Maître Dietrich

ou

L’HOMME VERT

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

K. Wilhelm Salice CONTESSA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

Dans une chapelle latérale à droite de l’église du monastère des Bénédictins de ***, on voit un tableau devant lequel tout le monde s’arrête avec plaisir pour en admirer la beauté et l’art merveilleux. Il y avait été longtemps exposé sans qu’on lui accordât beaucoup d’attention, étant noirci par la fumée et à moitié effacé par le temps. Deux étrangers, arrivés d’Italie, ayant jeté les yeux dessus, en offrirent un prix considérable à l’abbé Gervasius, supérieur du couvent, et lui ouvrirent ainsi les yeux sur le mérite de cet ouvrage. C’est pourquoi il se décida sans retard à le faire restaurer par une main habile. On chargea de cette opération maître Dietrich le peintre, qui, malgré sa jeunesse, joignait à une profonde connaissance de son art l’habitude de ces sortes de travaux.

Le peintre s’aperçut bientôt que sa peine ne serait pas entièrement perdue, quoique son travail avançât peu et offrît beaucoup de difficultés à vaincre, car, comme dans la crainte d’un plus grand dégât, le tableau ne pouvait être enlevé de son cache sur l’autel, le maître se trouvait fort gêné dans sa posture. Mais il ne se laissa pas rebuter par cet obstacle ; tous les matins, il se mettait à l’ouvrage avec une nouvelle joie et un surcroît de zèle ; et lorsque la nuit de son tableau disparut, pour ainsi dire, et que les figures célestes sortirent peu à peu plus distinctes et plus admirables du brouillard qui les enveloppait, il se passionna tellement pour son œuvre qu’il ne songea plus qu’à la manière dont il pourrait réparer totalement les outrages que lui avaient causés le temps et l’indifférence des hommes, rétablir par son pinceau ce qui s’était altéré ou détruit, et lui rendre ainsi sa beauté, son énergie et sa splendeur primitives, telles qu’il les voyait clairement dans son esprit.

Il était occupé à cet ouvrage, lorsqu’un homme de noble taille et de manières distinguées, quoique assez simplement vêtu d’un habit vert, à peu près comme un chasseur, s’approchait souvent de lui, et l’observait avec complaisance pendant des heures entières ; et comme l’étranger paraissait connaître le monde, comme il parlait avec intelligence et même avec érudition des choses divines et humaines, surtout du bel art de la peinture, maître Dietrich l’écoutait avec plaisir et ne le voyait s’éloigner qu’à regret.

Il arriva ainsi qu’un jour la conversation tomba entre eux sur : Ce qu’il faut regarder comme le bonheur et le but de la vie. À cette occasion le peintre ne put assez se louer de la Providence qui lui avait assigné une profession à laquelle il était dévoué de corps et âme ; qui, en outre, lui avait donné une femme vertueuse et deux enfants chéris, lui prodiguant ainsi le bonheur de la vie à pleines mains en même temps qu’elle lui en marquait le véritable but.

L’homme à l’habit vert sourit :

– Vous êtes modeste dans vos désirs, maître, dit-il, et cela mérite des éloges. Oui, sans doute, il n’est pas mal de bâtir sa maisonnette dans une profonde vallée, où prospèrent les travaux des champs, mais il est aussi d’autres personnes dont la vue aime à s’étendre au loin et qui, par conséquent, préfèrent s’élever sur la montagne – le peintre tourna la tête et regarda celui qui lui parlait ainsi. Vous paraissez étonné, poursuivit l’étranger, et vous me regardez comme pour me demander s’il y a quelque chose sur la terre de plus noble et de plus grand que d’aimer sa femme, d’élever ses enfants et de passer sa vie d’une manière uniforme, en traçant régulièrement chaque jour les mêmes sillons. N’avez-vous donc jamais éprouvé dans votre cœur d’inquiets désirs dont vous ne pouviez vous rendre compte ? Ne vous a-t-il jamais semblé que vous ne viviez qu’à demi, et que vous deviez chercher hors de vous quelque chose qui complétât votre existence ?

– Respectable seigneur, répondit le peintre, vous l’avez dit, ce que vous venez d’exprimer, plus jeune j’en ai souvent éprouvé le besoin.

– Je le savais bien, dit l’autre ; croyez-moi, vous êtes appelé à un sort plus élevé que celui de manier le pinceau jusqu’à votre mort et d’user votre vie dans de semblables travaux. Croyez-moi, vous dis-je, fiez-vous à moi, je parle sérieusement. Il n’est point de succès auquel votre jeunesse, votre talent et votre figure ne vous permettent de prétendre !

Le peintre resta quelque temps les yeux fixés sur la terre :

– Vous vous trompez dans l’opinion que vous avez de moi, s’écria-t-il ; cette erreur, du reste, était déjà celle de mon père. Lui aussi aurait bien voulu faire de moi quelque chose de grand, et il m’a tenu longtemps appliqué sur les livres. Mais la nature ne se laisse pas contraindre ; je suis né pour ce que je suis ; et depuis que Dieu m’a donné une femme et des enfants, les vains désirs ne me tourmentent plus. Si j’avais encore un souhait à former, ce serait seulement qu’il me fût accordé de voir une fois la belle Italie.

– Cela ne serait pas impossible, répliqua l’inconnu. VEUILLEZ et VOUS POURREZ. Retenez bien cette sentence, et portez vos yeux sur le ciel : car vous avez une grande vocation. Si donc, quelque jour il vous prend fantaisie d’accomplir votre destinée, songez à moi et ayez en moi de la confiance. Un ami peut souvent nous être utile au moment où nous y pensons le moins. Le diamant porte aussi une enveloppe grossière. Mais l’horloge du couvent sonne. Je dois partir. Adieu.

Pendant ce discours, l’inconnu avait saisi un pinceau, et comme en se jouant il peignit trois étoiles rouges sur le mur ; puis il posa le pinceau et sortit.

Il serait difficile de décrire la disposition d’esprit dans laquelle se trouva le peintre, après que l’homme vert l’eut quitté. Il lui semblait presque qu’il avait oublié quelque chose d’important et qui n’aurait point dû sortir de sa mémoire ; puis, quand il cherchait à se le rappeler, ses idées s’embrouillaient, et les figures les plus bizarres, revêtues de brillantes couleurs, lui passaient devant les veux. Ce jour-là il fut ennuyé de son travail ; secouant la tête, il regarda encore une fois son tableau et s’en retourna chez lui à pas lents.

Avant ouvert doucement la porte, il entra dans la chambre. Sa femme était assise, tenant entre ses bras son petit garçon. Sa fille, à ses pieds, jouait avec une poupée ; mais quand cette enfant l’aperçut, elle s’écria : Voilà papa ! courut vers lui, et, s’accrochant à ses genoux, lui demanda s’il n’avait rien apporté pour elle. Dietrich la prit sur son bras ; sa femme vint alors au-devant de lui, et, joyeuse de son prompt retour, elle l’embrassa. Lui s’assit sur une chaise près de la porte, et la fit asseoir avec sa fille sur ses genoux. En ce moment le petit garçon endormi dans les bras de sa mère se réveilla, regarda son père, ouvrit la bouche et poussa des cris de joie. Dietrich appliqua un baiser sur ses joues, caressa sa femme, caressa sa fille, et n’aurait pas mis fin au plaisir qu’il éprouvait, si sa femme ne se fût levée et ne lui eût donné à tenir son petit garçon :

– Ce soir, dit-elle, je te préparerai ton plat favori, puisque tu nous as réjouis par ton prompt retour, et que tu es si bon et si aimable.

Dietrich oublia tout ce que l’inconnu lui avait dit dans l’église et toutes les bizarreries qui lui avaient passé par la tête. Semblables à d’innocents enfants, ses pensées et ses désirs prirent comme autrefois leurs ébats dans les étroites limites de son ménage, sans souhaiter d’en jamais sortir.

 

 

II

 

Le lendemain, le peintre retourna à son ouvrage avec le zèle et le courage qui lui étaient propres. Lorsqu’il aperçut les trois étoiles sur le mur, il se reprocha sa folie d’avoir fait attention à quelques mots en l’air d’un étranger qui, peut-être, n’avait voulu que se jouer de lui, et il se proposa de le payer ce jour-là de la même monnaie, mais l’inconnu fit en vain attendre sa visite. Maître Dietrich retourna mécontent chez lui et dut se consoler jusqu’au lendemain. Le lendemain arriva ; maître Dietrich attendit encore, et l’inconnu ne revint pas. Les jours suivants ne le ramenèrent pas davantage ; et plus le peintre désespérait de son retour, plus il souhaitait vivement de lui parler. Il crut que cette impatience tenait à l’habitude qu’il avait de le voir, quoiqu’elle vînt uniquement du désir de connaître l’étranger mystérieux et d’entendre ses paroles flatteuses ; mais il n’osait se l’avouer.

Cependant il ne négligea point son travail ; la beauté du tableau se dévoilait de plus en plus et attirait un grand nombre d’amateurs. Un matin qu’il était sur son échelle, il arriva qu’une dame richement vêtue, accompagnée d’un domestique, entra dans la chapelle. Suivant l’usage du pays, elle portait une cape de velours qui lui cachait la figure : mais il sembla à maître Dietrich n’avoir jamais vu un port plus noble et une taille plus belle. Lorsqu’elle le salua avec bonté et lui exprima le désir de jeter les yeux sur le tableau, sa voix était si merveilleusement douce qu’il souhaita ardemment de voir la bouche d’où sortaient de si agréables accents. Il descendit vite de l’échelle et mit de côté tout ce qui pouvait empêcher de bien examiner le tableau. La noble dame releva sa cape de velours et s’approcha des degrés de l’autel. Le bon Dietrich crut voir alors le soleil percer les nuages et l’éclairer de ses plus vifs rayons, lui et tout ce qui l’entourait. Ce n’était néanmoins que furtivement qu’il osait la regarder, comme s’il eût craint d’être ébloui par l’éclat de sa beauté : et quand, par hasard, elle se tournait vers lui pour lui faire quelques questions, il tenait les yeux entièrement fixés vers la terre et pouvait à peine balbutier une parole, en sorte que la belle dame lui dit cri souriant :

– Mon cher maître, je crois que ma présence vous importune, puisque vous ne me dites pas un seul mot de bonté et que vous ne m’accordez pas même un regard de bienveillance !

Pendant que maître Dietrich cherchait une réponse polie, et, dans son trouble, ne pouvait trouver de paroles, son embarras croissant de plus en plus, elle continua d’un air gracieux :

– Si vous recevez des visites importunes, ne vous en prenez qu’à vous-même et à votre pinceau, qui, d’une manière si parfaite et presque merveilleuse, rappelle à la vie ce chef-d’œuvre qui paraissait déjà voué à l’oubli et à la destruction ; c’est votre main qui lui rend ses anciens droits à l’admiration des hommes ! Mais je veux bien vous avouer que je suis venue moins encore pour voir ce tableau qu’avec le désir de faire votre connaissance. Depuis mon arrivée dans cette ville, j’ai ouï dire beaucoup de bien de vous, et j’ai vu maintes choses qui dénotent le grand peintre. Or, on aime de tels artistes dans le pays où j’ai été élevée.

Là-dessus elle ajouta encore plusieurs remarques qui annonçaient un esprit supérieur et de vastes connaissances, telles que maître Dietrich n’en avait jamais trouvé dans une femme. Le cœur du peintre s’échauffa alors, sa langue se délia, et leur conversation aurait duré encore plus longtemps si le serviteur de la dame, beau jeune homme, très richement habillé à l’espagnole, et qui attendait à quelque distance, ne se fût approché en lançant un sombre regard à maître Dietrich, et n’eût averti sa maîtresse qu’il était prés de midi.

La belle dame fit alors ses adieux en disant :

– J’espère, mon cher maître, que notre connaissance ne mourra pas jeune : souvenez-vous de l’étrangère, bientôt vous entendrez parler d’elle.

