La Diva

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jacques CRÉTINEAU-JOLY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Un soleil de printemps, mais un de ces soleils d’Italie qui ne se couvrent pas au premier nuage, qui ne s’affaiblissent point au plus léger souffle des vents du nord, rayonne dans le Corso de Rome, sur la place du Peuple, au-dessus des riches platanes et des pins centenaires dont le Monte-Mario est enveloppé comme d’une robe de deuil. La ville entière s’est revêtue de ses habits de fête pour saluer un premier beau jour. Jetée dans les lourdes voitures armoriées, entassée dans les légères caratelles de place, dans les rapides phaétons ; échelonnée sur les larges dalles du Corso, où passent, où repassent sans cesse les femmes les plus distinguées de Questa dominante, ses jeunes et galants monsignori, ses vieux cardinaux et la foule de ses princes, elle fait là l’apprentissage de ce bonheur uniforme que chaque jour amène, que chaque soir voit expirer pour renaître le lendemain dans de nouveaux plaisirs.

La trottata a retrouvé ses habitudes de luxe, ses douceurs du far niente ; la trottata, qui commence au palais de Venise pour finir à Ponte-Mole, ce Longchamp romain, Hyde-Park italien où tous les rangs se confondent dans une égalité en dehors des lois, mais qui ressort des mœurs, qui entre si admirablement dans le caractère de ce peuple ; la trottata, impatiemment désirée, prenait ses nouveaux ébats, essayait ses joies printanières et s’enivrait de ses ardeurs rajeunies. Elle couronnait de son suffrage populaire les reines que les bals d’hiver avaient proclamées dans leurs salons ; elle ratifiait au grand jour ces renommées de boudoir, toujours fières d’une pareille sanction ; puis, empressée, active comme dans tous les plaisirs où le peuple est mêlé, elle courait sans repos, marchait sans but, s’arrêtait sans regret. Il y avait dans cette promenade de tous les soirs tout ce qui brille à Rome par le génie ou par la beauté, par les vertus ou par la puissance. On y rencontrait de ces nobles matrones aux traits mâles, aux formes antiques, aux yeux noirs, dont Tacite et Juvénal, Pétrone et Ovide, nous ont laissé de si vivantes peintures. Leur regard protecteur conduisait, comme au siècle de ces historiens et de ces poètes, de jeunes filles à l’œil chargé de voluptés, et dont le sein presque nu palpitait d’un désir peut-être encore incompris sous la haletante respiration de cette multitude, dévorant un sourire ou s’encourageant d’un imperceptible geste qu’adressait un doigt blanc et effilé. C’étaient partout et toujours de ces hommes pleins d’une élégante désinvolture qui, tantôt sous l’habit mondain et le petit manteau soyeux des prélats de la sainte Église, tantôt sous le costume cavalier des gentilshommes du dix-huitième siècle avec leur chevelure de jais, leurs brillantes dentelles, leurs coquettes épées, s’élançaient sur de riches coursiers, et accouraient, orgueilleux de leur noblesse, plus orgueilleux encore de leurs bonnes grâces, offrir de respectueux hommages aux femmes dont les noms historiques ou les attraits étaient un privilège.

Au milieu de cette réunion de princes et d’artistes, de jeunes filles belles comme des Romaines et de jeunes gens emportés par la fougue de leur âge, et confondus sur cette place du Peuple, écho de toutes les galanteries, rendez-vous de tous les plaisirs, on distinguait le comte Joseph d’Aquaviva, qui, après de longs voyages à travers l’Europe, venait d’être rappelé à Rome par sa famille, dont il était le seul héritier.

Joseph d’Aquaviva avait, dans ses courses aventureuses, vu beaucoup de choses, et croyait encore connaître mieux les hommes. Il s’était arrêté à Ferney pour rendre hommage à la momie philosophique. Lorsque le vieux Voltaire le tint dans ses serres ; lorsque, avec sa parole toujours armée de sarcasmes, toujours foudroyante de légèreté, toujours stridente et spirituelle, il eut dépouillé ce jeune homme de sa candeur native, il écrivit à ses anges de Paris : « Croiriez-vous bien que j’ai maintenant dans mon château un hôte, grand seigneur des États du Pape, dont je cherche à faire un philosophe ? J’ai déjà réussi aux trois quarts. »

De là, Joseph s’était rendu à Berlin. Il avait étudié Potsdam, Frédéric et son école de sophistes. Saint-Pétersbourg lui déroula les crimes, les gloires et les impuretés du règne de Catherine II ; et, faisant une étape de chaque petite principauté d’Allemagne où l’Encyclopédie avait cours, où elle emportait force de loi, où elle dominait, souveraine qu’un caprice de la mode élevait au piédestal, idole que devait bientôt briser la raison publique, il était enfin arrivé à Paris. Il avait été présenté à la cour. Dieu sait si c’était là que le comte Joseph pouvait espérer de regagner en repentir ce qu’il avait perdu en innocence.

Ce fut sur ces entrefaites que sa famille se décida à le rappeler auprès d’elle. De tous les côtés à la fois d’alarmantes révélations arrivaient sur son compte. On ne s’entretenait dans le monde que de ses folies de prodigalité, que de ses folies d’amour, et le souverain Pontife lui-même tout tolérant, tout plein d’indulgence qu’il était pour la jeunesse, n’avait pu s’empêcher de mêler sa voix vénérée à la voix du monde.

L’oncle de cet enfant prodigue, le cardinal Anfossi, l’un des membres les plus célèbres et les plus vertueux du sacré Collège, fut chargé des remontrances et des conseils, et il s’acquitta de sa mission avec une bonté toute paternelle. Joseph d’Aquaviva a fait sa rentrée à Rome sous les auspices d’une amnistie générale ; mais il est revenu affichant un absolu mépris pour tout ce que, dans son bas âge, on lui apprenait à respecter. Il est revenu froid, dédaigneux, se croyant maître de son cœur et de ses passions. Cédant sans réflexion, sans besoin, sans calcul, à leur entraînement, il est rentré au bercail, bien décidé à tout fronder, à tout trouver mauvais, à ne rien admirer, à ne rien croire, et se flattant, dans le secret de ses pensées, de donner à la noblesse romaine une de ces leçons puisées par lui à l’école des jeunes gentilshommes français que la cour de Louis XV prenait soin de corrompre, et qui, de là, retombaient sur les sages de Paris. À force de sophismes, ceux-ci mettaient la dernière main à l’œuvre si bien commencée dans les antichambres ou dans les cabinets particuliers de Versailles.

