Le féroce chasseur

 

          IMITÉ DE BURGER.

 

 

          Écoutez les sons du cor !

          Fier du maître qui le monte,

          Le coursier du noble comte

          Bondit, ronge son frein d’or,

          Et part... que sa course est prompte !

 

          Maint léger piqueur le suit

          En poussant des cris de joie.

          Libre enfin, la meute aboie ;

          Et l’air s’ébranle à ce bruit

          Que l’écho double et renvoie.

 

Or c’était un dimanche !... Un jour brillant dorait

Les vitraux de l’église où la foule accourait.

À l’autel, où pour l’homme un Dieu se sacrifie,

Le prêtre offrait déjà le pain qui vivifie.

Les chants de la prière allaient au ciel en chœur ; –

Le comte passe et rit, comme un païen moqueur.

 

Une route qui s’ouvre à ses pas téméraires

Montre, en forme de croix, quatre chemins contraires.

Là, sa bouche profère un blasphème offensant ;

Là, pendant que sa voix insulte au Tout-Puissant,

Auprès de lui, soudain, sans que son corps frissonne,

Il voit deux cavaliers que ne connaît personne.

 

          L’un d’une éclatante fraîcheur,

          Galope à la droite du comte ;

          Et le coursier fougueux, qu’il dompte,

          Égale la neige en blancheur.

 

          À gauche, l’autre, aussi livide

          Que l’archange rebelle à Dieu,

          Vole ; et de son coursier rapide

          La crinière est couleur de feu.

 

          Il lève une orgueilleuse tête ;

          Et l’on voit sous un front blafard,

          Briller son sinistre regard,

          Comme l’éclair dans la tempête.

 

– « Qu’importe que vos noms ne me soient pas connus !

« Ici, beaux chevaliers, soyez les bienvenus.

« Les plaisirs de la terre, et ceux du ciel ensemble,

« Ne valent pas la chasse... Amis ! que vous en semble ?

 

          – « Le son retentissant du cor

« S’unit peu saintement avec le son des cloches !

« De l’ange qui vous garde entendez les reproches ;

« Retournez sur vos pas ; il en est temps encor ;

           « Du démon fuyez les approches. »

 

– « Bah ! ne l’écoutons point. En avant ! en avant !

« Que nous font des avis bons à suivre au couvent ? »

 

          – « Bien parlé, mon hôte de gauche !

« J’aime mieux tes deux mots que son triste sermon.

           « Avec moi donc, gaîment chevauche,

           « Que cela lui convienne ou non. »

 

          Il dit, et tout à coup s’élance

          Dans la plaine, dans la forêt ;

          Ses deux compagnons, en silence,

          L’escortent, prompts comme le trait.

 

Un cerf dans le lointain se montre – et prend la fuite.

          Sonnez, sonnez ! Un cerf dix-cors !

          La fanfare, aux bruyants accords,

          Pousse la meute à sa poursuite.

 

          Sur sa trace à pas trop pressés,

Dans les taillis voisins les piqueurs se dispersent ;

          Plusieurs chancellent, se renversent.

À terre voyez-les se débattre blessés !

 

          – « Faut-il que leur chute me grève ?

           « Non ! laissez-les : suivez mes pas.

           « Que mon plaisir n’en souffre pas,

           « Et que Belzébuth les relève ! »

 

Et cependant le cerf devant eux fuit toujours ;

Dans un champ de blés mûrs il croit sauver ses jours.

Bientôt, pour le forcer dans ce nouvel asile,

Les chasseurs vont franchir la barrière inutile.

Le laboureur s’approche : – « Aux pieds de vos chevaux,

« Seigneur, ne foulez pas le fruit de mes travaux. »

 

Le chevalier de droite : « En arrière ! en arrière !

Noble comte, écoutez, écoutez ses avis ! »

Celui de gauche alors : « Que nous fait sa prière ?

« En avant ! en avant ! » – Ses conseils sont suivis.

 

          – « Va-t’en, paysan misérable !

           « Penses-tu m’imposer ta loi ?

           « Va-t’en donc vite, ou, par le diable,

           « Je mets tous mes chiens après toi.

 

           « Avec des fadaises pareilles,

           « Prends bien garde de m’étourdir,

           « Ou nous ferons pour t’assourdir

           « Claquer nos fouets sur tes oreilles. »

 

À travers les épis il s’élance : – On le suit !

Et d’un an de labeur tout l’espoir est détruit.

 

Le cerf échappe encore, et parmi des génisses

          Se cache, d’effroi palpitant ;

          Les limiers, jusque-là pourtant,

De sa trace odorante ont suivi les indices.

