La nuit de Noël

 

 

À M. J.-C. TACHÉ, OTTAWA

 

 

Au pied de sa couche grossière

Le petit pauvre a mis son bas,

En murmurant cette prière :

Bon Jésus, ne m’oubliez pas !

 

Il ne sait point que la misère

Plane au-dessus de son réduit,

Et que sa malheureuse mère

N’a fait qu’un repas aujourd’hui !

 

Il ignore donc, à son âge,

Que l’on peut souffrir de la faim,

Et qu’un firmament sans nuage

Peut devenir sombre demain.

 

Il ne sait qu’une seule chose :

C’est la grande nuit de Noël,

La nuit où l’enfant Jésus rose

Apporte des présents du ciel.

 

Il s’endort sous des draps de laine,

L’un sur l’autre assez mal cousus ;

Mais ces draps valent bien l’haleine

Du bœuf qui soufflait sur Jésus !

 

Des songes d’or bercent son âme ;

Il voit, dans l’ombre qui grandit,

Un esprit aux ailes de flamme,

Voltiger autour de son lit,

 

Et dans son bas mette un mélange

De fruits vermeils et de bonbons ;

Puis le rêveur, d’un geste étrange,

Tend les menottes vers ces dons...

 

Debout, la mère est là qui pleure,

Le cœur brisé par le chagrin,

Car pas d’argent dans la demeure,

Et pas un seul morceau de pain !

 

Un douloureux transport l’agite ;

Son regard se voile un instant ;

Son cœur à se rompre palpite,

Et son esprit va délirant :

 

« Dieu donne au riche l’opulence

Avec la joie et le bonheur ;

Au pauvre, il donne l’indigence

Avec l’envie et la douleur !

 

« Le riche emplit de friandises

Le bas soyeux de son bambin

Et moi je n’ai que des reprises

À faire au bas de l’orphelin...

 

« Mais je blasphème, ô Dieu ! pardonne,

Dit-elle, en tombant à genoux !

Ma pauvre langue déraisonne,

Car c’est toi qui veilles sur nous.

 

« Sombre ou rose est notre existence :

De ton amour c’est le secret ;

À notre âme il faut la souffrance,

Comme à l’or il faut le creuset. »

 

                               *

                           *       *

 

Minuit sonne. La cloche appelle

Le peuple auprès du saint berceau ;

La veuve, à cette voix si belle,

Éprouve un sentiment nouveau.

 

« Pendant que mon ange sommeille,

Fait-elle, en essuyant ses yeux,

Allons à la crèche vermeille

Adorer l’envoyé des cieux. »

 

Dans le temple de la prière

Elle pénètre en chancelant,

Car la douleur et la misère

Ont rendu son corps défaillant.

 

Près d’elle, un homme charitable

Qui compte déjà de longs jours,

Devine, à son air lamentable,

Qu’elle végète sans secours.

 

Il la connaît et la vénère,

Et désirant l’aider un peu

Il sort et vole à la chaumière

De celle qui prie au saint lieu.

 

Sans effort il ouvre la porte,

La porte fermée au loquet,

Dépose le falot qu’il porte

Et met sur la table un paquet.

 

Il va sortir, quand la voix fraîche

De l’enfant bredouille tout bas :

« Le bon Jésus sort de la crèche

« Pour emplir tous les petits bas ! »

 

L’homme, ému par ce songe étrange,

Fuit et revient en quelques bonds

Glisser dans le bas du bel ange

Des pièces d’or et des bonbons...

 

                               *

                           *       *

 

Il est jour. Le soleil inonde

La chaumière de mille feux.

Soudain, levant sa tête blonde,

L’enfant pousse des cris joyeux.

 

La mère, à ces tons d’allégresse,

Se lève et croit rêver encor !

L’enfant l’embrasse et la caresse

En lui montrant les pièces d’or.

 

Sauvés ! Sauvés exclame-t-elle !

– Enfant, d’où vient ce trésor-là ?

– Mère, la chose est naturelle :

Il vient du bon Jésus, voilà !

 

Intelligente autant que sage,

La mère devine à l’instant ;

Et, décrochant une humble image,

Elle dit en s’agenouillant :

 

« Enfant, devant cette madone,

Disons, en ce jour solennel :

Oh ! bénissez celui qui donne

L’or et les bonbons de Noël ! »

 

 

27 décembre 1890.

 

 

 

J.-B. CAOUETTE,

Les voix intimes, 1892.

 

 

 

 

 

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