La merveilleuse histoire

de Pierre Schlemihl

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Adelbert von CHAMISSO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

NOUS entrâmes au port après une heureuse traversée, qui cependant n’avait pas été pour moi sans fatigues. Dès que le canot m’eut mis à terre, je me chargeai moi-même de mon très mince bagage, et, fendant la foule, je gagnai la maison la plus prochaine et la plus modeste de toutes celles où je voyais pendre des enseignes. Je demandai une chambre. Le garçon d’auberge, après m’avoir toisé d’un coup d’œil, me conduisit sous le toit. Je me fis donner de l’eau fraîche, et m’informai de la demeure de M. Thomas John.

« Sa maison de campagne, me dit-il, est la première à main droite, en sortant par la porte du Nord. C’est le palais neuf aux colonnades de marbre. »

Il était encore de bonne heure ; j’ouvris ma valise, j’en tirai mon frac noir, récemment retourné, et, m’étant habillé Je plus proprement possible, je me mis en chemin, muni de la lettre de recommandation qui devait intéresser à mes modestes espérances le patron chez qui j’allais me présenter.

Après avoir monté la longue rue du Nord et passé la barrière, je vis bientôt briller les colonnes à travers les arbres qui bordaient la route.

« C’est donc ici », me dis-je.

J’essuyai avec mon mouchoir la poussière de mes souliers, j’arrangeai les plis et le nœud de ma cravate, et, à la garde de Dieu, je tirai le cordon de la sonnette. La porte s’ouvrit. Il me fallut d’abord essuyer un interrogatoire, mais enfin le portier voulut bien me faire annoncer, et j’eus l’honneur d’être appelé dans le parc, où M. John se promenait avec sa société. Je le reconnus aisément à l’air de suffisance qui régnait sur son visage arrondi. J’eus à me louer de son accueil, qui toutefois ne me fit point oublier la distance qui sépare un homme riche d’un pauvre diable. Il fit un mouvement vers moi, sans pourtant se séparer de sa société, prit la lettre de recommandation que je lui présentais, et dit en regardant l’adresse :

« De mon frère ! Il y a bien longtemps que je n’ai entendu parler de lui. Il se porte bien ? »

Et, sans attendre ma réponse, il se retourna vers son monde, montrant avec la lettre une colline qui s’élevait à quelque distance :

« C’est là, dit-il, que je veux construire le nouveau bâtiment dont je vous ai parlé. »

Puis il brisa le cachet, sans toutefois interrompre la conversation, qui roulait sur les avantages de la fortune.

« Celui qui ne possède pas au moins un million, dit-il, n’est (pardonnez-moi le mot), n’est qu’un gueux.

– Quelle vérité ! » m’écriai-je avec l’accent d’une douloureuse conviction.

L’expression de ma voix le fit sourire : il se tourna vers moi.

« Restez, mon ami, me dit-il ; peut-être plus tard aurai-je le temps de vous dire ce que je pense de votre affaire. »

Il mit dans sa poche la lettre qu’il avait parcourue des yeux, et offrit le bras à une jeune dame. Le reste de la société l’imita ; chacun s’empressait auprès de la beauté qui l’intéressait. Les groupes se formèrent, et on s’achemina vers la colline émaillée de fleurs que M. John avait désignée.

Pour moi, je fermais la marche, sans être à charge à personne, car personne ne faisait attention à moi. Tour à tour on folâtrait, on parlait avec gravité de choses vaines et futiles, on traitait avec légèreté les sujets les plus graves, et l’épigramme s’aiguisait, surtout aux dépens des absents. J’étais trop peu fait à ce genre de conversation, trop étranger dans ce cercle, et trop préoccupé pour avoir l’esprit à ce qui se disait, et m’amuser de tant d’énigmes.

On avait atteint le bosquet, lorsque la jeune Fanny, qui semblait être l’héroïne du jour, s’entêta à vouloir arracher une branche de rosier fleurie. Une épine la blessa, et quelques gouttes de sang vermeil relevèrent encore la blancheur de sa main. Cet événement mit toute la société en mouvement. On demandait, on cherchait du taffetas d’Angleterre. Un homme âgé, pâle, grêle, sec et effilé, qui suivait la troupe en silence et à l’écart, et que je n’avais pas encore remarqué, accourut, et glissant la main dans la poche étroite de son antique justaucorps de taffetas gris cendré, en tira un petit portefeuille, l’ouvrit, et avec la plus profonde révérence présenta à la dame ce qu’elle demandait. Elle accepta ce service avec distraction, et sans adresser le plus léger remerciement à celui qui le lui rendait. La plaie fut pansée, et l’on continua à gravir la colline, du sommet de laquelle les yeux s’égaraient sur un labyrinthe de verdure, pour se reposer, plus loin, sur l’immensité de l’Océan. La perspective était en effet magnifique.

Un point lumineux se faisait remarquer à l’horizon, entre le vert foncé des flots et l’azur du ciel.

« Une lunette ! » s’écria M. John.

À peine les laquais, accourus à la voix du maître, avaient entendu ses ordres, que déjà l’homme en habit gris, s’inclinant d’un air respectueux, avait remis la main dans sa poche et en avait tiré un très beau télescope qu’il avait présenté à M. John.

Celui-ci, considérant l’objet lointain, annonça à la société que c’était le vaisseau qui, la veille, était sorti du port, et que les vents contraires retenaient à la vue des côtes. La lunette d’approche passa de main en main, mais ne revint point dans celles de son propriétaire. Quant à moi, j’examinai cet homme avec surprise, et je ne pouvais comprendre comment un si long instrument avait pu tenir dans sa poche ; mais personne ne semblait y prendre garde, et l’on ne s’inquiétait pas plus de l’homme en habit gris que de moi.

On offrit des rafraîchissements ; les fruits les plus rares, les plus exquis, furent servis dans des corbeilles élégantes et sur les plus riches plateaux. M. John faisait avec aisance les honneurs de la collation. Il m’adressa pour la seconde fois la parole.

« Prenez, me dit-il, cela vous manquait à bord. »

Je m’inclinai pour lui répondre, mais déjà il causait avec un autre.

Si l’on n’eût craint l’humidité du gazon, on se serait assis sur le penchant de la colline, pour jouir de la beauté du paysage.

« Il serait ravissant, dit quelqu’un de la société, de pouvoir étendre ici des tapis. »

À peine ce vœu avait été prononcé, que déjà l’homme en habit gris avait la main dans sa poche, occupé, de l’air le plus humble, à en faire sortir une riche étoffe de pourpre, brodée d’or. Les domestiques la reçurent tranquillement de ses mains, et la déroulèrent sur l’herbe : toute la société y prit place. Moi, stupéfait, je considérais tour à tour et l’homme, et la poche, et le tapis, qui avait plus de vingt aunes de long sur dix de large. Je me frottais les yeux, et je ne savais que penser, que croire, en voyant surtout que personne ne témoignait la moindre surprise.

J’aurais voulu m’informer quel était cet homme, mais je ne savais à qui m’adresser, car j’étais aussi timide envers messieurs les valets qu’envers le reste de la société. Je m’enhardis enfin, et m’approchant d’un jeune homme qui me semblait sans conséquence, et qu’on avait souvent laissé seul, je le priai à demi-voix de m’apprendre quel était ce complaisant d’une nouvelle espèce, vêtu d’un habit de taffetas gris.

« Qui ? me répondit-il, celui qui ressemble à un bout de fil échappé de l’aiguille d’un tailleur ?

– Oui, celui qui se tient là seul à l’écart.

– Je ne le connais pas. »

Il me tourna le dos, et, sans doute pour éviter mes questions, il se mit à parler de choses indifférentes avec un autre.

Cependant le soleil avait dissipé les nuages, et l’ardeur de ses rayons commençait à incommoder les dames. La belle Fanny, se tournant négligemment vers l’homme en habit gris, auquel personne, que je sache, n’avait encore adressé la parole, lui demanda si, par hasard, il n’aurait pas aussi une tente sur lui. Il ne répondit que par le salut le plus profond, comme s’il eût été loin de s’attendre à l’honneur qu’on lui faisait. Et cependant il avait déjà la main dans sa poche, dont je vis sortir, à la file, pieux, cordes, clous, coutil, en un mot tout ce qui peut entrer dans la construction du pavillon le plus commode. Les jeunes gens s’empressèrent d’en faire usage, et une tente ombragea bientôt de sa gracieuse coupole tout le riche tapis précédemment étendu sur le gazon. – Personne, cependant, ne donnait la moindre marque d’étonnement.

Déjà j’étais frappé d’une secrète horreur, et je frissonnais involontairement ; que devins-je, lorsqu’au premier désir exprimé dans la société, je vis l’homme gris tirer trois chevaux de sa poche. – Oui, trois beaux chevaux noirs, à tous crins, sellés et bridés, de cette même poche dont venaient déjà de sortir un portefeuille, une lunette d’approche, un tapis de vingt aunes de long sur dix de large, et une tente des mêmes dimensions. – Certes, mon ami, tu refuserais de le croire, si je ne t’affirmais avec serment l’avoir vu de mes propres yeux.

Quelle que fût, d’une part, l’humilité de l’homme en habit gris, et, de l’autre, l’insouciance de la société à son égard, moi, je ne pouvais détourner les yeux de sa personne, et son aspect me faisait frémir. Il me devint impossible de le supporter plus longtemps. Je résolus de m’éloigner, ce qui, vu le rôle insignifiant que je jouais, devait m’être facile. Je voulais retourner à la ville, rendre le lendemain une nouvelle visite à M. John, et, si j’en avais l’occasion ou le courage, lui faire quelques questions au sujet de l’homme étrange en habit gris. Trop heureux si j’avais réussi à m’échapper !

Déjà je m’étais glissé hors du bosquet, et me trouvais au pied de la colline, sur une vaste pièce de gazon, lorsque la crainte d’être surpris hors des allées me fit regarder autour de moi. Quel fut mon effroi ! En me retournant, j’aperçus l’homme en habit gris, qui me suivait et venait à moi. Il m’ôta d’abord son chapeau, en s’inclinant plus profondément que jamais personne n’avait fait devant moi. Il était clair qu’il voulait me parler, et je ne pouvais plus l’éviter sans impolitesse. Je lui ôtai donc aussi mon chapeau et lui rendis son salut. Je restai la tête nue, en plein soleil, immobile comme si j’eusse pris racine sur le sol : je le regardai fixement, avec une certaine crainte, et je ressemblais à l’oiseau que le regard du serpent a fasciné lui-même paraissait embarrassé ; il n’osait lever les yeux, et s’avançait en s’inclinant à différentes reprises. Enfin, il m’aborde et m’adresse ces paroles à voix basse, et du ton indécis qui aurait convenu à un pauvre honteux :

« Monsieur daignera-t-il excuser mon importunité, si, sans avoir l’honneur d’être connu de lui, j’ose me hasarder à l’aborder. J’aurais une humble prière à lui faire. Si monsieur voulait me faire la grâce...

– Mais, au nom de Dieu, monsieur, m’écriai-je en l’interrompant dans mon anxiété, que puis-je pour un homme qui... »

Nous demeurâmes courts tous les deux, et je crois que la rougeur nous monta également au visage.

Après un intervalle de silence, il reprit la parole :

« Pendant le peu de moments que j’ai joui du bonheur de me trouver auprès de vous, j’ai, à plusieurs reprises... Je vous demande mille excuses, monsieur, si je prends la liberté de vous le dire, j’ai contemplé avec une admiration inexprimable l’ombre superbe que, sans aucune attention et avec un noble mépris, vous jetez à vos pieds... cette ombre même que voilà. Encore une fois, monsieur, pardonnez à votre humble serviteur l’insigne témérité de sa proposition daigneriez-vous consentir à traiter avec moi de ce trésor ? Pourriez-vous vous résoudre à me le céder ? »

Il se tut, et j’hésitais à en croire mes oreilles.

« M’acheter mon ombre ! Il est fou », me dis-je en moi-même.

Et d’un ton qui sentait peut-être un peu la pitié, je lui répondis :

« Eh ! mon ami, n’avez-vous donc point assez de votre ombre ? Quel étrange marché me proposez-vous !... »

Il continua :

« J’ai dans ma poche bien des choses qui pourraient n’être pas indignes d’être offertes à monsieur. Il n’est rien que je ne donne pour cette ombre inestimable ; rien à mes yeux n’en peut égaler le prix. »

Une sueur froide ruissela sur tout mon corps lorsqu’il me fit ressouvenir de sa poche, et je ne compris plus comment j’avais pu le nommer mon ami. Je repris la parole, et tâchai de réparer ma faute à force de politesses.

« Mais, monsieur, lui dis-je, excusez votre très humble serviteur ; sans doute que j’ai mal compris votre pensée. Comment mon ombre pourrait-elle... ?

Il m’interrompit.

« Je ne demande à monsieur que de me permettre de ramasser ici son ombre et de la mettre dans ma poche ; quant à la manière dont je pourrai m’y prendre, c’est mon affaire. En échange, et pour prouver à monsieur ma reconnaissance, je lui laisserai le choix entre plusieurs bijoux que j’ai avec moi : l’herbe précieuse du pêcheur Glaucus ; la racine de Circé ; les cinq sous du Juif-Errant ; le mouchoir du grand Albert ; la mandragore ; l’armet de Mambrin ; le rameau d’or ; le chapeau de Fortunatus, remis à neuf, et richement remonté, ou, si vous préfériez, sa bourse...

– La bourse de Fortunatus ! » m’écriai-je.

Et ce seul mot, quelle que fût d’ailleurs mon angoisse, m’avait tourné la tête. Il me prit des vertiges, et je crus entendre les doubles ducats tinter à mon oreille.

« Que monsieur daigne examiner cette bourse et en faire l’essai. »

Il tira en même temps de sa poche et remit entre mes mains un sac de maroquin à double couture et fermé par des courroies. J’y puisai, et en retirai dix pièces d’or, puis dix autres, puis encore dix, et toujours dix. – Je lui tendis précipitamment la main :

« Tope ! dis-je, le marché est conclu ; pour cette bourse, vous avez mon ombre. »

Il me donna la main, et sans plus de délai se mit à genoux devant moi ; je le vis avec la plus merveilleuse adresse détacher légèrement mon ombre du gazon depuis la tête jusques aux pieds, la plier, la rouler, et la mettre enfin dans sa poche.

Il se releva quand il eut fini, s’inclina devant moi, et se retira dans le bosquet de roses. Je crois que je l’entendis rire en s’éloignant. Pour moi, je tenais ferme la bourse par les cordons la terre était également éclairée tout autour de moi, et je n’étais pas encore maître de mes sens.

 

 

II

 

ENFIN je revins à moi, et me hâtai de quitter ce lieu, où j’espérais ne plus avoir rien à faire. Je commençai par remplir mes poches d’or, puis je suspendis la bourse à mon cou et la cachai sous mes vêtements. Je sortis du parc sans être remarqué ; je gagnai la grand’route, et je m’acheminai vers la ville.

J’approchais de la porte, lorsque j’entendis crier derrière moi :

« Jeune homme ! Eh ! jeune homme ! écoutez donc ! »

Je me retournai, et j’aperçus une vieille femme, qui me dit :

« Prenez donc garde, monsieur, vous avez perdu votre ombre.

– Grand merci, ma bonne mère », lui répondis-je en lui jetant une pièce d’or pour prix de son bon avis, et je continuai ma route à l’ombre des arbres qui bordaient le chemin.

À la barrière, la sentinelle répéta la même observation :

« Où celui-ci a-t-il laissé son ombre ? »

Des femmes, à quelques pas de là, s’écrièrent :

« Jésus, Marie ! le pauvre homme n’a point d’ombre ! »

Ces propos commencèrent à me chagriner. J’évitai avec le plus grand soin de marcher au soleil ; mais il y avait des carrefours où l’on ne pouvait faire autrement, comme, par exemple, au passage de la grande rue, où, quand j’arrivai, pour mon malheur, justement les polissons sortaient de J’école. Un maudit petit bossu, je crois le voir encore, remarqua d’abord ce qui me manquait, et me dénonça par de grands cris à la bande écolière du faubourg, qui commença sans façons à me harceler avec des pierres et de la boue.

« La coutume des honnêtes gens, criaient-ils, est de se faire suivre de leur ombre quand ils vont au soleil. »

Je jetai de l’or à pleines mains, pour me débarrasser d’eux, et je sautai dans une voiture de place que de bonnes âmes me procurèrent.

Aussitôt que je me trouvai seul dans la maison roulante, je commençai à pleurer amèrement. Déjà je pressentais que, dans le monde, l’ombre l’emporte autant sur l’or que l’or sur le mérite et la vertu. J’avais jadis sacrifié la richesse à ma conscience ; je venais de sacrifier mon ombre à la richesse. – Que pouvais-je faire désormais sur la terre ?

