma foi, en toute propriété, une freste et deux cabornes, c’est-à-dire une maison à deux toits et deux cabanes couvertes de chaume.

Dans ce groupe on devisait de messire Satan, et chacun l’appelait par un nom différent, le maffi, la mala bithia, la bita crotzé, le taffrou, le grabelhiou, le nion ne l’où, le schotairu 1. Les timides le nommaient simplement l’Autre. Dame Soline contait comme quoi les normes ou magiciennes tracent un cercle autour de la lune pour conjurer les malins esprits, et le fauconnier Jeannet, son fils, disait l’histoire du curé de Palesieux, qui, ayant fait une procession avec ses paroissiens pour demander la pluie et voyant tout à coup survenir un orage, s’écria :

« Chein ! nous avons prié trop fort ! »

À l’autre bout, et devant l’autre cheminée, étaient assis, formant un grand cercle, les officiers du comte Michel : Fortunat, banwart ou chef des forestiers ; le sire Ogmond de Corpasteur, châtelain de Gruyères ; le banneret Denis de Broc, le métral Eberhard ; Queran, sergent messelier, ou garde de la moisson ; le page Hébal et Péronnette la fileuse. À la place d’honneur siégeait dom Melaine, bénédictin du prieuré de Saint-Nicolas de Broc, lequel allait rendre visite aux chartreux de la Part-Dieu en leur monastère, fondé l’an 1307, par Willermette de Grandson, veuve du comte Pierre III, et qui avait requis l’hospitalité des gens de Gruyères pour ne pas voyager durant le saint jour de Noël.

Ceux-là s’entretenaient plus gravement, quoiqu’ils parlassent aussi du diable, car le bon sire moine disait :

« C’est une tradition de mon pays de Bretagne, où les croyances ne se déracinent pas plus qu’on ne peut arracher les sapins des cimes alpestres. Néanmoins ce n’est qu’une tradition, et je la rapporte seulement parce qu’elle renferme une leçon, sous l’apparence merveilleuse de la fable. En la nuit de Noël, au moment où l’officiant à l’autel chante la Préface, la terre s’entr’ouvre devant le porche de l’église, et le Mauvais... »

Il s’interrompit pour faire le signe de la croix, et tout le monde l’imita.

« Le Mauvais, reprit-il, apparaît avec ses cornes flamboyantes, son pied fourchu, et l’odeur de soufre qui émane de son corps damné... La Vierge nous assiste !

– Et alors ?... » interrogea le page d’une voix anxieuse.

Hébal était un beau gars de la montagne, fort et robuste, agile comme le chamois et rusé comme l’écureuil. Dans ses yeux bleus se lisait un courage de chevalier, comme sur son front couronné de boucles blondes une candeur de fillette. Quand il souriait, l’avare Fortunat lui-même, qui avait désappris le sourire, déridait son visage sombre et tout jauni par l’envie.

Le vieillard toucha la croix qui pendait à son chapelet, afin d’éloigner de lui les maléfices, et il répondit à la question d’Hébal, le petit page blond :

« Alors, si quelque passant est là, bayant aux corneilles au lieu de prier Dieu à l’église, le Mauvais lui permet de descendre dans la caverne. Il s’y trouve sept chambres, l’une au-dessus de l’autre : dans la première, il y a des lingots d’argent ; dans la seconde, des coffres pleins de monnaies d’or, et dans les cinq autres, des amas de pierres précieuses d’un prix inestimable : escarboucles, topazes, rubis, saphirs et diamants.

– Ce doit être bien beau ! » s’écria Péronnette rêveuse.

Péronnette avait seize ans, l’âge où les jeunes filles aiment ce qui séduit et ce qui pare.

Elle rougit, pour avoir parlé trop vite, et baissa les yeux, regardant son rouet, inactif à côté d’elle pour la première fois depuis un an.

Dom Mélaine fit la moue : à l’interrompre ainsi on gâtait son histoire.

Fortunat le banwart joignit les mains avec angoisse, balbutiant :

« Heureux l’homme qui posséderait ces trésors !

