Le déraciné

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Sylva CLAPIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Fall River, par un soir d’août. Il avait fait, toute la journée, une chaleur atroce, et, sur la grande rue de Flint Village, la poussière traversée par les feux du couchant semblait un embrasement d’incendie.

Les moulins s’étaient vidés. Soufflant, éreintés, fourbus, les pauvres forçats des « facteries » gagnaient leurs logis, les yeux avivés par la joie de toute une nuit de délivrance, après leurs dix heures de travail. Hommes et femmes défilaient en un long troupeau, dans la hâte d’arriver chacun chez soi, d’échapper à la fournaise de l’air...

Soudain, à la queue du défilé, des cris, une bousculade. Des gamins se renvoyaient de l’un à l’autre, comme une balle, un pauvre vieux à la défroque minable et c’était, à ce jeu barbare, et à chaque fois que le vieillard trébuchait, une clameur assourdissante.

– Hé ! là, le bonhomme !

On s’interposa, enfin. D’ailleurs, le « bonhomme » arrivait chez lui, et peu après disparaissait dans une petite rue latérale.

 

Il y avait bien cinq ans que ce martyre durait, et que le père Antoine Villebon – le bonhomme – servait ainsi de souffre-douleur à la racaille de Fall River.

Avant cela – oh ! c’était déjà fort loin, comme un rêve, dans sa pauvre tête – des gens se rappelaient l’avoir connu « riche habitant », sur une belle terre faisant face au Saint-Laurent, près de Trois-Rivières. À la canicule, les moissons dorées y ondulaient au loin, à perte de vue. Sur le fleuve, c’était tout le temps un défilé de navires, et il y avait, sur un coin de rive, un petit bois de sapins, aux fûts élancés, où il faisait bon, au couchant, aller respirer le frais, en écoutant chanter le vent dans les ramures.

Oui, tout cela était déjà fort loin. Devenu veuf, peu d’années après son mariage, Antoine Villebon n’avait jamais voulu reprendre femme, d’abord par respect attendri pour la morte, une « jeunesse « de Trois-Rivières, élevée en demoiselle, qu’il avait adorée comme une sainte, et puis, dans la suite, afin de ne pas contrarier son fils unique, Jean-Baptiste, établi aux États-Unis, dans le commerce.

Ç’avait été, dans le temps, un gros chagrin, ce départ. Puis, peu à peu, il s’était fait à cette séparation ; à la longue, on se fait à tout. Quant à lui, par exemple, jamais on ne le ferait déserter sa terre. Là où il avait vécu, il voulait mourir, les yeux fixés sur le même horizon familier. Aussi, grande fut la surprise dans la paroisse quand, un beau jour, on apprit que le père Antoine – il commençait alors à se faire vieux – avait mis sa terre en vente, et qu’il s’était résolu à aller vivre avec son fils, aux États-Unis.

 

Qu’était-il donc arrivé ? Rien que de fort simple. Le fils, établi à Fall River, et ayant besoin d’argent pour activer ses affaires, avait réussi, à force d’instances, à décider son vieux père à lui escompter son héritage en échange d’une rente viagère. Du reste, ajoutait-il, il serait là comme coq en pâte, choyé par sa femme et ses deux enfants. Et puis, à son âge, la solitude devait lui peser. Fall River lui offrirait, pour cela, les distractions nécessaires.

Le vieux, enfin, consentit, et, l’argent de sa terre en poche, il s’arracha, un beau soir, à son joli bois de sapins, gagna Montréal et prit le train pour les États. Ah ! le pauvre, il ne se doutait guère combien cette « embardée » allait lui coûter cher, et ce qu’il devait en verser, par la suite, des larmes de sang de regret !

Et ce ne fut pas long, allez. Le fils, un bellâtre sans aucune aptitude pour les affaires, n’eut pas plutôt en main la petite fortune du vieux, que la danse des écus commença. Il négligea son magasin, fit le prodigue avec des amis, festoya, goûta aux cartes, et, pour comble, se fit « sport » et acheta un cheval trotteur qui lui coûta les yeux de la tête. Puis, un beau jour, patatras ! tout s’écroula, et le pauvre désabusé, ses amis des jours d’abondance enfuis à tire d’aile, dut s’estimer heureux de trouver une place de commis pour le faire vivre, lui et les siens.