Je n’étais pas encore revenu de mon trouble lorsque la voiture s’arrêta devant mon auberge ; l’aspect de cette masure m’indigna ; j’aurais rougi de remettre le pied dans ce misérable grenier où j’étais logé. J’en fis sur-le-champ descendre ma valise ; je la reçus avec dédain, laissai tomber quelques pièces d’or, et ordonnai de me conduire au plus brillant hôtel de la ville. Cette maison était exposée au nord, et je n’avais rien à craindre du soleil ; je donnai de l’or au cocher, je me fis ouvrir le plus bel appartement, et je m’y enfermai dès que j’y fus seul.

Et que penses-tu que je fisse alors ? Ô mon cher Adelbert, en te l’avouant, la rougeur me couvre le visage. Je tirai la malheureuse bourse de mon sein, et, avec une sorte de fureur semblable au délire toujours croissant de ces fièvres ardentes qui s’alimentent par leur propre malignité, j’y puisai de l’or, encore de l’or, sans cesse de l’or. Je le répandais sur le plancher, je l’amoncelais autour de moi, je faisais sonner celui que je retirais sans interruption de la bourse, et ce maudit son, mon cœur s’en repaissait. J’entassai sans relâche le métal sur le métal, jusqu’à ce qu’enfin, accablé de fatigue, je me roulai sur ce trésor. Je nageais en quelque sorte dans cet océan de richesses. Ainsi se passa la journée ; le nuit me trouva gisant sur mon or, et le sommeil vint enfin m’y fermer les yeux.

Un songe me reporta près de toi ; je me trouvai derrière la porte vitrée de ta petite chambre. Tu étais assis à ton bureau, entre un squelette et un volume de ton herbier ; Haller, Humboldt et Linné étaient ouverts devant toi, et, sur ton canapé, Homère et Shakespeare. Je te considérai longtemps, puis j’examinai tout ce qui était autour de toi, et mes yeux te contemplèrent de nouveau ; mais tu étais sans mouvement, sans respiration, sans vie.

Je m’éveillai. Il paraissait être encore de fort bonne heure ; ma montre était arrêtée ; j’étais brisé, et de plus je mourais de besoin : je n’avais rien pris depuis la veille au matin. Je repoussai avec dépit loin de moi cet or dont peu auparavant j’avais follement enivré mon cœur. Maintenant, inquiet, triste et confus, je ne savais plus qu’en faire. Je ne pouvais le laisser ainsi sur le plancher. J’essayai si la bourse de laquelle il était sorti aurait la vertu de l’absorber ; mais non, il ne voulait pas y rentrer. Aucune de mes fenêtres ne donnait sur la mer ; il fallut donc prendre mon parti, et, à force de temps et de peines, à la sueur de mon front, le porter dans une grande armoire qui se trouvait dans un cabinet attenant à ma chambre à coucher, et l’y cacher jusqu’à nouvel ordre ; je n’en laissai que quelques poignées dans mon appartement. Lorsque ce travail fut achevé, je m’étendis, épuisé de fatigue, dans une bergère, et j’attendis que les gens de la maison commençassent à se faire entendre.

Je me fis apporter à manger, et je fis venir l’hôte, avec lequel je réglai l’ordonnance de ma maison. Il me recommanda, pour mon service personnel, un nommé Bendel, dont la physionomie ouverte et sage m’inspira d’abord la confiance. Pauvre Bendel ! C’est lui dont l’attachement a depuis adouci mon sort, et qui m’a aidé à supporter mes maux en les partageant. Je passai toute la journée chez moi avec des valets sans maîtres et des marchands. Je montai ma maison et ma suite conformément à ma fortune actuelle, et j’achetai surtout une quantité de choses inutiles, de bijoux et de pierreries, dans le seul but de me débarrasser d’une partie du monceau d’or qui me gênait ; mais à peine si la diminution en était sensible.

Je flottais cependant, à l’égard de ce qui me manquait, dans une incertitude mortelle ; je n’osais sortir de ma chambre, et je faisais allumer le soir quarante bougies dans mon salon, pour ne point rester dans les ténèbres. Je ne pensais qu’avec effroi à la rencontre des écoliers cependant je voulais, autant que j’en aurais eu le courage, affronter encore une fois les regards du public, et donner à l’opinion l’occasion de se prononcer. La lune éclairait alors les nuits 5e m’enveloppai d’un large manteau, je rabattis mon chapeau sur mes yeux, et me glissai, tremblant comme un malfaiteur, hors de l’hôtel. Je m’éloignai à l’ombre des maisons, et ayant gagné un quartier écarté, je m’exposai au rayon de la lune, résigné à apprendre mon sort de la bouche des passants.

Épargne-moi, mon ami, le douloureux récit de tout ce qu’il me fallut endurer. Quelques femmes manifestaient la compassion que je leur inspirais, et l’expression de ce sentiment ne me déchirait pas moins le cœur que les outrages de la jeunesse et l’orgueilleux mépris des hommes, de ceux-là surtout qui se complaisaient à l’aspect de l’ombre large et respectable dont leur haute stature était accompagnée. Une jeune personne d’une grande beauté, qui semblait suivre ses parents, tandis que ceux-ci regardaient avec circonspection à leurs pieds, porta par hasard ses regards sur moi ; je la vis tressaillir lorsqu’elle remarqua la malheureuse clarté qui m’environnait. L’effroi se peignit sur son beau visage ; elle le couvrit de son voile, baissa la tête, et poursuivit sa route sans ouvrir la bouche. Des larmes amères s’échappèrent alors de mes yeux, et, le cœur brisé, je me replongeai dans l’ombre. J’eus besoin de m’appuyer contre les murs pour soutenir ma démarche chancelante, et je regagnai lentement ma maison, où je rentrai tard.

Le sommeil n’approcha point, cette nuit, de ma paupière. Mon premier soin, dès que le jour parut, fut de faire chercher l’homme en habit gris. J’espérais, si je parvenais à le retrouver, que peut-être notre étrange marché pouvait lui sembler aussi onéreux qu’à moi-même ; j’appelai Bendel. Il était actif et intelligent ; je lui dépeignis exactement l’homme entre les mains duquel était un trésor sans lequel la vie ne pouvait plus être pour moi qu’un supplice. Je l’instruisis du temps et du lieu où je l’avais rencontré, et je lui dis encore que, pour des renseignements plus particuliers, il eût à s’informer curieusement d’une lunette d’approche, d’un riche tapis de Turquie, d’un pavillon magnifique, et enfin de trois superbes chevaux de selle noirs, objets dont l’histoire, que je ne lui racontai pas, se rattachait essentiellement à celle de l’homme mystérieux que personne n’avait semblé remarquer, et de qui l’apparition avait détruit le repos et le bonheur de ma vie.

Tout en parlant, je lui donnai autant d’or que j’en avais pu porter ; j’y ajoutai des bijoux et des diamants d’une valeur encore plus grande, et je poursuivis :

« Voilà ce qui aplanit bien des chemins, et rend aisées bien des choses impossibles. Ne sois pas plus économe de ces richesses que moi-même. Va, Bendel, va, et ne songe qu’à rapporter à ton maître des nouvelles sur lesquelles il fonde son unique espérance. »

Il revint tard et triste. Il n’avait rien appris des gens de M. John, rien des personnes de sa société. Il avait cependant parlé à plusieurs, et aucune ne paraissait avoir le moindre souvenir de l’homme en habit gris. La lunette était encore entre les mains de M. John ; le pavillon, tendu sur la colline, couvrait encore le riche tapis de Turquie. Les valets vantaient l’opulence de leur maître, mais tous ignoraient également d’où lui venaient ces nouveaux objets de luxe. Lui-même y prenait plaisir, sans paraître se rappeler celui de qui il les tenait. Les jeunes gens qui avaient monté les chevaux noirs les avaient encore dans leurs écuries, et ils s’accordaient à célébrer la générosité de M. John, qui leur en avait fait présent.

Le récit long et circonstancié de Bendel m’éclairait peu ; cependant, quelque infructueuses qu’eussent été ses démarches, je ne pus refuser des louanges à son zèle, à son activité et à sa prudence mesurée. – Je lui fis signe, en soupirant, de me laisser seul.

« J’ai, reprit-il, rendu compte à monsieur de ce qu’il lui importait le plus de savoir ; il me reste à m’acquitter d’une commission dont m’a chargé pour lui quelqu’un que je viens de rencontrer devant la porte, en retournant d’une mission où j’ai si mal réussi. Voici quelles ont été ses propres paroles : " Dites à M. Pierre Schlémihl qu’il ne me reverra plus ici, parce que je vais passer les mers, et que le vent qui vient de se lever ne m’accorde plus qu’un moment ; mais que d’aujourd’hui dans un an j’aurai moi-même l’honneur de venir le trou ver, et de lui proposer un nouveau marché qui pourra lui être alors agréable. Faites-lui mes très humbles compliments, et assurez-le de ma reconnaissance. " Je lui ai demandé son nom, il m’a répondu : " Rapportez seulement à votre maître ce que je viens de vous dire, et il me reconnaîtra. "

– Comment était-il fait ? » m’écriai-je avec un sinistre pressentiment.

Et Bendel me dépeignit, trait pour trait, l’homme en habit gris, tel qu’il venait de le signaler lui-même dans son récit.

« Malheureux ! m’écriai-je, c’était lui-même. »

Et tout à coup, comme si un épais bandeau fût tombé de ses yeux :

« Oui ! s’écria-t-il avec l’expression de l’effroi, oui, c’était lui, c’était lui-même. Et moi, aveugle, insensé que j’étais, je ne l’ai pas reconnu, malgré la peinture exacte que vous m’en aviez faite, et j’ai trahi la confiance de mon maître ! »

Il éclata contre lui-même en reproches amers, et le désespoir auquel je le voyais se livrer excita ma compassion. Je cherchais à le consoler ; je l’assurai que je ne doutais nullement de sa fidélité ; mais je lui ordonnai de courir aussitôt au port, et de suivre, s’il en était encore temps, les traces de l’inconnu. Il y vola, mais un grand nombre de vaisseaux, retenus depuis longtemps par les vents contraires, venaient de mettre à la voile pour toutes les contrées du monde, et l’homme en habit gris avait disparu, hélas ! comme mon ombre qu’il emportait, sans laisser de vestiges.

 

 

III

 

DE quoi serviraient des ailes à qui gémirait dans les fers ? elles ne feraient qu’accroître son désespoir. J’étais, comme le dragon qui couve son trésor, dépourvu de toute consolation humaine, et misérable au sein de mes richesses ; je les maudissais comme une barrière qui me séparait du reste des mortels. Seul, renfermant au dedans de moi-même mon funeste secret, réduit à craindre le moindre de mes valets, et à envier son sort, car il pouvait se montrer au soleil et réfléchir devant lui son ombre, j’aigrissais ma douleur en y rêvant sans cesse. Je ne sortais ni jour ni nuit de mon appartement ; le désespoir peu à peu s’emparait de mon cœur, il le brisait, il allait l’anéantir.

J’avais un ami cependant, qui, sous mes yeux, se consumait aussi de chagrin : c’était mon fidèle Bendel, qui ne cessait de s’accuser d’avoir trompé ma confiance en ne reconnaissant pas l’homme dont je l’avais chargé de s’informer, et auquel il devait croire que se rattachaient toutes mes douleurs. Pour moi, je ne pouvais lui faire aucun reproche ; je ne sentais que trop dans tout ce qui s’était passé l’ascendant mystérieux de l’inconnu.

Un jour, pour tout essayer, j’envoyai Bendel avec une riche bague de diamants chez le peintre le plus renommé de la ville, en le faisant prier de passer chez moi. Il vint. J’éloignai tous mes gens ; je fermai soigneusement ma porte ; je fis asseoir l’artiste à mon côté, et, après avoir loué ses talents, j’abordai la question, non sans un serrement de cœur inexprimable. J’avais cependant pris la précaution de lui faire promettre le plus religieux secret sur la proposition que j’allais lui faire.

« Monsieur le professeur, lui dis-je, vous serait-il possible de peindre une ombre à un homme qui, par un enchaînement inouï de malheurs, aurait perdu la sienne ?

– Vous parlez, monsieur, de l’ombre portée ?

– Oui, monsieur, de l’ombre portée, de celle que l’on jette à ses pieds au soleil.

– Mais, poursuivit-il, par quelle négligence, par quelle maladresse cet homme a-t-il donc pu perdre son ombre ?

– Il importe peu, repartis-je, comment cela s’est fait ; cependant je vous dirai (et je sentis qu’il fallait mentir) que, voyageant l’hiver dernier en Russie, son ombre, par un froid extraordinaire, gela si fortement sur la terre, qu’il lui fut impossible de l’en arracher. Il fallut la laisser à la place où le malheur était arrivé.

– L’ombre postiche que je pourrais lui peindre, répondit l’artiste, ne résisterait pas au plus léger mouvement ; il la perdrait encore infailliblement, lui qui, à en croire votre récit, tenait si faiblement à celle qu’il avait reçue de la nature. Que celui qui ne porte point d’ombre ne s’expose pas au soleil ; c’est le plus raisonnable et le plus sûr. »

Il se leva à ces mots, et s’éloigna en me lançant un regard pénétrant que je ne pus supporter. Je retombai dans mon fauteuil, et je cachai mon visage dans mes deux mains.

Bendel, en rentrant, me trouva dans cette attitude, et, respectant la douleur de son maître, il allait se retirer en silence. Je levai les yeux je succombais sous le fardeau de mes peines ; il les fallait alléger en les versant dans le sein d’un ami.

« Bendel ! lui criai-je, Bendel ! toi le seul témoin de ma douleur, qui la respectes, et ne cherches point à en surprendre la cause, qui sembles t’y montrer sensible et la partager en secret, viens près de moi, Bendel, et sois le confident, l’ami de mon cœur. Je ne t’ai point caché l’immensité de mes richesses ; je ne veux plus te faire un mystère de mon désespoir. Bendel, ne m’abandonne pas. Tu me vois riche, libéral, et tu penses que le monde devrait m’honorer et me rechercher. Cependant tu me vois fuir le monde ; tu me vois mettre entre lui et moi la barrière des portes et des verrous. Bendel, c’est que le monde m’a condamné ; il me repousse, me rejette ; et peut-être me fuiras-tu toi-même lorsque tu sauras mon effroyable secret. Bendel, je suis riche, généreux, bon maître, bon ami, mais, hélas ! je n’ai plus... Comment achever, grand Dieu !... Je n’ai plus... mon ombre.

– Plus d’ombre ! s’écria-t-il avec terreur, plus d’ombre ! »

Et ses yeux se remplirent de larmes.

« Misérable que je suis, d’être condamné à servir un maître qui n’a point d’ombre ! »

Il se tut, et mon visage retomba dans mes deux mains, dont je le couvris de nouveau.

« Bendel, repris-je en hésitant après un assez long silence, Bendel, maintenant tu connais mon secret, et tu peux le trahir. Va, dénonce-moi ; élève contre moi ton témoignage. »

Je m’aperçus qu’un violent combat se passait en lui. Enfin je le vis se précipiter à mes pieds. Il saisit mes mains, les arrosa de ses pleurs, et s’écria :

« Non, quoi qu’en pense le monde, je ne puis ni ne veux abandonner mon maître parce qu’il a perdu son ombre. Si je n’agis pas selon la prudence, j’agirai du moins selon la probité. Je demeurerai près de vous ; je vous prêterai le secours de mon ombre ; je vous rendrai tous les services qui pourront dépendre de moi ; je pleurerai du moins avec vous. »

À ces mots, je jetai mes bras autour de son cou, je le serrai contre mon cœur, étonné d’un si admirable dévouement, car je voyais bien que ce n’était point le vil appât de l’or qui le portait à se sacrifier ainsi pour moi.

Depuis ce moment mon sort et ma manière de vivre changèrent. On ne saurait croire avec quel zèle, avec quelle adresse Bendel savait remédier à ma déplorable infirmité. Toujours et partout il était près de moi, devant moi, prévoyant tout, prenant les plus ingénieuses précautions, et, si quelque péril venait à me menacer, plus prompt que l’éclair, il accourait et me couvrait de son ombre, car il était plus grand et plus puissant que moi. Alors je pus me hasarder de nouveau parmi les hommes, et reprendre un rôle dans la société. Ma situation me forçait, à la vérité, à affecter diverses bizarreries, mais elles siéent si bien aux riches ! et, tant que la vérité demeurait cachée, je jouissais doucement des honneurs et des respects que l’on doit à l’opulence. – J’attendais avec plus de tranquillité l’époque à laquelle le mystérieux inconnu m’avait annoncé sa visite.

Je sentais cependant très bien que j’aurais tort de m’arrêter longtemps dans un lieu où j’avais été vu sans mon ombre, et dans lequel je pouvais être reconnu d’un moment à l’autre. Je me rappelais aussi, et peut-être étais-je le seul à y songer, l’humble manière dont je m’étais présenté chez M. John, et ce souvenir m’était désagréable. Je ne voulais donc qu’apprendre et répéter ici mon rôle, afin de le jouer ailleurs avec plus d’assurance. Cependant, je fus arrêté quelque temps par ma vanité.