À ces mots, elle s’éloigna d’un pas précipité ; mais, à l’entrée de la chapelle, elle jeta encore un regard en arrière, et fit au peintre un signe d’amitié. Ce prompt départ le surprit tellement qu’il ne songea pas à la reconduire, et resta comme cloué à la place où elle l’avait quitté, les yeux fixés et la bouche béante semblable à un homme qui rêvait des pommes d’or entre ses mains, et qui, en se réveillant, n’y trouve rien. Enfin l’idée lui vint de la suivre de loin pour apprendre où elle demeurait et qui elle était. Il s’enveloppa dans son manteau et traversa rapidement l’église ; mais au montent d’en sortir, il rencontra son vieil ami, l’homme vert, qui l’arrêta brusquement sur le seuil.

– Bonne fortune, mon prompt chasseur ! dit-il en riant. Quel noble gibier poursuivez-vous avec tant d’ardeur ? – et comme maître Dietrich, plein d’impatience, voulait se débarrasser de lui : Vous ne l’attraperez plus, continua-t-il ; cependant je puis vous dire ce que vous désirez savoir.

Une légère rougeur parut sur le visage du peintre, et il lui demanda :

– Vous l’avez vue, vous la connaissez ?

– Oui, je l’ai vue et je la connais, répondit l’inconnu. Et comme les hommes ne savent point se contenter de la simple apparition du beau, et même ne peuvent s’en réjouir qu’après l’avoir resserrée dans le cadre des proportions terrestres et lui avoir assigné son nom et son origine, je vais vous confier tout de suite que la belle dame qui vient de vous quitter est la jeune épouse du conte Rovero, Allemande de naissance, mais élevée en Italie. On rapporte bien des choses du pouvoir de sa beauté, et il paraît que vous pourriez aussi en parler en connaissance de cause.

Pendant cette conversation, ils étaient retournés à la chapelle où tous deux s’arrêtèrent en silence devant le tableau : le peintre sans lever les yeux dessus, l’autre en le regardant attentivement.

Après quelques moments de silence, celui-ci dit :

– Jusqu’ici des roses ; maintenant les épines vont venir.

– Qu’entendez-vous par là ? dit maître Dietrich en levant les yeux.

– Je pense, répliqua l’homme vert, que votre art et votre habileté pourraient échouer sur ces deux têtes-là, et principalement sur cette tête de femme, au milieu ; figures tellement outragées et endommagées qu’il est presque impossible de reconnaître un seul de leurs anciens traits. Et cependant vous n’aurez rien fait si vous ne réussissez à égaler et même à surpasser dans cette seule tête l’énergie et la grande beauté du reste. Car, étant la principale figure du tableau, il est à présumer que l’ancien peintre avait plus particulièrement déployé tout ce que son génie et la grâce de son pinceau pouvaient produire de plus merveilleux.

– Bien des fois, dans de bons moments, dit d’un air pensif maître Dietrich, bien des fois l’œuvre s’est présentée à mon esprit si clairement, que j’ai pu me flatter de l’achever avec l’aide de Dieu ; mais je vous avoue que j’en désespère presque maintenant.

L’homme vert lui tendit la main et dit :

Aucun homme ne doit désespérer de faire ce qui a été possible à un autre homme. Mettez à la place le portrait de la belle comtesse : il ne fera pas honte au reste.

– Nullement, s’écria le peintre ; la beauté de la comtesse est trop de ce monde ; petit-être le portrait de ma femme irait-il beaucoup mieux là.

L’autre fit un signe de tête et rit d’une certaine manière qui bien souvent déjà avait déplu au peintre.

Puis il dit :

– Avec tout cela, je suis réellement fâché que vous dilapidiez votre force à de pareils rapiécetages et barbouillages, en plaçant ainsi toute votre vie dans l’ombre d’un métier dont vous ne retirerez que quelques fruits sauvages. Mais qu’est-ce que cela me fait ? Soyez heureux si vous pouvez ; demain nous nous reverrons.

Maître Dietrich, d’un air mécontent, regarda son tableau, et, d’un air moins satisfait encore, vit partir l’inconnu ; car plus il apercevait qu’il avait perdu toute conviction de bien achever, plus il se chagrinait que l’homme à l’habit vert eût raison ; et il se repentait d’avoir entrepris un semblable travail.

Triste et mal à l’aise, il revint chez lui. Ce qui lui était arrivé dans la matinée avait brisé son cœur ; il le sentit bien ; mais il ne put ou ne voulut pas s’en dire la raison. Ce jour-là, les caresses de sa fille, les cris de joie du nourrisson et les soins empressés de sa femme ne firent qu’effleurer son âme. L’image de la belle comtesse retenait ses sens captifs, s’interposait toujours entre lui, son art et son bonheur domestique ; il lui fut impossible de l’éloigner ; ses pensées et ses désirs, semblables à des chevaux sans frein, franchirent les barrières étroites de la vie qu’il avait menée jusqu’alors, et s’élevèrent en fantômes gigantesques dont il s’épouvanta lui-même.

 

 

III

 

Plusieurs jours s’étaient écoulés. L’ami inconnu, oubliant sa promesse, n’avait pas reparu. Maître Dietrich n’avait pu réussir non plus à revoir la comtesse, quoiqu’il eût passé un grand nombre de fois devant sa demeure. Il traversait un jour la place où se trouvait la foire ; des marchands étrangers y avaient construit leurs boutiques ; la foule se pressait et s’agitait autour d’eux. Le peintre était attentif à ce spectacle, lorsque, auprès d’une échoppe où l’on vendait toutes sortes d’élixirs et de remèdes, il aperçut l’homme vert, qui, de son côté, le reconnut aussitôt et l’appela.

– Voulez-vous prolonger votre vie, ou bien, si elle vous paraît trop longue, prévenir les décrets du Bon Dieu ? Vous n’avez qu’à parler. Les bons amis sont parfaitement bien servis ici, de l’une ou de l’antre manière.

– Je ne veux l’être ni de l’une ni de l’autre, répliqua le peintre ; je m’abandonne entièrement à la volonté de Dieu.

– Vous êtes un homme pieux, dit en riant l’homme vert, et de tels fidèles entreront dans le royaume des cieux. Vous pourrez même un jour intercéder pour moi. Mais, pour le moment, comment vont les affaires terrestres ? Vous n’avez pas revu la belle apparition ?

Le peintre secoua la tête.

– Vous désirez cependant la revoir, ajouta l’inconnu.

– À quoi cela me servirait-il ? dit maître Dietrich avec un air d’indifférence simulée.

L’autre le regarda et dit :

– Vos joues ne sont pas d’accord avec votre bouche ; car leur rougeur accuse celle-ci de mensonge. Parlez donc franchement, peut-être pourrait-on vous être utile.

Maître Dietrich le regarda fixement et d’un air étonné.

– Eh bien ! s’écria l’homme vert, on ne peut trouver mauvais un semblable désir, surtout dans un peintre à qui il a été donné, pour ainsi dire, une paire d’yeux de plus qu’aux autres. Oui, continua-t-il, nous verrons ce que l’on peut faire pour vous.

Se tournant alors du côté du marchand, il lui parla dans une langue étrangère. Celui-ci alla prendre une cassette soigneusement enveloppée, et en sortit deux petites fioles que l’acheteur mit dans sa poche, en lui donnant en échange une bourse pleine d’argent.

L’inconnu dit ensuite au peintre :

– Veuillez aussi acheter de ce baume vital à ce brave homme. Qui sait si vous n’en aurez pas besoin ?

Maître Dietrich s’étant excusé sur le bon état de sa santé, l’homme vert insista en disant qu’à la vérité ce baume n’était bon que pour ceux qui se portaient trop bien, mais que, par amitié pour lui, il voulait lui en garder une fiole au besoin. En même temps, il s’en fit donner une autre et la paya.

Puis ils quittèrent en riant le marchand ; l’homme vert s’approcha d’une autre boutique, et le peintre retourna à son ouvrage.

Vers midi, comme il sortait de l’église pour rentrer chez lui, une femme bien vêtue l’accosta en lui demandant s’il n’était pas maître Dietrich le peintre. Sur sa réponse affirmative, elle ajouta amicalement :

– Ma maîtresse, la comtesse Rovero, vous présente ses compliments et vous prie de venir cet après-midi chez elle, pour se concerter avec vous sur un tableau qu’elle veut vous commander.

Maître Dietrich ne sut ce qui se passa en lui lorsqu’il entendit ces paroles ; il se rappela ce que lui avait dit l’homme vert. La soubrette artificieuse observa pendant quelque temps son visage ; mais ne recevant pas de réponse, elle le salua en riant et s’éloigna.

Ce jour-là, il ne toucha presque pas à son dîner, et sa femme l’ayant interrogé sur la cause de son peu d’appétit, il répondit que le comte Rovero venait de le faire appeler chez lui pour une commande.

– S’il n’y a que cela qui te tourmente, répliqua Cunégonde, ce n’est pas la première fois que tu as paru devant les princes et les seigneurs, et je ne vois pas pourquoi tu aurais peur de cet Italien.

Maître Dietrich, sentant que le feu lui montait au visage, se leva et baisa sa femme sur le front. Après quoi, il se revêtit de ses plus beaux habits, et se mit en route pour aller chez le comte.

Le cœur lui battit fortement quand il monta le large escalier en colimaçon, et qu’il pria un domestique de l’annoncer. Celui-ci le conduisit dans une grande salle d’apparat, entièrement ornée de tableaux, et lui dit d’attendre là. Le peintre contempla ces tableaux avec admiration ; car c’étaient de superbes morceaux de l’école italienne : jamais il n’en avait vu de si beaux et en si grand nombre. La force et l’éclat du coloris, les clairs-vifs et les masses d’ombre, habilement fondus dans les œuvres de plusieurs maîtres de cette époque, l’éblouirent au point qu’il en était tout étourdi. Mais un tableau placé au fond de l’appartement l’attira surtout avec une puissance merveilleuse. Une Sainte Vierge y était représentée entourée d’anges, et sur le premier plan on voyait deux figures agenouillées qui pleuraient. Cette gracieuse composition l’occupait tout entier lorsque la porte s’ouvrit derrière lui, et la comtesse parut. Son cœur palpita violemment quand il alla au-devant d’elle ; mais la comtesse, après l’avoir salué avec bonté, lui demanda si, parmi tant d’autres chefs-d’œuvre, il avait trouvé ce tableau seul digne d’être remarqué.

– Dans ce somptueux parterre, j’ai choisi ce noble lys, répondit modestement le peintre, et je voudrais bien connaître l’illustre maître qui a produit un tel chef-d’œuvre,

– Ce que vous admirez tant, répliqua la comtesse, est un ouvrage de Raphaël Sanzio, que beaucoup de personnes nomment le divin. Mais l’opinion varie suivant les hommes, et je ne contesterai à personne la sienne.

À ces mots, elle le fit passer dans une seconde salle ornée comme la première. Pendant qu’il la suivait rapidement, ses regards tombèrent sur un portrait ; et il s’arrêta plein d’étonnement, car le portrait ressemblait parfaitement à son ami l’homme à l’habit vert, quoique ce personnage fût autrement vêtu. Il allait ouvrir la bouche pour interroger la comtesse ; mais elle était déjà près de sa chambre, la main sur la porte, en lui faisant signe d’avancer. Quand il y entra, il aperçut un chevalet dressé avec tout ce qui est nécessaire pour peindre.

– C’est ici seulement, dit la comtesse, que j’ai le courage de vous faire part de ce que je souhaite ; car ce n’est pas pour une œuvre digne de vous que je vous ai mandé, mais uniquement pour faire mon portrait que mon mari désire avoir.

Le peintre, averti sans doute par son bon génie, s’effraya are fond du cœur de cette demande et pâlit.

– Je savais bien, ajouta en souriant la comtesse, que mes désirs ne vous seraient point agréables, surtout après avoir contemplé des objets si sublimes.

– Quel peintre, répliqua maître Dietrich en se remettant, quel peintre, avec tout son art, serait assez hardi pour espérer d’atteindre au sublime de l’objet qui s’offre maintenant à mes yeux, et que le ciel a créé dans une heure favorable ?

À ces mots, il s’assit près du chevalet après avoir donné un siège à la comtesse, et il commença son travail en tremblant.

