La belle-mère du diable

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Fernan CABALLERO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y avait, dans un village nommé Villaganes, une veuve plus laide que le sergent d’Utrera, qui était laid à faire peur ; elle était plus sèche que le genêt, plus vieille que l’aller à pied, et plus jaune que la jaunisse. Elle avait un si maudit caractère que Job lui-même ne l’aurait pas supportée. On l’avait surnommée la tante Holopherne, et, à peine paraissait-elle, que tous les jeunes gens prenaient la fuite.

La tante Holopherne était propre comme l’eau, laborieuse comme une fourmi, ce qui fait qu’elle n’avait pas une petite croix dans sa fille Lentine, qui, au contraire, était si paresseuse et si amie du père Tranquille, qu’un tremblement de terre ne l’aurait pas fait mouvoir. Aussi la tante Holopherne commençait à gronder sa fille aussitôt que le bon Dieu faisait paraître la lumière, et quand il la retirait, ce n’était pas encore fini.

– Tu es, lui disait-elle, molle comme le tabac de Hollande, et pour te faire sortir du lit, il faut une paire de bœufs. Tu as peur du travail comme de la peste, et tu aimes la fenêtre comme une mijaurée. Mais, ou mon pouvoir n’est pas grand, ou tu marcheras droit comme un fuseau et vite comme le vent.

Lentine, en entendant cela, se levait, baillait, et s’en allait sur la porte de la rue.

La tante Holopherne, sans y prendre garde, se mettait à balayer, allant aussi vite qu’elle pouvait, et accompagnant le bruit du balai de monologues de ce genre.

– De mon temps, les jeunes filles travaillaient comme des mules.

Le balai faisait : che, che, che.

– Elles vivaient retirées comme des religieuses.

Le balai faisait : che, che, che.

– Maintenant ce ne sont que des folles.

Che, che.

– Des fainéantes.

Che, che.

– Elles ne pensent qu’à se marier.

Che, che.

– Et les maris sont des vauriens.

Che, che.

Le balai continuait à approuver par ses che, che.

Arrivant près de la porte, la tante Holopherne vit sa fille faisant des signes à un jeune homme, et la danse du balai se termina par une autre bien appliquée sur les épaules de Lentine, qui opéra le miracle de la faire courir. Ensuite, la tante Holopherne retourna à la porte avec son balai, mais, à peine se montra-t-elle, que sa tête, faisant l’effet ordinaire, fit disparaître le prétendant, si vite qu’il semblait qu’il lui était poussé des ailes aux pieds.

– Maudite fille ! cria la mère, je te romprai tous les os de ton corps.

– Pourquoi ? parce que je veux me marier ?

– Que dis-tu ? te marier, folle jamais tant que je serai en vie.

– Mais vous vous êtes bien mariée, et mon aïeule, et ma bisaïeule.

– Je m’en repens assez, car c’est cause que je t’ai mis au monde, mauvaise langue ! Sache que si je me suis mariée, et si ma mère s’est mariée, et si ma grand-mère s’est mariée, je ne veux pas que tu te maries, toi ! Tu entends ?

Dans ces suaves colloques, la mère et la fille passaient leur vie, sans autre résultat que d’être, la mère chaque jour plus grondeuse, et la fille chaque jour plus éprise.

Un jour que la tante Holopherne faisait la lessive, elle appela sa fille, pour qu’elle l’aidât à enlever le chaudron du feu et à verser son contenu sur le linge. La fille entendait d’une oreille, mais, de l’autre, elle écoutait une voix connue qui chantait dans la rue.

– Je voudrais t’épouser, et ta mère ne le veut pas, il faut que ce démon de vieille s’oppose à tout.

Lentine, n’ayant pas de goût pour la lessive, laissa sa mère s’égosiller, et courut à la fenêtre.

La tante Holopherne, voyant que sa fille n’arrivait pas, et que le temps se passait, empoigna le chaudron pour verser l’eau sur le linge, mais comme elle était petite et n’avait pas de forces, elle le laissa tomber et se brûla un pied.

Aux cris de la mère, la fille accourut.

– Maudite ! cent fois maudite ! lui disait la tante Holopherne en fureur ; pas d’autre pensée que le mariage ! Dieu veuille que tu te maries avec le démon !

Quelque temps après cette scène, se présenta un prétendant comme il y en a peu.

C’était un jeune homme blanc, blond, bien fait, la bourse bien garnie, il n’y avait pas un mais à lui opposer, et la tante Holopherne n’en put pas trouver un dans tout son arsenal.