Fanny, la beauté du jour, celle même que j’avais vu briller chez M. John, et que je rencontrai ailleurs sans qu’elle se doutât de m’avoir jamais vu, Fanny, dis-je, m’honora de quelque attention, car maintenant j’avais de l’esprit, de l’agrément, de la délicatesse ; on m’écoutait dès que j’ouvrais la bouche, et je ne savais pas moi-même comment j’avais pu apprendre si vite à manier la parole avec tant d’art, à diriger la conversation avec tant de supériorité. L’impression que je crus avoir faite sur cette dame produisit en moi tout l’effet qu’elle désirait ; elle me tourna la tête, et dès lors je ne cessai de la suivre, non sans peine ni sans danger, à la faveur de l’ombre et du crépuscule. J’étais vain de la voir mettre son orgueil à me retenir dans ses chaînes. Je ne réussis pas cependant à faire passer jusque dans mon cœur l’ivresse de ma vanité.

Mais à quoi bon, ami, te rapporter longuement tous les détails d’une histoire aussi vulgaire. Toi-même souvent tu m’en as raconté de semblables, dont tant d’honnêtes gens ont été les héros ! Cependant, la pièce usée dans laquelle je jouais un rôle rebattu eut cette fois un dénouement nouveau et fort inattendu.

Un soir où, suivant ma coutume, j’avais rassemblé dans un jardin magnifiquement illuminé une société nombreuse et choisie, je m’enfonçai avec ma maîtresse dans un bosquet écarté. Je lui donnais le bras ; je lui disais des douceurs son regard était modestement baissé, et sa main répondait légèrement à l'étreinte de la mienne, répondait légèrement à l’étreinte de la mienne, lorsque inopinément la lune apparut derrière nous, sortant du sein d’un épais nuage. Elle ne réfléchit que la seule ombre de Fanny, qui, surprise, me regarda d’abord, puis reporta ses yeux à terre, y cherchant avec inquiétude l’image de celui qui était à ses côtés. Ce qui se passait en elle se peignit d’une manière si bizarre sur sa physionomie, que je n’aurais pu m’empêcher d’en rire aux éclats, si, au même moment, songeant à moi-même, un frisson glacial ne m’eût saisi.

Cependant Fanny perdit l’usage de ses sens. Je la laissai se dégager de mes bras, et, perçant comme un trait la foule de mes hôtes, je gagnai la porte, me jetai dans la première voiture qui se rencontra, et revins précipitamment à la ville, où, pour mon malheur, j’avais laissé cette fois le circonspect Bendel. Le désordre qui se peignait dans tous mes traits l’effraya d'abord ; un mot lui révéla tout. Des chevaux de poste furent à l'instant commandés. Je ne pris avec moi qu’un seul de mes gens, un certain Rascal. C’était un insigne vaurien, mais adroit, expéditif, industrieux. Il avait su se rendre nécessaire, et d’ailleurs il ne pouvait se douter de ce qui venait d’arriver. Je laissai derrière moi, cette nuit-là même, plus de trente lieues de pays. Bendel était resté pour congédier mes gens, répandre de l’or, régler mes affaires, et m’apporter tout ce dont on a besoin en voyage.

Quand, le jour suivant, il m’eut rejoint, je me jetai dans ses bras et lui jurai, sinon de ne plus faire de sottises, du moins d’être plus circonspect à l’avenir. Nous poursuivîmes jour et nuit notre route, passâmes la frontière, traversâmes les montagnes, et ce ne fut qu’après avoir mis cette barrière entre le théâtre de mes infortunes et moi, que je consentis à m’arrêter pour respirer. Des bains que l’on disait peu fréquentés se trouvaient dans le voisinage. Ce fut là que je résolus de me rendre pour me remettre de mes fatigues.

 

 

IV

 

JE serai forcé de glisser rapidement sur une époque de mon histoire où je trouverais tant de plaisir à m’arrêter, si ma mémoire pouvait suffire à retracer ce qui en faisait le charme. Mais les couleurs dont elle a brillé sont ternies pour moi et ne sauraient plus revivre dans mon récit. Je chercherais en vain dans mon cœur ce trouble cruel et délicieux qui en précipitait les battements, ces peines bizarres, cette félicité, cette émotion religieuse et profonde. En vain je frappe le rocher, une eau vive ne peut plus en jaillir ; le Dieu s’est retiré de moi.

Oh ! de quel œil indifférent je regarde aujourd’hui ce temps qui n’est plus ! Je me disposais à jouer dans ce lieu un personnage important ; mais, novice dans un rôle mal étudié, je me trouble et balbutie, ébloui par deux beaux yeux. Les parents, qu’abusent les apparences, s’empressent de conclure le mariage de leur fille, et une mystification est le dénouement de cette scène commune. Tout cela me semble aujourd’hui misérable et ridicule, et je m’effraye cependant de trouver ridicule et misérable ce qui alors, source d’émotions, gonflait ma poitrine et précipitait les mouvements de mon cœur. Je pleure, Mina, comme au jour où je te perdis. Je pleure d’avoir perdu mes douleurs et ton image. Suis-je donc devenu si vieux ? Ô cruelle raison !... Seulement encore un battement de mon cœur ! un instant de ce songe ! un souvenir de mes illusions ! Mais non, je vogue solitaire sur le cours décroissant du fleuve des âges, et la coupe enchantée est tarie.

Bendel avait pris les devants pour me procurer un logement convenable à ma situation. L’or qu’il sema à pleines mains et l’ambiguïté de ses expressions sur l’homme de distinction qu’il servait (car je n’avais pas voulu qu’il me nommât) inspirèrent au bon peuple de cette petite ville une singulière idée. Dès que ma maison fut prête à me recevoir, Bendel vint me retrouver, et je continuai avec lui mon voyage.

La foule nous barra le chemin environ à une lieue de la ville, dans un endroit découvert ; la voiture s’arrêta. Le son des cloches, le bruit du canon et celui d’une musique brillante et guerrière se firent entendre à la fois. Enfin, un vivat universel retentit dans les airs.

Alors une troupe de jeunes filles vêtues de blanc s’avança à la portière de la voiture ; la plupart étaient d’une grande beauté, mais l’une d’elles les éclipsait toutes, comme l’aurore fait pâlir les étoiles de la nuit. Elle s’avança la première en rougissant, et, fléchissant le genou, me présenta, sur un riche coussin, une couronne de laurier, de roses et d’olivier. Je ne compris pas le compliment qu’elle m’adressa en balbutiant je n’entendis que les mots d’amour, de respect, de majesté ; mais le son de sa voix fit tressaillir mon cœur. Je crus retrouver, tracés dans ma mémoire, les traits déjà connus de cette figure céleste. Cependant le chœur des jeunes filles entonna les louanges d’un bon roi, et chanta le bonheur de ses peuples.

Remarque, cher ami, que cette rencontre avait lieu en plein soleil, et moi, privé de mon ombre, je ne pouvais me précipiter hors de cette prison roulante où j’étais enfermé ; je ne pouvais tomber à mon tour aux genoux de cette angélique créature. Oh ! que n’aurais-je point en cet instant donné pour avoir mon ombre ! Il me fallut cacher dans le fond de mon carrosse ma honte et mon désespoir. Bendel prit enfin le parti d’agir en mon nom ; il descendit, et, comme interprète de son maître, déclara que je ne devais ni ne voulais accepter de tels témoignages de respect, qui ne pouvaient m’être adressés que par une méprise ; mais que cependant je remerciais les habitants de la ville de leur obligeant accueil. Je tirai de mon écrin, qui était à ma portée, un riche diadème de diamants, destiné naguère à parer le front de la belle Fanny, et le remis à mon orateur. Il prit sur le coussin la couronne qui m’était présentée, posa le diadème à la place, offrit la main à la jeune personne, l’aida à se relever, et la reconduisit vers ses compagnes. Il congédia d’un geste de protection le clergé, les magistrats et les députations des différents corps, ordonna à la foule d’ouvrir le passage, et remonta lestement dans la voiture, qui partit au grand galop des chevaux. Nous entrâmes dans la ville en passant sous un arc de triomphe qu’on avait élevé à la hâte et décoré de fleurs et de branches de laurier. Cependant le canon ne cessait de tonner. La voiture s’arrêta devant mon hôtel. J’y entrai avec précipitation, obligé, pour gagner ma porte, de fendre les flots de la foule, que la curiosité et le désir de voir ma personne avaient rassemblée à l’entour. Le peuple criait vivat sous mes fenêtres, et j’en fis pleuvoir des ducats. Enfin, le soir, la ville fut spontanément illuminée.

Je ne savais encore ce que tout cela signifiait, ni pour qui on me prenait ; j’envoyai Rascal aux informations. On lui raconta comment on avait eu la nouvelle certaine que le roi de Prusse voyageait dans le pays sous le simple titre de comte ; comment mon chambellan s’était trahi et m’avait fait découvrir ; et, enfin, quelle avait été la joie publique à la certitude de me posséder dans ces murs.

Maintenant que l’on voyait quel strict incognito je voulais garder, on se désolait d’avoir si indiscrètement soulevé le voile dont je m’enveloppais. Cependant ma colère avait été mêlée de tant de marques de clémence et de grâce, que l’on espérait que je voudrais bien pardonner aux habitants en faveur de leur bonne intention.

La chose parut si plaisante à mon coquin, que, par ses discours insidieux et ses graves remontrances, il fit tout ce qui dépendait de lui pour affermir ces bonnes gens dans leur opinion. Il me rapporta ces nouvelles avec beaucoup de gaieté, et, voyant qu’il me divertissait, il alla jusqu’à se vanter de son espièglerie. Faut-il l’avouer ? j’étais en secret flatté des honneurs que je recevais, bien que je susse qu’ils s’adressaient à un autre.

J’ordonnai de préparer pour le lendemain au soir, sous les arbres qui ornaient la place où donnaient mes fenêtres, une fête, à laquelle je fis inviter toute la ville. La vertu secrète de ma bourse, l’activité de Bendel, l’adresse inventive de l’ingénieux Rascal, levèrent tous les obstacles, et triomphèrent de la brièveté du temps. Tout s’arrangea avec un ordre et une précision admirables. Magnificence, délicatesse, profusion, rien ne manqua. L’illumination brillante était disposée avec tant d’art, que je n’avais rien à craindre ; je n’eus, en un mot, que des louanges à donner à mes serviteurs.

À l’heure indiquée, tout le monde arriva, et chaque personne me fut présentée. Le mot de Majesté ne fut plus prononcé, mais chacun me salua avec le plus profond respect sous le nom de comte. Que pouvais-je faire ? J’acceptai le titre, et me laissai nommer le comte Pierre. Cependant, au milieu de cette foule empressée et joyeuse, mon âme ne soupirait qu’après un seul objet. Elle parut enfin, bien tard au gré de mon impatience, celle qui, digne de la couronne, en portait sur son front le simulacre – le diadème que Bendel avait échangé contre l’offrande de cette bonne ville. Elle suivait modestement ses parents, et semblait seule ignorer qu’elle était la plus belle. On me nomma M. l’inspecteur des forêts, madame son épouse et mademoiselle sa fille. Je réussis à dire mille choses agréables et obligeantes aux parents, mais je restai devant leur fille muet et déconcerté, comme l’enfant qui vient d’être pris en faute ; enfin je la suppliai, en balbutiant, d’honorer cette fête en y acceptant le rang dû à ses grâces et à sa beauté. Elle sembla, d’un coup d’œil expressif et touchant, réclamer mon indulgence ; mais, aussi timide qu’elle-même, je ne pus que lui offrir en hésitant mes hommages comme à la reine de la fête. La beauté de mon choix réunit facilement tous les suffrages ; on adora en elle la faveur et l’innocence, qui a bien aussi sa majesté. Les heureux parents de Mina s’attribuaient les respects que l’on rendait à leur fille. Quant à moi, j’étais dans une ivresse difficile à décrire. Sur la fin du repas, je fis apporter dans deux bassins couverts toutes les perles, tous les bijoux, tous les diamants dont j’avais autrefois fait emplette pour me débarrasser d’une partie de mon or, et je les fis distribuer, au nom de la reine, à toutes ses compagnes et à toutes les dames. Cependant, du haut des différents buffets élevés derrière les tables, on jetait sans interruption des pièces d’or au peuple rassemblé sur la place.

Bendel, le lendemain matin, me prévint en confidence que les soupçons qu’il avait conçus depuis longtemps sur la fidélité de Rascal s’étaient enfin changés en certitude.

« Hier, pendant la fête, me dit-il, je l’ai vu détourner et s’approprier plusieurs sacs pleins d’or.

– N’envions point, lui répondis-je, à ce pauvre diable le chétif butin qu’il a pu faire. J’en enrichis bien d’autres ; pourquoi celui-là ne tirerait-il pas parti de la circonstance ? Il m’a bien servi hier, ainsi que les gens que tu as nouvellement attachés à mon service ; ils ont tous contribué à ma joie, il est juste qu’ils y trouvent leur profit. »

Il n’en fut plus question. Rascal resta le premier de mes domestiques, car Bendel était mon confident et mon ami. Celui-ci s’était accoutumé à regarder mes richesses comme inépuisables, sans jamais s’enquérir quelle en pouvait être la source. Se conformant à mes caprices, il m’aidait à inventer des occasions de faire parade de mes trésors et de les prodiguer. Quant à l’inconnu, il savait seulement que je croyais ne pouvoir attendre que de lui la fin de mon opprobre. Il me voyait en même temps redouter cet être énigmatique en qui je mettais ma dernière espérance, et, persuadé de l’inutilité de toute perquisition, me résigner à attendre le jour que lui-même m’avait fixé pour une entrevue.

La magnificence de ma fête et la manière dont j’avais représenté confirmèrent d’abord les habitants de la ville dans leur prévention. Cependant, les gazettes ayant démenti le bruit du prétendu voyage de S. M. Prussienne, les conjectures se tournèrent d’un autre côté. Il fallait absolument que je fusse roi, et l’une des plus riches et des plus royales majestés qui eussent jamais existé. Seulement, on se demandait quel pouvait être mon empire. Le monde n’a jamais eu, à ce que je sache, à se plaindre de la disette de monarques, et moins de nos jours que jamais. Ces bonnes gens, qui cependant n’en avaient encore vu aucun de leurs yeux, devinaient l’énigme avec autant de bonheur les uns que les autres. J’étais tantôt un souverain du Nord, tantôt un potentat du Midi. Et, en attendant, le comte Pierre restait toujours le comte Pierre.

Un jour, il arriva aux bains un négociant qui avait fait banqueroute pour s’enrichir : il jouissait de la considération générale, et réfléchissait devant lui une ombre passablement large, quoique un peu pâle. Il venait dans ce lieu pour dépenser avec honneur les biens qu’il avait amassés. Il lui prit envie de rivaliser avec moi et de chercher à m’éclipser ; mais, grâce à ma bourse, je menai d’une telle façon le pauvre diable, que, pour sauver son crédit et sa réputation, il lui fallut manquer derechef, et repasser les montagnes ; ainsi j’en fus débarrassé.

– Oh ! que de vauriens et de fainéants j’ai faits dans ce pays !

Au milieu du faste vraiment royal qui m’environnait, et des profusions immenses de tous genres par lesquelles je me soumettais tout, je vivais dans l’intérieur de ma maison très solitaire et très retiré ; je m’étais fait une règle de la plus exacte circonspection : personne, excepté Bendel, n’entrait, sous aucun prétexte que ce fût, dans la chambre que j’habitais. Je m’y tenais, tant que le soleil éclairait l’horizon, exactement renfermé avec mon confident, et l’on disait que le comte travaillait dans son cabinet ; on supposait que les nombreux courriers que j’expédiais pour les moindres futilités étaient porteurs des résultats de ce travail. Je ne recevais que le soir, dans mes salons ou dans mes jardins illuminés avec éclat, mais toujours avec prudence, par les soins de Bendel, et toujours surveillé par ses yeux d’Argus ; je ne sortais que pour suivre la jolie Mina au jardin de l’inspecteur des forêts, car mon amour faisait le seul charme de ma vie.

Oh ! mon cher Adelbert ! j’espère que tu n’as pas encore oublié ce que c’est que l’amour ! Je te laisserai ici une grande lacune à remplir. Mina était en effet une bonne, une aimable enfant ; j’avais enchaîné toutes les puissances de son être. Elle se demandait, dans son humilité, comment elle avait pu mériter que je jetasse les yeux sur elle. Elle me rendait amour pour amour ; elle m’aimait avec toute l’énergie d’un cœur innocent et neuf. Elle m’aimait comme les femmes savent aimer ; s’ignorant, se sacrifiant elle-même, sans savoir ce que c’est qu’un sacrifice, ne songeant qu’à l’objet aimé, ne vivant qu’en lui, que pour lui oui, j’étais aimé !