Dès lors il voit la comtesse tous les jours ; mais, comme il arrive aux joyeux amis de la bouteille, qui d’abord ne prennent à leur repas qu’un simple carafon de vin, puis bientôt en demandent un autre, puis un autre, cherchant ainsi à éteindre une soif qui s’augmente de plus en plus, jusqu’à croire enfin qu’ils ne peuvent s’en passer – ainsi, dans maître Dietrich, le désir de voir la belle comtesse croissait d’autant plus qu’il la voyait plus souvent, et il en vint à regarder comme perdus tous les instants qu’il ne passait pas auprès d’elle. De même qu’une plante placée dans une serre à peine éclairée cherche de toutes les forces de sa végétation le côté par où perce la lumière, de même aussi toutes les pensées, toutes les impulsions de son âme étaient tournées vers la comtesse. Il n’allait plus qu’avec déplaisir à son travail dans l’église des Bénédictins ; et, comme de jour en jour il désespérait davantage de l’achever, il finit par y renoncer tout à fait.

Le changement qui s’était opéré dans le cœur de Dietrich ne put échapper à sa femme ; il ne répondait plus à ses questions ; et comme, suivant la coutume, des langues officieuses lui parlèrent malignement de la belle comtesse, Cunégonde, étant d’un caractère doux et timide, ne proféra aucune plainte et renferma son affliction dans son sein. Le peintre, à qui le silence et la tristesse de sa femme reprochaient bien plus vivement sa faute que les paroles les plus piquantes, commença à éviter sa maison ; et, tout le temps où il n’était pas chez la comtesse, il le passait ordinairement avec des buveurs et des joueurs de profession, ce qui ne contribuait pas sans doute à diminuer ses torts.

Un soir qu’il rentrait chez lui de meilleure heure que de coutume, il fut frappé, en montant l’escalier, des paroles que sa femme chantait pour endormir leur petit enfant. Il avait déjà entendu souvent cette chanson ; mais, ce soir-là, elle lui parut toute nouvelle, et il en fut singulièrement touché. Il s’appuya contre le mur ; des larmes coulèrent de ses yeux, et il resta à la même place longtemps encore après que sa femme eut cessé de chanter.

 

          Le clair ruisseau de la montagne

          Vers nous précipite son cours ;

          Mais loin de nous dans la campagne

          Il fuit et s’éloigne toujours.

          Sur nos têtes passe et repasse

          Le nuage toujours mouvant ;

          Il court au hasard dans l’espace,

          Il court où l’emporte le vent.

 

          Ainsi va la brume légère,

          Et le ruisseau capricieux ;

          Dors, mon enfant, près de ta mère ;

          Dors, mon enfant, ferme les yeux.

 

          De sa bouche fraîche, embaumée,

          Le printemps caresse la fleur :

           « Éveille-toi, ma bien-aimée,

          Éveille-toi pour le bonheur. »

          Il dit, et la fleur virginale

          S’épanouit légèrement,

          Et, dans sa robe nuptiale,

          S’offre aux baisers de son amant.

 

          Ainsi jeune fleur printanière

          Entrouvre son sein gracieux.

          Dors, mon enfant, près de ta mère ;

          Dors, mon enfant, ferme les yeux.

 

          Mais à l’Occident, vers la plage,

          Quand le soleil quitte les cieux,

          Comme lui, le printemps volage

          Fait à la terre ses adieux.

          Le vent glacé du soir se lève

          Et vient frapper la pauvre fleur,

          Et la pauvre fleur sur la grève

          Tombe sans vie et sans couleur.

 

          Ainsi meurt la fleur passagère,

          L’amour du printemps et des cieux.

          Dors, mon enfant, près de ta mère ;

          Dors, mon enfant, ferme les yeux.

 

          Ainsi chantait la pauvre mère

          À son enfant qu’elle endormait ;

          Et dans la solitude amère

          Son cœur brisé se consumait.

          Le matin, son ami près d’elle

          Jurait de l’aimer constamment ;

          Le soir arrive, et l’infidèle

          Avait oublié son serment.

 

          Ainsi, d’une voix mensongère,

          Chacun nous trompe à qui mieux mieux.

          Dors, mon enfant, près de ta mère ;

          Dors, mon enfant, ferme les yeux.

 

Maître Dietrich entra sans bruit, souhaita le bonsoir à sa femme avec amitié, quoique d’une voix troublée, et s’assit en face d’elle dans le vieux fauteuil qui, dans des temps plus heureux, l’avait tant de fois reçu, lui et toute sa famille. Étant donc assis, et regardant sa femme qui tenait son petit garçon sur ses genoux, et dont l’amour maternel embellissait le pâle visage, il se rappela tout à coup, et sans savoir pourquoi, son tableau de la chapelle des Bénédictins, et il le vit pour un moment tout achevé dans son esprit. Il éprouva alors tant de douleur et en même temps de plaisir que, son cœur ne pouvant supporter cette singulière émotion, il se leva, alla à sa femme, et baisa l’enfant endormi. Cunégonde souleva lentement ses yeux vers lui, et bientôt un torrent de larmes en sortit : le peintre lui prit la main et la pressa vivement sur son cœur qui battait avec violence.

La porte s’ouvrit alors et l’homme vert entra. Maître Dietrich, étonné et embarrassé, se retourna, lâcha la main de sa femme et alla à sa rencontre, mais l’inconnu, souriant à sa manière, passa devant lui et, s’adressant à Cunégonde :

– Pardon, madame, dit-il, si je vous trouble. Comme je ne rencontrais plus notre cher peintre à l’église, je l’ai cru malade. Mais, en vous voyant, je ne puis lui en vouloir de ce qu’il aime mieux rester chez lui que de courir les rues après un portrait.

Maître Dietrich le regarda d’un air étonné, car l’étranger ayant entrouvert son manteau pour ôter son chapeau, il remarqua qu’il portait par-dessous une magnifique collerette de dentelle avec un riche habit de velours noir et une chaîne d’or autour du cou.

Mais l’homme vert, refermant son manteau et se tournant du côté du peintre, lui dit, comme s’il ne se fût pas aperçu de son étonnement :

– Croyez-moi, si j’étais à votre place, je resterais toujours comme une huître renfermé dans ma maison que le bon Dieu a rendue si belle ; je n’en sortirais jamais, surtout pour aller faire le portrait des grandes daines.

Maître Dietrich rougit et lui fit signe des yeux. Le sang monta aussi au visage de Cunégonde. Mais le fourbe, sans faire attention au signe du mari, dit en souriant à la femme :

– Vous savez sans doute, belle dame, quel travail dangereux il a entrepris. Voir toujours les yeux de la comtesse Rovero, c’est chose à mon avis aussi scabreuse que le métier de couvreur. On peut facilement s’étourdir, car il n’y a pas au monde des yeux pareils.

Chacune de ces paroles était un coup de poignard pour la malheureuse Cunégonde, dont le cœur faillit se briser. Elle se leva, pressa son enfant contre son sein et rentra dans sa chambre en chancelant.

– Qu’avez-vous fait ? dit le peintre en se promenant avec agitation après qu’elle fut partie.

– Je vois bien, répliqua l’autre, que j’ai touché maladroitement la corde sensible, et pour m’en punir je vous quitte à l’instant. Cependant il ne vous sera pas difficile de rétablir la paix dans votre ménage, si vous voulez réellement renoncer à la belle comtesse. Remarquez bien ce que je vous dis : Ce sont les femmes qui nous perdent ou qui nous élèvent dans cette vie. Vous n’avez qu’à choisir. Bonne nuit !

Il sortit à ces mots, emportant pour toujours avec lui la paix de cette maison. Le peintre n’osa reparaître sous les yeux de sa femme, et ce fut le dernier avertissement que lui donna son bon génie qui s’éloigna pour ne plus revenir. Le lendemain son cœur le ramena chez la belle comtesse, et l’image de Cunégonde disparut peu à peu devant l’éclat des yeux de la noble dame, comme les pâles rayons de la lune s’effacent devant la vive clarté de l’aurore.

 

 

IV

 

Le travail du peintre allait être terminé ; il voyait avec effroi s’approcher le moment où il perdrait le plaisir de contempler chaque jour cette brillante figure, et il ne pouvait comparer son état qu’à celui d’un damné qui aurait été précipité du céleste séjour. Un jour qu’il était seul avec la comtesse, la conversation étant tombée sur son mari, elle raconta entre autres choses que le comte venait de perdre son secrétaire, et qu’il cherchait à le remplacer par un homme habile.

– Si vous n’aviez pas une famille, ajouta-t-elle en souriant, je sous conseillerais de demander cette place. Vous ne manquez pas des talents exigés ; une tête comme la vôtre ne reposerait pas longtemps dans cet emploi, et la plus belle perspective s’ouvrirait devant vous.

– Pour moi, dit le peintre, pour moi, il n’y a qu’un seul bien dont ma vie ait soif comme une plante brûlée de soleil a soif de la rosée ; hélas ! malheureux que je suis ! je ne l’obtiendrai jamais !

– Vous ne vous estimez pas assez, répliqua la comtesse ; celui qui a tout reçu de la nature peut tout attendre des hommes – en même temps elle lui lança un regard qui embrasa son sang ; un feu rapide courut dans ses veines, il ne put respirer et ses mains tremblèrent. Mon mari, reprit la comtesse à voix basse, mon mari a grand désir de voir le portrait, et, si je ne me trompe, il sera achevé sous peu de jours.

– Hélas ! s’écria le peintre, avec le dernier coup de pinceau je me raierai moi-même du livre des heureux ; je signerai ma damnation éternelle.

La comtesse baissa les yeux et garda pendant quelque temps le silence. Puis elle dit en soupirant :

– Jamais, dans cette âpre vie, nos désirs les plus chers ne mûrissent pour leur accomplissement ; ils sont comme des plantes transportées de ma belle Italie dans votre froid climat : elles fleurissent tout au plus, mais ne portent jamais de fruits. J’ai en partage tout ce que la foule pense être désirable : puissance, honneurs, richesses, et cependant je ne suis pas heureuse ; car mon cœur est resté pauvre.

En achevant ces mots, ses yeux se remplirent de larmes, et, les couvrant de sa main, elle s’appuya contre le dos de son fauteuil. Alors le peintre, ne pouvant plus longtemps maîtriser sa passion, se jeta impétueusement à ses pieds, et, consumé d’un désir dévorant, il étendit vers elle les bras en s’écriant d’une voix tremblante :

– Oh ! puissé-je mourir à vos pieds en vous contemplant ; car je ne puis vivre si je ne vous vois plus.

Elle le regarda gracieusement et lui tendit la main qu’il saisit avec une espèce de frénésie ; cet attouchement produisit sur lui l’effet d’une commotion électrique. Un violent tremblement s’empara de tous ses membres ; son cœur se contracta convulsivement, un nuage couvrit ses veux. Éperdu, hors de lui, il embrassa les genoux de la comtesse, la pressa sur son sein ; et comme elle s’inclinait légèrement pour s’éloigner, de ses bras vigoureux il entrelaça sa taille élancée, l’attira vers lui, et ses lèvres altérées brûlèrent sur la bouche de l’objet de sa passion.

– Que faites-vous ? s’écria la comtesse.

Puis elle s’arracha de ses bras, et disparut rapidement par une porte latérale.

Le peintre resta longtemps agenouillé au même endroit. La vie, abandonnant le reste de son corps, s’était en quelque sorte concentrée sur ses lèvres qui paraissaient encore enflammées. La femme de chambre de la comtesse entra alors et le rappela à lui par un grand éclat de rire.

– Voulez-vous que je prie le bon Dieu avec vous ? s’écria-t-elle.

Maître Dietrich, tout honteux, se releva et quitta l’appartement avec précipitation. Il était à peine sorti qu’il fut accosté par l’homme vert.

– De si bonne heure, venez-vous déjà de boire ? dit celui-ci en riant. Ou est-ce la cocarde de dame Vénus que vous portez sur la figure ? Il paraît qu’elle vous a bien étrenné. Si je ne me trompe, vous avez été chez la comtesse.