– Bienheureux les pauvres par l’esprit ! proféra sévèrement le bénédictin, qui se redressa sur le fauteuil en bois de chêne. Le Mauvais donne droit à celui qui veut tenter l’aventure de prendre dans les sept chambres tout ce qu’il pourra emporter ; mais l’audacieux doit être de retour sur la terre au moment où la clochette sonne, après l’élévation. S’il a les deux pieds sur le sol à ce moment, il est libre et riche ; mais s’il est encore sur le domaine du diable, la terre se referme et engloutit sa proie. L’an suivant on retrouve le squelette au cimetière ; mais où est l’âme séparée du corps en un tel moment ? »

Les auditeurs du bon moine frissonnèrent. En ce temps-là on n’évoquait pas impunément le souvenir des châtiments divins.

« Cela se passe en Bretagne, dit le sire Ogmond de Corpasteur, qui déguisa sous un ton fanfaron le malaise qui le prenait à la gorge.

– Ah ! s’écria le page Hébal, qui poussa un soupir de regret, c’est dommage ! Notre gracieuse dame Catherine m’a promis la gente Péronnette pour femme quand j’aurai acquis assez d’argent pour acheter la métairie de Pringy.

– C’est dommage ! ajouta Péronnette d’une voix émue. Je connais une pauvre vieille femme qui a trois petits orphelins à nourrir, et peut-être, à cette heure, ils manquent de pain. Avec un lingot d’argent, le plus petit, le plus mince, elle élèverait les enfants et terminerait en paix sa vieillesse.

– C’est dommage ! cria le banwart Fortunat, dont les yeux gris s’allumaient des éclairs fauves de la convoitise. En sept minutes je parcourrais les sept chambres, et je reviendrais plus riche que notre comte, et je passerais mes jours à contempler de l’or, beaucoup d’or, d’or luisant et sonore. »

Dom Mélaine les regarda tour à tour, méditatif.

« Petit Hébal, gentille Péronnette, et vous, banwart, dit-il d’un ton qui fut tour à tour affable, doux et sévère, vous pouvez obtenir sans peine les granges de Pringy, le lingot d’argent, les pyramides d’or... Ce n’est pas seulement en Bretagne que les sept chambres du diable s’ouvrent au coup de minuit, dans la nuit de Noël. En notre monastère de Saint-Omer, en l’abbaye d’Humilemont, en la chartreuse de la Val-Sainte, par trois fois j’ai vu le Mauvais, à pareil jour et à pareille heure... Que font les biens de ce monde à l’homme qui vit sous le froc ? Quand le prêtre de Saint-Théodule se tournera vers les fidèles pour l’Orate fratres, sortez de l’église. Mais ne nous induisez pas en tentation, Seigneur, et daignez me pardonner d’avoir trop parlé ! »

Un harmonieux concert troubla le silence. Les cloches, sonnées à branle, annonçaient l’heure de la messe, et le joyeux carillon de la paroisse fit ensuite retentir ses airs les plus gais.

 

 

 

II

 

 

Les gens de Gruyères prirent leurs manteaux et sortirent. À leur droite ils laissèrent la tour Suppelbarbe, le Château-Neuf, avec ses huit tourelles octogones. Ils franchirent la première enceinte et traversèrent la place Saint-Jean, qu’entouraient le corps de garde, les écuries, les pavillons, que décorait la gothique façade de la chapelle Saint-Georges, bâtie en 1390 par Catherine, condame de Corbières.

Le pont-levis abaissé leur livra passage, et ils descendirent dans la ville, tout illuminée de lampions et de lanternes de corne.

Gruyères, encore aujourd’hui, est un joli bourg formé d’une seule rue, qui va de la porte Saint-Germain à la place de la Chavonne, et qui est situé sur la pente d’une colline, dans une charmante vallée entourée des Alpes fribourgeoises, le Gibloux, la Berra, la dent de Broc et le Moléson, et arrosée par une mignonne rivière, la Sarine. Il comptait, au XVIe siècle, environ cent vingt feux, c’est-à-dire autant de familles, toutes libres de servitude ; car, dès le XIIIe siècle, il n’existait plus de serfs dans le comté de Gruyères, mais bien des communiers élisant un conseil de prud’hommes et justiciables de plaids de justice formés de douze jurés élus ou rechtsprecher.

Quant au Comté de Gruyères, il comprenait une partie considérable de l’ancien Hochgau, dans la Bourgogne transjuranne, et formait un petit État féodal.