Et moi cependant, oh ! quelles heures terribles, heures pourtant que rappellent mes regrets, j’ai passées dans les larmes, entre les bras de Bendel, depuis que, revenu d’une première ivresse, je suis rentré dans moi-même ! Moi, dont le barbare égoïsme, du sein de mon ignominie, abusait, trahissait, entraînait après moi dans le précipice cette âme pure et angélique. Alors je prenais la résolution de m’accuser moi-même devant elle ; ou soudain je faisais le serment de m’arracher de ces lieux, de fuir pour jamais sa présence ; puis, je répandais de nouveaux torrents de larmes, et je finissais par concerter avec Bendel les moyens de la revoir le soir même dans le jardin de son père.

D’autres fois je cherchais à me flatter de l’espérance de la visite prochaine de l’homme en habit gris ; mais mes larmes coulaient de nouveau, lorsque en vain j’avais essayé de me repaître de chimères. J’avais sans cesse devant les yeux le jour qu’il avait fixé pour me revoir, jour aussi redouté qu’impatiemment attendu. Il avait dit : « D’aujourd’hui en un an », et j’ajoutais foi à sa parole.

Les parents de Mina étaient de bonnes gens, qui, sur le retour de l’âge, n’avaient d’autre affection que le tendre amour qu’ils portaient à leur fille unique. Notre amour les surprit avant qu’ils s’en fussent avisés, et, dominés par les événements, ils ne savaient à quoi se résoudre. Il ne leur était pas d’abord venu dans l’esprit que le comte Pierre pût jeter les yeux sur leur enfant, et voilà qu’il l’aimait et qu’il en était aimé. La vanité de la mère allait jusqu’à se bercer de la possibilité d’une alliance dont elle cherchait même à aplanir les voies ; mais le bon sens du père se refusait à une aussi folle ambition. Tous deux cependant étaient également convaincus de la pureté de mes sentiments ils ne pouvaient que prier Dieu pour le bonheur de leur fille.

Une lettre de Mina, écrite dans ce temps, me tombe en ce moment sous la main. Oui, c’est son écriture ; je vais te la transcrire.

« J’ai de bien folles pensées. Je m’imagine que mon ami, parce que j’ai pour lui beaucoup d’amour, pourrait craindre de m’affliger. Tu es si bon, si incomparablement bon ! Entends-moi bien : il ne faut pas que tu me fasses aucun sacrifice ; il ne faut pas que tu veuilles m’en faire aucun. Mon Dieu, si je le croyais, je pourrais me haïr ! Non ; tu m’as rendue infiniment heureuse, tu t’es fait aimer. Pars. Je n’ignore pas mon destin. Le comte Pierre ne saurait m’appartenir ! il appartient au monde entier. Avec quel orgueil j’entendrai dire : Voilà où il a passé voilà ce qu’il a fait ; voilà ce qu’on lui doit ; là on a béni son nom, et là on l’a adoré ! Quand j’y songe, je pourrais t’en vouloir d’oublier tes grandes destinées auprès d’une pauvre enfant. Pars, mon ami, ou cette pensée détruira mon bonheur, moi qui suis par toi si heureuse. N’ai-je pas orné ta vie d’un bouton de rose comme j’en avais mêlé dans la couronne que je t’offris ? Ne crains pas de me quitter, ô mon ami ; je te possède tout entier dans mon cœur. Je mourrai, je mourrai heureuse, oui, au comble du bonheur, par toi, pour toi. »

Je te laisse à penser combien ces lignes me déchirèrent le cœur. Je lui déclarai un jour que je n’étais nullement ce que l’on semblait me croire ; que je n’étais qu’un particulier riche, mais infiniment misérable ; que je lui faisais un mystère de la malédiction qui pesait sur ma tête, parce que je n’étais pas encore sans espérance de la voir finir ; mais que ce qui empoisonnait la félicité de mes jours, c’était l’appréhension d’entraîner après moi dans l’abîme celle qui était, à mes yeux, l’ange consolateur de ma destinée. Elle pleurait de me voir malheureux. Loin de reculer devant les sacrifices de l’amour, elle eût volontiers donné toute son existence pour racheter une seule de mes larmes.

Mina interpréta autrement ces paroles ; elle me supposa quelque illustre proscrit dont la fureur des partis poursuivait la tête, et son imagination ne cessait d’entourer son ami d’images héroïques.

Un jour, je lui dis :

« Mina, le dernier jour du mois prochain décidera de mon sort ; mais si l’espérance m’abuse, je ne veux point ton malheur ; il ne me restera qu’à mourir. »

À ces mots, elle cacha son visage dans mon sein.

« Si ton sort change, me dit-elle, laisse-moi seulement te savoir heureux. Je ne prétends point à toi ; mais si le malheur s’appesantit sur ta tête, attache-moi à ton destin, et laisse-moi t’aider à le supporter.

– Ô mon amie, quelles indiscrètes paroles se sont échappées de tes lèvres ! Rétracte ! rétracte ce vœu téméraire ! Connais-tu le destin que tu t’offres à partager, et l’anathème qui me flétrit ? Me connais-tu bien ? Sais-tu... ? Ne me vois-tu pas frémir et hésiter ? Ne me vois-tu pas, dans mon désespoir, entretenir un fatal secret entre toi et moi ? »

Elle tomba à mes pieds en sanglotant, et me répéta avec serment la même prière.

L’inspecteur entra, et je lui déclarai que mon intention était de faire la demande solennelle de la main de sa fille le premier jour du mois suivant. Je ne lui précisais ce temps, ajoutai-je, que parce que d’ici là certains événements pourraient beaucoup influer sur ma position, mais que mes sentiments pour sa fille étaient inaltérables.

Le bonhomme parut confondu d’une telle proposition de la part du comte Pierre. L’amour paternel a aussi son orgueil. Ravi de la brillante destinée offerte à sa fille, il me sauta cordialement au cou ; puis, revenant de son émotion, il sembla confus de s’être un instant oublié. Cependant, au milieu de sa joie, il lui vint quelque scrupule. Il parla de sûretés pour l’avenir, du sort qu’il devait chercher à régler en faveur de son enfant ; le mot de dol enfin lui échappa. Je le remerciai de m’y avoir fait songer, et j’ajoutai que, désirant me fixer dans un pays où je paraissais aimé, pour y mener une vie retirée et libre, je le priais d’acheter, sous le nom de sa fille, les plus belles terres qui se trouveraient en vente dans les environs, et d’en assigner le paiement sur ma cassette. Je le laissais, lui dis-je, maître de tout, parce que, dans cette occasion, c’était un père à servir un amant. Cette commission, dont il se chargea avec joie, ne fut pas pour lui sans peines, car un inconnu mettait partout l’enchère sur les biens sur lesquels il jetait les yeux ; aussi ne put-il en acquérir que pour environ la somme d’un million.

J’avoue que je n’étais pas fâché de lui procurer quelque occupation qui l’éloignât de nous. C’était une ruse que j’avais déjà employée plusieurs fois, car le bonhomme ne laissait pas que d’être un peu fatigant. Pour la mère, elle avait l’ouïe dure, et n’était pas, comme son mari, jalouse de l’honneur d’entretenir monsieur le comte. Ces heureux parents me pressèrent de prolonger avec eux la soirée. Il fallut me refuser à leurs instances. Nous étions au milieu du jardin, et déjà je voyais la clarté de la lune s’élever à l’horizon ; je n avais pas une minute à perdre mon temps était accompli.

Le lendemain je revins au même lieu. J’avais jeté mon manteau sur mes épaules et rabattu mon chapeau sur mes yeux ; je m’avançai vers Mina ; elle leva les yeux sur moi et tressaillit. À ce mouvement, je me rappelai cette nuit lugubre où, jadis, je m’étais exposé sans ombre aux rayons de la lune. En effet, c’était elle-même que j’avais vue cette nuit-là ; m’avait-elle aussi reconnu ? Elle était silencieuse et abattue ; ma poitrine était oppressée. Je me levai de mon siège. Elle se jeta sans rien dire dans mon sein et l’inonda de ses pleurs. Je m’éloignai.

Souvent, depuis lors, je la trouvai dans les larmes, et l’avenir s’obscurcit de plus en plus pour moi. Ses parents, cependant, étaient au comble du bonheur.

La veille du jour fatal arriva. À peine pouvais-je respirer. J’avais, par précaution, rempli d’or un assez grand nombre de caisses. J’attendais avec impatience la douzième heure. Elle sonna. Assis vis-à-vis de la pendule, l’œil fixé sur les aiguilles, chaque minute, chaque seconde que je comptais, était un coup de poignard. Je tressaillais au moindre bruit qui se faisait entendre. Le jour se leva, les heures se succédèrent lentement, comme si elles avaient eu des ailes de plomb ; la nuit survint. Onze heures sonnèrent. Les dernières minutes, les dernières secondes de la dernière heure s’écoulèrent ; personne ne parut. Voilà minuit !... Je compte, les uns après les autres, les douze coups de la cloche ; au dernier, mes larmes s’échappèrent comme un torrent, et je tombai à la renverse sur mon lit de douleurs. Je n’avais plus d’espérance et je devais, à jamais sans ombre, demander le lendemain la main de ma maîtresse. Un sommeil plein d’angoisse me ferma les yeux vers le matin.

 

 

V

 

IL était encore de bonne heure lorsque je fus réveille par des voix qui s’élevaient avec véhémence dans mon antichambre. Je prêtai l’oreille : Bendel défendait ma porte ; Rascal jurait qu’il ne recevrait point d’ordre de son égal, et prétendait entrer malgré lui dans mon appartement. Bendel lui représentait avec douceur que ces propos, s’ils parvenaient à mon oreille, le feraient renvoyer d’un service auquel le devait attacher son propre intérêt. Rascal le menaçait de porter la main sur lui s’il s’obstinait plus longtemps à lui barrer le passage.

Je m’étais habillé à demi ; j’ouvris ma porte avec colère, et m’avançai vers Rascal en l’apostrophant :

« Que prétends-tu, misérable ?... »

Il recula d’un pas et me répondit avec le plus grand sang-froid :

« Vous supplier humblement, monsieur le comte, de me faire voir enfin votre ombre ; tenez, le plus beau soleil luit maintenant dans votre cour. »

Je demeurai immobile et comme frappé de la foudre. Il se passa quelque temps sans que je retrouvasse l’usage de la parole.

« Comment un valet peut-il, vis-à-vis de son maître ?... »

Il m’interrompit :

« Un valet peut être fort honnête homme, et ne pas vouloir servir un maître qui n’a pas d’ombre. Donnez-moi mon congé. »

Il fallait changer de ton.

« Mais, Rascal, mon cher Rascal, qui t’a pu donner cette malheureuse idée ? Comment peux-tu croire ?... »

Il continua comme il avait commencé :

« Il y a des gens qui prétendent que vous n’avez point d’ombre, et, en un mot, vous me montrerez votre ombre, ou vous me donnerez mon congé. »

Bendel, pâle et tremblant, mais avec une présence d’esprit que je n’avais plus, me fit un signe, et j’eus recours à la puissance de mon or il avait perdu sa vertu. Rascal jeta à mes pieds celui que je lui offris :

« Je n’accepte rien d’un homme sans ombre. »

Il me tourna le dos, enfonça son chapeau sur sa tête, et sortit lentement, en sifflant son air favori.

Bendel et moi nous restâmes pétrifiés et le regardâmes sortir, stupéfaits et immobiles.

Enfin, la mort dans le cœur, je me préparai à dégager ma parole et à paraître dans le jardin de l’inspecteur, comme un criminel devant ses juges. Je descendis sous l’épais berceau de verdure, auquel on avait donné mon nom et où l’on devait m’attendre. Ce jour-là, la mère vint à moi, le front serein et le cœur plein d’espérance. Mina était assise, belle et pâle comme la neige légère qui vient quelquefois, en automne, surprendre les dernières fleurs. L’inspecteur, une feuille de papier écrite à la main, se promenait à grands pas ; il semblait se contraindre avec effort ; la rougeur et la pâleur se succédaient sur son visage, et sa physionomie, d’ailleurs peu mobile, trahissait l’agitation de son âme. Il vint à moi, et, s’interrompant à diverses reprises, me témoigna le désir de m’entretenir en particulier. L’allée dans laquelle il m’invitait à le suivre conduisait à une plate-forme ouverte et éclairée par le soleil. Je me laissai tomber, sans lui répondre, sur un siège qui se trouvait là, et il se fit un long silence.

L’inspecteur, cependant, continuait à parcourir le bosquet à pas inégaux et précipités. S’arrêtant enfin devant moi, il regarda encore le papier qu’il tenait à la main ; puis, me fixant d’un regard perçant, il m’adressa cette question :

« Serait-il vrai, monsieur le comte, qu’un certain Pierre Schlémihl ne vous fût pas inconnu ? »

Je gardai le silence, et il continua :

« Un homme d’un caractère distingué, de vertus singulières ?... »

Il attendait une réponse.

« Eh bien ? lui dis-je, si c’était moi ?

– Un homme, s’écria-t-il, qui a perdu son ombre !

– Ô mes funestes pressentiments ! s’écria Mina ; oui ! je le sais depuis longtemps, il n’a point d’ombre. »

À ces mots elle se jeta dans les bras de sa mère, qui, pleine d’effroi, la serra contre son sein, lui reprochant d’avoir pu taire cet horrible mystère. Elle était comme Aréthuse, changée en une fontaine de larmes, qui redoublaient au son de ma voix, accompagnées de sanglots convulsifs.

« Et vous avez eu l’impudence, reprit le forestier furieux, de tromper, ainsi que moi, celle que vous prétendiez aimer, celle que vous avez perdue ! Voyez-la, contemplez votre ouvrage, malheureux que vous êtes ! »

J’étais tellement troublé, que mes premières paroles ressemblèrent à celles d’un homme en délire. Je balbutiai qu’une ombre n’était à la fin qu’une ombre, qu’on pouvait s’en passer, et que ce n’était pas la peine de faire tant de bruit pour si peu de chose ; mais je sentais parfaitement moi-même le peu de fondement et le ridicule de ce que je disais, et je cessai de parler sans qu’il eût daigné m’interrompre.

« Oui, j’ai perdu mon ombre, ajoutai-je alors, mais je puis la retrouver. »

Il m’interpella d’un ton menaçant :

« Dites-le-moi, monsieur, comment avez-vous perdu votre ombre ? »

Il me fallut de nouveau mentir.

« Un jour, lui dis-je, un malotru marcha dessus si lourdement, qu’il y fit un grand trou ; je l’ai donnée à raccommoder, car que ne fait-on pas pour de l’argent ! On devait me la rapporter hier.

– Fort bien, monsieur, reprit l’inspecteur des forêts ; vous recherchez la main de ma fille ; d’autres y aspirent comme vous ; c’est à moi, en qualité de père, de décider de son sort. Je vous donne trois jours pour chercher une ombre ; si d’ici à trois jours vous vous présentez devant moi avec une ombre qui vous aille bien, vous serez le bienvenu ; mais, je vous le déclare, le quatrième ma fille sera l’épouse d’un autre. »

Je voulus essayer d’adresser encore quelques paroles à Mina, mais elle se cacha en sanglotant dans le sein de sa mère, et celle-ci, me repoussant du geste, me commanda de m’éloigner. Je sortis en chancelant du jardin, et il me sembla que le paradis se fermait derrière moi, et que j’étais poursuivi par l’épée flamboyante de l’ange des vengeances.

Échappé à la vigilance de Bendel, je me jetai dans la campagne, et parcourus au hasard les bruyères et les bois. Une sueur froide découlait de mon front ; de sourds gémissements sortaient du fond de ma poitrine ; un affreux délire m’agitait. J’ignore combien de temps pouvait s’être écoulé, lorsque, sur la pente d’une colline, éclairée des rayons du soleil, je me sentis arrêter par la basque de mon habit. Je me retournai : c’était l’homme en habit gris, qui paraissait m’avoir poursuivi à perte d’haleine. Il prit sur-le-champ la parole :

« Je vous avais annoncé mon retour pour aujourd’hui ; mais vous n’avez pas eu la patience de m’attendre ; c’est égal, rien n’est encore perdu. Vous suivrez mon conseil, vous rachèterez votre ombre que je vous rapporte et retournerez sur-le-champ sur vos pas ; vous serez le bienvenu dans le jardin de l’inspecteur, et tout ce qui s’est passé n’aura été qu’une espièglerie. Quant à Rascal, qui vous a trahi et qui vous supplante auprès de votre maîtresse, j’en fais mon affaire : le scélérat est mûr. »

Je crus rêver : « annoncé son retour pour aujourd’hui ». J’y réfléchis de nouveau. Il avait raison : je m’étais constamment trompé d’un jour dans mon calcul. Ma main cherchait la bourse dans mon sein. L’homme en habit gris devina ma pensée, et, reculant de deux pas :

« Non, monsieur le comte, me dit-il, elle est en de trop bonnes mains ; conservez-la. »

Je l’interrogeais d’un regard fixe et étonné ; il poursuivit :

« Je ne demande qu’une légère marque de votre souvenir ; vous voudrez bien me signer ce billet. »

Le parchemin contenait ces mots :

Je soussigné lègue au porteur du présent mon âme après sa séparation naturelle de mon corps.