Peu s’en fallut que Lentine ne devînt folle de joie.

On fit donc (avec accompagnement de maussaderies de la part de la belle-mère) les préparatifs de la noce. Tout marchait vite et droit comme par le chemin de fer, quand, sans qu’on sache pourquoi, la voix du peuple, qui est comme une personnification de la conscience, commença à élever une sourde réprobation contre cet étranger, bien qu’il se montrât affable, humain, généreux, parlât bien et chantât mieux encore, et serrât, dans ses mains blanches et couvertes de bagues, les mains noires et calleuses des laboureurs.

Ceux-ci cependant ne se tenaient pas pour honorés de tant de courtoisie. Leur raisonnement était aussi rude, mais aussi fort et aussi solide que leurs mains.

– Cet individu de mauvaise mine, disait l’oncle Blas, ne m’appelle-t-il pas M. Blas ? que t’en semble ?

– Et moi ! répondait l’oncle Gil, ne vient-il pas me donner la patte, comme si nous avions quelque chose à faire ensemble ? Ne me dit-il pas que je suis citoyen, moi, qui ne suis jamais sorti du village ?

De son côté, la tante Holopherne, plus elle regardait son gendre, plus elle le regardait de travers. Il lui semblait qu’entre ces cheveux blonds et le crâne s’interposaient certaines protubérances de mauvaise espèce, et elle se rappelait avec inquiétude de cette malédiction qu’elle avait lancée à sa fille le jour, de triste mémoire, où elle sentit ce que c est qu’une brûlure d’eau de lessive.

Enfin arriva le jour de la noce. La tante Holopherne avait fait des tourtes et des réflexions, les premières douces, les secondes amères, une grande olla podrida pour le dîner, et un grand projet méchant pour le souper. Elle avait préparé un baril de vin généreux et un plan de conduite qui ne l’était pas.

Elle appela sa fille et lui dit :

– Quand vous serez tous les deux seuls dans votre appartement, ferme bien toutes les portes, bouche toutes les fentes, ne laisse que le trou de la serrure, prends ensuite une branche d’olivier bénit, et mets-toi à frapper ton mari avec, jusqu’à ce que je te dise assez. Cette cérémonie est d’usage dans toutes les noces, elle signifie que la femme doit dominer, et sert à établir et sanctionner cette domination.

Lentine, obéissant pour la première fois à sa mère, fit tout ce que lui avait ordonné la vieille rusée.

À peine le marié vit-il le rameau bénit dans les mains de sa femme, qu’il se mit à fuir précipitamment. Mais comme il vit portes et fenêtres fermées, et les fentes bouchées, ne voyant d’autre issue que le trou de la serrure, il y passa comme par une porte cochère, car vous avez soupçonné, comme la tante Holopherne, que ce beau garçon si beau parleur, n’était ni plus ni moins que le diable en personne, lequel, usant du droit que lui donnait l’anathème lancé contre sa fille par la tante Holopherne, voulait jouir de tous les honneurs et de toutes les réjouissances d’une noce et emporter ensuite sa femme, faisant pour lui ce que tant de maris le suppliaient de faire pour eux.

Mais ce monsieur, bien qu’il sache beaucoup, d’après la renommée, avait rencontré une femme qui en savait plus que lui (et la tante Holopherne n’est pas le seul exemple de cette espèce). Aussi, à peine Sa Seigneurie entra-t-elle dans le trou de la serrure, se félicitant d’avoir trouvé, comme toujours, une issue, qu’il se trouva pris dans une bouteille, que sa prévoyante belle-mère avait appliquée de l’autre côté de la serrure, et aussitôt qu’il y fut entré, la vieille ferma hermétiquement le vase.

Le gendre la supplia de la voix la plus tendre et avec les paroles les plus humbles, de lui rendre la liberté. Il lui représentait à quel point elle manquait, par cet acte arbitraire, au droit des gens, par cette tyrannie, à la constitution. Mais le diable ne pouvait pas en faire accroire à la tante Holopherne, ni la déconcerter par des harangues, ni lui en imposer par des paroles.

Elle prit la bouteille et son contenu et s’en alla vers une montagne, et grimpant, grimpant de toutes ses forces, arriva à la cime, où elle déposa la bouteille pour qu’elle lui servit d’aigrette, et s’éloigna menaçant son gendre avec le poing en guise d’adieu.