Encore si la dégringolade eût dû s’arrêter là. Mais le malheureux se mit à boire pour oublier, devint ivrogne, perdit sa situation, traîna les rues, se fit garçon de peine dans une épicerie, fut chassé, trébucha encore plus bas, et enfin sombra à la facterie où, par pitié pour sa famille, on l’occupa à des besognes infimes.

Chez lui, comme bien l’on pense, c’était devenu un enfer, et le vieux père, surtout, en voyait de rudes. Tout d’abord, dans les commencements, on le choyait, on le dorlotait, et la plus belle chambre de la maison fut pour lui. Puis, l’hiver suivant, sous prétexte que cette pièce était trop froide, on le relégua en arrière, près de la cuisine. Quand les mauvais jours eurent succédé à l’aisance, il comprit, à certains sous-entendus, qu’on commençait à en avoir assez de lui. À une observation qu’il fit, on menaça de le jeter dehors. Il courba la tête, se fit petit, endura tout, par besoin surtout de ne pas s’éloigner des deux enfants, un garçon de douze ans et une petite fille de neuf ans, qu’il idolâtrait. D’ailleurs, sa bru n’était pas une méchante femme, rendue seulement acariâtre par la gêne croissante s’abattant sur le ménage à coups redoublés. Avec un peu d’entente, ça pouvait encore aller.

Sans compter que, la débâcle s’accentuant toujours, le vieux dut lui-même se multiplier pour que le pain ne manquât pas trop à la maison. Il gagna de-ci de-là quelques sous, tout joyeux qu’on lui permît, le soir, de conter des contes aux deux enfants. Par exemple, qu’il était déjà loin le joli bois de sapins des beaux jours d’antan !

Enfin, le coup de foudre éclata, dont le souvenir devait à jamais hanter sa fin d’existence. Le fils, revenant un samedi soir à la maison plus ivre que jamais, après avoir dépensé tout son maigre gagne, demanda de l’argent à sa femme pour continuer à boire, et, sur le refus qui lui fut opposé, s’emporta en une tempête de cris, menaçant de tout casser. Soudain, un vent de folie lui traversant le cerveau, il vit rouge, et, marchant sur son vieux père, il assena à celui-ci un formidable coup de poing, sous lequel le vieux s’écrasa, évanoui. Un couteau de cuisine était là tout près, sur une table, l’éclair de l’acier avivé par les rayons de la lampe. L’ivrogne s’en empara et courant à sa femme, le lui plongea dans la poitrine. Les enfants, terrifiés, avaient eu le temps de s’enfuir. Mais, du dehors, déjà, on accourait. Devant le corps ensanglanté de sa femme, le misérable comprit qu’il ne lui restait plus qu’à se faire justice. Il se plongea à son tour le couteau dans la gorge, s’en labourant les chairs à diverses reprises. Ses mains crispées aux meubles se détendirent, puis il roula par terre. L’instant d’après, il râlait, et, dans un dernier hoquet, qui fit jaillir le sang à gros bouillons, il expira.

 

La femme, cependant, n’était pas morte, et des soins empressés la ranimèrent. Mais il lui était resté, de ces horreurs, une secousse dont elle ne devait plus jamais revenir. Quant au vieux père, le coup de poing de son fils ne l’avait qu’étourdi. Seulement, il en sortit plus courbé, plus cassé que jamais, et ses yeux, ses pauvres yeux de vieillard où les larmes ne coulaient plus, en devaient rester à jamais figés dans une morne épouvante.

Mais il fallait quand même lutter pour la vie. Avant, c’était déjà la gêne ; maintenant, c’était la misère. Le garçon, Henri, trouva à s’employer chez un marchand du voisinage, tandis que sa petite sœur, Julienne, aidait sa mère aux travaux du ménage. Elle-même, la pauvre femme, dut aller en journée aux alentours, et quant au grand-père, on put réussir à lui trouver enfin trois dollars par semaine à « échiffer » du coton dans l’une des plus proches facteries.

Cela alla encore tant bien que mal, durant environ un an. Puis la mère mourut, et alors tout le poids de la maison tomba sur les épaules du père Antoine. Bientôt même la fillette dut aller, de son côté, à la facterie. On partait dès le petit matin, s’éparpillant chacun de son côté, et l’on ne se revoyait que le soir.