Muet d’étonnement, je considérais tour à tour et le billet et l’inconnu. Il avait cependant recueilli sur ma main, avec le bec d’une plume nouvellement taillée, une goutte de sang qui coulait des blessures que les épines m’avaient faites, et il me la présentait.

« Qui donc êtes-vous ? » lui dis-je à la fin.

– Que vous importe ? me répondit-il, et d’ailleurs ne le voyez-vous pas ? Je suis un pauvre diable, une espèce de savant, de physicien, qui pour prix de tout le mal qu’il se donne à servir ses amis, n’est payé par eux que d’ingratitude, et n’a d’autre amusement dans ce monde que celui qu’il prend a ses expériences. Mais, signez donc ! là, au bas de l’écriture, Pierre Schlémihl. »

Je secouai la tête, et lui dis :

« Pardonnez-moi, monsieur, je ne signerai pas.

– Vous ne signerez pas ! reprit-il avec l’expression de la surprise. Et pourquoi pas ?

– Mais, lui dis-je, il me semble que c’est une chose qui mérite au moins réflexion racheter mon ombre au prix de mon âme !

– Ah ! ah ! reprit-il en partant d’un grand éclat de rire, une chose qui mérite réflexion ! Mais, oserai-je vous demander, monsieur, ce que c’est que votre âme ? L’avez-vous jamais vue ? Et que comptez-vous en faire quand vous serez mort ? Estimez-vous heureux de trouver un amateur qui, de votre vivant, mette au legs de cet X algébrique, de cette force galvanique ou de polarisation, de cette entéléchie, de cette sotte chose, quelle qu’elle soit, un prix très réel, le prix de votre ombre, auquel sont attachés la possession de votre maîtresse et l’accomplissement de tous vos vœux ; ou voulez-vous plutôt la livrer vous-même, la pauvre Mina, aux griffes de cet infâme Rascal ? Venez, je veux vous le faire voir de vos propres yeux ; je vous prêterai ce bonnet de nuage (il tirait quelque chose de sa poche), et nous irons, sans qu’on nous voie, faire un tour au jardin de l’inspecteur. »

Je l’avouerai, j’étais humilié d’entendre cet homme rire à mes dépens ; il m’était odieux, je le haïssais de tout mon cœur, et je crois que cette antipathie naturelle contribua plus que mes principes ou mes préjugés à me faire refuser la signature qu’il me demandait pour prix de mon ombre, quelque nécessaire qu’elle me fût en ce moment. Rien au monde n’aurait pu m’engager à faire dans sa compagnie le pèlerinage qu’il me proposait : voir entre moi et mon amie, entre nos cœurs déchirés, ce hideux rieur aux écoutes, et endurer ses moqueries ! Cette idée me révoltait, elle bouleversait tous mes sens ; je considérai les événements passés comme une destinée irrévocable, et ma misère comme consommée. Je repris la parole et lui dis :

« Monsieur, je vous ai vendu mon ombre pour cette bourse merveilleuse, et je m’en suis assez repenti ; voulez-vous revenir sur le marché, au nom de Dieu ! »

Il secoua la tête, et une hideuse grimace donna à ses traits l’expression la plus sinistre. Je poursuivis :

« Eh bien, je ne vous vendrai plus rien qui m’appartienne, même au prix de mon ombre, et je ne signerai pas. Vous concevrez donc, monsieur, que le déguisement auquel vous m’invitez serait beaucoup plus divertissant pour vous que pour moi. Vous recevrez mes excuses, et les choses en étant là, séparons-nous.

– Je suis vraiment fâché, monsieur Schlémihl, que vous vous entêtiez sottement à refuser un marché que je vous proposais en ami ; mais je serai peut-être plus heureux une autre fois ; au revoir... À propos, il faut que je vous montre encore que je ne laisse pas dépérir les choses que j’achète, mais que j’en prends soin, que je m’en fais honneur, et qu’elles ne sauraient être mieux qu’entre mes mains. »

À ces mots il tira mon ombre de sa poche, et, la jetant à ses pieds du côté du soleil, en la déroulant avec dextérité, il se trouva avoir deux ombres à sa suite, car la mienne obéissait, comme la sienne, à tous ses mouvements.

Quand après un temps si long je revis enfin ma malheureuse ombre, et la retrouvai dans cet odieux servage, alors que son absence venait de me jeter dans une telle détresse, je sentis mon cœur se briser, et des torrents de larmes amères s’échappèrent de mes yeux. Cependant, l’odieux homme gris, souriant avec orgueil à sa conquête, et la promenant devant mes yeux, osa me renouveler impudemment sa proposition :

« Il tient encore à vous : allons ! un trait de plume, monsieur, et vous sauverez cette pauvre Mina d’entre les griffes d’un vil scélérat, pour la presser avec amour sur votre sein. Allons, comte, un trait de plume ! »

À ces mots mes larmes redoublèrent, mais je détournai mon visage et lui fis signe de s’éloigner.

Bendel cependant, qui, plein d’inquiétude, avait suivi jusqu’ici mes traces, arriva en cet instant. Cet excellent serviteur, me trouvant en larmes, et voyant mon ombre, qu’il lui était impossible de méconnaître, au pouvoir de cet étrange individu, résolut sur-le-champ de me faire rendre mon bien, dût-il avoir recours à la violence. Il s’adressa d’abord au possesseur, et lui ordonna, sans plus de discours, de me restituer ce qui m’appartenait. Celui-ci, sans daigner lui répondre, tourna le dos et s’éloigna. Mais Bendel, le suivant de près, et levant sur lui le gourdin d’épine qu’il portait, lui réitéra l’ordre de remettre mon ombre en liberté, et, comme il n’en tenait compte, il finit par lui faire sentir la vigueur de son bras. L’homme en habit gris, comme s’il eût été accoutumé à un tel traitement, baissa la tête, courba le dos, et, sans mot dire, continua paisiblement son chemin sur le penchant de la colline, m’enlevant à la fois et mon ombre et mon ami. J’entendis encore longtemps un bruit sourd résonner dans le lointain. Je restai, comme auparavant, seul avec ma douleur.

 

 

VI

 

JE donnai un libre cours à mes larmes. Elles soulagèrent enfin mon cœur du poids insupportable qui l’oppressait. Cependant je ne voyais aucun terme à ma misère, et je me nourrissais avec une sorte de fureur, du nouveau poison que l’inconnu venait de verser dans mes blessures. Mon âme appelait à grands cris l’image de Mina, cette image douce et chérie. Elle m’apparaissait pâle, éplorée, telle que je l’avais vue pour la dernière fois au jour de mon ignominie. Alors s’élevait effrontément entre nous le fantôme moqueur de Rascal. Je couvrais mon visage de mes mains ; je fuyais à travers les bruyères ; mais l’effroyable vision s’attachait à mes pas et me poursuivait sans relâche. Hors d’haleine, je tombai enfin sur la terre, où je me roulai avec le délire d’un insensé.

Et tant de maux pour une ombre ! pour une ombre, qu’un seul trait de plume m’aurait rendue ! Quand je songeais à l’étrange proposition de l’inconnu et à mon refus obstiné, je ne trouvais que chaos dans mon esprit ; je n’avais plus la faculté de comparer ni de juger.

Le jour s’écoula. J’apaisai ma faim avec des fruits sauvages, ma soif dans un torrent de la montagne. La nuit arriva, je la passai au pied d’un arbre. La fraîcheur du matin me réveilla d’un sommeil pénible, épouvanté par les sons convulsifs qui s’échappaient de mon gosier, comme le râle de la mort. Bendel paraissait avoir perdu mes traces, et j’aimais à me le redire. Farouche comme le cerf des montagnes, je ne voulais plus retourner parmi les hommes, dont je fuyais l’aspect. Ainsi se passèrent trois jours d’angoisse.

J’étais, au matin du quatrième, dans une plaine sablonneuse que le soleil inondait de ses rayons. Étendu sur quelques débris de roche, j’éprouvais un certain charme dans la sensation de la chaleur de l’astre du jour, car aujourd’hui je recherchais son aspect, dont je m’étais privé si longtemps. Je nourrissais mon cœur de son désespoir. Tout à coup, un bruit léger vint frapper mon oreille, et, prêt à fuir, je jetai les yeux autour de moi. Je n’aperçus personne. Cependant, une ombre qui ressemblait assez à la mienne glissait devant moi sur le sable, et semblait, allant ainsi seule, avoir perdu celui à qui elle appartenait. Cette vue éveilla toute ma cupidité.

« Ombre ! m’écriai-je, si tu cherches ton maître, je veux t’en servir. »

Et je m’élançai vers elle pour m’en emparer, car je pensais que si je réussissais à marcher dans ses traces, de façon à ce qu’elle vînt juste à mes pieds, elle y resterait sans doute attachée, et pourrait, avec le temps, finir par s’accoutumer a moi.

L’ombre, à ce brusque mouvement, prit la fuite devant moi, et je la poursuivis. La chasse que je donnais à cette proie légère exigeait une vitesse et des forces que je ne pus trouver que dans l’espoir de finir en un instant tous mes maux. L’ombre fuyait vers une forêt qui était encore éloignée, mais dans l’épaisseur de laquelle j’allais la perdre ; je le sentais, et l’effroi qui me saisit à cette idée redoubla mon ardeur. Je gagnais visiblement du terrain ; je m’approchais d’elle, j’allais l’atteindre. Tout à coup elle s’arrête et se retourne vers moi. Comme un lion qui se précipite sur sa proie, je m’élance pour en prendre possession, et je heurte inopinément un obstacle solide contre lequel s’abat mon essor. Alors me furent portés dans les flancs, et par un bras invisible, les plus terribles coups que jamais peut-être un homme ait reçus.

L’effet que produisit en moi la frayeur fut de me faire embrasser convulsivement l’objet inaperçu qui se trouvait devant moi. Dans cette action subite je tombai en avant, et alors un homme que je tenais embrassé, et qui était tombé sous moi à la renverse, m’apparut soudain.

Ce qui venait de se passer s’expliquait donc tout naturellement. Il fallait que cet homme eût été porteur du faux nid d’oiseau dont la vertu communique l’invisibilité, sans empêcher, comme on sait, celui qui le possède de porter une ombre, il fallait encore que ce nid lui fût échappé dans sa chute. Je jetai donc les yeux autour de moi, et cherchai avidement sur l’arène éclairée l’ombre du nid invisible ; je l’aperçus, m’élançai et saisis, sans le manquer, le nid lui-même. J’étais invisible avec ce trésor, et l’ombre dont j’étais privé ne pouvait me trahir.

Mon adversaire, s’étant aussitôt relevé, cherchait des yeux son heureux vainqueur, mais il ne découvrit sur la plaine éclairée ni lui, ni son ombre, dont il paraissait surtout s’enquérir, car il n’avait pas eu, sans doute, avant notre rencontre, le loisir de remarquer que je fusse sans ombre. Lorsqu’il se fut assuré que toute trace du ravisseur avait disparu, il porta ses mains sur lui-même avec le plus violent désespoir, et se mit à s’arracher les cheveux.

Cependant ma précieuse conquête, en me donnant le moyen de me replonger dans le tourbillon du monde, m’en inspirait le désir. Je ne manquais pas de prétextes pour colorer à mes propres yeux l’énormité de mon action ; mais plutôt je n’en cherchai aucun, et, pour me soustraire à tout remords, je m’éloignai sans regarder en arrière, et sans prêter l’oreille à l’infortuné, dont la voix lamentable me poursuivit longtemps encore. Telles furent, telles me parurent du moins alors, toutes les circonstances de cet événement.

Je brûlais du désir de me rendre au jardin de l’inspecteur, et de vérifier par moi-même les rapports de l’odieux inconnu. Je ne savais où j’étais ; je gravis pour m’orienter la colline la plus prochaine, et de son sommet je découvris presque à mes pieds et la ville et le jardin. Aussitôt mon cœur battit avec force, et des larmes, bien différentes de celles que jusque-là j’avais versées, roulèrent dans mes yeux ; j’allais donc la revoir ! Je descendis par le sentier le plus direct ; un désir inquiet précipitait mes pas. Je passai, sans être vu, auprès de quelques paysans qui venaient de la ville. Ils s’entretenaient de moi, du père de Mina, de Rascal ; je ne voulus pas les entendre ; j’accélérai ma course.

J’entrai dans le jardin ; mon cœur tressaillit. Je crus d’abord entendre un éclat de rire, qui me fit frissonner. Je regardai partout autour de moi, mais je ne pus découvrir personne. Je m’avançai dans le jardin ; il me semblait entendre comme les pas d’un homme qui aurait marché à mes côtés, et cependant je ne voyais rien ; je crus que mon oreille me trompait. Il était encore de bonne heure : personne dans le jardin, personne sous le berceau du comte Pierre ; tout était encore désert. Je parcourus ces allées qui m’étaient si connues ; je m’avançai jusqu’auprès de la maison. Le bruit qui m’inquiétait me poursuivait, et devenait même plus distinct. Je m’assis, respirant à peine, sur un banc placé au soleil vis-à-vis de la porte. Il me sembla que l’invisible lutin qui s’acharnait à me poursuivre s’asseyait à côté de moi avec un rire sardonique. J’entendis tourner la clef la porte s’ouvrit ; l’inspecteur sortit, des papiers à la main. Je sentis en même temps comme un brouillard passer sur ma tête ; je regardai autour de moi, je frémis d’horreur : l’homme en habit gris était assis à mon côté, et me considérait avec un égard infernal. Il avait étendu sur moi le bonnet de nuage qui le couvrait, et mon ombre gisait paisiblement à ses pieds à côté de la sienne. Il roulait négligemment entre ses doigts le parchemin que je connaissais ; et tandis que l’inspecteur, occupé des papiers qu’il feuilletait et relisait, se promenait en long et en large à l’ombre des tilleuls, il se pencha familièrement à mon oreille, et me tint ce discours :

« Vous vous êtes donc enfin rendu à mon invitation, et nous voilà, comme on dit, deux têtes dans un bonnet. C’est à merveille ; or, rendez-moi mon nid d’oiseau ; vous n’en avez plus besoin, et vous êtes trop honnête homme pour vouloir injustement retenir le bien d’autrui D’ailleurs, sans remerciement, je vous proteste que c’est du meilleur de mon cœur que je vous l’ai prêté. »

Il le reprit de mes mains sans que je m’y opposasse, le remit dans sa poche, et me regarda en partant d’un nouvel éclat de rire, qui même fut si sonore, que le forestier se retourna au bruit. Je restai pétrifié.

« Avouez, poursuivit-il, que ce bonnet est encore beaucoup plus commode que mon nid d’oiseau ; il couvre au moins l’homme et son ombre, et toutes les ombres qu’il lui prend fantaisie d’avoir. Voyez, j’en ai pris aujourd’hui deux à ma suite. »

« Tenez-vous-le pour dit, Schlémihl, que l’on en vient à faire malgré soi ce que l’on n’avait pas voulu faire de bon gré. Je suis toujours d’avis, et il en est encore temps, que vous repreniez votre ombre et votre prétendue. Pour Rascal, nous le ferons pendre ; cela ne sera pas difficile tant qu’il y aura des cordes. Tenez, je vous donnerai mon bonnet par-dessus le marché. »

La mère de Mina survint, et la conversation s’établit entre elle et son mari.

« Que fait Mina ?

– Elle pleure.

– Quelle déraison !... Qu’y faire ?

– Je ne sais, mais la donner si tôt à un autre !... Oh ! mon ami ! tu es bien cruel envers ton enfant !

– Non, ma femme, tu ne vois pas juste dans cette occasion. Quand, après avoir versé quelques larmes, elle se trouvera la femme d’un homme honoré et puissamment riche, elle se consolera, et sa douleur ne lui paraîtra plus que comme un songe. Elle remerciera Dieu et ses parents, tu le verras.

– Je le souhaite.

– Elle possède sans doute aujourd’hui une belle fortune ; mais, après le bruit qu’a fait sa malheureuse liaison avec cet aventurier, crois-tu qu’il soit facile de trouver pour elle un parti tel que M. Rascal ? Sais-tu à quoi monte sa fortune ? M. Rascal vient d’acheter comptant pour six millions de belles et bonnes terres, libres de toute hypothèque. J’en ai eu les titres entre les mains. C’était lui dans le temps qui mettait l’enchère sur toutes celles que je voulais acquérir pour Mina ; il possède en outre en portefeuille pour environ trois millions de papiers sur la maison Thomas John.