Les serviteurs cheminaient, en brandissant des torches allumées et en chantant des noëls en patois ; ils conduisaient un âne vêtu d’un caparaçon de drap d’or, et dont le seigneur faisait hommage à l’église ce jour-là, en mémoire de l’âne qui réchauffa de son haleine le divin Jésus dans la crèche. Ils portaient des paniers de fruits, de fromages, comme les bergers bethléhémites.

Les officiers, gardant les distances, les suivaient à pas comptés, plus recueillis et moins éveillés, entourant dom Mélaine, qui leur donnait de pieux avis.

Hébal et Péronnette marchaient à côté du moine : ils étaient fiancés, et la Noël prochaine les verrait sans nul doute mari et femme. Ils ne disaient mot, mais chacun d’eux rêvait.

Oh ! songeait la fillette, si j’avais un lingot d’argent pour la pauvre vieille Odilie, qui ne peut plus tourner le fuseau ni pousser la planchette du rouet ! Petit enfant Jésus, accordez-moi la grâce de pouvoir donner un lingot d’argent à Odilie, et tous les jours je viendrai prier à deux genoux devant cet autel, tant que vous me laisserez en vie.

Oh ! pensait le page, si je pouvais sauter d’un bond au fond de la caverne du diable, je prendrais une poignée de diamants, je remonterais bien vite, j’achèterais le domaine de Pringy, et j’épouserais ma jolie Péronnette avant le carême prochain... Sainte Vierge et saint Joseph, bénissez mon espérance et faites que notre mariage ne tarde pas.

Le banwart ne disait mot ; il roulait ses gros yeux gris sous des sourcils buissonneux, et sa main tourmentait la poignée de sa longue dague.

Oh ! se disait-il, si je pouvais tromper le diable et passer un an à errer de chambre en chambre, pour adorer ce ruissellement de pierres et ces montagnes d’or ! Oh ! si j’avais en la cave de mon logis seulement ce que je pourrais emporter d’or en sept voyages !... Ô Lucifer, prince de l’enfer, mon âme serait à toi !

Dom Mélaine détacha le petit crucifix de son chapelet et le donna au page.

« Prends cette image sainte, lui dit-il en souriant, elle fut bénite par l’ermite de Sainte-Anne en Auray. Garde-la, c’est un bouclier et aussi un glaive ; tant que tu l’auras sur toi, le Malin ne pourra rien contre ton corps et rien contre ton âme si tu es en état de grâce. »

Il se tourna vers Péronnette, qui était devenue toute pâle.

«    Et toi, fillette, prends cette médaille qui a touché la pierre du tombeau de Notre-Seigneur, au pays de Jérusalem. Et ne crains rien, ma fille, le bon Dieu aime les cœurs simples et les âmes vaillantes. »

Le banwart serra la pomme de sa dague, en jetant sur le page et sur la fileuse un regard de colère :

« Armez-vous de talismans ! gronda-t-il sous l’épaisse moustache qui couvrait sa bouche torse. S’il faut des talismans, j’en ai un, moi, et le plus victorieux de tous ! »

Dom Mélaine, qui cependant n’avait pu l’entendre, lui dit :

« Je ne vous donne rien, banwart. À votre cou pend la chaîne mystique formée de trois brins de corde de pendu, qui soutient le scel du grand roi Salomon, empreint avec du sang sur un fragment de peau humaine.

– Qui vous a dit, sire moine... ? s’écria Fortunat, effrayé et courroucé.

– Bon, bon ! mon compaing, je sais ce qui se passa en la dernière veillée des morts, à l’ombre de la tour de Trême, près la croix du pic des Chênes, élevée en mémoire de Clarimbold et d’Ulrich Bras-de-Fer, qui furent tués en ce lieu l’an 1349 ! »

Le banwart frémit et fixa un regard plein d’une superstitieuse terreur sur le fils de saint Benoît.

Mais désormais il garda le silence.

Un peu après, dom Mélaine se pencha vers lui et lui dit à l’oreille à voix très basse :

« Celui qui mange mon corps et boit mon sang indignement boit et mange sa propre condamnation. »

Fortunat tressaillit, et, se mettant à courir, il alla rejoindre les serviteurs qui chantaient.

Au détour du chemin, une vieille femme était agenouillée devant une croix ; elle n’avait pour vêtements que des haillons sordides, et ses longs cheveux blancs s’échappaient d’une méchante coiffe de toile bise déchirée.