Entouré de cinq ou six joyeux courtisans que son ton plein de suffisance, que ses manières froidement moqueuses et si tranchantes de politesse affectée ont réunis à ses côtés comme des satellites gravitant autour d’un nouvel astre, il s’est mêlé pendant quelques instants aux groupes qui, à la porte du Peuple, forment salon en plein vent. Il a écouté d’une oreille distraite les paroles amies de ses vieux parents, dit quelques mots étincelants de spirituelle impertinence aux femmes dont le regard l’avait attiré. Fatigué de la monotonie de ces galantes conversations, on le rencontre enfin affichant son ennui, abritant ses grands airs sous la tente du café de la place de la Colonne, entre un sorbet de Faenza, que ses lèvres effleurent, et le Mercure de France, que ses mains ne daignent pas même feuilleter.

Il est là, nonchalamment étendu, saluant d’un imperceptible mouvement de tête, souriant d’un dédaigueux sourire, ou, en signe d’amitié protectrice, jetant un petit geste de sa main toute parfumée aux jeunes gens qui passent, envieux de son élégant carrosse, de ses armoiries peintes avec une grâce digne de Watteau, et de ses deux chevaux anglais, dont l’habileté de son gigantesque cocher de Londres peut à peine contenir l’ardeur. Le front rayonnant d’orgueil, il écoute comme par distraction les bruyants éloges que l’on décerne à son bon goût et les louanges dont on enivre son amour-propre.

Dans ce même moment, une jeune fille du peuple, aussi pauvre qu’un capucin véritablement indigne, presque aussi nue qu’un lazzaroni napolitain, mais belle comme une madone de Raphaël, aux grands yeux noirs, au front si pur, aux traits si délicats et pourtant si sublimes de poésie, se glisse comme une flèche au milieu de tous les équipages qui se heurtent, de tous les chevaux qui piaffent. Après avoir fendu la foule, la voilà qui s’arrête en face du café, qui arme ses mains d’une légère mandoline et qui chante, avec une ravissante expression, quelques-uns de ces airs italiens que les anges semblent accompagner dans le ciel. Personne ne l’écoute encore, personne même n’a daigné lui adresser un regard. Sans s’apercevoir de cette inattention, la pauvre petite chante toujours, car c’est sa vie à elle que cette mélopée, c’est son gagne-pain, son espérance de tous les jours, sa consolation de toutes les heures. La canzone est achevée. Le front rouge de pudeur, les yeux admirablement voilés sous ses longs cils, et souriant presque à travers des larmes prêtes à couler, elle s’avance d’un pas timide vers chaque table. Sa main tremblante s’ouvre devant chaque homme assis, et quelques mots dits à voix basse tombent de ses lèvres comme pour réveiller dans les âmes la pitié que ses chants n’ont pas inspirée.

Elle passe ainsi devant Joseph d’Aquaviva, qui, absorbé dans les contemplations intérieures du triomphe que sa vanité remporte, n’a peut-être pas entendu la suave harmonie dont la jeune chanteuse vient de bercer ses beaux rêves. Il la regarde avec cette indifférence d’un grand seigneur blasé qui ne croit ni à la faim ni à la pauvreté, et, jetant à cette main si gracieuse, mais déjà brunie par le soleil, quelques pièces de menue monnaie pontificale :

« Allons, dit-il, poursuis ton chemin, la belle enfant, et prie Dieu en faveur du seigneur Joseph d’Aquaviva. »

Pour elle, prier Dieu, c’était toujours chanter. Elle recommence son hymne, doux comme un chant de mère, tendre comme une des plus tendres élégies de Tibulle. Sa voix, qu’accompagne la mandoline, s’élevait ou s’abaissait, et, tour à four pleine de force ou de mélancolie, dominait les bruits de la foule, ou venait en sons d’une mélodieuse tristesse expirer dans les cœurs comme un écho affaibli des souffrances de l’âme. À ces accords qui n’excitaient guère la surprise sous un ciel où toute voix est harmonieuse, où la langue même est poète, le comte Joseph se sent ému. Il parcourt du regard cette enfant dont la robe est si transparente d’indigence, dont le chant trouve si rapidement le chemin de l’âme, et qui est si belle en racontant des peines d’amour qu’elle n’a jamais ressenties. Il la contemple longtemps, étudiant chacun de ses traits, suivant toutes les inflexions, toutes les nuances de son merveilleux organe, détaillant dans le secret d’une naissante convoitise tout le fini de ses perfections. Quand elle a terminé sa dernière canzone, fait de sa tête, radieuse d’éclat et d’innocence, un touchant signe d’adieu :

– Si sainte Cécile n’était pas occupée tous les jours à charmer les oreilles de Dieu le Père, je croirais, messieurs, s’écrie le comte, qu’elle a voulu, pour nous plaire, se travestir en mendiante et nous donner ce soir un de ces concerts dont les Séraphins auraient droit d’être jaloux. Qu’en penses-tu, prince Barberini ?

– Je pense, mon cher comte, que le hennissement de tes chevaux de pur sang a quelque chose de plus flatteur pour des gentilshommes que toutes les psalmodies de cette pauvresse. S’il fallait s’éprendre d’admiration en l’honneur de toutes ces diseuses de sonnets amoureux, pour toutes ces cantatrices au teint hâlé, au front chargé d’une sueur qui n’est pas la sueur secularem, le pulverem olympicum d’Horace, en vérité, le métier serait par trop rude et j’implorerais bientôt du Pape une indulgence plénière in extremis. À Rome, un beau cheval est plus rare qu’une belle voix. J’admire les tiens. Laisse donc ta sainte Cécile du Vélabre, ton chérubin de Monte-Testaccio continuer sa course.

– Si c’est de l’harmonie que veut à toute force Joseph d’Aquaviva, réplique le jeune marquis de Ruffo, courez vite chercher Palestri le castrat, Palestri le divin musico de la chapelle pontificale, qui module avec autant de charme les lamentations de Jérémie que les douleurs de la Didon sur le bûcher. Appelez auprès de nous le petit Rossi, la prima donna de Saint-Pierre, le rossignol du théâtre della Valle ; qu’ils chantent en s’accompagnant sur la mandoline ou sur l’orgue, et don Joseph, après avoir écouté et établi une comparaison dangereuse à sa protégée, nous en dira son avis.

