La bonne et la mauvaise fortune

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Fernan CABALLERO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sur une roche, au pied d’une montagne, s’élève un petit village posé comme un nid de cigognes sur une tour. Je ne dirai pas son nom, on raconte le miracle sans nommer le saint.

Dans ce village habitaient deux hommes dont la bonne et la mauvaise fortune s’étaient chargées. On appelait l’un don Joseph le comblé, et l’autre l’oncle Jean Misère. Don Joseph avait commencé par vendre dans les rues de la toile et du drap fin, puis il avait monté boutique, enfin il s’était fait cultivateur, et, la bonne fortune ne se lassant pas de le favoriser, il avait amassé un si beau capital, qu’il n’y en avait pas de plus beau dans le village. Il était bien vu parce qu’il n’était ni avare, ni méchant, mais charitable et bon chrétien. L’argent ne l’avait pas enflé, ni la richesse enorgueilli ; il n’avait pas le caractère difficile, mais uni comme une grand-route ; il n’était pas vaniteux et ne se servait pas de termes recherchés, comme font plus de quatre, qui ont un langage emprunté et qui, ils ont beau faire, finissent toujours par une bêtise, car la dernière parole vient toujours de celui qui la dit. En résumé, don Joseph et tous les siens étaient de braves gens, et dans sa maison, comme dans celle de saint Basile, tout le monde était saint, jusqu’au porteur d’eau.

Dans la maison de Jean Misère, ce qu’il y avait, c’était la faim, le dénuement, les querelles, les enfants pleurant, et les coups pour les faire taire.

Don Joseph envoya un jour chercher Misère, et lorsqu’il parut on n’aurait pas pu le toucher même avec des pincettes, ni lui parler autrement que de loin, et on aurait volontiers donné une demi-peseta pour ne pas le voir. Il dit en entrant :

– Louez Dieu, Dieu garde Votre Grâce.

– Et toi aussi, homme, quel air de mauvaise humeur tu as !

– Oui, monsieur. J’ai une faim qui a trois pieds de long ; mes entrailles veulent se manger entre elles, et j’ai le ventre vide. Vous qui êtes gras et content comme qui ne manque de rien, vous louez Dieu.

– Il est vrai que je ne peux pas me plaindre.

– Je le crois que vous pouvez être content, vous qui avez du bonheur en tout. Moi, je n’ai que du malheur.

– Jean, dans ce monde, il y a toujours eu, et il y aura toujours des gens qui rient et des gens qui pleurent.

« Mais, venons au fait : Je t’ai envoyé chercher pour que tu ailles au palais de la Fortune et que tu dises à la mienne, de ma part, que je suis content et que je ne demande pas autre chose. Je te donnerai, pour ta peine, deux cents réaux avec lesquels tu pourras te remonter. »

Au lieu d’accueillir avec reconnaissance cette proposition et cette occasion telle qu’il n’en avait jamais eu de sa vie, Jean Misère laissa la cupidité entrer dans son cœur et dit à don Joseph :

– Deux cents réaux ne sont pas faits pour remonter ni abaisser ; que Votre Grâce fasse attention que le palais de la Fortune est perché là-haut où le Christ poussa trois cris, sans que personne pût les entendre. Si je vais par le ruisseau, je me mouillerai ; si je vais par les broussailles, je rencontrerai des loups. Donnez-moi au moins trois cents réaux, car la commission les vaut bien.

Don Joseph vit ce qui en était, cependant il lui dit qu’il lui donnerait trois cents réaux, et ils furent d’accord. Mais, au moment de s’en aller, comme Jean Misère avait laissé la cupidité entrer dans son cœur, il se retourna et dit à don Joseph que douze douros c’était trop peu.

– En veux-tu neuf ? répondit don Joseph avec beaucoup de calme.

– Votre Grâce se moque de moi, dit Jean Misère : je ne veux pas y aller pour douze, comment irais-je pour neuf !

– Eh bien, n’y va pas, dit don Joseph.

Misère, en entendant cette réponse, resta stupéfait.

