Les deux amis

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

COPIN-ALBANCELLI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

– Oui, vous avez raison : c’est par nos divisions qu’est causée l’impuissance de l’opposition. Vous avez cent fois, mille fois, un million de fois raison. Mais il n’y a pas de remède à une pareille situation. Elle nous tue. C’est incontestable. Mais elle existe et rien ne peut faire qu’elle n’existe pas, et par conséquent qu’elle ne nous tue pas.

– Alors, vous en prenez votre parti, et tout à l’heure, lorsque nous nous serons séparés, vous continuerez, en vous battant contre ceux qui sont de ce côté de la barricade, à entretenir la joie de l’adversaire et à contribuer à l’assassinat de la Patrie ?

– Vous savez bien que je ne veux pas la tuer, cette pauvre Patrie !

– Je le sais. Mais hélas ! je sais aussi que vous agissez comme si vous vouliez la détruire.

– Que faire, je vous prie ? Nous nous heurtons là à l’impossible. C’est la force des choses qui m’entraîne comme elle entraîne tous les autres. Les partis existent. Chacun appartient à son parti et chacun le défend. C’est logique.

– La France existe aussi. Elle existait même avant les partis, Et, de plus, chacun de ceux-ci se fait honneur, dans l’opposition, de mettre « la patrie avant le parti ». Voulez-vous me dire s’il existe un parti, un seul, qui applique cette formule et qui s’en fasse une règle de conduite ?

– Ils croient l’appliquer tous, soyez-en certain. Pourquoi, en effet, est-on de son parti ? Dans bien des cas, à l’époque où nous sommes, c’est parce qu’on croit mieux servir par là son pays. Prenez les royalistes, par exemple ; pourquoi sont-ils royalistes ? Parce qu’ils estiment que le principe d’autorité est indispensable à la vie d’un peuple et que ce principe d’autorité ne peut vivre qu’à condition d’enfoncer ses racines dans le terrain de la tradition. Leur raison les avertit qu’en dehors de cela le pays ne peut pas vivre. C’est pour, quoi ils croient faire œuvre patriotique en combattant avec acharnement pour leur parti. Vous ne pouvez pourtant pas nier cela ?

– J’en tombe d’accord.

– Prenez maintenant les catholiques qui se sont ralliés à la République. Pourquoi l’ont-ils fait ? Parce qu’ils ont cru que c’était la meilleure manière de servir la France. « On ne peut pas, se sont-ils dit, faire de politique contre la majorité du pays sous un régime de suffrage universel. Or, il est de toute nécessité, dans un pays de tradition catholique, c’est-à-dire dont le catholicisme est l’âme, que les catholiques ne soient pas exclus du gouvernement, c’est-à-dire que l’âme ne soit pas arrachée du corps. Sans cela, c’est la mort. Nous devons donc, par dévouement à notre foi religieuse en même temps que par dévouement au pays, accepter le fait républicain, même s’il ne nous plaît pas, puisque si nous faisons autrement, le suffrage universel ne voudra pas de nous. » Ne savez-vous pas que telle est la raison du républicanisme de l’immense majorité des catholiques ralliés ?

– J’en suis profondément convaincu.

– Enfin, entre ces deux extrêmes, il y a les bonapartistes. Est-ce par fanatisme du Petit Chapeau qu’ils rêvent la restauration d’un empire ? Quelques-uns, oui ; mais pas tous, croyez-le bien. Ils sont persuadés que les royalistes ont raison de professer que le principe d’autorité est indispensable dans un pays comme la France. Mais ils considèrent en même temps que les catholiques ralliés n’ont pas tort de croire que le pays ne veut plus entendre parler de royauté. En conséquence, ils croient présenter la solution de salut avec l’empire plébiscité, parce qu’ils constatent que le prestige du Petit Chapeau n’est pas complètement détruit au fond de l’âme française. C’est donc, eux aussi, à la préoccupation du salut public qu’ils obéissent.

– Je me garderai bien de le contester.

– Alors, vous voyez bien que tous, royalistes, bonapartistes et républicains, ne mettent pas tant qu’il semble leur parti avant la patrie. Il faut savoir comprendre les choses !

– Je vous entends : c’est dans leur désir de mettre la patrie avant leur parti qu’ils mettent leur parti avant la patrie.

– La formule est paradoxale, mais elle exprime une réalité.

– C’est ainsi que les francs-maçons pratiquent l’intolérance par pur amour de la tolérance...

– Vous avez tort de plaisanter. Vous savez fort bien que les francs-maçons sont des trompeurs, tandis que nos amis sont sincères.

– Le fait est assez triste pour que je n’aie nulle envie d’en rire.

– Vous voyez bien qu’il n’y a pas de remède.

– C’est à cette conclusion que je ne puis me résoudre. Mon instinct me crie qu’il est impossible que tout soit fini pour la France.

– Alors, dites ce qu’il faut faire...

– Je reconnais que ce n’est pas facile.

– Vous reconnaissez que vous ne savez pas. Alors pourquoi blâmez-vous les autres ?

– Oh ! Entendons-nous : je ne les blâme pas. Je les plains en plaignant la France et en me plaignant moi-même. Ils sont serviteurs de la France ou ils veulent l’être. Moi aussi. C’est pourquoi je ne les déteste pas ; je les aime. Et c’est parce que je les aime que je m’explique plus facilement leurs actes. J’en saisis la raison. Et si nuisibles à la France que je croie ces actes, je me rends compte qu’ils ne sont pas causés par la méchanceté, mais par des circonstances résultant d’un détraquement général causé antérieurement et dont nous sommes tous les victimes. Nous en sommes tous les victimes, puisque tous, bonapartistes, royalistes et catholiques républicains, avec les meilleures intentions, nous n’arrivons qu’à ce résultat : nous taper dessus les uns les autres, nous démolir, nous détruire, c’est-à-dire démolir et détruire les corps d’armée restés fidèles à la France et qui tous, remarquez-le bien, tous, voudraient la servir.

– Vous ne vous apercevez pas que ce que vous dites là est plus désespérant, c’est-à-dire plus destructeur que tout...

– C’est ce que j’ai conclu le jour où je me suis fait pour la première fois les réflexions que je viens d’exprimer. Et ce jour-là, j’ai failli céder à la tentation de me retirer. Puis je me suis interrogé. Voyons, me suis-je dit, telle est la situation. C’est entendu. Mais cette constatation une fois faite et acceptée, y a-t-il possibilité pour moi de mettre un pied devant l’autre, ou bien suis-je condamné à rester immobile sous peine d’aggraver la situation ?

– Et alors ?

– Alors, voici ce que j’ai adopté comme règle de conduite. Puisqu’il est avéré que chacun des partis invoque des raisons qui ont leur valeur ; puisqu’une incertitude résulte, de ce seul fait, sur le choix à faire d’un parti ; puisqu’au contraire il existe, sur un certain point, une certitude absolue : c’est qu’en nous déchirant les uns les autres, nous affaiblissons l’armée de la France, je m’attacherai, d’abord, avant tout, à cette certitude-là.

– Je ne demanderais pas mieux que de faire comme vous et je voudrais bien, je vous assure, ne pas frapper sur les bons Français qui ne sont pas du même parti que moi. Mais qu’ils commencent...

– Pourquoi eux plutôt que vous ?

– Pourquoi moi plutôt qu’eux ?

– Hélas, tandis que nous nous attendons les uns les autres, la France, tenaillée, attend aussi...

 

 

COPIN-ALBANCELLI.

 

Paru dans France d’hier et France de demain

le 28 janvier 1910.

 

 

 

 

 

 

 

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