– Non pas, mes maîtres, non pas. En fait de musique, j’aime la nature, et n’en suis pas arrivé à mettre sur la même ligne un castrat et une prima donna. À mes yeux, l’un ne vaudra jamais l’autre. Un castrat en parallèle avec cette jolie enfant, un musico, une négation d’homme mis en opposition avec cette frêle créature dont l’organisation a quelque chose d’inspiré, dont chaque parole tombant de sa bouche ressemble à un baiser : fi donc ! Ce serait outrager le ciel et les hommes ; je ne serai jamais assez Romain pour cela ; mais, je l’avoue, je donnerais volontiers mes deux chevaux anglais, et mon cocher par-dessus le marché, à celui qui voudrait me faire entrer dans les bonnes grâces de la petite.

D’ironiques applaudissements accueillent ce galant défi. Barberini s’élance dans le Corso a la poursuite de la jeune fille. Il la cherche, il la rencontre ; et, la saisissant par la main, sans proférer aucune parole, il l’entraîne, presque de vive force, sous la tente du café.

– Voilà, dit-il en s’adressant à ses amis, l’ange qui doit rappeler toutes les extases du paradis au comte d’Aquaviva. Je l’ai conquise ; je viens de l’arracher à trois vénérables récollets qui la dévoraient du regard, qui, le front rouge de piété, mêlaient aux genoux de la madone de Ruspoli leurs voix chevrotantes d’émotion à cette voix que Joseph trouve si ravissante d’expression. Allons, impressionnable servant d’amour, admire-la tout à ton aise. Qu’elle chante jusqu’à assourdir tes oreilles, rien de mieux. Nous, messieurs, respectons ce premier tête-à-tête, et, puisque j’ai déjà pris hypothèque sur l’attelage de notre inflammable compagnon, continuons notre promenade à ses frais.

Ils partirent en poussant de longs éclats de rire, et Joseph se vit seul avec la jeune fille. Habituée qu’elle était à l’indifférence de la foule, elle ne s’étonna point de ce brusque départ ; mais, quand Aquaviva lui eut pris la main avec un intérêt qu’elle ne comprenait point, quand il l’eut priée de chanter encore pour lui, pour lui seul, et qu’une pièce d’or, glissée entre ses doigts, lui eut d’avance fait connaître le prix que le jeune Romain mettait à une complaisance qui n’avait jamais été aussi magnifiquement récompensée, elle leva sur lui ses grands yeux noirs, brillants de reconnaissance. De sa plus douce voix elle répéta tous les airs que put lui fournir sa mémoire. Joseph l’écoutait avec un profond sentiment d’admiration, il suivait chacun de ses gestes, savourait ses intelligents sourires, s’étonnait de rencontrer sous les haillons de la misère une beauté à faire monter le rouge de la jalousie au front de toutes les dames romaines, et qui, dans sa naïve innocence, avait de quoi tourner les têtes de tout le sacré Collège.

– C’est très-bien, mon enfant, dit-il enfin, je vous remercie du plaisir que vous m’avez procuré, mais ce n’est pas assez. J’ai une autre grâce à vous demander, une grâce dont vous ne vous repentirez pas peut-être. Je désire savoir votre nom.

– Les pifferari des Abruzzes, qui m’abandonnèrent à Rome aux dernières fêtes de Noël, reprend la jeune fille, m’ont dit que je m’appellerais dorénavant Benedetta.

– Benedetta soit, ma jolie chanteuse ; c’est nom de favorable augure, comme disaient nos anciens flamines. Mais vous n’êtes pas sans doute seule ici, délaissée, ainsi qu’une orpheline, à la garde de Dieu ou à la pitié publique. Vous avez des parents, des amis, une mère, que sais-je, moi ?

– Je n’ai point de parents, seigneur, encore moins d’amis ; les pauvres n’en trouvent pas, et je n’ai jamais connu ma mère.

– Ce sont, dites-vous, les pifferari des Abruzzes qui vous ont conduite et abandonnée ici. Que faisiez-vous parmi eux ?

– Je chantais aux pieds des madones, à la porte des couvents ou sous le vestibule des palais. Je les accompagnais dans leurs pèlerinages ; mais l’hiver a été rude, le pain nous a manqué plus d’une fois. La fièvre de Rome m’a surprise au moment de leur départ, et après m’avoir dit, comme Votre Excellence, que nom de Benedetta serait pour moi d’un favorable augure, ils sont retournés sans moi dans la montagne, me laissant, comme une enfant que je suis encore, sous la protection de Notre-Dame des Fleurs.

– Et elle a eu pitié de vous, Benedetta, puisqu’elle m’a envoyé sur votre chemin, puisqu’elle a mis dans mes vœux les plus chers la pensée de vous être utile. La nuit approche. Demain, je désire vous revoir. Nous parlerons tous deux de ce qui vous intéresse. Mais où vous rencontrerai-je ? Quelle rue habitez-vous ?

– Le vent ne souffle plus. Les nuits sont belles et chaudes. Je dors sous la colonnade du Vatican.

– Va donc pour la colonnade du Vatican. Demain j’y serai avec les premiers rayons du soleil.

 

 

 

II

 

 

Le comte d’Aquaviva tint parole. Au jour naissant, il était au rendez-vous. Benedetta dormait encore. Elle dormait d’un sommeil si paisible, elle était si belle, la tête jetée sur son oreiller de marbre, reposant là, sous le ciel, avec toute la virginité de ses quinze ou seize ans et son avenir riche d’incertitude, que Joseph se prit à la contempler en silence, à l’admirer de tous ses yeux, à suivre, dans une pensée incomprise de volupté, les rêves qui devaient occuper ce cœur battant si légèrement sous un corset de velours fané et sous une dentelle en lambeaux. Il l’écoutait respirer, cette pauvre enfant vers laquelle un instinct plus puissant que la volonté l’emportait. Sa main caressait les longues tresses de cheveux que le vent du matin inondait de ses brises parfumées, et, entraîné par un sentiment qui n’est plus de la pitié, le jeune comte se penche sur le visage si frais de Benedetta. Ses lèvres, qui frémissent, s’attachent aux lèvres roses de l’orpheline. Ce premier baiser d’amour la tire de son sommeil ; elle entrouvre les yeux. Un sourire de reconnaissance illumine son visage.

