Sabine et l’œuvre inachevée

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Louis CLOQUET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le grand Erwin, que le génie avait touché de son aile, était un vieillard quand il fut désigné pour ce grand œuvre (la façade et la tour du Dôme de Strasbourg) ; il était aidé de Jean, son fils, qui était sa force, et de la belle Sabine, sa fille, qui était toute son âme.

Pendant dix années, le vieux père et ses vaillants enfants travaillèrent au grand œuvre; les pierres s’empilaient comme par enchantement, et déjà on pouvait apercevoir le commencement des flèches prêtes à lancer dans les airs leurs pointes altières et festonnées, quand Dieu rappela vers lui l’âme d’Erwin. Il fit jurer à Sabine que les siens termineraient l’œuvre glorieusement commencée.

Mais les plans manquaient : un concurrent en produit de superbes ; nul doute qu’ils ne soient accueillis. Sabine, désolée, s’efforce de traduire au Trait sur le parchemin la conception paternelle ; exténuée, le sommeil la surprend sans qu’elle ait pu esquisser cette œuvre géniale. À son réveil, apparaît à ses yeux émerveillés un admirable tracé qu’une main mystérieuse y a dessiné à sa place.

« C’est l’œuvre du Diable », prétendaient ses ennemis. Mais Sabine a foi dans l’inspiration divine. Son dessin est accepté, et les travaux reprennent sous sa direction ; la cathédrale s’élève si haut « que le dernier coup d’aile des cigognes l’effleurait à peine et qu’elle dominait de plusieurs pieds le vol des hirondelles ».

Mais à mesure que montaient les tours, une main invisible détruisait chaque nuit l’œuvre du jour écoulé.

Le noble ouvrage allait-il rester inachevé ?

Un soir, Bernard de Sunder, le fiancé de Sabine, faisant sa ronde sur les échafaudages, vit une double apparition. Au sommet de l’œuvre, Sabine, les yeux ouverts, mais la bouche muette, travaillait d’une manière inconsciente sous l’impulsion directe de Dieu, et plus bas, Polydore de Boulogne, le traître évincé du concours, martelait les fleurons, les roses et les statues, ciselées avec tant d’amour par Sabine et ses collaborateurs. Tout à coup, la blanche ouvrière aperçoit le noir destructeur de son œuvre ; elle avertit Bernard : une lutte suprême s’engage ; un corps tomba, ce n’était pas celui du fiancé de Sabine.

Enfin, la tour fut terminée, et les noms d’Erwin et de Sabine en sont inséparables.

 

 

 

 

Louis COQUET,

Les grandes cathédrales du monde catholique,

Desclée de Brouwer, Lille, 1900.

 

Recueilli dans Les légendes des cathédrales,

par Jean-François Blondel,

Éditions Jean-Cyrille Godefroy, 2002.

  

 

 

 

 

 

 

 

 

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