Il est facile de surprendre le secret des amants qui viennent d’être heureux. Bientôt maître Dietrich n’en eut plus pour l’étranger.

– Et comment aller plus loin ? demanda celui-ci. Vous avez le vent en poupe. Il est vrai, la côte d’or se montre à vos yeux sous un soleil brillant ; mais votre barque a touché sur un banc de sable. Si vous n’aviez pas une famille...

Le peintre poussa un profond soupir.

– Je sais, reprit l’autre, ce que signifie ce soupir. Dans votre pensée vous jetez déjà l’ancre à la mer pour aborder sur la plage désirée. Si votre femme venait à mourir maintenant... Pourquoi pâlir ? Vous effraieriez-vous par hasard de vos propres désirs ?

Maître Dietrich se débarrassa de lui avec colère et voulut s’éloigner ; mais l’étranger le retenait :

– Vos oreilles, dit-il, sont plus pures que votre cœur. Je ne suis pas la dupe de cette colère par laquelle vous voudriez vous faire illusion ainsi qu’à moi. Quoi que vous puissiez dire, vous le désirez ; en outre, elle est malade ; et si vous y consentiez, on pourrait peut-être aider la nature.

Il dit et s’éloigna.

En effet Cunégonde était malade, et le chagrin minait d’autant plus sa vie qu’elle le renfermait et le nourrissait dans son cœur ; elle sentait ses forces décroître, et jamais une plainte ne venait sur ses lèvres. Mais comme cet état de souffrance ne faisait qu’irriter, ainsi qu’il arrive ordinairement, la susceptibilité de la malheureuse femme, en diminuant sa patience et son calme habituel, il s’élevait sans cesse entre elle et son mari des discussions pénibles, et qui éloignaient de plus en plus celui-ci du toit conjugal.

 

 

V

 

Le lendemain du fatal baiser, maître Dietrich, à son chevalet, attendait la comtesse, le cœur plein d’inquiétude sur la manière dont il serait reçu, lorsqu’elle entra dans l’appartement accompagnée de son mari. À cet aspect, le peintre effrayé resta immobile comme un pauvre criminel sur lequel on vient de briser la baguette ; car il conjectura, en voyant, la comtesse dans la société de son mari, qu’elle était courroucée de son audace de la veille.

Le comte s’avançant vers lui :

– Est-ce là, dit-il, l’homme dont vous m’avez parlé ?

La comtesse l’ayant affirmé par un signe de tête, le grand seigneur toisa le peintre de la tête aux pieds avec des regards si sévères que celui-ci resta interdit. Le comte lui adressa la parole en ces termes :

– On m’a dit que vous vouliez quitter le pinceau pour la plume ?

Ce peu de mots ranima singulièrement maître Dietrich. Il s’inclina profondément devant son protecteur, et eut enfin le courage de lever les yeux sur cette figure longue et maigre. Mais le comte s’approcha du portrait, et, après l’avoir considéré pendant quelque temps, il reprit :

– Dans l’art, on ne doit rien souffrir de médiocre, ce qui n’est pas excellent est mauvais.

À ces mots il offrit le bras à sa femme, et, avec une légère inclinaison de tête, il dit au peintre en souriant :

– Ces jours-ci vous n’avez qu’à vous présenter à la chancellerie. Si vous savez vous rendre utile, vous serez content de moi.

En vain maître Dietrich avait-il attendu un seul regard de la comtesse, elle partit sans l’avoir honoré d’un coup d’œil ; mais en sortant elle laissa tomber un œillet ; et, comme il courut rapidement pour le ramasser, il s’aperçut qu’elle souriait.

La proposition du comte, avec quelque dureté qu’elle eût été faite, lui offrait donc la possibilité, non seulement de voir l’objet aimé, mais encore d’habiter avec elle sous le même toit ; il allait jusqu’à croire qu’elle le souhaitait aussi. Cependant, quoique son cœur fût joyeux comme si quelqu’un lui eût procuré une échelle pour monter au ciel, le souvenir de Cunégonde pesait lourdement sur sa conscience et le ramenait vers la terre. Il chercha partout l’homme vert, comme si celui-ci dût avoir quelque bon conseil à lui donner ; mais l’étranger ne se fit voir nulle part.

L’incertitude, le doute, l’impatience, la pitié et le désir, tantôt le retenant et tantôt l’excitant, l’agitaient sans cesse ; et comme, toutes les fois qu’il se présentait chez la comtesse pour achever son portrait, il était renvoyé sous tel ou tel prétexte, tous les jours sa position lui devenait plus insupportable. Il sentait sur son cœur comme le poids d’un crime affreux, en sorte que, lorsqu’il pouvait se recueillir un peu, il se demandait à lui-même quel horrible attentat il avait donc commis pour être poursuivi comme Caïn par le doigt de Dieu.

Un soir, au moment où il voulait rentrer chez lui, une main lui saisit le bras par-derrière, et, quand il se retourna, il vit devant lui l’homme vert.

– Comment vous portez-vous, maître ? lui dit celui-ci. Êtes-vous encore malade ? car celui qui chancelle toujours entre la volonté et l’impuissance est véritablement malade.

– C’est vous que j’attendais, répondit le peintre ; vous serez mon conseil, mon guide.

– À quoi vous serviront mes avis ? répliqua l’autre. Donnez-moi vos pinceaux, serai-je pour cela un peintre ? Et comment puis-je vous conseiller autre chose que d’abandonner ici et de prendre là ? Celui qui ne sait pas renoncer ne peut pas posséder.

Le peintre tint les yeux attachés sur la terre, et après un moment de silence l’étranger ajouta :

– Tu es un enfant, maître, je prendrai soin de toi ; rentre dans ton berceau d’où tu désires si follement sortir. Le temps viendra où tu donnerais tout le sang de ton cœur pour y avoir toujours demeuré.

À ces mots, il le poussa vers la porte de sa maison et partit.

Maître Dietrich, étonné et ne sachant que penser de l’étrange manière de parler et d’agir de l’inconnu, resta immobile et le suivit longtemps des yeux. Quand il entra chez lui, il trouva sa femme éplorée. Elle ne voulut pas l’instruire de la cause de ses larmes, et lui fit signe de la main de ne pas l’interroger davantage. Mais sa petite fille le fit asseoir, et lui dit à l’oreille :

– L’homme vert est venu ici.

 

 

VI

 

Le lendemain, il allait ouvrir la porte pour sortir et chercher l’homme vert, quand Cunégonde s’approcha de lui, et ouvrant la bouche pour la première fois depuis quelques jours, elle dit :

– Où veux-tu aller ?

Étonné, il se retourna, et il s’aperçut que les joues de sa femme brûlaient comme dans un transport fébrile, et que ses yeux brillaient d’un feu inaccoutumé.

– Je voudrais, ajouta-t-elle, que tu restasses aujourd’hui avec moi, aujourd’hui seulement. C’est peut-être la dernière grâce que j’aie à te demander – puis, saisissant ses mains : Que ferais-tu, dit-elle encore, si je venais à mourir avant toi ? Prends ces innocentes créatures ; mène-les chez ma sœur. Elle aime les enfants ; ils y seront bien traités.

– Cunégonde, s’écria le peintre avec inquiétude, qu’as-tu ?

Mais elle poursuivit, comme absorbée dans de profondes réflexions :

– Garde-toi de l’homme vert, je t’en avertis : tu pourrais finir un jour horriblement. Je le sais ; un rêve me l’a fait voir cette nuit. Quitte la voie que tu suis, sinon, c’en est fait de ton corps et de ton âme !

Le peintre fut saisi à la fois de frayeur et de pitié en la regardant, et sentit subitement son cœur changé. Elle étendit ses bras vers lui et fondit en larmes.

– Ma chère, lui dit-il en la pressant sur son cœur, cesse de te tourmenter par de vaines chimères. Je vais m’absenter quelques instants, après cela tout ira bien.

– Henri, tu me quittes encore ?

– Oui, je te quitte, mais c’est pour la dernière fois, et quand je reviendrai tout aura changé de face.

– Sans doute, tout aura changé, dit-elle avec chaleur.

Puis elle tourna le dos, prit l’enfant qui jouait par terre et l’éleva dans ses bras en l’air, le visage dirigé vers le ciel. Mais le peintre, rempli de son projet, ne fit pas attention à cette dernière recommandation maternelle, et, pensant que tout en effet devait changer bientôt, il sortit pour mettre la main à l’œuvre. Car le sentiment de ses torts s’était vivement emparé de lui ; une compassion inexprimable pour sa femme le saisit ; son ancien amour se réveilla, et il prit sincèrement la résolution de renoncer à l’instant même à la comtesse.

Mais comme d’un autre côté il paraissait ne pas assez compter sur lui-même s’il tardait plus longtemps, et que les discours bizarres de l’homme vert lui revenaient toujours par la tête en l’affectant de tristes pressentiments, une puissance supérieure le portait à le chercher sans délai, afin de ne rien entreprendre sans l’avoir consulté, de renoncer ensuite à l’emploi de secrétaire particulier du comte, et de rompre ainsi de ses propres mains le pont qui, peu auparavant, lui semblait devoir le conduire à l’entrée du paradis.

Tout en courant de côté et d’autre pour trouver l’homme vert, et ne le trouvant pas, il se rappela l’avoir vu un jour parler à un moine du monastère des Bénédictins ; il se rendit donc en toute hâte à ce couvent, dans l’espoir d’apprendre ce qu’il était devenu. Mais ses recherches y furent également inutiles, et comme il traversait à grands pas et avec tristesse le cloître, son destin voulut que la porte de l’église fût ouverte. Tourmenté tout à coup d’un vif désir de revoir son tableau, il entra et alla droit à la chapelle.

En ce moment une violente tempête s’apprêtait, le ciel se couvrait de nuages noirs, une faible lumière pénétrait à peine dans la chapelle à travers ses vitraux coloriés ; une sombre obscurité et un calme profond y régnaient comme dans un tombeau. Le cœur du peintre se serra en y pénétrant. Le tableau sur l’autel lui parut si étrange, si singulier, qu’il en fut effrayé ; et détournant les yeux il remarqua les trois étoiles rouges sur le mur. Ces signes lui rappelèrent tout à coup sa conversation avec l’homme vert, tout ce que celui-ci lui avait promis, tout ce qui s’était passé depuis cette époque, et comment la comtesse lui avait apparu pour la première fois. Il la vit de nouveau devant lui dans tout l’éclat de son éblouissante beauté ; il entendit les accents célestes de sa voix. Un violent désir le dévora : il sentit qu’il ne pourrait renoncer à elle, et quoique le souvenir de sa pauvre femme occupât encore son esprit, il succomba néanmoins à l’impétuosité de sa passion, et l’image de la belle comtesse flottant devant ses yeux acheva de le subjuguer entièrement.

Pendant ce combat intérieur, il se tourna derechef vers le tableau, comme pour y chercher du secours. Tout à coup il lui sembla que la figure féminine du milieu se transformait en celle de Cunégonde, et lorsque épouvanté il fixa les yeux sur cette image, elle remua et étendit vers lui ses mains jointes, en même temps un horrible cri d’angoisse retentit dans la chapelle. Il tourna la tête, mais il ne vit personne ; tout était rentré dans le silence. Alors la frayeur le saisit, ses yeux s’obscurcirent ; il voulut s’enfuir et n’en eut pas la force. Un affreux coup de tonnerre se fit entendre au même instant, et le peintre tomba par terre sans connaissance.

Quand il revint à lui, il se trouva dans une cellule, étendu sur un lit au pied duquel était assis un vieux moine ; celui-ci prit sa main et dit :

– Restez tranquille, vous êtes en bonnes mains ; notre respectable abbé Gervasius se réjouira d’apprendre que vous vivez encore. La mort a menacé votre tête ; mais grâce au Seigneur, pour cette fois elle a passé près de vous.