Elle réchauffait en son giron un petit enfant enveloppé de paille que retenait un lambeau d’étoffe. À ses pieds, un garçonnet de six ans et une mignonne fillette qui avait déjà l’âge de raison étaient agenouillés.

La bande des gens de Gruyères passa sans la voir, mais Fortunat le banwart s’approcha de la mendiante et lui dit avec dureté :

« Odilie, tes fieux vont ramasser le bois mort dans les forêts du comte. La première fois que j’en rattrape un sur le fait, je lui donnerai les étrivières, entends-tu ? »

La vieille, toute tremblante, répondit :

« Ayez pitié, beau sire ; voici que mes enfants n’ont pas mangé depuis l’aurore, et nous avons bien froid ! »

Fortunat repoussa du pied la fillette et le garçonnet, qui pleuraient et qui lui souriaient à travers leurs larmes, et il cracha sur la vieille Odilie en grommelant entre ses dents :

« Ce monceau de guenilles ne vaut pas la poussière qui salit mes chaussures ! »

Les officiers du château, à l’aspect de cette misérable famille qui grelottait, piétinant la neige, s’arrêtèrent.

« Foin de moi ! cria le sire Ogmond de Corpasteur, se peut-il qu’il y ait en la comté si lamentable misère !

– C’est la veuve du bourreau de Bulle, dit le métral Éberard ; les communiers lui refusent l’aumône.

– On ne lui permet donc pas de glaner à la fin de la moisson ? demanda le banneret Denis de Broc.

– Elle a bientôt nonante ans, répondit Quéran le sergent messelier, et ses pauvres mains ne peuvent plus travailler. »

La mendiante s’était levée, et l’on voyait la peau gercée de ses membres à travers les trous de ses haillons.

Corpasteur dépouilla sa cape et la jeta sur les épaules d’Odilie. Ce fier soldat, qui depuis un quart de siècle traînait son sabre sur tous les champs de bataille de Suisse et de Savoie, pleurait comme un damoiseau malade.

« Tenez, vieille mère, dit-il rudement, ce manteau vous préservera de la neige. »

Quéran bailla son écharpe au garçonnet, Denis de Broc son camail à la mignonne, et le métral offrit sa large ceinture de laine rouge pour emmaillotter le petit enfant.

« Merci, dit Odilie. Dieu vous le rende, mes bons chrétiens ! Vous sauvez les fils du fils de mon fils, et j’irai bientôt porter mon témoignage en faveur de vous au pied du trône de Dieu ! »

Chacun délia les cordons de son escarcelle, et ce fut une pluie de piécettes de cuivre dans la main d’Odilie.

Le page Hébal ne put rien donner, non plus que Péronnette, car ils n’avaient rien, et la livrée qu’ils portaient était au seigneur.

Mais le jouvenceau soutint la marche chancelante de la vieille qui allait à l’église, et Péronnette prit dans ses bras la fillette, tandis que deux autres portaient les deux orphelins.

Ce fut ainsi que le brillant cortège des officiers de Gruyères arriva à l’église pour ouïr la messe de minuit, escortant une mendiante en loques et trois enfants déguenillés. Et le page Hébal, en justaucorps de velours bleu brodé d’argent, avait dès lors pour châtelaine une pauvresse, veuve du bourreau.

Mais nul ne s’en moqua, et les habitants de la petite ville, de la Chavonne à la porte Saint-Germain, eurent grande honte, car un tel spectacle était le plus amer reproche à leur méchanceté.

Les cloches lançaient dans les airs leurs chansons d’allégresse. La lueur des torches éclairait vivement la place et le porche de Saint-Théodule et la flèche svelte fleuronnée de neige, qui piquait de sa pointe le ciel bleu.

Au-delà du portail grand ouvert, on voyait la foule dans l’église, et tout au fond, au-dessus d’une vaste crèche bien ornée, l’autel paré de feuillage vert et qu’illuminaient cent cierges de cire.

 

 

 

III

 

 

Les portes de l’église, bien closes, ne laissaient passer aucune lueur. Tout autour de la place, déserte et couverte d’un léger tapis de neige, les maisons se dressaient, découpant leurs silhouettes étranges, pignons aigus, terrasses crénelées, clochetons et cheminées, sur le ciel d’un gris sombre.