– Il faut donc qu’il ait beaucoup volé.

– Que dis-tu là ? Il a sagement économisé, tandis que d’autres jetaient par les fenêtres.

– Mais un homme qui a porté la livrée !

– Sottise ! Son ombre est exempte de taches.

– Tu as raison, mais cependant... »

L’homme en habit gris me regarda encore en riant. La porte s’ouvrit. Mina parut, appuyée sur le bras d’une femme de chambre. Des larmes sillonnaient ses joues décolorées. Elle prit place dans un fauteuil qu’on lui avait préparé sous les tilleuls, et son père s’assit sur une chaise à côté d’elle. Il prit sa main, la serra tendrement et lui adressa la parole en adoucissant le son de sa voix. Les larmes de Mina coulèrent plus abondantes.

« Tu es ma bonne, ma chère enfant ; tu seras raisonnable ; tu ne voudras pas affliger ton vieux père, qui ne souhaite que ton bonheur. Je conçois, ma chère fille, que tout ce qui vient de se passer t’ait fortement affectée ; tu as échappé comme par miracle à ta ruine. Avant que nous eussions découvert l’infamie de ce misérable, tu l’aimais, tu l’aimais tendrement je le sais, mon enfant, et je ne t’en fais point de reproches ; je l’ai chéri moi-même tant que je l’ai pris pour un grand seigneur. Mais considère comment les choses ont changé. Quoi ! le dernier manant, jusqu’au moindre barbet, chacun a son ombre, en ce monde, et ma fille unique aurait été l’épouse d’un homme... Non, tu ne penses plus certainement à lui. Écoute, Mina : un homme qui ne craint pas le soleil, un honnête homme, qui n’est pas, à la vérité, un prince, mais qui a dix millions de bien (dix fois autant que tu en possèdes toi-même), recherche ta main. Un homme qui rendra ma chère fille heureuse. Ne me réponds rien ; ne me résiste pas ; sois ma fille bien aimée, ma fille soumise ; obéis ; laisse ton père veiller à tes intérêts, régler ton sort et sécher tes larmes. Promets-moi de donner ta main à M. Rascal. Dis, veux-tu me le promettre !... »

Elle répondit d’une voix mourante :

« Je n’ai plus aucun désir sur la terre. Que la volonté de mon père décide de mon sort. »

Aussitôt on annonça M. Rascal. Il se présenta d’un air assuré. Mina perdit l’usage de ses sens. Mon diabolique compagnon, me regardant d’un air courroucé, m’adressa rapidement ces mots :

« Et vous pourriez soutenir cette scène ! Qu’est-ce donc qui coule dans vos veines ? est-ce bien du sang ? »

Et d’un mouvement prompt il me fit une légère blessure à la main.

– Oui, dit-il, c’est du sang, du véritable sang ; signez donc ! »

Je me trouvai le parchemin dans une main et la plume dans l’autre.

 

 

VII

 

JE veux, mon cher Adelbert, en appeler à ton jugement sans chercher à le séduire. Longtemps, juge impitoyable de moi-même, j’ai nourri le ver rongeur dans mon âme. Cet instant critique et décisif de ma vie, sans cesse présent à mes yeux, me tenait dans le doute et l’humiliation. – Mon ami, celui qu’une première imprudence écarte du droit chemin se voit bientôt égaré dans de perfides sentiers dont la pente l’entraîne ; il ne saurait déjà plus retourner en arrière ; ses regards interrogent en vain les astres du ciel ; il ne saurait plus régler sur eux sa marche ; il faut poursuivre, le gouffre l’appelle, et bientôt il ne lui reste plus qu’à se dévouer lui-même à Némésis.

– Après la faute qui avait attiré sur moi le mépris des hommes, criminel par un amour irréfléchi, j’avais témérairement enveloppé dans mes tristes destinées l’existence d’un autre être. Devais-je balancer, quand il en était encore temps, à m’élancer en aveugle pour sauver du précipice celle que j’y avais moi-même jetée ? Ne me méprise pas au point de croire qu’aucun prix qui fût en ma puissance m’eût paru excessif, et que j’eusse été plus avare d’aucune propriété que de mon or. Non, je te le jure. Mais, Adelbert, mon âme était tout absorbée dans la haine invétérée que je portais à cet homme, dont les voies courbes et mystérieuses me révoltaient. peut-être que je lui faisais tort, mais je n’étais pas maître de moi, et toute communauté avec lui me faisait horreur. Il arriva donc encore cette fois ce qui déjà souvent m’était arrivé dans ma vie, et ce dont se compose en général l’histoire des hommes : un événement remplit la place d’une action. Je me suis depuis réconcilié avec moi-même. J’ai appris à révérer la nécessité, et qu’est-ce qui lui appartient plus irrévocablement que l’action commise et l’événement avenu ? J’ai appris à révérer cette même nécessité comme un ordre sage qui conserve et dirige le vaste ensemble dans lequel nous entrons comme des rouages qui reçoivent et propagent le mouvement. Il faut que ce qui doit être arrive. Ce qui devait être arriva, et plus tard j’ai reconnu avec vénération l’impulsion irrésistible de cette force intelligente dans mes propres destinées, et dans celles des êtres chéris sur lesquels s’étendit leur influence.

Je ne sais si je dois l’attribuer à la trop forte tension de tous les ressorts de mon âme, à l’épuisement de mes forces physiques, ou bien au désordre inexprimable qu’excitait dans tout mon être le voisinage odieux de cet individu. Quoi qu’il en soit, à l’instant de signer, je me sentis défaillir ; je tombai sans connaissance, et je demeurai un temps considérable entre les bras de la mort.

Quand je revins à moi, des trépignements de pieds et des imprécations furent les premiers sons qui frappèrent mon oreille. J’ouvris les yeux. Il était nuit, mon odieux compagnon me donnait ses soins tout en m’accablant d’injures.

« N’est-ce pas là, disait-il, se conduire comme une vieille femme. Allons ! qu’on se dépêche, et qu’on fasse ce que l’on a résolu de faire ; ou bien a-t-on changé d’avis, et veut-on s’en tenir à pleurer ? »

Je me relevai péniblement de la terre où j’étais étendu, et jetai en silence mes regards autour de moi. Il faisait tout à fait nuit. Dans la maison illuminée de l’inspecteur des forêts retentissait une musique bruyante. Quelques personnes parcouraient les allées du jardin ; deux d’entre elles s’approchèrent en conversant et vinrent prendre place sur le banc où moi-même j’avais été assis. J’écoutais leurs discours ; elles s’entretenaient du mariage de l’opulent M. Rascal avec la fille de l’inspecteur des forêts, mariage qui avait été célébré dans la matinée de ce même jour. Ainsi donc, c’en était fait.

Je retirai sans rien dire ma tête de dessous le bonnet de nuage de l’inconnu, qui disparut aussitôt à mes regards, et je me hâtai, en m’enfonçant dans l’épaisseur des bosquets et en passant par le berceau du comte Pierre, de regagner la porte du jardin. Cependant, attaché à moi comme un vampire, mon compagnon invisible me poursuivait et ne cessait de m’assaillir de ses discours envenimés.

« Voilà donc ce que l’on gagne à soigner durant tout un jour monsieur, qui a des attaques de nerfs ! Un autre aurait dit : grand merci mais, mon ami, c’est fort bien ; fuyez-moi tant que vous voudrez ; sauvez-vous tant que vous pourrez : nous n’en serons pas moins inséparables. Vous avez mon or et j’ai votre ombre. Il n’est plus de repos pour l’un ni pour l’autre. Jamais ombre a-t-elle abandonné son homme ? La vôtre m’entraîne, m’attache à votre suite, jusqu’à ce qu’enfin il vous plaise de la recevoir en grâce et de m’en débarrasser. Je vous le prédis, vous ferez un jour, et trop tard, par lassitude et par ennui, ce que vous n’avez pas voulu faire de bon cœur, quand il en était temps. On n’échappe pas à sa destinée ! »

Il continuait à parler sur le même ton. Je fuyais en vain ; il s’obstinait avec ironie à me retracer les attraits de l’ombre et de l’or. Je ne pouvais me recueillir ni former aucune pensée suivie.

J’avais regagné ma maison en traversant quelques rues écartées et désertes ; j’eus peine à la reconnaître. Les fenêtres en étaient brisées, les portes barricadées ; aucune lumière n’éclairait les appartements, aucun bruit ne s’y faisait entendre, aucun domestique ne m’attendait. Mon invisible persécuteur éclata de rire.

« Ainsi va le monde, dit-il ; mais vous retrouverez votre Bendel. On l’a prudemment l’autre jour renvoyé si fatigué, qu’il aura été obligé de garder la maison. »

Il se remit à rire.

« Il aura une longue histoire à vous faire. Bonsoir donc pour aujourd’hui. Au plaisir de vous revoir, et bientôt ! »

J’avais sonné à plusieurs reprises ; je vis une lumière en mouvement. Bendel demanda qui était là ; lorsque cet excellent serviteur eut reconnu ma voix, à peine put-il contenir ses transports. La porte s’ouvrit et nous tombâmes, en pleurant, dans les bras l’un de l’autre. Je le trouvai très changé. Il était faible et malade. Pour moi, mes cheveux étaient devenus tout gris. Il me conduisit à travers ces vastes appartements, entièrement dévastés, à un cabinet intérieur qui avait été épargné. Il y apporta quelque nourriture, et, s’étant assis près de moi, il recommença à pleurer. Il me raconta que l’homme grêle en habit gris, qu’il avait surpris avec mon ombre, l’avait entraîné à sa suite très loin et très longtemps, jusqu’à ce que, tombant de lassitude et ne pouvant plus retrouver mes traces, il eût été réduit à prendre le parti de se traîner chez moi pour m’y attendre ; que bientôt la populace, soulevée et ameutée par Rascal, avait assouvi sa fureur en brisant les fenêtres et les meubles de mon hôtel ; que mes gens s’étaient dispersés ; que la police m’avait banni comme suspect, et m’avait assigné vingt-quatre heures pour sortir du territoire. Voilà comment ils avaient reconnu tous mes bienfaits.

À ce que je savais déjà de la fortune et du mariage de Rascal, il ajouta quelques circonstances que j’ignorais encore. Ce scélérat, auteur de tous les désastres qui venaient de fondre sur moi, semblait avoir connu mon secret dès le principe, et ne s’être attaché à moi que par attrait pour l’or. Il s’était probablement procuré une clef de l’armoire où étaient jadis cachées mes richesses, et avait dès lors jeté les fondements d’une fortune qu’il pouvait aujourd’hui négliger d’augmenter.

Ce récit, Bendel l’avait entrecoupé de bien des larmes. Lorsqu’il l’eut achevé, il en répandit de nouvelles, mais de la seule joie que lui causait mon retour, car il avait craint de ne plus me revoir, et frémi des extrémités auxquelles aurait pu me porter l’adversité, qu’il me voyait aujourd’hui supporter avec calme. Tel était, en effet, le caractère qu’avait pris en moi le désespoir. Mon infortune se présentait à moi comme une fatale nécessité ; je n’avais plus de larmes à lui donner ; aucun gémissement, aucun cri, ne pouvait plus sortir de mon sein. Je courbais avec une apparente indifférence une tête dévouée sous la main invisible qui m’opprimait.

« Bendel, lui dis-je, tu connais mon sort. Je n’ai pas laissé de provoquer le châtiment qui me poursuit. Je ne veux pas t’associer plus longtemps à ma destinée, toi dont le bon cœur et l’innocence méritent un meilleur sort. Selle-moi un cheval ; je vais partir. Séparons-nous ; je le veux. Il doit encore rester ici quelques caisses remplies d’or, garde-les ; pour moi, je vais seul et sans but parcourir le monde. Si jamais je revois des jours plus sereins, si le bonheur daigne encore me sourire, alors je penserai fidèlement à toi, car, dans les heures de l’adversité, j’ai plus d’une fois répandu des larmes dans ton sein. »

Il fallut que Bendel, effrayé de ma résolution et le cœur déchiré, obéît à ce dernier ordre de son maître. Sourd à ses représentations et à ses prières, je fus inébranlable. Il m’amena mon cheval ; je serrai encore une fois entre mes bras l’ami de mon malheur, et m’éloignai, dans les ténèbres de la nuit, de ce lieu funeste, tombeau de mes espérances. Je ne faisais aucune attention à la route que suivait mon cheval, car je n’avais plus sur la terre aucun but, aucun désir.

 

 

VIII

 

BIENTÔT je fus joint par un piéton qui, après m’avoir suivi quelque temps, me demanda la permission, puisque nous suivions la même route, de placer sur la croupe de mon cheval un manteau qui l’incommodait. Je le laissai faire sans lui répondre. Il me remercia de ce léger service avec aisance et politesse, loua cependant la beauté de ma monture, en prit occasion de célébrer le bonheur et la puissance des riches, et enfin s’engagea, je ne sais trop comment, dans une sorte de dialogue avec lui-même, pendant lequel je jouais le rôle passif d’auditeur.

Il développa ses idées sur le monde, et aborda bientôt la métaphysique, dont le problème est de nous révéler le mot de la grande énigme, et de nous donner la clef de toutes celles qui bornent notre pensée. Il posa la question avec beaucoup de clarté, et se mit aussitôt à y répondre.

Tu sais, mon ami, qu’après avoir écouté tous nos philosophes, j’ai clairement reconnu que je n’étais aucunement appelé à me mêler de leurs spéculations, et que, dans le sentiment de mon insuffisance, je me suis irrévocablement retiré de l’arène. J’ai depuis laissé dormir bien des questions, que je me suis résigné à ignorer, à ne pas faire ou à laisser sans réponse, et, me confiant en la droiture de mon sens, j’ai, comme tu me le conseillais toi-même, suivi autant que je l’ai pu la voix qui s’élevait en moi pour me conduire, et n’ai voulu qu’elle pour guide sur la route que je me suis frayée. Cependant ce rhéteur, dont j’admirais le talent, me semblait élever un édifice fondé en apparence sur sa propre nécessité. Mais je n’y trouvais pas ce que précisément j’y aurais voulu ; et dès lors ce n’était plus pour moi qu’une de ces constructions élégantes qui ne servent qu’à récréer la vue par la symétrie de leurs formes : mais je prenais plaisir à l’éloquence du sophiste, qui, maîtrisant mon attention, m’avait distrait de mes propres maux, et je ne lui aurais pas résisté s’il avait su ébranler mon âme, comme il savait dominer mon esprit.

Les heures cependant s’étaient écoulées, et le crépuscule avait insensiblement succédé à la nuit. Un secret effroi me fit tressaillir lorsque, levant les yeux, je vis l’orient briller des couleurs qui annoncent le retour du soleil, et, à l’heure où les ombres que projettent les corps opaques jouissent de leur plus grande dimension, je ne découvrais contre lui, dans la contrée ouverte que je parcourais, aucun abri, aucun rempart et je n’étais pas seul ! Alors, pour la première fois, je jetai un coup d’œil sur mon compagnon de voyage ; je frémis de nouveau ; ce rhéteur n’était autre que l’homme en habit gris.

Il sourit de ma consternation, et poursuivit ainsi son discours, sans me laisser le temps de prendre la parole :

« Souffrez qu’une fois, comme c’est l’usage dans le monde, notre intérêt commun nous réunisse ; nous aurons toujours le temps de nous séparer. Je vous avertis que cette route qui traverse les montagnes est la seule que vous puissiez tenir. Vous n’oseriez descendre dans la plaine, et vous ne voudriez pas sans doute repasser les montagnes pour retourner au lieu d’où vous êtes venu ; ce chemin est aussi le mien. Je vous vois pâlir à l’approche du soleil ; je veux bien vous prêter votre ombre pour le temps que durera notre société, et, pour cette complaisance, vous me souffrirez près de vous ; aussi bien n’avez-vous plus votre Bendel ; vous serez content de mon service, vous ne m’aimez pas, j’en suis fâché : cela vous empêche-t-il de vous servir de moi ? Le diable n’est pas si noir qu’on le peint. Vous m’avez impatienté hier, cela est vrai ; mais je ne vous en tiens pas rancune aujourd’hui, et vous m’avouerez que je vous ai déjà abrégé le chemin jusqu’ici. Allons, faites encore une fois l’essai de votre ombre. »

Déjà le soleil paraissait à l’horizon, et je voyais du monde s’avancer vers nous sur la route. J’acceptai la proposition, quoique avec une extrême répugnance, et l’homme gris, en souriant, laissa glisser à terre mon ombre, qui alla aussitôt prendre place sur celle de mon cheval, et se mit à trotter gaiement à mon côté je ne saurais exprimer l’étrange émotion que je ressentis à cette vue.

