La bête d’Orléans

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Félix CHAPISEAU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le veillon est commencé. À la clarté douteuse d’une chandelle résineuse, les femmes filent leur quenouille ou tricotent ; les hommes parlent de la pluie et du beau temps. Sous l’action de la douce chaleur de l’étable, un sentiment de bien-être et de tranquillité rend les esprits enclins à rappeler les malheurs d’antan et à susciter les émotions. Alors, un des anciens attaque le récit des exploits de la Bête d’Orléans.

En ce temps-là, au commencement du XIXe siècle, Orléans était une ville presque abandonnée. Une bête féroce en ravageait les environs ; elle était de taille fabuleuse ; son corps était recouvert d’énormes écailles, si épaisses, si dures que les balles des chasseurs ne pouvaient la traverser. Personne n’osait approcher de cette cité, car la bête monstrueuse, cachée dans les fourrés, poursuivait les voyageurs, les mettait en lambeaux et suçait leur sang jusqu’à la dernière goutte. Piétons, cavaliers et rouliers avaient tous vu, heureusement de très loin ! la fameuse Bête qui avait dévoré des familles entières. Elle portait ses ravages à trente lieues de distance, entre le lever et le coucher du soleil.

Les noms des victimes étaient cités : un jour, c’était la mère X. de tel village qui, chargée de son fagot de bois, avait été emportée au fond de la forêt ; le lendemain, c’était le berger de maître Y. qui, ramenant son troupeau, avait été dévoré au fond d’un ravin ; une autre fois, c’était une fillette surprise non loin du village. Vaches, cochons, moutons, tout lui était bon.

Des battues étaient organisées ; mais, sans résultat. Ou bien la Bête avait échappé aux recherches, ou bien quelque vantard l’avait tirée, presque à bout portant, sans pouvoir la blesser. Et les victimes se succédaient toujours.

Le conteur se livrait à tous les écarts de son imagination. Suspendus à ses lèvres, hommes, femmes et enfants palpitaient et s’apitoyaient sur les malheureuses victimes. Les yeux étaient fixes, les bouches béantes, les mains inertes.

Impossible de dépeindre l’état d’exaltation, de frayeur dans lequel se trouvaient conteur et auditeurs. Et si par l’huis disjoint, la bise soufflait un peu fort, nul doute que, les nerfs surexcités, les veilleurs croyaient entendre encore les mugissements de la Bête.

Chaque fois que l’histoire de la Bête revenait, non sur le tapis, mais sur la paille du veillon, et si l’on était en nombre impair, plus de treize et jamais moins de neuf, on terminait la soirée en chantant la Complainte sur la Bête :

 

            Venez, mes chers amis,

            Entendre les récits

            De la bête sauvage

            Qui court par les champs,

            Autour d’Orléans,

            Fait un très grand carnage.

 

            L’on ne peut que pleurer,

            En voulant réciter

            La peine et la misère

            De tous ces pauvres gens,

            Déchirés par les dents

            De cette bête sanguinaire.

 

            Qui pourrait, de sang-froid,

            Entrer dans ces bois

            Sans une tristesse extrême,

            En vouant les débris

            De ses plus chers amis

            Ou de celle qu’il aime ?

 

            L’animal acharné

            Et plein de cruauté

            Dans ces lieux obscurs

            Déchire par lambeaux

            Emporte les morceaux

            Des pauvres créatures.

 

            Le pauvre malheureux,

            Dans ce désordre affreux,

            Pleure et se désespère ;

            Il cherche ses parents,

            Le père ses enfants,

            Les enfants père et mère.

 

            Prions le Tout-Puissant

            Qu’il nous délivre des dents

            De ce monstre horrible ;

            Et par sa sainte main

            Qu’il guérisse soudain

            Toutes ces pauvres victimes.

 

 

 

Félix CHAPISEAU,

Le folklore de la Beauce et du Perche, 1896.

 

Recueilli dans Contes populaires

et légendes du Val de Loire, 1976.

 

 

 

 

 

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