– Déjà près de moi ! s’écrie-t-elle en saisissant avec une indifférence pleine de coquetterie sa mandoline qui repose à ses côtés ; et moi qui ne vous attendais pas de sitôt, qui peut-être ne vous espérais plus.

– J’ai voulu, dit Aquaviva, vous surprendre avant votre réveil, car j’ai bien des choses à vous dire, et, dans le jour, je ne sais...

– Oh ! pendant le jour, il faut que je gagne mon pain, monsieur le comte, et, comme je ne trouve pas tous les soirs des personnes aussi bienfaisantes que Votre Excellence, vous comprenez, n’est-il pas vrai ? que j’ai assez à faire de chanter pour subvenir à mes premiers besoins.

– Si j’y pourvoyais, Benedetta ; si, cédant à l’intérêt que vous êtes bien faite pour inspirer, je vous arrachais à cette misère dont votre raison doit commencer à sentir tous les dangers, que diriez-vous ?

Benedetta porte sur le jeune homme un regard interrogateur. Elle semble chercher à lire dans son âme, afin de se rendre compte à elle-même du sentiment qui peut dicter à un si haut personnage des propositions dont elle n’entrevoit que le but généreux. Et, souriant comme une jeune fille qui s’éveille sourit à un songe doré qui l’a bercée pendant les heures de la nuit :

– Ah ! monsieur le comte, reprend-elle, je serais bien contente. Alors je ne chanterais que pour vous seul, et je n’aurais plus besoin, pour vivre, d’aller tendre la main à des hommes indifférents.

– Je l’espère, mon ange ; dès ce matin, si vous y consentez, vous pouvez naître à une nouvelle vie, et oublier, dans le luxe dont je serai fier d’entourer votre jeunesse, une enfance qui s’est écoulée au milieu de toutes les privations.

– Et, afin d’être à l’abri du malheur, afin de me voir riche, que faudra-t-il faire, monseigneur ?

– Rien, ou à peu près, Benedetta. Chanter, quand le ciel vous dira de chanter pour moi, rien que pour moi, entendez-vous ? assouplir aux règles de l’art cette voix dont le timbre a tant d’éclat, et que les prime donne des théâtres de la Scala ou du San-Carlo envieraient, à votre pauvreté ; devenir belle comme vous promettez de le devenir, garder sur votre front et dans votre âme cette candeur qui m’a séduit, cette innocence qui ne soupçonne pas le mal, et m’aimer plus tard, si vous me jugez digne d’un peu d’amour, mais m’aimer comme je vous chéris déjà, sans partage, avec passion : voilà tout ce que je vous demande, Benedetta.

– Ah ! je vous le promets, monsieur le comte, dit-elle en rougissant de pudeur. Avec cela que toutes ces conditions, ajouta-t-elle après un moment de silence, ne me paraissent pas bien difficiles à remplir.

– Même la dernière ? s’écrie Aquaviva, emporté par un sentiment d’orgueilleuse intelligence.

– La dernière comme les autres, monseigneur, ne me coûtera pas beaucoup à tenir ; je crois déjà que je vous aime.

– Vous êtes un ange, ma charmante ; je n’osais pas tant espérer de votre reconnaissance ou de votre franchise. Allons, dépouillez pour toujours vos épaules de cette livrée de misère, sous laquelle vous paraissiez si jolie. Renoncez à cette vie de hasard, que je bénis cependant, puisqu’elle m’a fait rencontrer sur ma route une femme qui sera bientôt la plus belle, la plus aimée de Rome, et suivez-moi.

Benedetta, appuyée sur le bras du comte Joseph, et portant à la main sa fidèle mandoline, marche pendant quelques instants le cœur livré aux plus douces pensées. Après avoir traversé le pont Saint-Ange, encore désert, ils arrivent tous deux à la porte d’une modeste maison, cachée presque au milieu des jardins dont alors était couverte la rive gauche du Tibre. Aquaviva frappe. La porte s’ouvre. À peine entré sous le vestibule :

– Cette maison, dit-il, était à moi tout à l’heure : elle vous appartient maintenant. Benedetta, vous pourrez y commander en reine. Tout le monde, comme moi, votre plus dévoué serviteur, se fera un devoir d’obéir à vos ordres, de prévenir vos désirs à peine formés. Je vais aujourd’hui m’occuper du soin de votre toilette, effacer jusqu’aux dernières traces de la pauvreté, qui fut la compagne de votre enfance, vous chercher tous les maîtres qui pourront seconder votre précoce intelligence et développer votre voix, qui est un trésor, moins précieux pourtant que votre cœur. Quand vous souhaiterez de me voir auprès de vous, dites un mot, je serai à vos genoux pour m’enivrer d’un regard et me contenter d’un sourire de reconnaissance ou d’amour.

Il s’éloigne à ces mots. Benedetta, toute radieuse d’émotion, pénètre dans la demeure où vient de l’installer d’une si étrange manière le jeune et brillant don Joseph.

C’était une petite maison, dans toute l’acception du mot, une petite maison semblable à celle où le comte d’Aquaviva, à Paris, s’était formé, sous le patronage des gentilshommes de la cour de Louis XV, à ces vices brillants, à cet amour du luxe et de l’éclat dont il cherchait à propager les principes dans Rome ; une petite maison entourée de mystère, séduisante de silence, parée comme un boudoir, ornée comme une chapelle de religieuses cloîtrées, où tout était élégant, où tout respirait la grâce, où tout inspirait la volupté, où tout provoquait le désir. Il n’y avait point entassé comme dans un bazar ces bahuts somptueux, tristes à force de magnificence, ces dorures qui écrasent les légères draperies et ces marbres qui alourdissent les murs. Quelques voluptueux tableaux de l’Albane, deux toiles du Guide, une madone de Raphaël au-dessous de laquelle étincelait une lampe de vermeil, toujours brûlant aux pieds de la Vierge, comme un hommage dont, à Rome, personne n’oserait se dispenser ; des tentures pleines de bon goût, des meubles simples, mais parfaits de commodité, et admirablement adaptés aux lieux où ils étaient placés, composaient le matériel de cette habitation, que Benedetta parcourut avec un ravissement tenant du délire. Son cœur, ses yeux, son imagination même, qui ne s’étaient jamais reposés sur un luxe aussi bien entendu, s’ouvraient au bonheur, le respiraient par tous les sens, le communiquaient par tous les gestes. Sa main effleurait la soie de ses rideaux, le velours de ses divans. Son regard s’arrêtait, avec une complaisance qui peut-être n’était pas encore de la coquetterie sur les grandes glaces de Venise, où se reproduisaient les lignes si pures de son visage romain, et les haillons qu’elle était si joyeuse d’échanger contre les belles robes, contre les riches parures et la légère mantille, auxquelles, dans ses songes même les plus fortunés, elle n’osait rêver que comme un esclave rêve à une couronne.