Je passai devant une troupe de paysans, qui se rangèrent pour faire place à un homme riche, et ôtèrent respectueusement leurs chapeaux. Le cœur me battait avec force, et, du haut de mon cheval, je regardais de côté, et d’un œil de convoitise, cette ombre qui, autrefois, m’avait appartenu, et que maintenant je ne tenais qu’à titre de prêt d’un étranger, d’un être que j’abhorrais.

Mon compagnon, cependant, semblait être dans la plus parfaite sécurité ; il me suivait en s’amusant à siffler, lui à pied, moi bien monté. La tentation était trop forte : il me prit comme un vertige, je piquai des deux, courus ainsi à pleine carrière un certain espace de chemin mais je n’emmenais pas mon ombre avec moi elle avait glissé sous celle de mon cheval, lorsque celui-ci avait pris le galop, et était retournée à son légitime propriétaire. Il me fallut honteusement tourner bride. L’homme en habit gris, lorsqu’il eut tranquillement achevé son air, se moqua de moi, rajusta mon image à la place qu’elle devait occuper, et m’apprit qu’elle ne me resterait attachée que lorsqu’elle serait redevenue ma propriété.

« Je vous tiens, continua-t-il, par votre ombre, et vous ne m’échapperez pas ; un homme riche comme vous a besoin de ce meuble, et vous n’avez que le tort de ne pas l’avoir senti plus tôt. »

Je poursuivis mon voyage dans la même direction, et toutes les commodités de la vie, ses superfluités, le luxe, la magnificence, revinrent insensiblement m’entourer. Muni d’une ombre, bien que d’emprunt, je pouvais me mouvoir sans crainte et sans gêne ; je jouissais partout de ma liberté, et j’inspirais partout le respect que l’on doit à l’opulence ; mais j’avais la mort dans le cœur. Mon incompréhensible compagnon, qui partout se donnait lui-même pour le serviteur indigne de l’homme du monde le plus riche, était d’une complaisance sans bornes ; il remplissait, en effet, près de moi les fonctions de valet avec un empressement, une intelligence et une dextérité qui surpassaient toute idée ; c’était le modèle accompli du valet de chambre d’un riche. Mais il ne me quittait pas, et ne cessait d’exercer sur moi son éloquence, affectant toujours la plus parfaite sécurité que je finirais, ne fût-ce que pour me débarrasser de lui, par conclure le marché qu’il m’avait proposé. Il m’était, en effet, aussi à charge qu’odieux ; il me faisait peur. Je m’étais placé moi-même dans sa dépendance ; il me tenait asservi depuis qu’il m’avait fait de nouveau jouer un rôle sur la scène du monde, que je voulais fuir. Je ne pouvais plus lui imposer silence, et je sentais qu’au fond il avait raison. Il faut dans le monde qu’un riche ait une ombre, et si je voulais soutenir l’état qu’il m’avait insidieusement fait reprendre, il n’y avait qu’une issue à prévoir. Cependant j’avais irrévocablement résolu, après avoir sacrifié mon amour et désenchanté ma vie, que pour toutes les ombres de la terre je n’engagerais point mon âme, quel que pût être l’événement.

Un jour, nous étions assis à l’entrée d’une caverne que les étrangers qui voyagent dans les montagnes ont coutume de visiter. La voix des torrents souterrains se fait entendre dans une profondeur immense, et les pierres que l’on jette dans le gouffre retentissent longtemps dans leur chute, sans paraître en atteindre le fond.

L’homme gris, selon sa coutume, me faisait, avec une imagination prodigue et toute la magie des plus vives couleurs, le tableau ravissant de tout ce que je pourrais effectuer dans ce monde, au moyen de ma bourse, dès que j’aurais recouvré la propriété de mon ombre.

Les coudes appuyés sur mes genoux, cachant mon visage dans mes deux mains, je prêtais l’oreille au corrupteur, et mon cœur hésitait entre les attraits de la séduction et l’austérité de ma volonté. Je ne pouvais plus longtemps rester ainsi en guerre avec moi-même ; j’engageai enfin un combat qui devait être décisif.

« Vous paraissez oublier, monsieur, que, si je vous ai permis de m’accompagner jusqu’ici, ce n’a été qu’à certaines conditions, et que je me suis réservé mon entière liberté.

– Dites un mot, répondit-il, et je ferai mon paquet. »

Cette sorte de menace lui était familière. Je gardai le silence ; il se mit en devoir de reployer mon ombre et de l’emporter. Je pâlis, mais je le laissai faire. Il acheva, et un long silence suivit. Il reprit enfin la parole :

« Vous me haïssez, monsieur, je le sais ; mais pourquoi me haïssez-vous ? Serait-ce pour m’avoir attaqué en voleur de grand chemin et vous être applaudi, dans votre sagesse, de m’avoir dépouillé un moment de mon nid d’oiseau ? Ou bien, est-ce pour avoir voulu me voler, comme un filou, le bien que vous supposiez confié à votre seule probité, cette ombre que vous savez fort bien m’avoir vendue ? Quant à moi, je ne vous en veux pas pour cela ; je trouve tout simple que vous cherchiez à user de tous vos avantages, ruse et violence. Que d’ailleurs vous vous prêtiez les principes les plus sévères, et que, dans votre esprit, vous rêviez à un bel idéal de délicatesse, c’est une fantaisie dont je ne m’offense pas. Je n’ai pas, en effet, une morale aussi austère que la vôtre, mais j’agis comme vous pensez. Dites-moi, par exemple, si je vous ai jamais pris à la gorge pour avoir votre belle âme, dont vous savez que j’ai envie ; si jamais je vous ai fait attaquer par quelqu’un de mes gens pour recouvrer ma bourse ; ou si j’ai essayé d’ailleurs de vous en priver par quelque tour de passe-passe ? »

Je n’avais rien à répondre, il poursuivit :

« C’est fort bien, monsieur, c’est fort bien ; vous ne sauriez me souffrir, je le conçois facilement, et je ne vous en fais point de reproches. Il faut nous séparer, cela est clair, et je vous avouerai que, de mon côté, je commence aussi à vous trouver infiniment ennuyeux. Or donc, pour vous soustraire définitivement et à jamais à l’humiliation de ma fâcheuse présence, je vous le conseille encore une fois, rachetez-moi cette ombre tant regrettée.

– À ce prix ? lui dis-je en lui présentant sa bourse.

– Non. »

Telle fut sa laconique réponse. Je soupirai profondément et repris la parole :

« À la bonne heure. Je n’en insiste pas moins sur notre séparation. Ne vous obstinez pas, monsieur, à me barrer plus longtemps le chemin sur cette terre, qui, je pense, est assez large pour tous deux. »

Il sourit et me répliqua :

« Je pars, monsieur, mais auparavant je veux vous apprendre à sonner votre valet très indigne, si jamais vous pouviez avoir besoin de lui. Vous n’avez pour cela qu’à secouer votre bourse ; le tintement de l’or éternel qu’elle renferme se fera partout entendre à mon oreille, et je serai toujours à vos ordres. Chacun pense à son profit dans ce monde ; vous voyez qu’en songeant au mien je ne néglige pas vos intérêts. N’est-il pas évident que je remets aujourd’hui une nouvelle force à votre disposition ? Oh ! cette bourse ! Tenez, quand les teignes auraient rongé votre ombre, cette bourse serait encore un lien solide entre nous. En un mot, vous me tenez par la bourse ; vous pouvez m’appeler quand il vous plaira, et disposer, en tout temps et en tous lieux, de votre très humble et très obéissant serviteur. Vous savez quels services je puis rendre à mes amis, et que surtout les riches sont bien dans mes papiers ; vous l’avez vu. Mais pour votre ombre, monsieur, tenez-vous-le pour dit, vous savez le prix que j’y mets. J’ai l’honneur de vous saluer. »

En ce moment d’anciens souvenirs se retracèrent inopinément à mon esprit. Je lui demandai avec vivacité :

« Aviez-vous une signature de M. John ? »

Il répondit en souriant :

« Avec un ami tel que lui, je n’avais pas besoin d’écriture.

– Mais qu’est-il devenu ? Où est-il à cette heure ? m’écriai-je ; au nom de Dieu, je veux le savoir ! »

Il mit en hésitant sa main droite dans sa poche, et en tira par les cheveux le fantôme pâle et défiguré de Thomas John, dont les lèvres livides, s’entrouvrant avec peine, laissèrent échapper ces mots :

« Justo judicio Dei judicatus sum ; justo judicio Dei condemnatus sum. Je suis jugé par un juste jugement de Dieu ; je suis condamné par un juste jugement de Dieu. »

Saisi d’horreur, je jetai précipitamment la bourse que je tenais dans le gouffre, et m’écriai :

« Je t’en conjure, au nom de Dieu, misérable, éloigne-toi d’ici, et ne reparais jamais devant mes yeux. »

Il se leva aussitôt, d’un air sombre et sinistre, et disparut parmi les rochers qui formaient l’enceinte de ce lieu sauvage.

 

 

IX

 

JE me trouvais donc sans ombre et sans argent, mais ma poitrine était soulagée du fardeau qui l’avait oppressée et je respirais librement. Si je n’avais pas perdu mon amour, ou si dans cette perte je m’étais cru sans reproche, je crois que j’aurais été heureux. Cependant je ne savais que faire, et j’ignorais ce que j’allais devenir. Je visitai d’abord mes poches, où je trouvai encore quelques pièces d’or ; je les comptai, et je me mis à rire. J’avais laissé mes chevaux dans la vallée, à l’auberge prochaine, mais j’avais honte d’y retourner. Au moins fallait-il pour cela attendre le coucher du soleil, et il était à peine à son midi. Je m’étendis à l’ombre d’un arbre, et je m’endormis profondément.

À travers le tissu diaphane d’un songe délicieux, je vis groupées autour de moi les plus riantes images. Je vis Mina couronnée de fleurs s’approcher, me sourire, se pencher vers moi, et glisser comme sur les ailes du zéphyr. L’honnête Bendel, le front radieux, passa devant moi, et me tendit la main. De nombreux groupes semblaient former dans le lointain des danses légères. Je reconnus plusieurs personnes ; je crus te reconnaître toi-même, mon cher Adelbert. Une vive lumière éclairait le paysage ; cependant personne n’avait d’ombre, et ce qu’il y avait de plus extraordinaire, c’est que cela n’avait rien de choquant. Des chants retentissaient sous des bosquets de palmiers ; tout respirait le bonheur. Je ne pouvais fixer toutes ces images furtives, je ne pouvais même les comprendre ; mais leur vue me remplissait d’une douce émotion, et je sentais que ce rêve m’enchantait. J’aurais voulu qu’il durât toujours, et en effet, longtemps après m’être réveillé, je tenais encore les yeux fermés, comme pour en retenir l’impression dans mon âme.

J’ouvris enfin les yeux. Le soleil était encore au ciel, mais du côté de l’orient ; j’avais dormi le reste du jour précédent et la nuit tout entière. Il me sembla que ce fût un avertissement de ne plus retourner à mon auberge. J’abandonnai sans regret tout ce que j’y possédais encore, et je résolus de suivre à pied le sentier qui, à travers de vastes forêts, serpentait sur les flancs de la montagne. Je m’abandonnai à mon destin, sans regarder en arrière, et je n’eus pas même la pensée de m’adresser à Bendel, que j’avais laissé riche, et sur lequel j’aurais pu compter dans ma détresse.

Je me considérai sous le rapport du nouveau rôle que j’allais avoir à jouer. Mon habillement était très modeste ; j’étais vêtu d’une vieille kourtke noire que j’avais portée jadis à Berlin, et qui, je ne sais comment, m’était tombée sous la main le jour où j’avais quitté les bains. J’avais un bonnet de voyage sur la tête et une paire de vieilles bottes à mes pieds. Je me levai, coupai un bâton d’épine à la place même où j’étais, en mémoire de ce qui s’y était passé, et je me mis sur-le-champ en route.

Je rencontrai dans la forêt un vieux paysan qui me salua cordialement ; je liai conversation avec lui. Je m’informai, comme le fait un voyageur curieux et à pied, d’abord du chemin, ensuite de la contrée et de ses habitants, enfin des diverses productions de ces montagnes. Il répondit à toutes mes questions en bon villageois et avec détail. Nous arrivâmes au lit d’un torrent qui avait ravagé une assez vaste étendue de la forêt. Ce large espace éclairé par le soleil me fit frissonner intérieurement. Je laissai mon compagnon passer devant moi, mais il s’arrêta au milieu de cette dangereuse traversée, et se retourna vers moi pour me raconter l’histoire et la date du débordement dont nous voyions les traces. Il s’aperçut bientôt de ce qui me manquait, et s’interrompant dans sa narration :

« Comment donc ! dit-il, monsieur n’a point d’ombre ?

– Hélas ! non, répondis-je en gémissant ; je l’ai perdue, ainsi que mes cheveux et mes ongles, dans une longue et cruelle maladie. Voyez, brave homme, à mon âge, quels sont les cheveux qui me sont revenus : ils sont tout blancs ; mes ongles sont encore courts, et pour mon ombre, elle ne veut pas repousser. »

Il secoua la tête en fronçant le sourcil, et répéta :

« Point d’ombre ! point d’ombre ! cela ne vaut rien, c’est une mauvaise maladie que monsieur a eue là. »

Il ne reprit pas le récit qu’il avait interrompu, et il me quitta, sans rien dire, au premier carrefour qui se présenta. Mon cœur se gonfla de nouveau, de nouvelles larmes coulèrent le long de mes joues. C’en était fait de ma sérénité.

Je poursuivis tristement ma route, et je ne désirai désormais aucune société ; je me tenais tout le jour dans l’épaisseur des bois, et lorsque j’avais à traverser quelque lieu découvert, j’attendais qu’aucun regard ne pût m’y surprendre. Je cherchais, le soir, à m’approcher des villages où je voulais passer la nuit. Je me dirigeais sur des mines situées dans ces montagnes, où j’espérais obtenir du travail sous terre. Il fallait, dans ma situation présente, songer à ma subsistance ; il fallait surtout, et je l’avais clairement reconnu, chercher dans un travail forcé quelque relâche aux sinistres pensées qui dévoraient mon âme.

Deux journées de marche par un temps pluvieux, ou je n avais pas le soleil à craindre, m avancèrent beaucoup sur ma route, mais ce fut aux dépens de mes bottes, qui dataient du temps du comte Pierre, et n’avaient pas été faites pour voyager à pied dans les montagnes. Je marchais à pieds nus ; il fallait renouveler ma chaussure. Le matin du jour suivant, le ciel étant encore couvert, j’entrai, pour m’occuper de cette affaire importante, dans un bourg où l’on tenait foire, et je m’arrêtai devant une boutique où des chaussures vieilles et neuves étaient étalées. Je marchandai une paire de bottes neuves qui me convenaient parfaitement ; mais le prix exorbitant que l’on en demandait m’obligea d’y renoncer. Je me rabattis sur d’autres déjà portées, qui paraissaient encore bonnes et très fortes ; je conclus le marché. Le jeune garçon qui tenait la boutique, et dont une longue chevelure blonde ombrageait la belle figure, les remit entre mes mains, après en avoir reçu le paiement, et me souhaita d’un air gracieux un bon voyage. Je me chaussai de ma nouvelle emplette, et je sortis du bourg, dont la porte s’ouvrait du côté du nord.

Absorbé dans mes pensées, je regardais à peine à mes pieds ; je songeais aux mines, où j’espérais arriver le soir même, et où je ne savais trop comment me présenter.

Je n’avais pas encore fait deux cents pas, lorsque je m’aperçus que je n’étais plus dans le chemin ; je le cherchai des yeux. Je me trouvais au milieu d’une antique forêt de sapins, dont la cognée semblait n’avoir jamais approché. Je pénétrai plus avant : je ne vis plus autour de moi que des rochers stériles, dont une mousse jaunâtre et aride revêtait la base, et dont les sommets étaient couronnés de glaces et de neiges. L’air était extrêmement froid. Je regardai derrière moi ; la forêt avait disparu. Je fis encore quelques pas ; le silence de la mort m’environnait. Je me trouvai sur un champ de glace, qui s’étendait à perte de vue autour de moi. L’air était épais ; le soleil se montrait sanglant à l’horizon. Je ne comprenais rien à ce qui m’arrivait. Le froid qui me gelait me força de hâter ma marche. J’entendis le bruissement éloigné des flots encore un pas, et je fus aux bords glacés d’un immense océan ; et devant moi des troupeaux innombrables de phoques se précipitèrent en rugissant dans les eaux. Je voulus suivre cette rive je revis des rochers, des forêts de bouleaux et de sapins, – des déserts. Je continuai un instant à courir ; la chaleur devint étouffante. Je regardai autour de moi ; j’étais au milieu de rizières et de riches cultures. Je m’assis sous l’ombre d’une plantation de mûriers ; je tirai ma montre : il n’y avait pas un quart d’heure que j’étais sorti du bourg. Je croyais rêver ; je me mordis la langue pour m’éveiller, mais je ne dormais pas. Je fermai les yeux pour rassembler mes idées. Les syllabes d’un langage qui m’était tout à fait inconnu frappèrent mon oreille. Je levai les yeux : deux Chinois (la coupe asiatique de leur visage me forçait d’ajouter foi à leur costume), deux Chinois m’adressaient la parole avec les génuflexions usitées dans leur pays. Je me levai et reculai de deux pas ; je ne les revis plus : le paysage avait changé, des bois avaient remplacé les rizières. Je considérai les arbres voisins ; je crus reconnaître des productions de l’Asie et des Indes orientales. Je voulus m’approcher d’un de ces arbres ; – une jambe en avant, et tout avait encore changé. Alors je me mis à marcher à pas comptés, comme une recrue que l’on exerce, regardant avec admiration autour de moi. De fertiles plaines, de brûlants déserts de sable, des savanes, des forêts, des montagnes couvertes de neige se déroulaient successivement et rapidement à mes regards étonnés. Je n’en pouvais plus douter, j’avais à mes pieds des bottes de sept lieues.

