Noël chez les lépreux de Jérusalem

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Frédéric CHRISTOL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il n’est pas de voyageur venant de Jaffa et allant à Jérusalem qui, arrivé au petit village de Lifta près de la ville, ne lance tout ému son cheval au galop et ne dise ou ne pense à peu près ce qu’écrivait, vers 970, Samuel Bar-Scinson : « À ce moment notre tendresse fut excitée et nous pleurâmes de grands pleurs, moi et le Cohen de Lunel. »

D’autres voyageurs écrivent dans leur récit en grosses lettres, avec plusieurs points d’exclamation: « Jérusalem ! Jérusalem ! ! » C’est l’écho des paroles du Psalmiste : « Nos pieds se sont arrêtés dans tes portes, ô Jérusalem ! »

Nous aussi nous étions émus ; nous aussi nous lançâmes nos chevaux au galop, et nous nous répétions à la vue des premières maisons de la ville : « Jamais nous n’avons été si près de Jérusalem ! »

Débarqués à Jaffa, impatients d’arriver à la ville Sainte, « El-Kouds », nous étions partis à cheval. On nous offrait divers véhicules : un char à bancs pouvant nous conduire en dix heures à Jérusalem, mais la prophétie « les chemins raboteux seront aplanis » est loin d’être accomplie en Palestine ; il y avait aussi des mulets munis de cacolets ou portant une chaise du modèle de celles d’une petite bourgeoise du siècle dernier ; nous pouvions aussi aller à dos de chameau, mais il fallait trois jours ! Restaient les chevaux, et, après l’émotion d’un premier début, nous reconnûmes que « le cheval est sans contredit la plus noble conquête de l’homme ». Les chevaux syriens qui font le trajet de Jaffa à Jérusalem, habitués à porter de mauvais cavaliers, furent pleins de condescendance envers nous. Après avoir vu disparaître les dernières maisons de Jaffa, nous traversons un magnifique bois d’orangers, de citronniers, de bananiers, qui font, avec la plaine de Saron nue et déserte, un étrange contraste, Puis, pendant quelques heures, nous franchissons les montagnes arides de Juda ; nous traversons Kirjath-Jéharim, situé encore sur la colline (I Sam., VI, 1), et vers le soir, au milieu d’un paysage désolé, commentaire frappant de cette parole d’Ézéchiel : « L’Éternel a abandonné le pays (IX, 9) », paysage sans broussailles ni brin d’herbe, on aperçoit les silhouettes bleu-rosées des montagnes de Moab, à gauche le petit village arabe situé sur le Mont des Oliviers ! et devant nous, une colline nous cachant encore Jérusalem. Enfin, dépassant l’orphelinat des diaconesses Talitha-Koumi et laissant à gauche les constructions russes, nous nous trouvons en face de grands murs gris et nous pouvons dire : « Salve Jerusalem, civitas regis magni ! » comme frère Faber qui nous devança ici au XIIe siècle.

Bien des voyageurs se trouvent déçus en apercevant Jérusalem, et cependant, en voyant la désolation, écoutant le silence qui règne autour des murs de la cité, on comprend que la dernière voix qui se soit fait entendre ici ait dû être celle de Jésus pleurant et disant : « Jérusalem ! Jérusalem (Matth., XXIII, 37) ! »  .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

En arrivant à Jérusalem par la porte Bab-El-Khalil, le cœur plein des émotions de la joie et de la reconnaissance, on est bientôt attristé à la vue de plusieurs indigènes assis par terre qui vous crient d’un ton monotone et plaintif : « Allah yatik, Kaouadjà ! » « Dieu vous bénisse, Seigneur ! » Ceux qui parlent de la sorte tendent aux passants des mains qui n’ont plus de doigts, leur figure est boursouflée et tachée d’une façon horrible, quelques-uns n’ont pas de nez, d’autres pas d’yeux, la maladie les ayant rongés... Ce sont des lépreux.

Aussi la salutation qu’ils adressent à ceux qui entrent dans la ville fait-elle dans l’âme une impression profonde ; elle est comme le symbole de l’état actuel du pays, et comme l’écho de ces voix qui retentissaient il y a dix-huit siècles autour de Celui qui console. Quels sentiments de reconnaissance ces accents n’éveillent-ils pas en nous, en nous qui, si misérables que nous soyons, avons tant reçu de Dieu ! Il y a parmi nous beaucoup de misères, de maladies, de chagrins, mais rien n’est comparable au sort de ces lépreux vivant sans but, sans consolation, sans connaître même le nom de Celui qui seul entendait les prières de leurs devanciers et qui pourrait encore exaucer les leurs !... Rongés par une maladie horrible, ils crient à tout passant et redisent sans cesse : « Allah yatik, Kaouadjà. » Que Dieu vous bénisse, Seigneur !

C’est depuis quelques années seulement que les lépreux ont une maison à eux. Auparavant ils vivaient dans de misérables cahutes appuyées aux murs de Sion, près de la porte du même nom. Le pacha actuel, qui passe pour l’un des meilleurs de l’empire, leur a fait construire, dans un esprit de charité ou peut-être pour les éloigner de la ville, une maison située à une demi-heure de la porte de Sion et placée près de la fontaine d’En-Roguel, à l’entrée du torrent du Cédron. Mais la maison n’est pas bien grande, vu le nombre des habitants, elle est mal tenue ; car naturellement ces lépreux ne sont pas habiles à faire leur ménage, auquel ils tiennent du reste fort peu. Aussi est-ce avec joie que nous fîmes connaissance de la léproserie chrétienne et de M. et Mme Tappe, vrai père et vraie mère de leurs pauvres et informes pensionnaires.