Il s’écoula un certain laps de temps avant que le peintre reprît entièrement sa connaissance et se souvînt de ce qui lui était arrivé ; mais tout à coup, se rappelant le moment terrible dans la chapelle, il se leva en poussant un grand cri. Le moine effrayé voulut le retenir en lui prodiguant de douces paroles ; mais maître Dietrich s’écria :

– Laissez-moi partir, pour l’amour de Dieu et pour le salut de mon âme ! Je ne sais quel fatal pressentiment m’avertit que je ne puis m’arrêter ici plus longtemps.

À ces mots, il s’arracha des bras du vieux moine, sortit de l’appartement et courut tout d’un trait jusque chez lui. C’était à la chute du jour.

Quand il ouvrit la porte, sa fille était assise sur un tabouret, tenant son frère endormi dans ses bras, et d’une voix enfantine elle répétait les derniers mots de la chanson qu’elle avait entendu chanter à Cunégonde :

 

          Le vent glacé du soir se lève

          Et vient frapper la pauvre fleur

          Et la pauvre fleur sur la grève

          Tombe sans vie et sans couleur.

 

– Où est ta mère ? s’écria le peintre.

– Elle dort, répondit l’enfant en montrant la chambre. Je suis bien aise que tu sois venu, papa, car j’avais grande peur toute seule.

Plus tranquille alors, il s’assit pour reprendre haleine ; pendant ce temps sa fille lui parlait ainsi dans son innocent babil :

– Maman a été aujourd’hui bien extraordinaire ; tantôt elle m’a appelée, caressée, pressée sur son cœur, tantôt elle m’a repoussée avec violence ; puis elle a regardé à la fenêtre, et puis elle a dit : « S’il venait maintenant, il serait encore temps. »

Le peintre l’écouta d’un air effrayé.

– J’avais bien faim, continua la petite ; alors maman m’a donné un morceau de pain et une pomme, et elle m’a dit : « Attends, ton papa t’apportera quelque chose. » Après cela, l’homme vert est venu et a voulu lui parler. Maman s’est fâchée bien fort contre lui, et, comme il refusait de sortir, elle a couru dans sa chambre et s’y est enfermée ; il est resté longtemps devant la porte, mais enfin il s’en est allé.

L’inquiétude du peintre fut à son comble en entendant ces mots ; il voulut se lever, mais il retomba épuisé sur son siège. La petite poursuivit encore :

– Maman est ressortie de sa chambre après bien longtemps, mais elle avait une figure si renversée que j’en ai eu peur ; puis elle s’est agenouillée devant la Sainte Vierge, m’a appelée et m’a dit de me mettre aussi à genoux pour prier. J’ai donc répété toutes les prières qu’elle m’a apprises, et elle aussi a prié à haute voix ; puis elle s’est levée, a pris mon frère, lui a donné bien des baisers et l’a mis dans mes bras en disant : « Chante-lui quelque chose ; ton papa viendra bientôt, je vais dormir. » Elle est donc entrée dans sa chambre et elle dort.

Le peintre se leva vivement et alla dans la chambre de sa femme. Cunégonde était étendue sur son lit ; il s’approcha d’elle, et l’appela plusieurs fois par son nom.

Mais elle ne remuait toujours pas. Il étendit alors la main pour prendre la sienne ; elle était froide et raide comme celle d’un mort.

Le malheureux poussa un grand cri, recula, et ses cheveux se hérissèrent. Oppressé d’horribles douleurs, son cœur faillit se briser, ses yeux sortirent de leur orbite ; il resta ainsi immobile comme frappé de la main de Dieu.

Mais enfin l’espérance, qui le prit en pitié, lui souffla à l’oreille quelques mots de compassion et le poussa de son appartement chez une voisine qui voyait souvent Cunégonde. Cette femme, seule avec sa fille, était assise et filait. Le peintre entra chez elle pâle et défiguré, et montra la lampe allumée en lui faisant signe de le suivre. Saisie d’épouvante, elle prit sa lampe, et se décida à l’accompagner avec sa fille. Quand ils arrivèrent devant le lit de Cunégonde, les deux femmes poussèrent de grands gémissements. Lui, n’en pouvant plus, s’appuya contre le mur, les mains jointes. Ses genoux tremblaient ; ses dents claquaient comme dans le froid de la fièvre. Pendant que ses voisines s’occupaient à lui porter du secours, envoyaient chercher le médecin, et que la demeure se remplissait de monde, il contemplait d’un œil fixe le visage de la défunte sur lequel tombaient par intervalles des rayons de lumière qui, allant et venant, se jouaient pour ainsi dire avec la mort.

– Son âme est devant Dieu qui aura pitié d’elle, dit maître Louis le médecin. Quant à moi, je n’ai plus rien à faire ici ; mais je vois là quelqu’un qui a besoin de mes secours.

À ces mots il se tourna du côté du peintre, lui prit la main et le fit sortir de la chambre. C’était un ancien ami de la famille, et il persuada au malheureux époux de se retirer avec ses enfants chez sa belle-sœur, prévoyant bien qu’il aurait besoin des soins de cette parente. Il remit donc à la voisine la surveillance de la maison, et, portant le petit garçon dans ses bras, il quitta avec les orphelins ce lieu de désolation.

Le peintre se laissa emmener comme un enfant et suivit le docteur en silence. Mais à peine furent-ils arrivés chez sa belle-sœur qu’une fièvre violente le saisit et l’obligea de se mettre au lit. Pendant trois semaines il fut retenu par une horrible maladie sur un lit de douleur ; il avait perdu toute connaissance, et les médecins l’avaient condamné.

 

 

VII

 

Contre toute attente maître Dietrich avait guéri, et quoique sa convalescence réveillât en lui de tristes pensées, et qu’il ne restât pas un seul jour sans pleurer amèrement Cunégonde, néanmoins l’effet ordinaire du temps se fit bientôt sentir. La vie reprit peu à peu ses droits, et retraça dans son âme avec les plus vives couleurs l’image de la comtesse.

Dans les premiers jours de sa convalescence il avait juré de ne la revoir jamais ; mais il songea ensuite qu’il était convenable de la remercier de l’intérêt qu’elle lui avait témoigné, car elle s’était souvent informée de sa santé. Il pensait aussi qu’il devait au moins achever son portrait ; il se promettait bien de renoncer ensuite pour toujours à elle, et de conserver désormais dans son cœur la malheureuse Cunégonde comme la seule divinité qu’il dût reconnaître.

Mais la comtesse le traita avec tant de bonté, ses yeux humides lui exprimèrent, comme malgré elle, une compassion si tendre, qu’il sentit bientôt faiblir sa résolution ; et comme dans la conversation elle fit entendre que la place de secrétaire particulier du comte était encore vacante, il sembla au convalescent qu’après un long hiver, un doux printemps renaissait dans son cœur : les feuilles fanées tombèrent, de nouvelles fleurs s’épanouirent, ses pensées subirent une transformation subite, et, avant que trois jours fussent écoulés, il entra comme secrétaire dans la maison du comte.

Les affaires de son nouveau maître lui laissèrent assez de temps pour finir le portrait de la comtesse, et pour exécuter ensuite plusieurs ouvrages qu’elle lui commanda et qu’il entreprit avec plaisir, parce qu’ils lui procuraient l’occasion de la voir. Chaque jour elle lui témoignait aussi plus de confiance et d’abandon, jusqu’à se plaindre à lui de la conduite froide et sévère de son mari. Si par là elle semblait encourager les espérances du peintre, elle savait néanmoins le tenir à une distance respectueuse ; et, tantôt l’attirant, tantôt le repoussant, elle enflamma son cœur au point que toutes les forces de son esprit furent soumises aux caprices de cette femme artificieuse.

Un jour que maître Dietrich était occupé dans le cabinet de son maître qui venait de le quitter pour un instant, elle entra tout à coup, prit un papier dans une armoire, et le pria d’en faire une copie. Comme il la regardait, étonné et effrayé (car le papier était relatif à une affaire importante et secrète avec une cour étrangère), elle lui dit d’un air courroucé :

– N’hésitez pas plus longtemps, mais faites ce que je vous ordonne – puis souriant et d’un ton plus doux, elle ajouta aussitôt : Vous m’avez souvent dit que vous m’aimiez ; il est maintenant en votre pouvoir de m’en donner la preuve. Je saurai vous accorder une récompense qui vous sera plus précieuse que l’or.

En ce moment ils entendirent le comte qui revenait ; elle mit alors précipitamment le papier dans la poche du peintre et s’enfuit. Celui-ci prit son temps, et quelques heures après, elle eut la copie entre les mains.

Il n’y a pas d’herbe qui pullule davantage que l’injustice ; pourvu qu’un seul grain ait pris racine, tout le champ en est bientôt hérissé ; le péché en est la fleur, le crime en est le fruit.

Le premier pas fait, il ne fut pas difficile à la comtesse d’engager par la suite le peintre à de semblables services ; mais la douce récompense qu’il attendait et convoitait si ardemment était retardée de plus en plus. Souvent, quand il était devant elle tremblant et enflammé de désir et d’amour, que ses yeux pleins de larmes la regardaient d’un air suppliant, elle éclatait en plaintes amères sur son sort qui l’enchaînait avec les liens de fer du devoir au destin d’un homme qui, si différent d’elle par son âge et son caractère, lui rendait la vie un fardeau dont la mort seule pouvait la délivrer ; puis, plutôt par des regards et des demi-confidences que par des discours clairs, elle offrait au peintre l’expectative de sa main comme le prix de son amour et de sa fidélité.

Toutes les espérances de Dietrich se tournèrent donc vers l’avenir, et son imagination n’était occupée qu’à l’orner de la manière la plus agréable. Cependant il n’était pas maître de calmer une certaine inquiétude mêlée d’épouvante qui, le suivant partout, pesait cruellement sur son cœur. Quand il songeait au temps où sa petite maison renfermait tous ses désirs, où d’un cœur pieux il se dévouait à son art, aimant sa femme et ses enfants, sans souhaiter jamais que le lendemain fût autre que la veille, alors sa vie actuelle lui paraissait singulière et étrange, comme celle d’un homme qui se cherche en vain lui-même ; et souvent il ne pouvait s’empêcher de pleurer amèrement. Il ne passait plus qu’à contrecœur dans la salle des tableaux ; il lui semblait que ces figures tout à coup animées lui reprochaient sa faute et que leurs couleurs le dévoraient comme des flammes. Jamais surtout il n’osait lever les yeux sur l’œuvre du divin Raphaël, qui, un jour, avait excité si vivement son admiration. Il arriva, vers le même temps, qu’un certain sourire de la femme de chambre de la comtesse l’étonna singulièrement, de même que les regards souvent courroucés, souvent scrutateurs d’un domestique (celui qui accompagnait cette dame la première fois que Dietrich la vit) lui donnaient beaucoup à penser.

 

 

VIII

 

L’été venait de finir, et les feuilles commençaient à changer de couleur. Un soir que maître Dietrich s’abandonnait à ses pensées dans le jardin derrière la maison, il y resta si longtemps que la nuit le surprit ; et comme il allait sortir d’un bosquet où il s’était assis pour rentrer dans sa chambre, il entendit quelqu’un marcher rapidement sur les feuilles sèches. Non loin de lui on s’arrêta, et deux personnes s’entretinrent à voix basse, mais avec chaleur. Il ne put rien comprendre à la conversation ni distinguer, dans la sombre allée couverte, la figure de ceux qui parlaient ; il s’approcha donc pour les voir de plus près, mais au même instant tout redevint silencieux, et il eut beau parcourir avec soin les bosquets voisins, aucun être humain ne se montra à ses yeux. Le vent du soir seul s’agitait et faisait tomber les feuilles des arbres. Presque aussi épouvanté que surpris de cet évènement, il courut à la maison.

En entrant dans son appartement, il trouva sur la table un billet conçu en ces termes :

 

          « L’homme vert vous attend demain matin sur la place,

          devant le monastère des Bénédictins. »

 

Aucun des domestiques ne put lui dire comment ce billet était arrivé.

Depuis la mort de Cunégonde, maître Dietrich n’avait pas entendu parler de l’homme vert ; il se rappela alors tout ce que celui-ci avait fait et dit de singulier à cette époque, et résolut de lui en demander le lendemain une explication sérieuse.