Là, Sa Seigneurie resta dix ans. Quelles années ! Le monde était comme un tonneau d’olives. Chacun s’occupait de ses affaires sans se mêler de celles des autres. Le vol devint un mot sans signification. Les armes se moisirent, la poudre se consumait seulement en feux d’artifices. Les fous se passaient de divertissements ; les prisons étaient vides. Enfin, dans ces dix années du siècle d’or, il n’y eut qu’un seul évènement déplorable... les avocats moururent de faim et de silence.

Mais hélas ! cet heureux état de choses devait avoir une fin ; tout a une fin dans ce monde, si ce n’est les discours de quelques éloquents pères de la patrie.

Voici comment finirent ces heureuses années.

Un soldat, nommé Vigueur, avait obtenu un congé pour passer quelques jours dans son village qui était Villaganes. Il suivait le chemin qui tournait la montagne, sur la cime de laquelle était le gendre de la tante Holopherne reniant toutes les belles-mères passées, présentes et futures, se promettant d’en finir avec ces vipères ; en attendant, il passait son temps composer et à réciter des satires contre l’invention de la lessive.

Arrivé au pied de la montagne, Vigueur, qui, d’après son nom, était vigoureux, ne voulut pas suivre les détours du chemin, mais aller droit, assurant aux muletiers qui étaient avec lui que si la montagne ne disparaissait pas devant lui, il passerait par-dessus quoi qu’elle fût si haute qu’il lui faudrait se rompre la tête contre la voûte du ciel.

Arrivé en haut, Vigueur fut tout étonné en voyant cette bouteille que la montagne portait sur son nez comme une verrue. Il la prit, regarda à travers et, en voyant le diable que les années, l’emprisonnement, le jeûne, les rayons du soleil et la tristesse avait consumé et desséché comme un pruneau, il s’écria stupéfait :

– Quelle bête, quel phénomène est-ce ?

– Je suis un démon honorable et bien méritant, travaillant au bonheur du temps présent, répondit le prisonnier poliment et humblement. La perversité d’une belle-mère (qu’elle tombe dans mes griffes !) me tient enfermé ici depuis dix ans. Délivre-moi, vaillant guerrier, et je t’accorderai tout ce que tu me demanderas.

– Je veux mon congé définitif, répondit Vigueur sans hésiter.

– Tu l’auras. Mais débouche, débouche. Quelle monstrueuse anomalie, tenir emprisonné, dans ce temps de révolutions, le premier révolutionnaire du monde !

Vigueur tira un peu le bouchon et il sortit de la bouteille une vapeur méphitique qui lui monta au cerveau ; il éternua et s’empressa de reboucher en donnant un grand coup de la main, de sorte que le bouchon s’enfonça subitement pressant le prisonnier qui poussa un cri de rage et de douleur.

– Que fais-tu ? misérable ver de terre, plus mauvais et plus perfide que ma belle-mère ! s’écria-t-il.

– C’est, répondit Vigueur, que je mets une autre condition à notre traité ; il me semble que le service que je vais te rendre le vaut bien.

– Et quelle est cette condition, désagréable libérateur ? demanda le diable.

– Je veux, pour ton rachat, quatre douros par jour tant que je vivrai. Réfléchis. Il s’agit d’être dedans ou dehors.

– Par Satan, par Lucifer, par Belzébuth, s’écria le diable, je n’ai pas d’argent !

– Oh ! répliqua Vigueur, quelle réponse pour un seigneur comme toi ! c’est, compère, une réponse de ministre. Elle ne te va pas à toi, ni ne me convient à moi.

– Puisque tu ne me crois pas, dit le diable, laisse-moi sortir, je t’aiderai à t’en procurer comme je l’ai fait pour beaucoup d’autres. C’est tout ce que je peux faire pour toi.

– Tout doux, répondit le soldat, rien ne nous presse. Sache que je te tiendrai par la queue jusqu’à ce que tu aies accompli tes promesses.

– Tu ne te fies pas à moi, insolent ? cria le diable.

– Non, répondit Vigueur.

– Ce que tu me demandes est contre ma dignité, dit le prisonnier avec toute l’arrogance que peut montrer un pruneau.

– Eh bien, je m’en vais, dit Vigueur.

– Agur, dit le diable, pour ne pas dire adieu !

Mais, voyant que Vigueur s’éloignait, il commença à faire des sauts désespérés dans la bouteille, appelant le soldat à grands cris.

– Reviens, reviens, mon ami chéri, et en lui-même il ajoutait : « Que ne puis-je lancer un taureau contre toi, coquin sans cœur. » Viens, viens, bienfaisante créature, et tiens-moi par la queue ou par le nez, guerrier admirable, et il murmurait : « Je me vengerai, soldat pervers, et si je ne peux pas arriver à te faire gendre de la tante Holopherne, je ferai en sorte que vous brûliez face à face dans le même feu. »

En entendant ces supplications du diable, Vigueur revint sur ses pas et déboucha la bouteille.