Cette œuvre, à laquelle M. et Mme Gobat s’intéressaient beaucoup, a commencé petitement par le don que fit une dame charitable touchée à la vue de ces malheureux si misérablement logés. M. Tappe, missionnaire morave, est à Jérusalem depuis onze ans ; il est resté treize ans au Labrador, et l’a quitté à cause de la santé de sa femme. Ils font l’un et l’autre du bien à voir et à entendre ; car ce sont des ouvriers fidèles qui persévèrent dans une œuvre qui a peu d’encouragement, car, nous disait M, Tappe : « Dans une maison de commerce quelconque, si petite soit-elle, à la fin de l’année on dresse son bilan et l’on constate ses pertes et ses gains ; ici nous n’arrivons pas à l’âme, nous ne savons rien de ce qui se passe en elle. Les malades restent ou s’en vont sans nous rien témoigner du bien qui peut avoir été fait à leurs âmes ; le bilan est là-haut. »

La léproserie est située en dehors de la ville, sur le chemin qui conduit à Saint-Jean-de-la-Montagne (Aïn Karim), près de la grande piscine de Mamillia.

Il y avait au mois d’avril dernier dix-neuf malades dans la maison. Quelques-uns sont là depuis le commencement de l’œuvre, logés dans de grandes chambres bien aérées, jouissant de la liberté de se promener dans un grand jardin, chose rare à Jérusalem, et de la faculté de rester, selon la mode orientale, sur les toits des constructions de la léproserie.

Quelques-uns travaillent un peu, apprennent à lire grâce aux soins d’un jeune Arabe, font leurs chambres, et les plus vigoureux, la lessive. Quel travail peut-on demander à des créatures ayant deux mains estropiées, les pieds contournés ? La maladie ne les fait pas constamment souffrir ; on ne se rend pas encore bien compte de la nature de leur mal et l’on ne sait pas au juste que faire pour eux. Il semble même que cette maladie n’ait pas les mêmes caractères que la lèpre du temps de Jésus. Elle est moins contagieuse ; il nous est arrivé quelquefois de serrer la main de ces infortunés, dont les yeux se remplissaient des larmes de la reconnaissance.

La maladie ne commence chez les enfants que vers l’âge de douze ans ; aussi est-on pris d’une poignante tristesse en voyant, dans les familles de lépreux, des enfants riant et jouant et ayant en perspective cette terrible maladie qui doit inévitablement les atteindre. Si les hommes ne peuvent rien pour le corps et l’âme de ceux qui viennent de nous occuper, nous pouvons quelque chose par la prière, la prière persévérante qui obtient toutes choses, cette prière par laquelle Dieu s’est obligé pour ainsi dire à nous exaucer : « Tout ce que vous me demanderez à mon Père en mon nom, il vous le donnera (Jean, XVI, 23). »

Demandons à Dieu de bénir cette œuvre que notre frère et notre sœur en Jésus-Christ poursuivent depuis tant d’années ; demandons à Dieu que toutes ces âmes, que rien en apparence n’a pu encore faire vibrer, sachent qu’elles sont invitées au festin de noces dans la nouvelle Jérusalem, et qu’il nous soit donné d’être assis à la même table, revêtus, ainsi que ces déshérités de la terre, d’une robe blanche lavée dans le sang de l’Agneau.

Nous nous souviendrons toute notre vie de l’arbre de Noël, auquel M. Tappe nous convia pour la prière de l’avant-veille de Noël 1878.

Après avoir attendu les différents invités, on nous fit gravir un étroit escalier ; puis nous entrâmes dans la chambre où était l’arbre, placé sur une table couverte d’une nappe, autour de laquelle étaient assis à gauche les lépreuses, à droite les lépreux, très proprement vêtus. Ils récitèrent d’abord le cantique qui commença à être entonné dans la plaine de Bethléem par l’ange apparaissent aux bergers, et que continueront jusqu’à la fin des temps tous ceux qui attendent la consolation d’Israël (Luc, II, 25). « Gloire soit à Dieu au plus haut des cieux, paix sur la terre, bonne volonté envers les hommes ! »

C’est les larmes aux yeux que nous les entendîmes entonner en langue arabe un cantique sur l’air très connu : « Qu’aujourd’hui toute la terre s’égaie au nom du Seigneur. » Jamais ce chant ne nous avait paru aussi beau que dans cette chambre, sans orgue ni vitraux, où étaient assemblées des âmes unies pour louer Dieu en commun.

 

Nos pauvres amis avaient chacun devant soi une assiette de fer battu pleine de petits gâteaux de Noël, une orange et un mouchoir ; à côté des assiettes brillait une chandelle allumée, fixée dans un petit morceau de bois.

C’était émouvant de les voir quitter l’un après l’autre cette table, s’en aller tenant d’une main leurs cadeaux, de l’autre leur chandelle, nous regarder en passant, nous saluer d’un air reconnaissant et mélancolique et nous dire : « Kata errak, Kaouadjà... » Merci, seigneur. « Il n’est pas possible ni juste, dit un rapport anglais au sujet de la léproserie, de cacher les travaux de charité accomplis par les saints pour l’amour de Christ ; de tels travaux, quand on en parle, sont faits pour glorifier Notre Père qui est aux cieux. »

 

 

 

Frédéric CHRISTOL,

Noël chez les lépreux de Jérusalem

et Les orphelins de Bethléem, 1879.

 

 

 

 

 

 

 

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