Le cimetière

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Conrad BUSKEN HUET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chacun a son idéal, et elle n’aurait certainement pas été le vôtre. Je parle de Gerritje, la fille du pêcheur, quand elle avait de vingt et un ans à vingt-deux ans. Non qu’elle n’eût point à cette époque l’air d’une femme honnête, propre et soigneuse. Aucunement. On aurait pu l’appeler même la rose du village. Et il est positif que celui qui la voyait se rendre le dimanche matin avec son père et sa mère à l’église, ou le dimanche soir se promener sur la plage avec une demi-douzaine d’amies, aurait déclaré que jamais il n’avait vu deux joues à fossettes plus fraîches, deux rangées de dents plus blanches, deux petits pieds mieux modelés, fourrés dans des pantoufles vertes doublées de blanc, d’où sortaient des bas d’une blancheur immaculée.

Ne parlons que de sa toilette des dimanches et ne disons rien de ses habits de la semaine, plutôt des haillons que des habits. Elle portait le dimanche un bonnet empesé, brodé sans goût, des boucles d’oreilles en or, qui lui pendaient sur les joues, et qui étaient attachées à un faux tour de cheveux, une robe voyante en indienne à grandes fleurs rouges et jaunes, un grand tablier de dentelles bleues et violettes, fixées aux épaules, sur lesquelles retombait le col de la robe festonnée ; un affreux collier de corail avec une agrafe de trois pouces carrés au moins, rien qui rappelât ce que Dante aimait en Béatrice, Rousseau en Juliette, Werther en Charlotte ou Lamartine en Elvire.

Gerritje savait-elle écrire ? Elle s’entendait mieux à conduire par la ville sa charrette attelée d’un chien et pleine de poissons. Savait-elle lire ? Il lui eût été plus facile de porter sur sa tête, de la ville au village, une armoire ou un poêle de cuisine. Touchait-elle du piano ? Non, mais quand son père était malade elle allait avec sa charrette au rivage, elle attelait ou dételait ses bêtes mieux que ne l’eût fait le plus habile palefrenier. Avait-elle une belle voix ? Quand elle répétait un bon mot à mi-chemin, elle avait des éclats de rire que l’on entendait aux portes de la ville. Les garçons du village lui voulaient-ils parfois prendre un baiser ? Il se peut ; mais alors un revers de sa main musculeuse invitait le plus audacieux à se frotter les oreilles qui tintaient du maître soufflet qu’elle avait appliqué.

Ary n’avait jamais été souffleté par elle. Il n’était pas de ces poursuivants qui font la cour sans sincérité ; il courtisait Gerritje pour l’épouser, et Gerritje l’avait accepté quoiqu’il fût beaucoup plus âgé qu’elle. Mais ils étaient si bien faits l’un pour l’autre au point de vue du caractère. Elle avait l’esprit indépendant, trop indépendant peut-être, mais cette indépendance se pliait à l’autorité d’Ary. Quand il était, lui, trop grave, trop sérieux, elle corrigeait cette gravité par sa bonne humeur. Elle aurait pu, je crois, plus facilement se passer de lui que lui d’elle. Car elle était pour lui le rayon de soleil, sa vie, tout. Chaque fois qu’il était séparé d’elle, même pour très peu de temps, il se sentait abandonné, seul et triste. Le monde invisible n’existait pour lui que sous la forme de Gerritje ; son cœur, son espérance, son amour, tout l’attachait à Gerritje. Il était pêcheur, il aurait pu faire mieux, mais Gerritje n’était-elle point la fille d’un pêcheur ?

Nous avons fait le portrait de Gerritje : fraîche, vaillante, gaie et tendre, mais pour lui seul. Il l’aimait, il l’adorait telle qu’elle était, il l’aima et l’adora pendant dix ans. Dix années justes, car au commencement de mai 1850, pour célébrer le dixième anniversaire de leur mariage, il lui fit présent d’un gâteau, et le jour d’après, à la naissance de leur quatrième enfant, elle fut enlevée par la mort en quelques instants.