Lorsqu’elle eut pris possession de toutes ces magnificences et flatté sa pensée de l’avenir qui l’attendait, elle qui, hier encore, posait son pied nu sur les dalles brûlantes du pavé, qui, indigente et délaissée, ne trouvait un abri contre la tempête ou les ardeurs du soleil que sous les vastes coupoles des églises, une couche qu’au milieu de la campagne déserte ou sur les marbres du péristyle de Saint-Pierre, un mouvement de joie sans mélange s’empara de son cœur, un cri sortit de sa poitrine et la jeune fille chanta, comme si, par un hymne de reconnaissance tacite, elle voulait rendre à Dieu, qui lui avait donné la voix, les enivrements qu’elle venait de goûter. Au même instant, Joseph d’Aquaviva pénétrait dans l’appartement.

– Poursuivez, Benedetta, poursuivez, mon enfant ; c’est le plus grand plaisir que vous puissiez me faire. Je tiens à vous voir heureuse, je tiens surtout à vous entendre.

La jeune fille rougit et continua. Le comte s’était presque assis à la porte de l’appartement, comme une sentinelle qui a reçu l’ordre de ne laisser passer personne, et qui veut exécuter sa consigne. Il écouta aussi longtemps que Benedetta voulut le soumettre à la fascination de sa voix. Quand elle eut achevé :

– Eh bien, maestro, que dites-vous de l’élève que je vous propose ? s’écria-t-il.

– Je dis que Votre Excellence a découvert un véritable diamant, une pierre précieuse qui va faire pâlir tous les petits rubis dont sont si fiers nos impresarii. C’est le plus merveilleux organe que j’aie encore été à même d’admirer, et, si la signora daigne le permettre, je marquerai comme un beau jour dans ma vie celui où il me sera permis de déposer à ses pieds l’hommage de ma satisfaction la plus empressée.

Benedetta, surprise et déconcertée, ne répondait rien à cet enthousiasme qu’elle ne pouvait s’expliquer. Le comte s’aperçut de son embarras, et venant à son aide avec cette désinvolture italienne à laquelle se mêlait un peu de la chevaleresque galanterie dont il avait conquis la fine fleur dans les boudoirs de Versailles ou dans les coulisses de l’Opéra, qui en étaient la voluptueuse image :

– Celui qui partage si vivement mon admiration pour vous, ma chère Benedetta, dit-il en faisant résonner un baiser sur la main de la jeune fille, comme s’il eût voulu en prendre une possession publique, c’est il signor Palestri, le maître de chapelle de notre seigneur le Pape, le compositeur le plus renommé de l’Italie et le plus grand artiste du monde.

– Non pas ; monseigneur, non pas, je ne le suis plus, s’écrie le maestro, la jeune fille m’a détrôné. À seize ans, elle a ce que je n’ai jamais eu à vingt-cinq, le brio de la musique, l’inspiration de l’art, et ce que Dieu seulement accorde à ses privilégiés, une voix qui ferait honte aux séraphins. Avec quelques études pour régler ce bel instrument, il y a là de quoi séduire toutes les têtes couronnées. Elle fera mourir d’amour tous les parterres d’Italie, et, en vérité, je crois...

– Halte là ! maestro Palestri, ne nous occupons que de la voix de l’élève confiée à vos soins, et fort peu de ce qu’en penseront messieurs du parterre. Benedetta n’est pas une fleur que je leur laisserai le droit de cueillir. Ainsi, vous croyez donc qu’elle ne manque pas de dispositions, et que, grâce à vous, on peut en faire quelque chose ?

– Si je le crois, monsieur le comte ! Supposez-moi un pauvre impresario que deux mauvaises saisons ont ruiné, un impresario sans prima donna, sans ténor, sans basso cantante. Offrez-moi votre fortune, tout immense, toute solide qu’elle est, ou la jeune signora comme débutante. Je n’hésite pas, monseigneur, et je choisis Benedetta.

– Pour un castrat, l’option serait au moins singulière, réplique don Joseph d’Aquaviva.

– Un castrat, monseigneur, possède un cœur et des oreilles comme les autres hommes. On ne lui à laissé que cela, il est vrai, mais ce qu’on n’a pu ravir à sa nature, c’est ce quelque chose de plus délicat, de plus exercé que les organes de la foule, et qui nous rend plus sensibles qu’elle. Nés pour la musique, élevés pour elle, façonnés pour elle, nous la comprenons plus vivement, nous l’exprimons avec plus de facilité. Nous nous laissons emporter avec plus de violence que le reste des êtres à ce sentiment, le seul qu’il nous soit permis d’avouer. Nous en savourons toutes les délices, nous en pénétrons tous les mystères. Voilà pourquoi je tombe à genoux devant cette jeune fille qui n’a pas besoin d’art, pas besoin de leçons, et qui a tout reçu, comme un précieux héritage, de la main du Créateur.

– Sans avoir tous les mérites d’un musico, reprit Joseph d’Aquaviva en regardant Benedetta qui ne comprenait guère pareil enthousiasme, vous conviendrez bien, maître Palestri, que vous n’êtes en date que le second, et que j’ai pris les devants, au de m’attirer une mauvaise affaire sur les bras avec tous les chanteurs de la chapelle Sixtine.

– C’est très vrai, monseigneur, vous avez deviné la rose sous l’épine, comme dit le vieux sonnet de notre Métastase ; mais la rose est là, et je vais la faire épanouir au soleil, et je vais la rendre en peu de mois l’honneur de l’Italie artiste.

– J’y compte, maître ; mais tenez, voyez comme votre entraînement lyrique de castrat a effrayé la pauvre petite. Elle a peur de vous, l’enfant, comme si elle se doutait de quelque chose. Allons, Benedetta, continue-t-il en pressant dans ses doigts la taille souple et élancée de la jeune fille, chantez encore, s’il vous plaît, ainsi que vous chanteriez dans ce moment, si vous n’aviez pour toute ressource et pour toute espérance que la mandoline que voici.