Blotti entre les deux colonnettes du porche, blême de peur, Fortunat attendait.

Péronnette vint la première, puis Hébal, qui s’était glissé hors du temple par une porte des basses nefs.

Ils ne se virent pas, cachés qu’ils étaient dans l’ombre, l’un sous le clocher, l’autre près du presbytère.

Tout à coup un formidable éclat de rire retentit, un rire strident, grêle, ironique, aigre comme le son d’une crécelle, effrayant comme le grondement du tonnerre.

Au centre de la place, il y avait maintenant un être ayant forme humaine, de taille colossale, et qui se mouvait dans une lueur verdâtre émanant de sa personne même.

Ses yeux scintillaient au fond de l’orbite, et sa large bouche édentée s’ouvrait en un sourire grimaçant ; son nez en bec de vautour se recourbait sur sa longue moustache jaune, et sa barbiche pointue descendait, flamboyante, tout ainsi que la flamme d’un flamard, jusqu’à sa ceinture. Deux cornes dorées s’élevaient aux angles de son front, retenant une toque rouge qu’ornaient deux immenses plumes d’aigle.

Ses vêtements semblaient faits de rubis rendus malléables par quelque sortilège ; il gesticulait, allongeant ou raccourcissant à volonté ses bras grêles comme des pattes d’araignée et terminés par des mains aux griffes aiguës.

Il riait toujours.

Fortunat s’avança le premier, humble, courbé en deux, la tête découverte et marchant d’un pas tortueux. À cinq pas de Satan, il s’arrêta et fléchit le genou.

« Ah ! ah ! ah ! ah ! toi, je te connais ! s’écria le diable », qui se planta les poings sur les côtes et se mit à croasser de plus belle.

Péronnette vint la seconde, pâle, mais résolue, et tenant serrée dans sa main droite la médaille de dom Mélaine.

Satan frappa du pied, la terre trembla ; il rugit, les échos de la montagne répétèrent à l’infini ce rugissement.

Hébal vint le troisième : il était calme, vaillant, et sur le velours azuré de son justaucorps brillait l’humble croix de bois bénite à Sainte-Anne d’Auray.

Aux pieds du géant infernal, un trou béant se creusait ; il s’en échappait des clartés étranges.

Satan se redressa, montrant du doigt la cavité :

« Approchez ! dit-il d’une voix éclatante. Il y a là des trésors qui payeraient la couronne impériale, si vous en aviez fantaisie. Ces trésors sont à vous.

– À quelles conditions ? demanda Péronnette de sa voix claire.

– Vous aurez sept minutes pour descendre et remonter, à partir du moment où la cloche aura tinté son premier coup. Dès que la clochette là-bas retentira, tout ce qui sera sous terre, hommes ou choses, m’appartiendra pour l’éternité... »

Un sourire de mépris vint aux lèvres d’Hébal, qui riposta d’un ton railleur :

« Mauvais marché ! »

Satan se jeta la face contre terre, secoué par un rire convulsif. Où ses pieds et ses membres touchaient, la neige s’enflammait comme du soufre et du phosphore au contact d’un charbon ardent.

Le clocher de l’église oscilla sur sa base : l’airain sacré rendit un son fêlé, puis tout à coup répéta ses tintements sonores.

Hébal s’élança, et, parvenu à l’orifice du gouffre, saisissant la croix du bénédictin entre ses doigts, il prit son élan et sauta d’un bond, traversa la première chambre en courant, sauta de nouveau et fit ainsi, jusqu’à ce qu’il fût arrivé au fond de la caverne.

Fortunat le suivit, mais d’un pas moins rapide, et, jetant autour de lui de cauteleux regards, il descendit l’escalier étroit et raide qui affleurait le sol.

Péronnette s’avança hardiment, ayant la médaille entre ses lèvres roses. Elle descendit aussi, le front haut, le visage tranquille, et la première minute ne s’était pas écoulée, qu’elle reparaissait, paisible et souriante, au sommet de l’échelle.

Elle tenait à la main un lingot d’argent qui brillait faiblement dans l’ombre.

« Oh ! oh ! jeune fille, dit Satan avec un accent sarcastique où vibrait une rage secrète, est-ce là tout ce qui vous a tentée ? Cela vaut quelques sols parisis, et ce n’est point la peine de me braver pour si peu !

– J’ai assez ! répondit-elle laconiquement.