 

 

X

 

UN vif et profond sentiment de piété me fit tomber à genoux, et des larmes de reconnaissance coulèrent de mes yeux. Un avenir nouveau se révélait à moi. J’allais, dans le sein de la nature que j’avais toujours chérie, me dédommager de la société des hommes, dont j’étais exclu par ma faute ; toute la terre s’ouvrait devant mes yeux comme un jardin ; l’étude allait être le mouvement et la force de ma vie, dont la science devenait le but. Je n’ai fait depuis ce jour que travailler, avec zèle et persévérance, à réaliser cette inspiration ; et le degré auquel j’ai approché de l’idéal a constamment été la mesure de ma propre satisfaction.

Je me levai aussitôt pour prendre d’un premier regard possession du vaste champ où je me préparais à moissonner. Je me trouvais sur le haut plateau de l’Asie, et le soleil, qui peu d’heures auparavant s’était levé pour moi, s’inclinait vers son couchant. Je devançai sa course en traversant l’Asie d’orient en occident ; j’entrai en Afrique par l’isthme de Suez, et je parcourus en différents sens ce continent, dont chaque partie excitait ma curiosité. Passant en revue les antiques monuments de l’Égypte, j’aperçus près de Thèbes aux cent portes les grottes du désert qu’habitèrent autrefois de pieux solitaires, et je me dis aussitôt : « Ici sera ma demeure. » Je choisis pour ma future habitation l’une des plus retirées, qui était à la fois spacieuse, commode et inaccessible aux chacals, et je poursuivis ma course. J’entrai en Europe par les colonnes d’Hercule, et, après en avoir regardé les diverses provinces, je passai du nord de l’Asie sur les glaces polaires, et gagnai le Groenland et l’Amérique. Je parcourus les deux parties du nouveau monde, et l’hiver qui régnait dans le sud me fit promptement retourner du cap Horn vers les tropiques.

Je m’arrêtai jusqu’à ce que le jour se levât sur l’orient de l’Asie, et repris ma course après quelque repos. Je suivis du sud au nord des deux Amériques la haute chaîne de montagnes qui en forme l’arête. Je marchais avec précaution, d’un sommet à un autre, sur des glaces éternelles et au milieu des feux que vomissaient les volcans souvent j’avais peine à respirer. Je cherchai le détroit de Behring et repassai en Asie. J’en suivis la côte orientale dans toutes ses sinuosités, examinant avec attention quelles seraient celles des îles voisines qui pourraient m’être accessibles.

De la presqu’île de Malacca mes bottes me portèrent sur les îles jusqu’à celle de Lamboc. Je m’efforçai, non sans m’exposer à de grands dangers, de me frayer, au travers des roches et des écueils dont ces mers sont remplies, une route vers Bornéo, et puis vers la Nouvelle-Hollande : il fallut y renoncer. Je m’assis enfin sur le promontoire le plus avancé de l’île que j’avais pu atteindre, et, tournant mes regards vers cette partie du monde qui m’était interdite, je me mis à pleurer, comme devant la grille d’un cachot, d’avoir sitôt rencontré les bornes qui m’étaient prescrites. En effet, la portion de la terre la plus nécessaire à l’intelligence de l’ensemble m’était fermée, et je voyais dès l’abord le fruit de mes travaux réduit à de simples fragments. Ô mon cher Adelbert, qu’est-ce donc que toute l’activité des hommes ?

Souvent, au fort de l’hiver austral, m’élançant du cap Horn, bravant le froid, la mer et les tempêtes, je me suis risqué, avec une audace téméraire, sur des glaces flottantes, et j’ai cherché à m’ouvrir par le glacier polaire un passage vers la Nouvelle-Hollande, même sans m’inquiéter du retour, et dût ce pays affreux se refermer sur moi comme mon tombeau. Mais en vain mes yeux n’ont point encore vu la Nouvelle-Hollande. Après ces tentatives infructueuses, je revenais toujours au promontoire de Lamboc, où, m’asseyant la face tournée vers le levant ou le midi, je pleurais mon impuissance.

Enfin, je m’arrachai de ce lieu, et, le cœur plein de tristesse, je rentrai dans l’intérieur de l’Asie. J’en parcourus les parties que je n’avais pas encore visitées, et je m’avançai vers l’occident en devançant l’aurore. J’étais avant le jour dans la Thébaïde, à la grotte que j’avais marquée la veille pour mon habitation. Dès que j’eus pris quelque repos, et que le jour éclaira l’Europe, je songeai à me procurer tout ce qui m’était nécessaire. D’abord il fallut songer au moyen d’enrayer ma chaussure vagabonde ; car j’avais éprouvé combien il était incommode d’être obligé de l’ôter chaque fois que je voulais raccourcir le pas, ou examiner à loisir quelque objet voisin. Des pantoufles que je mettais pardessus mes bottes produisirent exactement l’effet que je m’en étais promis, et je m’accoutumai plus tard à en avoir toujours deux paires sur moi, parce qu’il m’arrivait souvent d’en jeter une, sans avoir le temps de la ramasser, quand des lions, des hommes ou des ours m’interrompaient dans mes travaux, et me forçaient à fuir. Ma montre, qui était excellente, pouvait, dans mes courses rapides, me servir de chronomètre. J’avais encore besoin d’un sextant, de quelques instruments de physique et de quelques livres.

Je fis pour acquérir tout cela quelques courses dangereuses à Paris et à Londres. Un ciel couvert me favorisa. Quand le reste de mon or fut épuisé, j’apportai en paiement des dents d’éléphants, que j’allai chercher dans les déserts de l’Afrique, choisissant celles dont le poids n’excédait pas mes forces. Je fus bientôt pourvu de tout ce qu’il me fallait, et, je commençai mon nouveau genre de vie.

Je parcourais incessamment la terre en mesurant les hauteurs, en interrogeant les sources, en étudiant l’atmosphère. Tantôt j’observais des animaux, tantôt je recueillais des plantes ou des échantillons de roches. Je courais des tropiques aux pôles, d’un continent à l’autre, répétant ou variant mes expériences, rapprochant les productions des régions les plus éloignées, et jamais ne me lassant de comparer. Les œufs des autruches de l’Afrique et ceux des oiseaux de mer des côtes du nord formaient, avec les fruits des tropiques, ma nourriture accoutumée. La nicotiane adoucissait mon sort, et l’amour de mon fidèle barbet remplaçait pour moi les doux liens auxquels je ne pouvais plus prétendre. Quand, chargé de nouveaux trésors, je revenais vers ma demeure, ses bonds joyeux et ses caresses me faisaient encore doucement sentir que je n’étais pas seul dans le monde.

Il fallait l’aventure que je vais raconter pour me rejeter parmi les hommes.

 

 

XI

 

UN jour que, sur les côtes de Norvège, mes pantoufles à mes pieds, je recueillais des lichens et des algues, je rencontrai au détour d’une falaise un ours blanc, qui se mit en devoir de m’attaquer. Je voulus pour l’éviter jeter mes pantoufles et passer sur une île éloignée, qu’une pointe de rocher à fleur d’eau s’élevant dans l’intervalle me donnait la facilité d’atteindre. Je plaçai bien le pied droit sur ce récif, mais je me précipitai de l’autre côté dans la mer, parce que ma pantoufle gauche était, par mégarde, restée à mon pied.

Le froid excessif de l’eau me saisit, et j’eus peine à me sauver du danger imminent que je courais. Dès que j’eus gagné terre, je courus au plus vite vers les déserts de la Libye, pour m’y sécher au soleil. Mais ses rayons brûlants, auxquels je m’étais inconsidérément exposé, m’incommodèrent en me donnant à plomb sur la tête. Je me rejetai d’un pas mal assuré vers le nord ; puis, cherchant par un exercice violent à me procurer quelque soulagement, je me mis à courir de toutes mes forces d’orient en occident, et d’occident en orient. Je passais incessamment du jour à la nuit et de la nuit au jour, et chancelais du nord au sud et du sud au nord, à travers tous les climats divers.

Je ne sais combien de temps je roulai ainsi d’un côté du monde à l’autre. Une fièvre ardente embrasait mon sang. Je sentais, avec la plus extrême anxiété, mes forces et ma raison m’abandonner. Le malheur voulut encore que dans cette course désordonnée je marchasse sur le pied de quelqu’un, à qui sans doute je fis mal. Je me sentis frapper, je tombai à terre, et je perdis connaissance.

J’étais, lorsque je revins à moi, mollement couché dans un bon lit, qui se trouvait au milieu de plusieurs autres, dans une salle vaste et d’une extrême propreté. Une personne était à mon chevet ; d’autres se promenaient dans la salle, allant d’un lit à l’autre. Elles vinrent au mien et s’entretinrent de moi. Elles ne me nommaient que numéro douze, et cependant sur une table de marbre noir, fixée au mur en face de moi, était écrit bien distinctement mon nom :

 

PIERRE SCHLÉMIHL

 

en grosses lettres d’or. Je ne me trompais pas, ce n’était pas une illusion, j’en comptais toutes les lettres. Au-dessous de mon nom étaient encore deux lignes d’écriture, mais les caractères en étaient plus fins, et j’étais encore trop faible pour les assembler. Je refermai les yeux.

J’entendis prononcer distinctement et à haute voix un discours dans lequel il était question de Pierre Schlémihl, mais je n en pouvais pas encore saisir le sens. Je vis un homme d’une figure affable et une très belle femme vêtue de noir s’approcher de mon lit. Leurs physionomies ne m’étaient point étrangères ; cependant, je ne pouvais pas encore les reconnaître.

Je repris des forces peu à peu ; je m’appelais numéro douze, et numéro douze passait pour un juif à cause de sa longue barbe, mais n’en était pas pour cela traité avec moins de soin on paraissait ignorer qu’il eût perdu son ombre. On conservait, me dit-on, mes bottes avec le reste des effets trouvés sur moi à mon entrée dans la maison, pour m’être scrupuleusement restitués à ma sortie. Cette maison où l’on me soignait dans ma maladie s’appelait Schlemihlium. Ce que j’entendais réciter tous les jours était une exhortation à prier Dieu pour Pierre Schlémihl, fondateur et bienfaiteur de l’établissement. L’homme affable que j’avais vu près de mon lit était Bendel ; la dame en deuil était Mina.

Je me rétablis dans le Schlemihlium sans être reconnu, et je reçus différentes informations. J’étais dans la ville natale de Bendel, où, du reste de cet or, jadis maudit, il avait fondé sous mon nom cet hospice, dans lequel un grand nombre d’infortunés me bénissaient chaque jour. Il surveillait lui-même ce charitable établissement. Pour Mina, elle était veuve ; un malheureux procès criminel avait coûté la vie à M. Rascal et absorbé en même temps la plus grande partie de sa dot. Ses parents n’étaient plus, et elle vivait dans ce pays retirée du monde, et pratiquant les œuvres de miséricorde et de charité.

Elle s’entretenait un jour avec M. Bendel près du numéro douze :

« Pourquoi donc, madame, lui dit-il, venez-vous si souvent vous exposer à l’air dangereux qui règne ici ? Votre sort est-il donc si amer que vous cherchiez la mort ?

– Non, mon respectable ami. Rendue à moi-même, depuis que mes songes se sont dissipés, je suis satisfaite, et ne souhaite ni ne crains plus la mort. Je contemple avec une égale sérénité le passé et l’avenir ; et ne goûtez-vous pas vous-même une secrète félicité à servir aussi pieusement que vous le faites votre ancien maître et votre ami ?

– Oui, madame, grâce à Dieu. Quelle a été notre destinée ! Nous avons inconsidérément, et sans y réfléchir, épuisé toutes les joies et toutes les douleurs de la vie ; la coupe est vide aujourd’hui. Il semblerait que le seul fruit que nous ayons recueilli de l’existence fût la prudence qu’il nous eût été utile d’avoir pour en fournir la carrière, et l’on serait tenté d’attendre qu’après cette instructive répétition la scène véritable se rouvrît devant nous. Cependant une tout autre scène nous appelle, et nous ne regrettons pas les illusions qui nous ont trompés, dont nous avons joui, et dont le souvenir nous est encore cher. J’ose espérer que, comme nous, notre vieil ami est aujourd’hui plus heureux qu’il ne l’était alors.

– Je trouve en moi la même confiance », répondit la belle veuve.

Et tous deux passèrent devant mon lit et s’éloignèrent.

Cet entretien m’avait profondément affecté, et je balançais en moi-même si je me ferais connaître ou si je partirais inconnu. Enfin je me décidai ; je me fis donner du papier et un crayon, et je traçai ces mots :

« Votre vieil ami est, ainsi que vous, plus heureux aujourd’hui qu’il ne l’était alors ; et s’il expie sa faute, c’est après s’être réconcilié. »

Puis je demandai, me trouvant assez fort, à me lever. On me donna la clef d’une petite armoire qui était au chevet de mon lit : j’y retrouvai tout ce qui m’appartenait. Je m’habillai je suspendis par-dessus ma kourtke noire ma boîte à botaniser, dans laquelle je retrouvai, avec plaisir, les lichens que j’avais recueillis sur les côtes de Norvège le jour de mon accident. Je mis mes bottes, plaçai sur mon lit le billet que j’avais préparé, et, dès que les portes s’ouvrirent, j’étais loin du Schlemihlium, sur le chemin de la Thébaïde.

Comme je suivais le long des côtes de la Syrie la route que j’avais tenue la dernière fois que je m’étais éloigné de ma demeure, j’aperçus mon barbet, mon fidèle Figaro, qui venait au-devant de moi. Cet excellent animal semblait chercher, en suivant mes traces, un maître que sans doute il avait longtemps attendu en vain. Je m’arrêtai, je l’appelai, et il accourut à moi en aboyant et en me donnant mille témoignages touchants de sa joie. Je le pris dans mes bras, car assurément il ne pouvait suivre, et je le portai jusque dans ma cellule.

Je revis ce séjour avec une joie difficile à exprimer ; j’y retrouvai tout en ordre, et je repris, petit à petit, et à mesure que je recouvrais mes forces, mes occupations accoutumées et mon ancien genre de vie. Mais le froid des pôles ou des hivers des zones tempérées me fut longtemps insupportable.

Mon existence, mon cher Adelbert, est encore aujourd’hui la même. Mes bottes ne s’usent point, elles ne perdent rien de leur vertu, quoique la savante édition que Tickius nous a donnée de rebus gestis Pollicilli me l’ait d’abord fait craindre. Moi seul je m’use avec l’âge ; mais j’ai du moins la consolation d’employer ces forces que je sens décliner à poursuivre avec persévérance le but que je me suis proposé. Tant que mes bottes m’ont porté, j’ai étudié notre globe, sa forme, sa température, ses montagnes, les variations de son atmosphère, sa force magnétique, les genres et les espèces des êtres organisés qui l’habitent. J’ai déposé les faits avec ordre et clarté dans plusieurs ouvrages, et j’ai noté en passant, sur quelques feuilles volantes, les résultats auxquels ils m’ont conduit, et les conjectures qui se sont offertes à mon imagination Je prendrai soin qu’avant ma mort mes manuscrits soient remis à l’université de Berlin.

Enfin, mon cher Adelbert, c’est toi que j’ai choisi pour dépositaire de ma merveilleuse histoire, dans laquelle, lorsque j’aurai disparu de dessus la terre, plusieurs de ses habitants pourront trouver encore d’utiles leçons. Quant à toi, mon ami, si tu veux vivre parmi les hommes, apprends à révérer d’abord l’ombre, ensuite l’argent. Mais si tu ne veux vivre que pour toi et ne satisfaire qu’à la noblesse de ton être, tu n’as besoin d’aucun conseil.

 

 

Traduit de l’allemand par Adelbert von Chamisso lui-même.

 

 

 

 

 

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