Benedetta obéit. Palestri s’extasiait toujours.

– Pour toute grâce, s’écrie-t-il dans un ravissement qui ne devait rien à la galanterie italienne, je demande à Votre Excellence la faveur de diriger les études de cette belle muse. C’est un titre qui, à mes yeux, effacera tous ceux dont les souverains Pontifes m’ont honoré. Elle fera ma gloire.

– Et mon bonheur, maître Palestri, ajoute bien bas le comte Joseph, tout resplendissant de la conquête que le hasard jetait dans ses bras, – et mon bonheur à moi, répéta-t-il ; car je l’aime comme vous l’admirez.

Le maestro était sorti. Aquaviva revint auprès de la jeune fille : il la vit, dans sa joie enfantine, le remercier de tout ce qu’il faisait pour elle, de toutes les jouissances dont il l’entourait. Lorsque, avec une tendresse qu’il ne déguisait plus, il eut accueilli les premières effusions de son étonnement :

– Ce n’est pas le tout, Benedetta, lui dit-il, d’être à l’abri du soleil, à couvert des tempêtes, il faut encore que la robe réponde à la demeure, que la divinité soit en rapport avec le temple où elle sera toujours adorée. J’ai pourvu à tout. Dans quelques moments, la camérière que j’attache à votre service vous apportera de ma part des vêtements plus dignes de vous, plus dignes de moi, et qui vous rendront plus belle, sans pourtant vous rendre plus intéressante à mes yeux.

Elle essaye de balbutier quelques paroles de gratitude. Le comte l’interrompt.

– Entre nous, ajoute-t-il, point de reconnaissance, Benedetta. La reconnaissance est un lourd fardeau pour des épaules humaines, un devoir consciencieux qui ne peut que jeter de la froideur ou une amitié glacée entre deux âmes qui ont mieux à faire. J’attendrai de votre grâce un autre sentiment plus passionné et dont vous m’avez fait concevoir l’espérance. Nous sommes jeunes tous deux, mon enfant, et je vous l’ai déjà dit ; c’est de l’amour qu’il me faut, de l’amour comme vous savez l’inspirer, de l’amour comme je serais ravi de vous le voir partager.

Plusieurs semaines s’écoulèrent pour Benedetta dans les enchantements de sa nouvelle vie. Elle se para de toutes les magnificences dont le comte d’Aquaviva faisait hommage à ses attraits ; elle s’environna de son luxe, de ses voiles, de ses diamants, de ses dentelles, et de toutes ces richesses de jeune femme adorée dont elle ne connaissait pas encore l’usage. Quand ses mains, aussi avides que ses yeux, eurent touché, compté, arrangé, déplacé pour les arranger encore, le velours et la soie qui devaient l’envelopper, les pierres précieuses réservées à l’ornement de sa tête, elle se prit à réfléchir sur la bizarrerie de sa destinée. De réflexion en réflexion, elle arriva tout naturellement à celui auquel tant de félicités inconnues étaient dues, puis, en descendant au fond de son cœur, elle y trouva tout l’amour qu’il était en droit d’attendre. Elle fut si joyeuse de cette découverte, que, bravant toutes les lois de la bienséance, dont le maestro Palestri n’était pas chargé de lui démontrer les principes, elle fit prier don Joseph de passer chez elle. Le comte arrive plein d’espérance, mais ignorant la bonne fortune qui l’attend.

– Vous m’avez fait promettre, monseigneur, dit-elle avec une ingénuité que les Romaines seules peuvent apporter dans la passion, avec une de ces candeurs confiantes qui ont tout l’air du vice, ne daignant pas même cacher sa fougue, vous m’avez fait promettre de vous parler sans déguisement, de vous exprimer en toute franchise ce que j’éprouve dans l’âme, ce que je ressens dans le cœur. Vous m’avez dit que la reconnaissance ne suffisait pas à la tendresse que la pauvre petite Benedetta vous inspirait ; eh bien, vous l’avouerai-je ? je crois pouvoir vous rendre amour pour amour, dévouement pour dévouement, et si j’osais tout vous dire, ajouta-t-elle en couvrant ses mains de baisers, je vous aime comme vous méritez d’être aimé.

Sous le charme de cette parole, lui ouvrant tout un avenir de félicités, Joseph a tressailli de joie. Il presse sur son sein cette jeune fille dont la passion est si chaste, dont les aveux mêmes ont quelque chose de si pudiquement voluptueux ; il s’enivre de son amour, de cette ardeur qu’il a fait naître et qu’il partage. En tombant aux genoux de la chanteuse :

– Benedetta, s’écrie-t-il, les pifferari de la montagne te disaient : « Tu seras heureuse, enfant ; c’est un nom de bonheur que nous te donnons là » ; les pifferari ne se trompaient pas. Oui, tu seras heureuse, tu seras bénie comme ton nom, et c’est moi qui me charge d’accomplir cet arrêt du destin. C’est moi, moi ton époux, car tu ne sais pas encore, n’est-il pas vrai ? tout ce que je veux faire afin de réunir nos deux vies dans un même amour. Je suis riche, jeune, puissant, honoré. Eh bien, tout cela, je le dépose à tes pieds, je t’en fais hommage, je te l’abandonne pour le tenir de toi, pour que tu me le rendes avec ton cœur, avec ta main, avec ton amour ; tout cela est à toi, je n’en ai plus besoin. Je n’ambitionnais qu’un trésor, je ne convoitais que lui ; j’aurais sacrifié patrie, honneur et famille : tu me l’accordes avec tant d’abandon, tu me le confies avec une si téméraire franchise, que, malgré tous mes préjugés de naissance, je me sens libre, libre de disposer de ma main, libre de disposer de ma foi. Cette foi, je te la donne, je te l’engage devant Dieu, avant de ratifier ce serment solennel devant un de ses prêtres !

La jeune fille l’écoutait dans un recueillement plein d’orgueil. Chacune de ces enivrantes paroles tombait sur son cœur ; pourtant, dans sa candide inexpérience, elle fut la première à comprendre tout ce qu’un pareil sacrifice devait coûter, aujourd’hui ou plus tard, à celui qui le consommait pour elle. Ce sacrifice, elle ne voulut pas l’accepter.