Il passa la nuit dans une violente agitation. Des fantômes horribles se succédaient devant ses yeux, et souvent il se réveilla en sursaut, croyant chaque fois que quelqu’un l’avait appelé par son nom. Vers le matin, il rêva qu’il voyait Cunégonde pâle et triste devant son lit ; et comme à moitié effrayé, à moitié joyeux de cette apparition, il voulait se lever, il sentit tous ses membres paralysés, et il ne put faire un seul mouvement. Ensuite Cunégonde se mit à remuer les lèvres pour lui parler ; mais il lui fut impossible d’entendre un seul mot de ce qu’elle disait ; elle, au contraire, faisait des gestes de plus en plus inquiets et expressifs, en montrant quelque chose au-dessus de lui. Il leva enfin les yeux, et aperçut une main gigantesque qui tenait une longue et large épée, la pointe tournée contre son cœur, et teinte d’un sang qui fumait encore. Un horrible effroi s’empara de lui. Il voulut fuir, il ne put pas : ses yeux même restèrent malgré lui invinciblement attachés sur l’épée fatale à la pointe de laquelle s’amassait une goutte de sang qui devenait de plus en plus grosse, et menaçait de tomber sur son visage. Ainsi couché, son cœur s’épuisait dans une angoisse mortelle et toujours croissante.

En ce moment il entendit de légers gémissements qui semblaient venir du lointain. Étant parvenu enfin, non sans de violents efforts, à diriger les yeux de ce côté, il aperçut à une grande distance Cunégonde à genoux et étendant les bras vers lui. Elle paraissait portée par les flots d’une immense surface d’eau trouble qui l’enlevaient insensiblement, et de plus en plus loin de sa présence, vers un rivage opposé, tout brillant des rayons de l’aurore. Il voulut l’appeler et la supplier de ne pas l’abandonner dans sa misère ; mais en ce moment la grosse goutte de sang tomba brûlante sur son front, et il se réveilla.

Son cœur palpitait avec force, une sueur froide inondait sou visage. Déjà l’aurore pénétrait à travers les fenêtres, et l’horloge sonna six heures. Il se leva brusquement, s’habilla et sortit de son appartement pour chercher la société des hommes ; car la solitude l’effrayait. Sur l’escalier il rencontra la femme de chambre de la comtesse.

– Venez tout de suite avec moi, s’écria-t-elle, j’allais vous éveiller ; la comtesse vous attend.

Puis saisissant sa main, elle lui fit descendre rapidement l’escalier, ouvrit la chambre de la comtesse et l’y introduisit.

La comtesse vint au-devant de lui, pleurant et les cheveux épars.

– Nous sommes tous deux perdus, si vous n’avez pas le courage de nous sauver ! Le comte sait que vous avez secrètement copié ses papiers. Sa conduite envers moi ne me laisse pas douter non plus qu’il ne sache aussi à l’instigation de qui vous l’avez fait. Quel sera votre sort ? quel sera le mien ?

Le peintre, muet et pâle, la regarda d’un œil morne. Elle lui prit la main :

– Une fuite rapide, dit-elle, pourrait peut-être nous sauver : peut-être ! mais je ne fuirai pas. Plutôt une mort prompte de ma propre main que de languir dans la honte et la pauvreté ! Il vous reste encore un autre moyen. Que pensez-vous faire ?

– Rester auprès de vous, s’écria le peintre en pressant sa main sur son cœur, et mourir avec vous !

La comtesse sourit.

– Mais nous ne sommes pas encore arrivés à ce point, dit-elle, il nous reste encore un choix, si vous êtes homme. Lui ou Nous. Me comprenez-vous ?

– Grand Dieu ! s’écria le peintre épouvanté, qui vous a inspiré cette pensée ? Vous voulez... vous exigez de moi... Jamais !

– Eh bien ! cours, fuis, laisse-moi sans secours et sauve-toi, lâche ! Sur moi seule tombera la vengeance du comte.

Le peintre, joignant les mains, courait de long en large dans l’appartement. Il se rappela alors, avec la rapidité de l’éclair, l’inconnu ; il lui sembla, sans qu’il pût s’expliquer pourquoi, que celui-ci pourrait lui prêter du secours. Se tournant alors vers la comtesse, il la supplia de ne rien entreprendre pendant son absence et lui promit de revenir bientôt. À ces mots il la quitta promptement et courut à l’endroit désigné où il devait trouver l’homme vert.

Quand il y arriva hors d’haleine, celui-ci venait de sortir du cloître, paraissant lui-même en proie à une vive agitation, qui se peignait dans son air inquiet, effaré, et dans toutes ses manières. Le peintre, à son aspect, se souvint de la mort de Cunégonde, et un frémissement involontaire s’empara de lui ; mais la nécessité présente étouffa tout souvenir du passé. Il lui raconta en peu de mots où en étaient les choses, et lui demanda conseil et appui.

L’homme vert souriant un peu :

– Vous avez une haute opinion de moi, dit-il, si vous croyez que mon conseil puisse vous faire marcher impunément entre la potence à votre droite et le crime à votre gauche. On ne peut donner d’avis à celui qui en demande dans de semblables occasions. Un homme n’a pas besoin du secours d’un autre ; faites ce que bon vous semblera : agissez toujours promptement et complètement, et vous aurez bien fait. Voilà tout ce que je puis vous dire.

– Vous aussi, vous voulez donc ?... s’écria le peintre.

– Je ne veux rien de vous, interrompit l’autre ; si vous ne comprenez pas l’avertissement du destin, ce n’est pas à moi de vous l’interpréter.

À ces mots, il se tourna et fit signe à un domestique qui se tenait à quelque distance avec deux chevaux.

– Nous n’avons de temps à perdre ni l’un ni l’autre, continua-t-il. Quant à ce que j’ai encore à vous dire, nous en parlerons une autre fois. Adieu.

En même temps il mit le pied à l’étrier ; mais comme s’il se fût ravisé subitement, il se tourna une dernière fois vers maître Dietrich, et dit :

– Je porte encore sur moi quelque chose qui vous appartient. Nous ne nous reverrons pas de sitôt, c’est pourquoi prenez-la. L’effet en est prompt et sûr... prompt et sûr, vous dis-je !

En achevant ces paroles, il s’élança sur son cheval et partit au galop, laissant entre les mains de maître Dietrich une fiole que celui-ci reconnut aussitôt pour celle que homme vert lui avait achetée un jour en plaisantant à la foire, et qu’il lui avait promis de garder.

Tantôt le suivant des yeux, tantôt regardant la fiole, il resta longtemps stupéfait, sans penser à rien, sans savoir même où il était ; mais, tel le tintement éloigné des cloches dans la nuit et à travers le brouillard, il entendait résonner à ses oreilles les derniers mots de l’inconnu : « L’effet en est prompt et sûr... prompt et sûr, vous dis-je ! » Il revint vers la maison du comte sans qu’il s’en aperçût lui-même.

À la porte il trouva la femme de chambre de la comtesse qui l’attendait. Elle le prit par la main, le fit entrer et lui raconta avec des pleurs et des gémissements que le comte était venu, transporté de colère chez sa femme ; qu’il lui avait parlé avec dureté en langue italienne, de sorte qu’elle n’avait rien compris, que la comtesse, comme les gestes de son époux devenaient de plus en plus menaçants et ses regards plus furieux, était enfin tombée sans connaissance ; qu’elle-même, voulant alors secourir sa maîtresse, avait reçu l’ordre de s’éloigner ; qu’enfin le comte avait aussi quitté l’appartement, fermé la porte à double tour et mis la clef dans sa poche.

– Il vous a aussi demandé plusieurs fois, ajouta-t-elle, et même avec des gestes qui n’annonçaient rien de bon pour vous. Retournez donc tout de suite sur vos pas et sauvez-vous, pendant qu’il en est encore temps. Quant à moi, je m’introduirai dans le jardin sous les fenêtres de la comtesse, pour voir si je puis lui être utile.

Le désespoir s’empara du cœur du peintre. Il voulait, il devait sauver la comtesse ou mourir ; et sans savoir au juste ce qu’il faisait, il monta précipitamment l’escalier, prenant le chemin de son appartement.

Tout à coup, en passant devant la cuisine, il remarqua sur le fourneau le vase d’argent qui contenait le déjeuner du comte. Involontairement l’aspect de ce vase le frappa et il s’arrêta. Il n’y avait personne dans la cuisine. Ses regards tombèrent sur la fiole qu’il tenait encore dans ses mains, et il entendit de nouveau tinter à ses oreilles : « L’effet en est prompt et sûr... prompt et sûr ! » Il entra alors précipitamment dans la cuisine, quoique tremblant comme dans le frisson de la fièvre, ouvrit la fiole et la versa dans le vase en détournant la tête. Il lui semblait que l’enfer sifflait dans cette boisson écumante. Épouvanté, il sortit ensuite en toute hâte, descendit l’escalier, quitta la maison, et à travers des rues écartées et des passages obscurs, évitant tous les hommes, car il croyait lire son crime dans tous les regards, il s’enfuit au loin, jusqu’à ce que, laissant la ville derrière lui, il fût arrivé dans la campagne. Semblable à un possédé, il courut loin des chemins frayés, dans les champs et dans les bois, par monts et par vaux. Quand ses regards se dirigeaient vers les murs noircis de la ville, plein de crainte et d’effroi il prenait aussitôt la fuite ; et cependant, quand il apercevait ces tours élevées, une angoisse indicible le ramenait sur ses pas vers les collines voisines, afin qu’il pût les revoir encore. La pluie qui tombait par torrents le perçait jusqu’aux os, et sa langue desséchée n’en recevait point de rafraîchissement ! Il erra ainsi jusqu’à ce que la nuit vînt. Enfin, ne pouvant supporter plus longtemps un pareil supplice, et résolu d’y mettre un terme d’une manière ou d’une autre, il retourna d’un pas ferme vers la ville.

Plus il approchait de la maison du comte, plus il lui semblait n’avoir été que le jouet d’un horrible songe. Quand même, par intervalles, le sentiment de la réalité s’éveillait avec énergie dans son cœur, il y sentait dominer, avec plus de vivacité encore, l’espérance que peut-être il en serait quitte pour la peur, que la liqueur contenue dans la fiole pouvait être tout à fait innocente, la colère du comte se calmer, et tout se terminer encore à sa plus grande satisfaction.

Mais, lorsqu’il entra dans la maison, il y vit régner tant d’inquiétude et de confusion qu’il ne put douter que quelque chose d’extraordinaire ne s’y fût passé, et comme il montait lentement l’escalier, le cœur palpitant et sans avoir la force de s’informer de la cause de ce désordre, un domestique lui cria pourquoi il tardait si longtemps, que la comtesse le demandait et le faisait chercher partout. En ce moment la femme de chambre accourut et s’écriant : Le voilà ! saisit sa main et l’entraîna précipitamment avec elle.

– De quelle manière étonnante tout n’a-t-il pas changé ? dit-elle en marchant. Ne semble-t-il pas que vous soyez sous la protection particulière du ciel, puisqu’il a appelé à lui si promptement et si à propos le vieux comte ?

Le peintre s’arrêtant tout à coup :

– Que dites-vous ? balbutia-t-il. Le comte...

– Quelle mine faites-vous là ? répliqua cette fille rusée. Vous ne savez donc pas ce qui s’est passé ici pendant votre absence ? Vous ne savez donc pas encore que le comte est mort ?

Le peintre pâlit et s’appuya contre le mur, car ses genoux se dérobaient sous lui.

– Pourquoi me regardez-vous ainsi ? continua-t-elle. Il est mort, vous dis-je, mort d’apoplexie, et vous n’avez plus rien à craindre. Selon le récit d’Adelbert, il a été surpris subitement vers midi d’une irrésistible envie de dormir, et s’est étendu sur son canapé d’où il ne s’est plus relevé : mais venez, venez, la comtesse vous racontera tout.