– Tu aurais pu, du moins, prendre deux lingots ; tu serais assez riche pour charger toujours ta quenouille de chanvre.

– J’ai assez !

– Tu aurais pu entrer dans la seconde salle et remplir d’écus d’or ta cotte de futaine... Le même poids t’aurait faite dix fois plus riche, ma colombe !

– J’ai assez !

– Va, tu as le temps encore... Cinq grandes minutes s’écouleront avant que sonne l’heure fatale. En cinq minutes tu peux t’amasser de quoi devenir l’égale de la fière comtesse qui s’enferme à Montsalvens...

– J’ai assez !

– Tu serais alors plus riche qu’une châtelaine à seize quartiers, et les princes de l’empire se disputeraient ton amour !

– J’ai assez !

– Va, cours à la troisième chambre, tu empliras ton tablier d’escarboucles, et dans un an le diadème des impératrices couronnera tes cheveux noirs... »

Péronnette se mit à genoux, les deux mains croisées sur sa médaille.

« Obéis ! s’écria le diable furieux et se tordant en convulsions affreuses, obéis ! ou je te déchirerai de mes ongles, folle pécore !

– Viens me prendre ! » dit vaillamment Péronnette, qui fit le signe de la croix.

Une minute encore, et la clochette de l’enfant de chœur allait retentir, annonçant que le sacrifice du Fils de l’Homme était renouvelé, une fois de plus, sur cette terre qui l’avait vu naître et mourir.

Péronnette maintenant avait peur. Hébal n’allait-il pas revenir ?

Elle poussa un cri de joie : les blondes boucles du jouvencel flottaient au bord du puits sans fond qui cette nuit s’ouvrait sur l’enfer. Le doux visage d’Hébal apparut, joyeux, mais livide ; puis ses épaules, puis son corps, et d’un bond il se jeta sur la neige, se releva, courut et vint à Péronnette, éplorée, qui lui souriait en lui tendant les bras.

« J’ai mes poches pleines de diamants, s’écria le page avec l’exaltation du triomphe. Ce n’est pas le domaine de Pringy que je veux acheter, mais la seigneurie de Montleyrand, la terre de Corbières, les métairies de Bellegarde, la tour d’Ogo, le manoir du Vanel et le château de Rougemont, et tout le comté, si notre seigneur Michel veut me les vendre !... »

Satan ricanait. Sa proie lui échappait... Du bout de ses griffes il traçait sur le sol durci par le gel de larges sillons...

Fortunat le banwart fut ébloui dès qu’il pénétra dans la première chambre. C’étaient, aux quatre angles, quatre montagnes de lingots, où de mystérieuses lueurs jetaient des reflets blafards. L’argent bleuissait, entassé par piles, piqué çà et là d’étincelles, et les murs d’argent poli et luisant formaient d’immenses miroirs de métal.

Fortunat mis des lingots plein ses poches et descendit d’un étage. Quel enchantement ! L’or ruisselait en fauves cascades, bruissait sous ses pas, rutilait, jaune, scintillant, amassé en tas énormes. L’avare y plongea ses bras, s’y roula, enivré par cette musique harmonieuse de l’or, fasciné par ces rayons que dardait l’or, où il se baignait, éperdu, fou de convoitises. Il jeta ses lingots, qui lui parurent bien ternes à côté de l’éclat fulgurant de l’or, et, retrouvant sa force juvénile, il se précipita dans la troisième salle.

Ici les gemmes précieuses brillaient, chatoyant de mille feux, harmonisant leurs riches nuances, transparentes et limpides comme le cristal, mais plus merveilleuses. Fortunat poussa des cris de joie, se débarrassa de l’or, qu’il éparpilla derrière lui, et fit toute une moisson d’escarboucles et d’opales. Il les échangea pour des rubis, semblables à des gouttes de sang figé, puis pour des saphirs qu’on eût pris pour des fragments de la voûte céleste, brisée par quelque révolution des astres ; mais quand enfin il arriva à la grotte des diamants, aveuglé par les scintillements de ces milliers d’étoiles, il se prosterna, adorant cette matière.

C’étaient des piliers prismatiques, des arcades, se déroulant à l’infini, d’une architecture grandiose, colorées des teintes irisées de l’arc-en-ciel, d’un éclat insoutenable, d’une splendeur féerique.