– Joseph, lui dit-elle, je suis bien jeune, bien ignorante des choses de ce monde, néanmoins j’entends une voix intérieure qui me dit que, pour être aimée de vous, que, pour être à vous, je n’ai pas besoin de devenir votre épouse. Il y a des distances qu’il ne faut jamais franchir, des préjugés que l’on doit toujours respecter. Vous appartenez à une noble famille, vous êtes prince, vous avez des aïeux sur le trône pontifical, d’autres encore sous la pourpre romaine. Cette union serait pour eux une honte ; pour vous, plus tard, peut-être un regret ; pour moi, sans doute, un remords.

– Eh ! que m’importent, à moi, ma famille et mes aïeux ? Sais-tu, Benedetta, qu’il y a en moi assez d’énergie, assez de volonté, pour briser les obstacles ? J’ai vu le monde, j’ai voyagé. Au contact des sages de tous les pays, j’ai appris à braver ces lois injustes qui rompent l’équilibre de la société, qui séparent la nature en deux camps, jetant à l’un les dignités, les pouvoirs, les honneurs, la richesse ; à l’autre la misère sous toutes ses faces, la misère dans toutes ses horreurs, la misère comme celle qui t’aurait promptement dévorée, toi, ange, qui embellirais le plus beau de nos palais. En t’apercevant, si noble dans ton humilité, si grande dans ton abjection, une pensée de mépris pour les lois humaines a rempli mon âme. Je me suis dit : « Il me reste une tâche à remplir, un exemple fécond à donner à cette Rome qui languit dans son atonie princière. » Maintenant me voilà au comble de mes vœux, puisque tu m’aimes, puisque tu consens à me confier le soin de ton avenir !

– Être votre épouse serait sans doute pour moi la plus grande des gloires, la plus immense des félicités terrestres ; mais, mon Joseph, l’infortune mûrit peut-être plus vite que le bonheur la raison de l’homme. Et, vous le dirai-je avec sincérité ? la vie est courte mais souvent chargée de dégoûts, de désirs ambitieux, de volages amours, ou de malheurs impossibles à prévoir. Demain votre épouse, que vous aurez conquise en bravant toutes les convenances, en mettant à la place du devoir qui vous est imposé comme prince la passion dont vous faites une arme à d’orgueilleuses faiblesses ou à des conceptions philosophiques que vous admirez aujourd’hui, que plus tard vous dédaignerez comme des rêves d’une imagination malade ; demain votre épouse, je puis subir ce contrecoup d’opinion qui n’est pas dans votre pensée, je crois, mais qui est dans les mœurs. Demain vous me maudiriez d’avoir accepté ce titre, qui maintenant ne serait qu’un bienfait, mais qui alors deviendrait un droit, un droit le plus sacré de tous. Nous serions malheureux l’un par l’autre ; restons heureux ensemble.

– Il n’est plus temps, mon amie ; j’ai pris un parti, il est irrévocable. Tu m’aimes de toutes les puissances de ton âme, n’est-il pas vrai ? Tu es prête à te donner à moi, à combler tous mes désirs ? Ce sacrifice que tu fais à ton amant, je veux que tu le fasses à ton époux, mais à ton époux seulement. Il y aura des luttes à soutenir, des victoires à remporter ; je combattrai, je vaincrai. Nous verrons après si les Helvétius et les Diderot ne seront pas forcés de confesser que j’avais admirablement compris leur système de la nature et de l’égalité !

L’orpheline avait lutté contre son amour et contre son orgueil ; ils l’emportèrent tous deux sur sa raison. Elle ne put obtenir du comte d’Aquaviva qu’une transaction. Encore cette transaction ne fut-elle accordée qu’à ses larmes et à ses prières. Joseph s’engagea, sur sa foi de chrétien, sur son honneur de gentilhomme, à tenir secrète pendant un an cette union si disproportionnée, mais qui semblait encore plus flatter sa vanité d’apprenti philosophe que sa passion de jeune homme. Un prêtre fut introduit vers les deux heures du matin dans la demeure de Benedetta ; il reçut leurs promesses, il prit le Ciel et les hommes à témoin de leurs serments mutuels, il les fiança devant Dieu et devant l’Église.

Le lendemain Benedetta la chanteuse du Corso, Benedetta la compagne des pifferari des Abruzzes, était légitime comtesse d’Aquaviva.

 

 

 

III

 

 

Le mystère qu’elle avait exigé coûtait beaucoup à la pétulante et philosophique tendresse de son époux ; mais, par des arguments aussi vrais dans le fond que dans la forme, la nouvelle comtesse parvenait à calmer cette soif de publicité qui le portait à faire un éclat, qui cherchait toutes les occasions de divulguer son secret, de montrer au grand jour la femme qu’il s’était choisie, la femme qu’il avait tirée de l’obscurité pour l’élever au niveau de tout ce qu’il y avait de plus grand, de plus noble dans les États pontificaux. Ce n’était pas pour Benedetta, seulement, belle alors de tout son bonheur, belle surtout de la prochaine espérance qu’elle avait d’être mère, que le comte nourrissait une pareille ambition. Il l’aimait bien comme au premier jour de son union, comme lorsqu’à ses pieds, palpitant d’orgueil, d’amour, et surtout d’incompréhensible besoin de conquérir l’estime de ses maîtres de France, il lui proposait un hymen qu’elle refusait, un hymen qu’elle n’acceptait, enfin, qu’à la condition d’un silence absolu pendant une année ; mais ce silence était pour lui un supplice. Il aurait voulu s’en délivrer à quelque prix que ce pût être. Il comptait les jours, les instants ; et, seul avec sa Benedetta, ou dans le monde, entouré du prestige qui s’attachait à son nom, du vernis d’excentricité qu’il avait su se donner, la même pensée le poursuivait partout ; partout, il se sentait le droit de faire autrement que le reste des hommes.

Ses liaisons avec Benedetta ne tardèrent pas longtemps à devenir publiques. Benedetta fut sa conquête, l’épouse passa pour l’amante. Il l’afficha dans le Corso ; il la promena dans toutes les villas, la fit asseoir à ses côtés dans tous les théâtres, la montra à tous ses amis ; et, tantôt par des indiscrétions calculées, tantôt par de compromettantes réticences, il réussit à laisser pénétrer un secret dont Benedetta acceptait toute la honte, dont elle supportait avec une facile résignation toute l’infamie. Le mystère était à moitié divulgué ; Ruffo et Barberini l’avaient déjà percé à jour, et, s’appuyant sur le caractère et le langage d’Aquaviva, ils ne conservaient plus aucun doute, quand un évènement imprévu vint le forcer à prendre un parti définitif.

