La vision de Turpin

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jacques COLLIN DE PLANCY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La raison qui repousse tout ce qui est

mystérieux n’a pas toujours raison.

MERCIER.

 

Moi Turpin, archevêque de Reims, étant à Vienne (en Dauphiné), après avoir célébré la messe dans ma chapelle, comme j’étais resté seul pour dire mes heures, et que j’avais commencé le Deus, in adjutorium meum, j’entendis passer sous mes fenêtres une grande troupe qui attira mon attention ; elle marchait avec beaucoup de bruit et de clameurs. J’ouvris la verrière pour voir qui faisait ce tumulte ; et, avançant la tête, je reconnus que c’était une légion de démons, mais si nombreuse qu’il n’était pas possible de la compter. Quoiqu’ils allassent à grands pas, je remarquai parmi eux un démon moins haut que les autres, dont néanmoins l’aspect faisait horreur. Il était précédé d’une première bande, et marchait à la tête de la seconde, qui s’élançait à sa suite, à quelques pas de distance. Je le conjurai, au nom du Créateur et par la foi chrétienne, de me déclarer sur-le-champ où il allait avec ces troupes.

– Nous allons, me répondit-il, nous saisir de l’âme de Charlemagne, qui, en ce moment, sort de ce monde.

– Allez, lui dis-je ; et, par le même ordre que je vous ai donné déjà, je vous adjure de repasser ici pour me rapporter ce que vous aurez fait.

Il s’éloigna. Dès qu’il eut disparu avec les siens, je me mis à réciter le premier psaume de tierce. À peine l’avais-je fini que j’entendis tous ces démons qui revenaient. Leur vacarme m’obligea d’aller à la même fenêtre, d’où je les vis tristes, inquiets et abattus. Je demandai à celui qui m’avait parlé de me déclarer ce qu’ils avaient fait et quel avait été le résultat de leur course.

– Très mauvais, répondit-il. À peine étions-nous arrivés au rendez-vous qu’on nous avait assigné, que l’archange Michel vint à nous avec ses phalanges ; nous étions cependant en mesure de nous emparer de l’âme de Charles. Mais deux hommes sans tête, saint Jacques de Galice et saint Denis de France, patrons de l’empire des Francs, s’étaient présentés à l’heure de la mort de Charles. Ils mettaient dans l’un des plateaux d’une balance toutes les bonnes œuvres du prince qui venait de trépasser. Ils y réunissaient les églises, les abbayes et les autres pieux monuments qu’il avait bâtis, avec les ornements et les divers accessoires du culte dont il les avait dotés. Nous ne pûmes rassembler assez de péchés pour enlever l’autre plateau ; et aussitôt les phalanges de Michel, ravies de notre confusion et joyeuses de nous avoir enlevé l’âme du monarque, nous flagellèrent si vivement qu’ils ont aggravé la peine de notre déboire.

Moi, Turpin, je fus assuré ainsi que l’âme du prince mon maître avait été enlevée au ciel par les mains des anges bienheureux, par le poids de ses bonnes œuvres, et par la protection des saints qu’il a révérés et servis durant sa vie. Aussitôt je fis venir mes clercs, j’ordonnai de faire sonner toutes les cloches de la ville ; je fis dire des messes ; je distribuai des aumônes aux pauvres ; enfin, je fis prier pour l’âme de Charles, dans l’espérance fondée d’alléger son purgatoire. En même temps, je témoignai à tous ceux que je voyais que j’étais assuré de la mort de’ l’Empereur. Dix jours après, je reçus un courrier qui m’en apporta tous les détails, et m’apprit que le saint monarque avait été enseveli dans l’église que lui-même avait fondée à Aix-la-Chapelle 1.

 

 

Jacques COLLIN DE PLANCY,

Légendes de l’autre monde, s. d.

 

 

 

 

 

 



1 On a contesté ce qu’on vient de lire à l’archevêque Turpin, parce que, dit-on, il ne vivait plus à la mort de Charlemagne ; ce qui n’est pas suffisamment constaté. On a dit qu’il était mort en 794, c’est-à-dire vingt ans avant Charlemagne ; mais il avait été élevé sur le siège de Reims en 760 ; et on reconnaît qu’il a gouverné son diocèse plus de quarante ans, ce qui dément le chiffre de sa mort. En second lieu, il peut avoir, comme saint Rigobert et d’autres, quitté son archevêché pour se préparer à la mort dans la retraite. Cependant on attribue ce récit à un moine nommé aussi Turpin, qui l’a publié au seizième siècle, et qui peut l’avoir trouvé à Vienne dans les manuscrits laissés par saint Adon, et l’avoir attribué à l’archevêque Turpin. Du reste nous ne le donnons que comme une vision.

 

 

 

 

 

 

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