Le banwart eut le vertige... Il vida ses poches, son aumônière, son chapeau... Escarboucles, rubis et saphirs n’étaient que des cailloux vulgaires auprès de ces stalactites aux facettes admirables, et d’une eau plus pure que celle des plus belles perles d’Orient.

Il se baissa, il prit une poignée de diamants, qu’il porta à ses lèvres et baisa passionnément.

Puis, avec une activité fébrile, il se chargea des plus gros blocs, et, se hâtant, courut vers l’escalier, épouvanté d’être resté si longtemps à contempler ces merveilles... Il franchit les premières marches, précipita sa course furieuse, arriva dans la chambre d’argent, respira l’air pur, entrevit le ciel gris de nuages, et tout à coup poussa un grand cri, parce qu’il entendait au loin résonner la clochette qui annonçait la fin de la consécration.

Il vit Satan qui riait, penché à l’ouverture du gouffre... Les ténèbres se firent autour de lui... Il tomba.

À la veillée qui suivit la messe de minuit, Hébal et Péronnette contèrent leur aventure.

Le banwart n’était pas parmi les convives, et l’on regardait avec effroi sa place vide. La bonne vieille Odilie était là, avec ses trois petits-enfants, et lorsque Péronnette entra, elle vint droit à la mendiante, déjà ranimée par le feu qui pétillait dans l’âtre, et lui offrit le lingot d’argent.

« C’est l’argent du diable, je ne puis le recevoir, dit Odilie.

– Prenez, bonne femme, l’aumône purifie tout, interrompit dom Mélaine. Pour vous tirer de peine, la petite fileuse a bravé Satan : Dieu veut que sa charité soit récompensée.

– Sire moine, dit gaiement le page Hébal, je veux donner aussi beaucoup aux pauvres gens, maintenant que je suis riche. »

Le bénédictin prit un air de commisération :

« Riche ! dit-il en faisant la moue. Petit Hébal, m’est avis que toute votre fortune tiendrait dans le creux de ma main.

– Ne gagez pas, sire moine ! s’écria l’adolescent d’un ton fanfaron. J’ai bel et bien vu le diable, tout aussi bien que je vois là messire Ogmond de Corpasteur, messire Denis de Broc, et toute l’honnête compagnie... J’ai vu les sept chambres du diable.

« En sept bonds je suis tombé dans la plus belle, et voici ma poche gonflée des plus beaux diamants qui soient au monde. Le roi n’est pas mon parrain !

– Bon ! bon ! reprit dom Mélaine avec le même accent de doute, voyons tes beaux diamants, filiot, et je promets un collier à sainte Anne d’Auray si ta trouvaille vaut plus d’un liard en monnaie de France. »

Petit Hébal vida ses poches : elles étaient pleines de cailloux, de jolis cailloux blancs et roses, et dont la masse ne valait pas un liard.

Consterné, humilié, il baissa les yeux, tandis que tous les officiers et les serviteurs de Gruyères riaient aux éclats de sa déconvenue.

« Ne riez pas, bonnes gens, dit gravement dom Mélaine. Le banwart a pénétré dans les sept chambres du diable par avarice, il y a trouvé la mort, et que ce soit un exemple pour ceux qui aiment trop les vaines richesses de ce monde. Hébal, notre ami, voulait acquérir la dot de sa fiancée autrement que par le travail de ses mains. Son intention n’était pas louable, car tout homme doit gagner son pain à la sueur de son front, c’est la loi. Il a été pendant un instant plus riche que tous les rois de la terre ; voyez ce qu’il en reste, une poignée de cailloux. Seule Péronnette ne voulait rien pour elle-même ; elle demandait assez pour sauver de la misère la bonne vieille Odilie. Son lingot est intact, et ce qu’on vole au diable pour faire la charité ne s’en va pas en fumée. La charité a vaincu ! »

Au printemps suivant, dom Mélaine bénit le mariage de Hébal et de Péronnette en la chapelle du moutier de Saint-Omer-de-Broc.

 

 

 

Charles BUET, La légende du mont Pilate et autres contes, s. d.

 

 

 

 



1  Le malin, la mauvaise tête, la bête à griffes, le toujours dehors, le grippe-tout, le personne ne l’entend venir, le gambabeur. (Patois du pays de Vaud.)

 

 

 

 

 

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