Il entra seul dans l’appartement de la comtesse. Elle se leva et vint au-devant de lui ; il courut à elle. Mais, comme si un spectre se fût tout à coup interposé entre eux, ils s’arrêtèrent à quelque distance l’un de l’autre, se regardèrent d’un air craintif et s’épouvantant mutuellement. Enfin, après quelques efforts, le peintre, d’une voix sombre et basse, répétait d’un air distrait :

– L’effet est prompt et sûr... prompt et sûr, vous dis-je !

Elle se détourna de lui, cacha sa figure entre ses mains et dit avec véhémence :

– Allez, allez, on pourrait nous soupçonner, si l’on nous voyait ensemble ; sortez, je vous en prie.

Le peintre étendit les bras vers elle ; mais elle lui fit signe de la main de s’éloigner. Il la regarda pendant longtemps ; ses bras tombèrent, des larmes coulèrent de ses yeux, et il quitta l’appartement à pas lents et mal assurés.

 

 

IX

 

La mort subite du comte fit beaucoup de bruit à la cour et dans la ville ; mais comme il était fort vieux, qu’il avait déjà eu une première attaque d’apoplexie, on n’eut pas le moindre soupçon que cet accident ne fût arrivé d’après le cours naturel des choses. Ses funérailles furent célébrées avec une grande pompe, et tout sembla rentrer dans l’ordre accoutumé.

Dans ces circonstances, quoique la crainte fût sortie peu à peu du cœur du peintre, le repos n’y pouvait revenir. Il errait çà et là continuellement, et semblant volontiers se dérober à lui-même. La présence de la comtesse seule avait le pouvoir de conjurer pour quelques instants le démon qui le poursuivait ; et néanmoins c’était principalement elle qui le rappelait au sentiment de son individualité. Sa passion n’avait fait que s’accroître depuis la mort du comte ; complice de son crime, elle paraissait gagner de nouvelles forces dans un élément chéri ; même une certaine crainte qu’il avait de la comtesse, et dont il ne pouvait se défendre depuis cette époque, donnait par je ne sais quel charme secret de nouveaux aliments à son amour.

La main de la belle et riche veuve devait nécessairement appeler beaucoup de prétendants. Bientôt on put comparer sa maison à une ruche vers laquelle les amants accouraient de tous côtés avec le miel de leurs doux propos. Comme la comtesse paraissait trouver un trop grand plaisir à cette foule d’adorateurs, le peintre ne put cacher son mécontentement, et se permit de l’exprimer par de légères plaintes, quelquefois même par des reproches et des murmures. Elle lui répondit d’abord en riant, puis en le consolant avec amitié ; mais enfin elle le remit à sa place d’un ton fier et sérieux. Souvent même, elle lui faisait entendre clairement qu’elle était la maîtresse, et lui le serviteur.

Jusque-là Dietrich n’avait eu le courage de vivre que parce qu’il croyait à l’amour de la comtesse et qu’il espérait la posséder ; mais sa nouvelle conduite envers lui l’abattit complètement. Le cours de la vie s’étendait devant lui comme un désert de sable exposé aux rayons d’un soleil dévorant ; aucun arbre ne lui offrait d’ombre ni de rafraîchissement. Bien loin derrière lui, il apercevait un beau pays orné de bocages verdoyants et de sources limpides, et le vent qui en venait lui apportait les chansons joyeuses de sa jeunesse. Mais partout, quand il voulait se diriger de ce côté, l’ange de la vengeance se présentait à lui, une épée flamboyante à la main, et le repoussait dans le désert brûlant, vers un précipice épouvantable, qui, comme un volcan, fumant et grondant. s’ouvrit sous ses pas pour l’engloutir.

Retiré dans son appartement, il passait la plus grande partie de son temps seul, et, pendant des journées entières, absorbé dans de sombres réflexions. Mais une pensée unique occupait son esprit et toujours elle revenait avec de nouveaux tourments. De même qu’un marchand insensé qui, dans l’espoir d’un gain immense, a placé tout son bien dans une mauvaise entreprise, de même il avait immolé à la comtesse le bonheur de sa vie et le salut de son âme ; et de ce sacrifice il n’avait recueilli d’autres fruits qu’un moment d’espérance illusoire, qu’un avenir plein de repentir et de misère.

Dans ce temps-là on lui annonça que son fils était très malade et que sa belle-sœur le priait de venir le voir : « Tant mieux pour lui ! s’écria-t-il d’un air sombre, si une mort prématurée le délivre de la vie. Je ne veux pas voir ces pauvres enfants que j’ai privés de leur mère. »

Il se trouvait tout à coup possédé du désir de revoir la comtesse. Alors l’espérance se réveillait en lui ; la solitude lui devenait à charge, et il allait trouver la comtesse. Elle se montrait toujours affectueuse envers lui quand il ne se plaignait pas ; mais cette espèce d’indifférente amitié lui déchirait le cœur. D’ailleurs, comme il la voyait rarement seule et le plus souvent entourée d’une société joyeuse, il revenait toujours trompé dans son espérance et bourrelé de pensées d’autant plus amères.

Son destin le poussait de plus en plus vers le précipice et son heure était venue.

Un soir, après être resté longtemps devant l’appartement de la comtesse, n’entendant pas de bruit, il osa ouvrir la porte et entra. La comtesse se tenait près d’une fenêtre qu’elle avait ouverte. Au bruit qu’il fit en entrant, elle se retourna précipitamment, et l’ayant aperçu elle lui dit d’un air mécontent :

– Que voulez-vous, Dietrich ? Que désirez-vous à cette heure ?

Il ne put rien répondre, mais, fondant en larmes, il se jeta à ses pieds et embrassa ses genoux. Courroucée, elle voulut se débarrasser de lui ; mais il la retint avec plus de force et lui dit en balbutiant :

– Donnez-moi la mort : je ne puis supporter plus longtemps la vie sans vous.

– Je ne vous comprends pas, répliqua-t-elle froidement. Que voulez-vous donc ?

En ce moment il laissa tomber ses bras, et se cachant la figure dans ses mains, il s’écria :

– Ô mon Dieu ! c’est vous qui me faites cette question ? Miséricorde, miséricorde, je vous en supplie, pour que je ne désespère pas. Je vous demande la récompense que vous m’avez promise, pour laquelle j’ai renoncé au ciel et me suis donné à l’enfer.

– Levez-vous, dit-elle, vous êtes malade. Je vous veux du bien, et j’ai longtemps songé à la manière dont je pourrais récompenser l’amour et la fidélité que vous m’avez témoignés. Vous ne pouvez rester plus longtemps tel que vous êtes, vous le sentez vous-même ; je vous conseille donc d’accepter une place avantageuse que je vous ai procurée auprès de notre ambassadeur à la cour de l’empereur.

Le peintre se leva brusquement et la regarda longtemps d’un œil fixe.

– Telle est donc votre opinion ? Vous voulez m’éloigner de vous ?

– Il le faut ! répondit-elle.

– Voilà donc ma récompense pour vous avoir sacrifié ma vie entière, pleine d’innocence, de paix et de bonheur ! Voilà le prix pour lequel je suis devenu trompeur et meurtrier ! pour lequel j’ai plongé ma pauvre femme dans un chagrin auquel elle a succombé.

– Vous vous oubliez, maître Dietrich, interrompit la comtesse d’un ton orgueilleux ; ce que vous avez fait, vous l’avez fait pour vous. Quant à moi, si le comte eût vécu plus longtemps, j’en aurais été quitte pour être reléguée dans un couvent ; mais vous, le gibet vous attendait. Bonne nuit !

Il saisit la main de la comtesse pour la retenir.

– Pour l’amour de Dieu, s’écria-t-il avec fureur, ne m’abandonnez pas ainsi.

Mais elle se débarrassa avec violence, et tirant le cordon de la sonnette :

– Reconduisez maître Dietrich ; il est malade, dit-elle à la femme de chambre qui entra.

Et, cela dit, elle passa dans un autre appartement. Le peintre resta immobile et étourdi en la suivant des yeux. La femme de chambre le prit avec compassion par la main et lui dit à voix basse :

– On se joue déloyalement de vous, je le sais bien.

Elle le fit sortir ainsi de l’appartement et il la suivit machinalement.

Mais, dès qu’il fut dehors, comme s’il sortait d’un rêve, il regarda autour de lui d’un air étrange, se dit à voix basse : Bonne nuit ; et, descendant lentement l’escalier, il quitta la maison.

Il avait erré longtemps dans les rues lorsque enfin, revenant à lui-même, il se trouva dans un cimetière où, épuisé de fatigue, il était tombé sur un monument funèbre.

Le vent sifflait à travers les fentes du clocher ; une lampe suspendue à la voûte de l’église jetait une pâle lueur qui se reflétait à travers une fenêtre. Le peintre se releva, reconnut insensiblement les objets, aperçut la croix du tombeau sur lequel il était assis, et la lumière qui s’échappait de l’église devenant de plus en plus claire, il se mit à lire l’inscription funéraire ; mais lorsqu’il distingua les caractères, il retomba aussitôt sur le monticule avec un cri de douleur : c’était le tombeau de Cunégonde. Ses bras l’étreignirent et il saisit convulsivement la terre, comme s’il eût voulu rejoindre celle à qui elle avait ouvert son sein. Il resta ainsi quelque temps ; il leva les veux vers le ciel et s’agenouilla pour prier, mais ses idées s’embrouillèrent et la prière expira sur ses lèvres. Il lui sembla que ses paroles ne pouvaient pénétrer jusqu’au Dieu de miséricorde à travers les nuages noirs qui s’amoncelaient sur sa tête ; et quand ses regards tombèrent sur la terre, il aperçut une ombre gigantesque qui s’avançait vers lui au milieu des tombeaux. Tout à coup une voix retentit à ses oreilles :

– Eh ! mon ami, que fais-tu là ? Laisse dormir les morts.

Et quand il se retourna, il reconnut le domestique de la comtesse.

– Malheureux maître Dietrich ! continua celui-ci, voilà donc où t’ont conduit les tourments de l’amour ! Fais comme moi, bois du vin ; il chasse tous les chagrins du cœur et tous les péchés de la conscience : viens avec moi et laisse reposer les morts. Je te dis qu’ils ne dormiront pas si profondément quand ils seront appelés par celui qui a le pouvoir de les éveiller – en achevant ces mots, il s’assit sur le tombeau et tirant le peintre près de lui : N’a-t-on pas souvent entendu raconter que les victimes d’un assassinat sont sorties de leurs tombes et ont apparu à leurs meurtriers ? Un vieux moine me disait un jour que si l’on met à minuit son oreille contre le tombeau d’un homme qui n’est pas mort naturellement, on y entend des bruits singuliers.

Minuit sonnait en ce moment à l’horloge du clocher... Le peintre prêta l’oreille.

– Écoutez, écoutez, s’écria le domestique. N’avez-vous rien entendu ?

Le peintre se leva épouvanté.

– Je suis presque effrayé, continua l’autre, de me trouver dans ce champ où il paraît que les tombeaux voudraient mettre leurs germes au jour, comme font les oignons de tulipes au printemps. Si le bon esprit du vin n’était pas en moi, j’aurais eu peur du tentateur et je n’aurais point passé par ici – il se pencha alors vers l’oreille du peintre, et abaissant la voix : Je vais vous dire ; il y a ici quelqu’un que j’ai envoyé en paradis un peu plus tôt qu’il ne aurait voulu. Tenez, là-bas, regardez : c’est là qu’il est enterré ; je n’aime pas à y porter les yeux. Venez ! ma langue est collée à mon gosier. Allons boire un coup.

Saisissant alors le bras du peintre, il l’entraîna avec lui.

Il s’arrêta à un tombeau qui brillait au milieu de la nuit, en disant :

– Voilà le monument de notre comte. Je voudrais bien y écouter à minuit ; assurément on doit aussi y entendre du bruit.

Là-dessus il conduisit plus loin son compagnon qui le suivait sans trop savoir ce qu’il faisait. Ils entrèrent dans une maison d’où l’on entendait sortir les chants joyeux des buveurs. Un grand tumulte régnait dans la chambre où ils furent introduits. Quelques soldats, assis près d’une table et mêlés à la foule, paraissaient trinquer vaillamment avec d’autres amis de la bouteille. Ils chantaient :

 

          Allons, amis, à qui mieux mieux,

          Trinquons ! et tous tant que nous sommes

          Buvons, chantons, toujours joyeux.