Le gendre de la tante Holopherne en sortit comme un poulet de la coque, secouant d’abord la tête, ensuite tout le corps et enfin la queue, dont se saisit Vigueur, quelque effort que fit le diable pour l’en empêcher en l’enroulant.

Quant ils furent arrivés à la cour, le diable dit à son libérateur :

– Je vais entrer dans le corps de la princesse, qui est adorée par son père, et je la rendrai tellement malade que tous les docteurs y perdront leur latin. Alors tu te présenteras et tu offriras de la guérir si l’on t’accorde, jusqu’à la fin de ta vie, une pension de quatre douros par jour. Je m’y engagerai par la bouche de la princesse. Aussitôt elle sera rétablie et nous serons quittes.

Tout se passa comme le diable l’avait réglé et prévu. Mais il ne s’aperçut pas qu’en s’en allant, le soldat le retenait par la queue et Vigueur lui dit :

– Vraiment, messire, quatre douros est une misérable bagatelle, indigne de vous et de moi, et du service que je vous ai rendu. Tâchez de vous montrer plus généreux. Cela vous servira en ce monde où, excusez ma franchise, vous n’avez pas une trop bonne réputation.

– Oh ! si je pouvais me débarrasser de toi ! se disait le diable à part lui, mais, pour le moment, je suis encore trop faible pour me tirer de là tout seul. Il faut donc que j’aie recours à la patience, que les hommes appellent une vertu. Oh ! je comprends, maintenant, pourquoi il en est tant qui tombent en mon pouvoir, faute d’expérience. Eh bien, soit, ajouta-t-il tout haut, fils de malheur, j’en passerai par là. Tu trouveras bien l’un de ces quatre matins le chemin des galères et, de là, celui de ma chaudière, et nous réglerons alors nos vieux comptes. Allons à Naples, puisque je ne puis d’autre manière recouvrer ma liberté sans perdre ma queue, que je ne puis dégager de ton étreinte. Allons et faisons le même marché qu’auparavant, car je vois bien que rien ne peut satisfaire ta cupidité.

De nouveau tout se passa comme ils le voulaient. La princesse de Naples se débattait dans son lit, en proie à une cruelle agonie. Le roi était au comble de la douleur.

Vigueur se présenta avec arrogance, sachant qu’il avait le diable en personne pour complice : le roi accepta ses services, mais à une condition, c’est que si, au bout de trois jours, il ne guérissait pas la princesse, comme il avait promis de le faire avec tant d’assurance, le présomptueux docteur serait pendu. Sûr du succès, Vigueur ne fit pas d’objection.

Le diable qui, par malheur, entendit la convention, sauta de joie, car il tenait sa revanche. Le saut qu’il fit fut tel, que la princesse, sous l’excès de la souffrance, appela le docteur à son secours. Le lendemain la même scène se renouvela. Vigueur comprit que le diable lui jouait un de ses tours et avait envie de le laisser pendre, mais Vigueur n’était pas homme à perdre la tête.

Le troisième jour, quand le prétendu médecin arriva, il vit qu’on dressait la potence en face de la porte du palais.

Lorsqu’il entra dans la chambre de la malade, elle sentit ses souffrances redoubler et cria d’emmener le charlatan, l’imposteur.

– Je n’ai pas encore épuisé toutes les ressources de l’art, dit Vigueur gravement, et je supplie Votre Altesse d’attendre encore un instant.

Il sortit, et, au nom de la princesse, alla faire sonner les cloches de toutes églises de la ville.

Lorsque Vigueur revint auprès de la princesse, le diable, qui hait le son des cloches comme la mort et qui de plus est curieux, demanda au soldat pourquoi il avait commandé ces sonneries à toute volée.

– Pour annoncer, répondit le soldat, l’arrivée de votre belle-mère que j’ai fait mander ici.

Le diable n’eut pas plutôt appris cette nouvelle que, pour échapper à sa belle-mère, il fila avec tant de rapidité qu’un rayon de soleil n’aurait pu le rattraper.

Vigueur était fier comme un coq, et fit cocorico. Il le pouvait bien, car il était désormais remplumé.

 

 

 

Fernan CABALLERO,

Contes andalous.

 

Paru dans Les grands auteurs

de toutes les littératures,

2e série, tome 3e, 1888.

 

 

 

 

 

 

 

 

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