Le père Antoine se fût encore trouvé relativement heureux, bien qu’il fût devenu, comme je l’ai dit plus haut, le souffre-douleur de toute la marmaille du quartier. N’avait-il pas à lui seul, maintenant, les deux enfants qu’il idolâtrait toujours ? Oui, il eût tout pardonné, tout enduré, tout trouvé bon ; tout, jusqu’au martèlement des machines de la facterie qui lui brisait le crâne durant ses dix longues heures de travail de chaque jour, jusqu’à l’horrible atmosphère chaude et huileuse de la chambre où il peinait du matin au soir, et où, il le sentait bien, un peu des grands souffles du Saint-Laurent, qui lui étaient restés au creux de la poitrine, le quittait chaque jour, de plus en plus. Ah ! grands dieux ! comme il eût fait bon, cependant, dans les après-midi torrides, se revoir dans le joli bois de sapins, aux fûts élancés de cathédrale, aux ramilles balancées par le vent du large !...

Oui, il eût quand même tout trouvé bon, n’eût été que les deux enfants, maintenant devenus assez grands, commençaient à leur tour à se gausser de leur pauvre grand-père, et même à le malmener quelquefois. Et puis, à la longue, il était devenu pour eux comme un étranger, ne parlant guère l’anglais, tandis qu’eux, inconsciemment sans doute, mettaient une sorte d’orgueil à oublier le peu de français qu’ils avaient pu apprendre. D’ailleurs, il y avait belle lurette que le vieux nom patronyme des Villebon n’existait plus, et qu’on l’avait changé en celui, mieux sonnant, moins « canuck » pour tout dire, de Goodtown.

 

 Une seule joie lui était restée. Tous les dimanches, il s’échappait, descendait le Flint Village, traversait tout Fall River, et gagnait Tiverton, bien loin dans la banlieue, en un point d’où l’on embrassait une vue superbe de la baie Mount Hope. Quand le temps était beau, il restait là tout le jour, fumant silencieusement, les yeux perdus au large. Des voiles apparaissaient, toutes blanches, glissant sur les flots bleus, et parfois un bateau à vapeur passait, se frayant un sillon écumeux. À perte de vue, les côtes du Rhode Island fuyaient vers Newport, toutes vertes dans le resplendissement du soleil.

Le père Antoine n’avait alors qu’à « jongler » un peu pour évoquer bien vite le cher paysage familier de jadis : le fleuve-roi bordé, lui aussi, de rives verdoyantes, et sur lequel défilait la flottille ininterrompue, en route vers Montréal ou en descendant. Reverrait-il jamais tout cela ? Et alors une idée fixe, qui le harcelait chaque dimanche, prenait peu à peu une forme tangible, presque réalisable. Il avait beau la chasser, toujours elle revenait, impitoyable. Cette idée, c’était de retourner au pays natal. Il calculait alors qu’en économisant seulement vingt-cinq cents par semaine, il trouverait bien le moyen, un beau jour, de s’échapper. Oh ! oui, s’échapper, comme ce serait bon ! s’enfuir loin, bien loin de ce pays de malheur, et pouvoir tout simplement obtenir là-bas un coin de terre, au cimetière du village, où s’enfouir, disparaître à jamais !...

 

Il n’était pas, après tout, si loin du compte.

Cette année-là, la veille de Noël, les « moulins » s’étaient vidés, comme d’habitude, plus de bonne heure, afin que chacun eût le temps de faire ses achats de Christmas. Quelle ne fut pas la surprise du père Antoine, en arrivant chez lui, de trouver la maison pleine de jeunes garçons et jeunes filles, festoyant comme dans un bar, et ayant ce qu’ils appelaient un « good time ». C’était Julienne, déjà grandelette et ayant pris depuis peu des allures de gourgandine, qui avait ainsi rassemblé toutes ses connaissances de la facterie, avant de faire une descente sur la grand’rue de Fall River pour continuer à s’amuser. Le whisky circulait, on allumait des cigares ; même quelques fillettes trouvaient bon genre de fumer la cigarette. Une noce.

Le grand-père essaya de quelques doux reproches. Mal lui en prit, car Julienne, poussée par ses camarades, lui tint tête. Le vieillard, ensuite, la supplia de ne pas sortir, et fit mine de la retenir. Ah ! bien, elle en avait par-dessus la tête, elle aussi, et il était temps qu’on sût qu’elle était d’âge à faire à sa guise. Allons ! houp, en route ! Le grand-père lui barrait le passage, arc-bouté à la porte. Alors, il se passa une chose inouïe. La malheureuse poussa violemment le vieillard de côté, puis voyant que cela ne suffisait pas, lui cingla la figure d’un soufflet. Elle ouvrit ensuite la porte, par où la bande joyeuse s’envola. Allons, houp ! en route.