Leur aîné, un garçon de sept à huit ans, était sain et robuste, le second et le troisième, des garçons aussi, étaient morts au berceau ; le quatrième, dont la venue au monde coûta la vie à sa mère, était une fille. La sage-femme dit : « C’est une enfant bâtie à chaux et à sable, il n’y a pas de dangers qu’elle nous soit prise celle-là. » Et en effet elle devint, comme dirent les voisines, aussi grasse qu’une petite taupe.

La perte de sa femme fut pour Ary un coup de foudre qui faillit l’écraser. Dans la pénombre, la veille de l’enterrement, il était assis devant l’âtre, près du cercueil ouvert, n’ayant plus ni foi ni espoir. Il souleva sa tête plongée dans ses mains mouillées de larmes, et regarda fixement devant lui. Ses yeux s’arrêtèrent sur le dernier cadeau qu’il avait fait à Gerritje, ce même gâteau, qui lui rappelait leur dixième anniversaire de mariage et que Gerritje en femme soigneuse avait placé sur la cheminée comme ornement. « Peu de chose, mais c’est le cœur qui le donne », c’était l’inscription, et maintenant Ary avait peine à la déchiffrer car les larmes obscurcissaient sa vue. Sans savoir pourquoi, cette inscription le fit réfléchir. Elle n’avait plus le même sens ; elle ne parlait plus de l’amour de Ary pour sa femme ; leur signification s’était élargie ; il l’envisageait maintenant d’un autre œil ; elle transportait sa pensée dans une autre sphère ; elle lui disait que maintenant sa destinée allait changer. Poussé par ce penchant qui nous porte à murmurer contre le sort, il se disait qu’il y avait en ces paroles de la vérité et du mensonge, et que c’était une allusion plus ou moins fidèle à sa situation d’à présent. Peu de chose ? se demandait-il. Oui, peu de chose car je n’ai rien en définitive. Que me reste-t-il ? Extrêmement peu. Travailler jours et nuits jusqu’à ce que j’aie le corps brisé et les mains noires et calleuses, et quand je quitte ma barque, ne pas même trouver un visage ami. Je suis abandonné à moi-même avec mes deux petits enfants : le garçon fera son chemin, je ne m’en inquiète pas ; mais que ferai-je de la fille ? Peu de chose, oh oui, terriblement peu, et est-ce bien le cœur qui le donne ?

Il sentait qu’il déraisonnait. Il se leva et arpenta la petite chambre. Tant qu’il avait été heureux, et qu’il avait connu la prospérité, il avait cru et prié, mais maintenant que Gerritje était morte – Gerritje morte ! – toute son âme, de toute la force qui était en lui se révoltait à l’idée que le sort d’un homme bon et laborieux dépend d’un être suprême, miséricordieux et bienfaisant ! Le blasphème monta à ses lèvres. Si Dieu est bon, pourquoi Gerritje n’était-elle pas restée là où elle était utile et indispensable ? Pourquoi enlever la femme au mari, la mère au fils, la nourrice au nouveau-né. « C’est le cœur qui le donne ! c’est le cœur qui le donne ! » murmura-t-il, et allumant la lampe il retourna vers le cercueil pour dévorer encore des yeux le corps inanimé de Gerritje, et il grinça des dents et il serra le poing.

Et cependant Ary était un brave et honnête homme qui aimait Dieu comme il avait aimé Gerritje. Mais ne nous arrive-t-il pas, dans les moments de grand désespoir, de douter de Dieu même ? Ce qui le portait à douter en ce moment, c’étaient les interrogations d’une vieille femme qui lui demandait si Gerritje était morte en chrétienne.

Mais ce doute ne dura qu’un instant. Ary revint presque aussitôt à ses sentiments de piété. Il se souvint qu’il était père et que pour élever son enfant il avait besoin de Dieu.

Seulement les lettres en sucre tracées sur le gâteau qui ne valait pas grand-chose en lui-même, mais qui avait maintenant pour lui un prix inestimable, retenaient son attention et il murmurait vaguement à mi-voix, comme s’il eût été inconscient de ses paroles : Peu de chose ! Peu de chose ! mais c’est le cœur qui le donne.

 

 

Conrad BUSKEN HUET, Portraits du temps.

Recueilli dans Les grands écrivains de toutes les littératures,
Sixième série, Tome premier.

 

 

 

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