 

Le pâtre vient : – « Seigneur, épargnez mon troupeau ;

« Daignez de vos chasseurs guider ailleurs la course.

           « Mainte vache dans ce préau,

« De la veuve indigente est l’unique ressource :

« Soyez l’âme du pauvre et non pas son fléau ! »

 

Le chevalier de droite : « En arrière ! en arrière !

« Noble comte, écoutez, écoutez ses avis ! »

Celui de gauche alors : « Que nous fait sa prière ?

« En avant ! en avant ! » – Ses conseils sont suivis !

 

          – « Pâtre, à l’impertinent langage,

           « Ne me barre plus le passage !

           « Crains ma fureur, va-t’en ! va-t’en !

           « Ou je veux, à coups d’étrivières,

           « T’envoyer avec tes sorcières

           « Entre les griffes de Satan ! »

 

« Sus ! sus ! » – Et tous ses chiens courant dans la prairie,

Dispersent le troupeau, par leurs dents déchiré :

Et le bouvier lui-même, éprouvant leur furie,

          Tombe pâle et défiguré.

 

Le cerf, à la faveur de ce nouveau carnage,

De ses persécuteurs évite encor la rage.

Mais, inondés de sang, d’écume et de sueur,

Ses jarrets ont perdu leur première vigueur.

Sa fuite est moins rapide, et la meute cruelle

Va l’atteindre ; – il pénètre au fond d’une chapelle.

 

L’ermite sort : « Chasseurs ! retournez sur vos pas.

« C’est la maison de Dieu ! ne la violez pas.

« Et toi, leur chef ! déjà les cris de tes victimes

« Ont monté jusqu’au ciel, qui va punir tes crimes.

« Si tu veux du Très-Haut détourner le courroux,

« Au pied de ses autels va fléchir les genoux ! »

 

Le chevalier de droite : « En arrière ! en arrière !

« Noble comte, écoutez, écoutez ses avis ! »

Celui de gauche alors : « Que nous fait sa prière ?

« En avant ! en avant ! » Ses conseils sont suivis !

 

          – « Au ciel même, près de ton maître,

           « J’irais poursuivre encor ses jours !

           « Ainsi, n’espère pas, vieux prêtre,

           « M’effrayer par tes beaux discours. »

 

« Hallali ! compagnons ! » – Vers la porte il s’élance. –

..... L’ermite et l’ermitage ont disparu soudain ;

Et de tous ses chasseurs le bruit, qu’il cherche en vain,

          Tombe englouti dans le silence.

 

Le comte autour de lui regarde en pâlissant.

Son cor n’a plus de son ! sa voix n’a plus d’accent !

Muet, son fouet retombe ; et le cheval tranquille

Ne sent plus l’éperon, et demeure immobile

          Sous son maître, en vain frémissant.

 

Éperdu d’épouvante, il est seul ! seul dans l’ombre :

Des plus tristes tombeaux l’horreur n’est pas plus sombre ;

Et, comme l’ouragan, ébranlant la forêt,

Une terrible voix lui dicte son arrêt.

 

          – « Tyran, que l’enfer réclame,

           « Et pour qui rien n’est sacré,

           « Point de salut pour ton âme !

           « À Satan Dieu t’a livré.

           « Bientôt la meute infernale

           « Va te suivre en aboyant.

           « Pour quiconque se signale,

           « Comme toi, par le scandale,

           « Sois un exemple effrayant ! »

 

Et de ternes lueurs ont sillonné la nue

Aux formidables sons de la voix inconnue !

          La tempête gronde, – et soudain

Il sent, dans cette nuit de terreur et d’orage,

          Sur sa tête une affreuse main

S’étendre, et sur le dos lui tourner le visage.

Un océan de feu l’entoure de ses flots.

C’est là que de l’enfer il voit les noirs suppôts,

Qui la bouche béante, appelant leur victime,

Vers lui, pour le saisir, s’élancent de l’abîme.

 

Il se sauve, il se sauve avec des cris plaintifs,

Et le sein déchiré de remords trop tardifs,

Sous la terre, le jour, – et la nuit, dans l’espace,

Le poursuit des démons l’interminable chasse :

Et lui, fuyant toujours, et toujours sans repos,

Les voit ; – car son visage est fixé sur son dos.

 

C’est la chasse infernale !... Et ses clameurs horribles

Font souvent dans les bois pâlir les bûcherons. –

S’ils l’osaient, maints chasseurs, tout en signant leurs fronts,

          En feraient des récits terribles.

 

 

 

Théodore CARLIER.

 

Paru dans les Annales romantiques en 1836.

 

 

 

 

 

 

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