          Les francs buveurs seuls sont des hommes.

          Plus riches, plus contents qu’un roi,

          Ils vivent sans chagrin, sans gêne ;

          La terre est soumise à leur loi,

          Et le ciel même est leur domaine.

 

Le peintre s’assit dans un coin ; son compagnon apporta du vin.

– À la santé de tous les morts ! s’écria-t-il.

Une soif dévorante brûlait les entrailles de Dietrich ; il vida sa coupe à longs traits.

– Malédiction et perte à toutes les femmes débauchées, sans en excepter la belle comtesse ! reprit l’autre, en présentant un verre au peintre.

Celui-ci le regarda fixement et refusa.

– Pauvre benêt, dit le domestique, tu ne veux pas boire à la perte d’une femme qui te perd ? qui te rejette et te brise comme un instrument usé, quand tu ne peux plus lui être utile ? qui, semblable à une harpie, suce ta vie jusqu’à ce qu’elle en ait enlevé toute joie, tout courage et toute force, pour la terminer par la folie ou le suicide ? Ce que tu fus pour elle, je le fus aussi ; et ce que tu es, je l’ai aussi été, un fou comme toi. Oui, il y a eu un temps où, pour un regard amoureux delle, j’aurais tué mon propre père, où un serrement de sa main me portait au crime, comme toi. Maudite folie ! – il se frappa le front du poing. Bois à la perdition de cette femme hypocrite. Tous deux, nous avons été trompés et comme de malheureux esclaves nous avons servi pour un mauvais gain les avantages d’un autre. Un étranger qui rôde ici dans les ténèbres, un espion de l’empereur, si je ne me trompe, pour lequel elle a trahi sa patrie et son époux, ce misérable-là, dis-je, est maintenant avec elle, assis à une table splendide, qu’il ne t’est permis que de voir, entends-tu, mon cher maître ! Rentre chez toi, tu les trouveras ensemble.

Le peintre se leva, ses yeux roulaient égarés, ses poings se fermèrent.

– Cela t’a-t-il réveillé ? Quant à moi, peu m’importe à présent ! J’ai rejeté ma vie passée comme un vieil habit, et je m’en suis taillé un nouveau. Le brave Mansfeld recrute maintenant des troupes ; je pars avec lui. Vive la liberté ! Si tu as un peu de bon sens, suis-moi, et vengeons-nous tous deux.

Le peintre lui prit la main, la serra avec violence et s’élança hors de la chambre.

Les soldats chantaient :

 

          Ce monde-ci n’est, par ma foi,

          Que gueuserie et que misère,

          Pour être libre, ami, crois-moi,

          Ne t’attache à rien sur la terre ;

          Et puisque la mort doit venir,

          D’un éternel repos suivie,

          Des tristes soins de l’avenir

          À quoi bon tourmenter sa vie ?

 

 

X

 

La maison de la comtesse était ouverte. Le peintre monta l’escalier en chancelant. Tout était silencieux. Il se glissa doucement vers la chambre à coucher de la comtesse : on y entendait des sons peu distincts. Son sang bouillonnait ; il mit l’œil au trou de la serrure. La comtesse était assise sur un sopha... près d’elle un homme richement vêtu, le dos tourné vers la porte... Ils semblaient dans les bras l’un de l’autre... En ce moment l’inconnu regarda derrière lui ; le peintre recula : c’était l’homme vert.

L’enfer se réveilla dans le cœur du malheureux Dietrich ; la démence obscurcit son esprit. D’uni coup de pied il enfonça la porte, et pénétra dans la chambre. L’épée de son ennemi était sur la table : il la saisit, la tira du fourreau, et dans une colère aveugle se jeta sur lui. La comtesse se précipita entre eux en poussant de grands cris ; mais au même instant le fer lui perça le sein, et elle tomba par terre. La femme de chambre accourut d’une pièce voisine et, à cet aspect effroyable, remplit toute la maison de ses gémissements. L’homme vert avait disparu. Le peintre resta immobile en contemplant la blessure que sa main avait faite, et le sang qui rougissait les lys d’un si beau sein. Tous les domestiques furent bientôt présents. Le meurtrier se laissa désarmer tranquillement ; de même il se laissa conduire en prison. Le lendemain on lui fit subir un interrogatoire ; il confessa volontairement son crime, sans chercher à l’atténuer, et avoua même, de son propre mouvement, qu’il avait été l’auteur de la mort du comte.

Sort arrêt ne tarda pas à être prononcé. On décréta, par une grâce spéciale, qu’il passerait de vie à trépas par l’épée. Quand on lui eut fait lecture de cette sentence, il croisa les bras sur sa poitrine, leva les veux vers le ciel, remercia ensuite ses juges, et avec une contenance gaie et d’un pas ferme il retourna à sa prison.

Depuis ce moment son cœur fut tout à fait changé ; le remords l’avait poursuivi longtemps avec des tourments continuels ; Dietrich allait expier le crime, et il était au moment d’être réconcilié avec Dieu et avec lui-même. Une nouvelle aurore paraissait alors dans la nuit de sa vie, et il désirait voir la magnifique journée qu’elle annonçait. Tout en souhaitant ce moment fortuné qui, dégageant son âme des liens du corps, y ferait renaître à jamais le calme et la joie, il se rappela le tableau de l’église des Bénédictins, qu’il avait tant admiré, et s’affligea à la pensée de le laisser imparfait. Il implora de ses juges la permission de l’achever. On la lui accorda, et depuis le matin jusqu’au coucher du soleil, il s’occupa assidûment de ce travail qu’il exécuta avec une incroyable facilité ; tout lui réussit à merveille, et à son grand étonnement le tableau ressuscita plus beau qu’il ne l’avait conçu dans son esprit. Après y avoir travaillé huit jours sans relâche, sans prendre même de temps pour ses repas, il y mit un après-midi la dernière main, se plaça ensuite vis-à-vis, le regarda longtemps, et ses yeux se remplirent de larmes. Puis il s’agenouilla au pied de l’autel et, après avoir prié pendant environ un quart d’heure, il se leva, se fit conduire à l’hôtel de ville, parut devant ses juges qui y étaient rassemblés et, posant sa palette et ses pinceaux sur la table, il leur dit :

– Mon travail est achevé !

Ensuite il leur demanda comme une grâce de ne pas différer plus longtemps son supplice. L’exécution en ayant été fixée au lendemain, il retourna à sa prison, se fit amener ses enfants, s’entretint avec eux et joua avec son petit garçon jusqu’à la nuit.

Puis il les embrassa et les bénit, tout en les recommandant encore une fois aux soins de sa belle-sœur ; et, comme celle-ci fondait en larmes :

– Pourquoi pleures-tu sur moi ? lui dit-il. Je me porte bien ; demain, je serai auprès de notre Cunégonde.

Il la pria ensuite de s’en aller et d’emmener les enfants, car il avait envie de dormir.

Mais, au moment où il allait se livrer au sommeil, la porte de sa prison s’ouvrit de nouveau. Un capucin entra et lui souhaita le bonsoir. Cette voix ne lui semblait pas inconnue. Le moine rejeta en arrière son capuchon, ôta sa fausse barbe, et le peintre reconnut l’homme vert.

– Vous formiez un funeste projet contre moi, lui dit celui-ci, et cependant je vous veux du bien. Je vous ai toujours voulu du bien ; mais vous ne m’avez jamais compris. Je viens pour vous sauver ; habillez-vous promptement et suivez-moi. Les portes vous sont ouvertes ; je vous conduirai dans un lieu de sûreté.

Mais le peintre, au lieu de répondre, se détourna, se mit sur son lit et lui fit signe de s’en aller ; puis, en dépit de tout ce que l’autre put lui dire pour le persuader, il resta muet et finit par ne plus même le regarder. L’homme vert se tut également, s’approcha de lui, le baisa sur le front, et lui tendant la main :

– Adieu donc pour l’éternité ! dit-il – et il s’éloigna lentement.

Mais le peintre se laissa aller au sommeil qui le serrait doucement dans ses bras.

Vers le matin, il rêva qu’il était en voyage. Le chemin qu’il suivait passait à travers un agréable vallon, le long d’un ruisseau paisible. Tout à coup il aperçut, au-dessus de sa tête, sur le sommet des montagnes, un magnifique édifice dont le toit brillait comme de l’or aux rayons du soleil couchant. Il lui survint un grand désir de voir de plus près cette merveille, et, pensant qu’il parviendrait plus promptement à son but en gravissant droit devant lui les montagnes, il prit le premier sentier qui s’offrit à ses yeux. Il arriva ainsi dans une vallée entourée de tous côtés de rochers à pic. La nuit s’avançait, les rochers se rapprochaient de plus en plus. Enfin il se trouva arrêté devant un roc d’une élévation prodigieuse. Le sentier par lequel il était venu avait disparu. Aucune autre issue ne s’offrait à ses regards. Tout en cherchant çà et là avec inquiétude, un homme aux nobles traits et étranger en apparence se dirigea vers lui et dit :

– Tu cherches en vain. Pourquoi as-tu abandonné le bon chemin ? Mais moi, ton ami et confrère d’art, j’ai pitié de toi.

Pendant qu’il parlait ainsi, l’inconnu frappait la terre en différents endroits avec une petite baguette polie, et là où il frappait surgissait aussitôt un léger brouillard qui, devenant de plus en plus épais, s’élevait vers le ciel en formant plusieurs figures ailées qu’on voyait insensiblement briller comme éclairées d’une lumière intérieure, puis s’agiter et monter en l’air. À mesure qu’elles approchaient du ciel, les nuages s’ouvraient, environnés d’une splendeur indicible, et ils descendaient ensuite sur la terre comme pour l’embrasser. Bientôt le peintre et son compagnon se sentirent transportés sur leur brillante auréole et doucement enlevés vers la voûte d’azur. Une figure de femme, pareille à la sainte du tableau de l’église des Bénédictins, parut en haut pour les recevoir.

Le vieux maître dit :

– Voilà celle que, comme moi, tu as embellie et remise en honneur.

Et maître Dietrich, ayant de nouveau jeté les yeux sur cette image céleste, aperçut à ses côtés une autre figure non moins belle, non moins ravissante... C’était Cunégonde qui lui souriait avec amitié et lui tendait les bras. Mais l’éclat dont elle était entourée devint tel que les yeux du peintre ne purent le supporter, et au moment où il voulait saisir son manteau pour s’en couvrir le visage, il s’éveilla.

Devant son lit était le geôlier, une lampe à la main, et derrière celui-ci un frère bénédictin qui ne lui était pas inconnu et qui venait pour l’accompagner dans son dernier voyage. Il se leva comme animé d’une nouvelle vie, embrassa gaiement le moine, s’habilla et s’agenouilla avec lui pour prier. Lorsqu’on vint le chercher, il saisit la main de son compagnon et se rendit d’un pas ferme au supplice. Le ciel était nébuleux ; mais après qu’ils furent sortis de la ville, le brouillard se dissipa et le soleil plana avec une clarté éblouissante au-dessus de la campagne. « C’est un bon signe », dit le peintre en joignant les mains. Arrivé au lieu du supplice, il ôta avec calme son pourpoint, découvrit son cou, porta un dernier regard sur la foule, la ville et le soleil, et s’étant bandé lui-même les yeux, il s’assit sur le siège fatal. Un seul coup d’épée le réunit à Cunégonde.

Longtemps encore après sa mort, les curieux accouraient admirer son tableau, et celui qui priait avec ferveur devant l’autel où il était placé en partait toujours singulièrement édifié.

Quant à l’homme vert, c’était un démon... Il avait regagné le fond de l’abîme infernal avant que le peintre ne rendît le dernier soupir.

 

 

K. Wilhelm Salice CONTESSA,

Contes de toutes les couleurs, 1833.

 

Traduit de l’allemand par

Maximilien Kauffmann.

 

Recueilli dans Les romantiques allemands,

Desclée De Brouwer, 1957.

 

 

 

 

 

 

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