Le vieux père était resté comme hébété, sans conscience de ce qui venait de se passer. Puis il comprit. C’en était fait : l’œuvre de désagrégation morale de la facterie, dont on voit de trop fréquents exemples, était maintenant complète. Après le père, les enfants : c’était logique.

 

Quant à lui par exemple, cette fois c’en était trop. Il fuirait, c’était décidé. Il retournerait là-bas, près de Trois-Rivières, et cela, le même soir, sans plus tarder. Il n’avait pas d’argent pour s’acheter un billet de passage, mais en marchant bien, on va loin. Oh ! il marcherait un jour, deux jours, une semaine même, s’il le fallait, qu’importe ? mais il finirait bien par arriver. C’était simple, il n’y avait qu’à suivre la voie du chemin de fer. Quant à manger en route, il lui restait encore un dollar. Ce serait suffisant.

Sa résolution prise, il attendit la nuit. Puis il se glissa au dehors, gagna Fall River. Six heures sonnaient quand il atteignit Bowenville. Là, il s’engagea sur la voie du chemin de fer. Devant lui, les rails brillaient, lui montrant la route, une route de cinq cents milles. Au fait, avait-il une idée quelconque de la distance ? C’est douteux. Il savait qu’il fallait pointer vers le nord, voilà tout.

Oh ! la belle nuit de Noël, d’un bleu profond et tout diamanté d’étoiles ! Pas trop froide, non plus, et pas de neige. Un temps fait à souhait pour marcher d’un pas allègre. Et ce qu’il marchait, le pauvre vieux !

À mi-chemin de Somerset, il dut se garer. Le rapide de Boston, dit « boat-train », roula en coup de tonnerre, ébranlant tout sur son passage. Un peu plus loin, deux trains de marchandises se suivirent de près, les machines haletant à coups précipités dans le grand silence de la nuit.

Il marchait toujours, mais son pas, maintenant, se faisait plus lent, et il lui arrivait souvent de buter aux traverses. Au passage de la rivière Taunton, il manqua à plusieurs reprises rouler dans l’eau noire miroitant au-dessous de lui, et quand il atteignit Somerset il était à bout.

Il n’en persista pas moins à continuer et alors le calvaire commença pour lui. Ses tempes, tendues à se rompre, battaient la chamade, et il lui semblait être chaussé de plomb.

Combien de temps cela dura-t-il ? Une heure ou deux, trois heures peut-être. L’instinct seul, maintenant, lui commandait de se garer au passage des trains. Subitement, et comme il approchait de Dighton, un grand froid lui étreignit le cœur en même temps qu’une bouffée de feu lui montait au cerveau. Puis il s’abattit, roula le long du talus, resta là immobile.

Au petit jour, des cantonniers qui passaient le trouvèrent qui agonisait, et le transportèrent à la station de Dighton. Comme le soleil se levait, le moribond ouvrit les yeux. Oh ! le beau matin de Noël, où les arbres, à l’horizon de pourpre, paraissaient même comme grandis et transfigurés. De quelque part, au loin, venait une sonnerie cristalline, sans doute les « Christmas Chimes » de l’église du village. L’agonisant eut un sourire de contentement, à cet appel de cloches qui dut vibrer en lui comme un écho de celles de sa paroisse natale, puis doucement il rendit l’âme.

Il fut enterré quelque part dans le petit village de Dighton, qui n’est qu’à une dizaine de milles de Fall River.

 

Mon conte n’est pas gai, mais, pour me servir d’une expression fort en vogue dans le monde des lettres, c’est un « document humain ». Autrement dit, les choses se sont à peu près passées comme j’ai essayé de les raconter. Le « déraciné » dont je parle a réellement existé, et les journaux canadiens de la Nouvelle-Angleterre lui ont consacré, dans le temps, à l’occasion de sa mort, quelques faits divers de rigueur.

 

 

 

Sylva CLAPIN.

 

Recueilli dans Conteurs québécois 1900-1940,

choix et présentation d’Adrien Thério,

Les Presses de l’Université d’Ottawa, 1988.

 

 

 

 

 

 

 

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