Les âmes du purgatoire

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Fernan CABALLERO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y avait une fois une pauvre vieille qui avait une nièce qu’elle avait élevée avec le plus grand soin, la tenant toujours enfermée. Ce qui faisait de la peine à la pauvre vieille, c’était de ne pas savoir ce que deviendrait sa nièce quand elle lui manquerait. Aussi, elle ne faisait autre chose que de demander à Dieu de lui envoyer un bon mari.

Elle servait dans la maison d’une de ses voisines qui était aubergiste, et qui avait, parmi ses hôtes, un Indien très riche, à qui il était arrivé de dire qu’il se marierait s’il trouvait une jeune fille sage, laborieuse et adroite.

La vieille ouvrit de grandes oreilles et lui dit, le lendemain, qu’il trouverait ce qu’il cherchait dans sa nièce qui était un trésor, un bijou, et si habile qu’elle peignait les oiseaux pendant qu’ils volaient.

Le caballero répondit qu’il voulait la connaître et que, le jour suivant, il irait la voir.

La vieille courut chez elle, dit à sa nièce qu’elle arrangeât la maison, et que le lendemain elle devait se faire belle, parce qu’elle aurait une visite.

Quand le caballero vint, le jour suivant, il demanda à la jeune fille si elle savait filer ?

– Elle, ne pas savoir ? dit la tante. Elle avale les écheveaux comme des verres d’eau.

– Qu’avez-vous fait ? dit la nièce quand le caballero fut parti, lui laissant trois écheveaux de lin pour qu’elle les filât. Qu’avez-vous fait ? Je ne sais pas filer !

– Allons ! allons ! dit la tante, ne te tourmente pas, et qu’il arrive ce que Dieu voudra !

– Dans quel embarras vous me mettez ! disait la nièce en pleurant.

– Et toi prends garde, répondit la tante. Il faut que tu files ces trois écheveaux, ton avenir en dépend.

La jeune fille alla le soir dans sa chambre toute affligée, et se met à se recommander aux âmes du purgatoire, auxquelles elle était très dévote. Comme elle priait, trois âmes lui apparurent, très belles, vêtues de blanc ; elles lui dirent de ne pas avoir peur, qu’elles la protégeraient pour prix de ses prières, et, prenant chacune un écheveau, en un instant elles en firent du fil comme un cheveu.

Le jour suivant, quand le caballero vint, il resta stupéfait devant tant d’habileté jointe à tant de diligence.

– Ne l’avais-je pas dit à Votre Grâce ? disait la tante qui ne se possédait pas de joie.

Le caballero demanda à la jeune fille si elle savait coudre.

– Elle, ne pas savoir ? dit fièrement la tante. Les coutures fondent dans ses mains comme les cerises dans la bouche.

Le caballero lui laissa alors de la toile pour faire trois chemises, et il arriva la même chose que le jour précédent, et la même chose le jour suivant, où l’Indien apporta un gilet pour qu’elle le brodât. Seulement le soi, quand la pauvre enfant se recommandait avec beaucoup de ferveur aux âmes du purgatoire, elles lui apparurent, et l’une d’elles lui dit :

– N’aie pas peur, nous allons te broder ce gilet ; mais à une condition.

– Laquelle ? demanda la jeune fille anxieuse.

– Tu nous inviteras à ta noce.

– Je vais donc me marier ?

– Oui, répondirent les âmes, avec ce riche Indien.

Et il en fut ainsi ; car, lorsque le lendemain, le caballero vit le gilet si bien brodé qu’il semblait ne pas avoir été touché, et si beau qu’il éblouissait, il dit à la tante qu’il voulait se marier avec sa nièce.

La tante fut si contente qu’elle se mit à danser ; mais il n’en était pas de même de la nièce qui disait :

– Qu’est-ce qui va m’arriver quand mon mari s’apercevra que je ne sais rien faire ?

– Allons ! sois tranquille, répondait sa tante, les âmes du purgatoire, qui déjà t’ont tirée de peine, ne cesseront pas de te protéger.

Tout fut donc réglé pour la noce ; et la veille, la future, n’oubliant pas la recommandation de ses protectrices, alla devant un tableau qui représentait les âmes du purgatoire, et les invita à la noce.

Le jour de la noce, au beau milieu de la fête, entrèrent dans la salle trois vieilles d’une laideur si achevée que l’Indien resta pâmé et ouvrit de grands yeux. L’une avait un bras trop court et l’autre si long qu’il traînait à terre ; l’autre était bossue et avait le corps tordu, et la troisième avait les yeux plus ronds qu’une écrevisse et plus rouges qu’une tomate.

–  Miséricorde ! dit le caballero, qu’est-ce que ces trois épouvantails ?

– Ce sont, répondit la mariée, des tantes de mon père que j’ai invitées à la noce.

Le monsieur, qui était bien élevé, alla leur parler et leur offrit des sièges.

– Dites-moi, dit-il à la première entrée, pourquoi avez-vous un bras si court et l’autre si long ?

– Mon fils, répondit la vieille, c’est pour avoir trop filé.

L’Indien se leva, s’approcha de la mariée et lui dit :

– Va sur-le-champ, brûle ta quenouille et ton fuseau, et que jamais je ne te voie filer !

Il demanda ensuite à la deuxième pourquoi elle était si bossue et tordue ?

– Mon fils, répondit celle-ci, c’est pour avoir trop brodé au métier !

L’Indien, en trois enjambées, se trouva à côté de la mariée et lui dit :

– À l’instant même, brûle ton métier, et que jamais je ne te voie broder !

Il alla ensuite à la troisième, à qui il demanda pourquoi ses yeux étaient si ouverts et si rouges ?

– Mon fils, répondit-elle en les tournant, c’est pour avoir trop cousu et baissé la tête sur la couture.

À peine avait-elle fini de parler, que l’Indien était à côté de sa femme.

– Prends tes aiguilles et ton fil et jette-les dans le puits, et tiens-toi pour dit que le jour où je te verrai coudre, je divorce ; car le sage s’instruit dans la tête des autres.

 

 

 

 

Fernan CABALLERO,

Contes andalous.

 

Paru dans Les grands auteurs

de toutes les littératures,

2e série, tome 3e, 1888.

 

 

 

 

 

 

 

 

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