– Est-ce que je vais laisser échapper ces neuf douros, dont j’ai tant besoin, pensa le pauvre homme.

Et, revenant sur ses pas, il dit au Comblé qu’il irait pour neuf.

– Veux-tu pour six ? lui demanda don Joseph.

– Il fait bon monter de valet à bourreau, lui répondit Jean Misère ; pour six, je n’y vais pas.

– Eh bien, n’y va pas, dit don Joseph.

Jean s’en alla. Mais, à peine arrivé dans la rue, il se mit à réfléchir, car l’argent lui manquait.

Les riches sont ceux qui tuent ou qui sauvent, se dit-il ; il n’y a qu’à baisser la tête. Plût à Dieu que j’y eusse été pour les douze ! Le proverbe a raison : « L’avarice rompt le sac. » Il revint et dit au Comblé :

– Señor don Joseph, j’y vais pour six.

– En veux-tu trois ? répondit le riche.

– Qui diable voudra se rompre une paire de zapatos et peut-être la tête pour trois misérables douros ! Adieu, don Joseph.

– Au revoir, mon ami.

À peine Jean Misère fut-il dans la rue qu’il se dit : « Je vais perdre ces soixante réaux, et je n’ai pas un liard ni d’où le tirer. »

Il revint et cria de la porte :

– Don Joseph, voyez ! J’y vais pour les trois misérables douros.

– Veux-tu pour un ? dit le riche.

– Oui, monsieur, répondit Jean, plus promptement qu’un pistolet, et il se mit à courir avant que don Joseph renouvelât sa proposition.

Après avoir monté et descendu tout un jour dans ces malheureux chemins, il arriva à une roche si escarpée qu’il n’y avait pas même un sentier pour les chèvres.

Au sommet était perché le palais de la Fortune, qui était en albâtre, avec des portes d’or. Quand il eut fini de grimper, il entra dans une cour, comme une place royale, pleine de fleurs de toute l’année, de fruits de toutes les saisons et d’herbes toujours vertes.

Il se mit à appeler à grands cris la fortune de don Joseph le Comblé. Il se présenta alors une jeune personne qui avait l’air de dire au soleil : « Sors de là ! » Belle, blanche, fraîche, chaque joue paraissait une rose, chaque œil une étoile, il y avait sur elle plus de bijoux que chez un bijoutier.

– Que me veux-tu ? demanda-t-elle d’un air hautain.

– Don Joseph le Comblé m’envoie ici pour dire à Votre Grâce, de sa part, qu’il est content et ne veut rien de plus. Entendez-vous ?

– Tu lui diras de la mienne, répondit la belle demoiselle, que je lui donnerai, qu’il le veuille ou non, jusqu’à sa mort. C’est ma royale volonté, tu comprends ? Maintenant, va-t’en par où tu es venu, car tu empestes mon palais.

– Et vous n’aurez même pas une petite faveur pour moi ?

– Je ne suis pas ta fortune, je ne peux rien pour toi. Mais ici, à côté de mon palais, demeure la tienne, va lui parler.

Cette demeure était un amas de pierres noires ; entre chaque crevasse, il y avait une vipère, et entre chaque fente, une couleuvre.

– C’est donc là que demeure ma fortune ? dit Jean Misère. Tel oiseau, tel nid ; je vais l’appeler, car j’ai envie de voir sa vilaine figure.

Et il se mit à crier.

À l’instant, sortit des décombres une vieille plus laide que celle qui trompa saint Antoine et lapida saint Étienne, avec une bouche sans dents et des yeux chassieux sans cils.

– Que me veux-tu ? demanda la vieille d’une voix de crécelle.

– T’envoyer au diable, comme une damnée que tu es, répondit Jean Misère.

– Sache, dit la vieille, que parce que tu m’as saisie endormie, tu as gagné un douro. Si tu ne m’avais pas saisie endormie, tu ne serais pas venu, même pour vingt.

 

 

 

 

Fernan CABALLERO,

Contes andalous.

 

Paru dans Les grands auteurs

de toutes les littératures,

2e série, tome 3e, 1888.

 

 

 

 

 

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