Le prince d’Aquaviva, le chef de la famille, mourut, laissant ses immenses propriétés et tous ses titres au comte Joseph, à la condition, pour lui, d’épouser, dans le plus bref délai possible, une jeune fille, l’unique fruit de son mariage, et qui devait ainsi, en unissant les deux branches, confondre la fortune dans une seule maison. Au refus de Joseph, le titre, les biens et la main de la riche héritière passaient à un parent éloigné qui, en ce cas seulement, prenait le nom et les armes des Aquaviva. Pour honorer les services rendus à l’Église par cette illustre famille, le Saint-Père avait accordé son approbation à ce testament ; il s’était même engagé à le faire exécuter dans toutes ses clauses.

Ivre de joie en songeant qu’une si grande fortune ne lui échappait point, la famille de Joseph s’assemble en conseil avant toute publicité donnée à ce testament inespéré. On bénit le défunt qui a si dignement compris sa position et le respect qu’il devait à son noble nom ; on arrange toutes choses afin qu’il ne puisse surgir aucune difficulté ; on se rend au couvent où la jeune héritière du prince est élevée ; on lui parle avec enthousiasme de son cousin qu’elle ne connaît pas, qu’elle n’a jamais vu ; les religieuses l’entourent de prévenances, font briller à ses yeux l’éclat du rang où elle va monter ; on enlève son consentement à une alliance qui, pour elle, était un devoir de famille, un témoignage de vénération à la mémoire de son père. Quand tout est bien convenu, tout bien arrangé, et qu’à ces habiles dispositions il ne manque plus que l’approbation du comte Joseph, sa mère se présente à lui, l’espérance au cœur, le bonheur sur le front.

– Mon fils, lui dit-elle, tant que le prince Aquaviva, votre oncle, a vécu, je ne vous ai jamais pressé de songer à un hymen qui aurait pu contrarier vos penchants, ou vous forcer à changer un genre de vie qui, pour notre fortune particulière, a eu d’assez tristes résultats. Aujourd’hui, il ne peut plus en être ainsi. Par ordre du souverain Pontife, je viens vous communiquer ce testament, qui vous fait prince, qui vous dote de tous les avantages attachés au chef de la famille des Aquaviva.

Le comte Joseph tressaille ; son visage rayonne d’un éclair d’ambition, et saisissant la main de sa mère, sur laquelle il attache un respectueux baiser :

– Vous savez, madame, avec quelle religieuse fidélité je suis prêt à accomplir les vœux de mon oncle, vos désirs et les ordres du Pape.

– Oui, Joseph, je sais que vous êtes un bon fils, que chez vous le cœur est meilleur que la tête ; que vous avez commis bien des erreurs, dévoré en voyages, en plaisirs fastueux, en folles dépenses, la plus grande partie de votre patrimoine ; mais aujourd’hui tout peut se réparer, tout est réparé ; puisque, avant l’âge de trente ans, vous êtes appelé à succéder au prince d’Aquaviva, et que pour cela il n’y a à remplir qu’une condition qui, après tout, est encore pour nous un nouveau sujet de joie.

– Quelle qu’elle soit, ma mère, je m’y soumets d’avance.

– Elle n’est pas assez dure, mon fils, pour que vous preniez à mon égard de semblables précautions. Vous avez une cousine aussi jeune que gracieuse, aussi aimable que jolie. On la dit un peu souffrante et un peu faible ; mais le régime du mariage lui conviendra mieux que celui du couvent. C’est la fille du prince ; ce sera dans quelques jours la femme de votre choix.

Joseph pâlit ; après quelques moments d’un pénible silence :

– Madame, s’écrie-t-il, ce mariage est impossible. Je n’y consentirai jamais.

– Impossible ! et pourquoi ?

– Je vais vous l’apprendre, ma mère, car j’ai sur la conscience un secret qui me pèse bien. J’aime Benedetta, dont sans doute vous avez entendu plus d’une fois parler. Je l’aime de toute la violence de mes passions, et elle m’a rendu père.

– Je connais tout cela, don Joseph ; tout cela ne peut, en aucune façon, s’opposer à une alliance légitime faisant rentrer dans notre famille la splendeur et la fortune que, sans cet hymen, elle est sur le point de perdre.

– Mais, madame, vous ignorez donc que je suis secrètement marié avec Benedetta depuis onze mois, et que ma foi est engagée avec ma liberté ?

– Vous êtes fou, monsieur, réplique la douairière d’Aquaviva, plus fou que tous les insensés renfermés à l’hospice du Saint-Esprit. Vos amis m’avaient parlé de cette union ; j’en avais rougi de pitié pour vous, de honte pour nous ; mais je n’y croyais pas. Je pensais que cette fille était une courtisane comme une autre, attachée à votre char aujourd’hui, pour s’attacher demain au char d’un nouveau servant d’amour, et que, par irréflexion ou par sotte vanité encyclopédique, vous étiez fier de faire passer pour celle à qui vous accordiez l’honneur de perpétuer votre race. Mais je ne m’étais jamais arrêtée à l’idée qu’il pût y avoir dans tout ceci autre chose d’engagé que votre amour-propre. Vos aveux m’éclairent, et c’est avec une profonde douleur, mon fils, que j’apprends de votre bouche l’opprobre de notre maison.

– Benedetta, madame, mérite toute votre estime, toute votre tendresse, et, par ses talents, par ses vertus, par sa beauté, elle se montrera toujours digne du rang auquel je l’ai élevée, de la fortune que j’ai été assez bien inspiré pour mettre à ses pieds.

– De la fortune, dites-vous ? où la prenez-vous donc cette fortune ? Ne savez-vous pas que, dominé par la fatale passion du jeu, votre père a dévoré tout son héritage, qu’en mourant il n’a légué aux siens que la ruine, et que, sans ma dot, à moi, volontairement sacrifiée afin de vous élever, afin de payer plus tard vos folies, vous seriez réduit à traîner dans la misère un nom que vous avez si gravement compromis ? Ne savez-vous pas que les dettes contractées par vous ne me laissent rien, et que, pour satisfaire à des engagements d’honneur, j’ai tout vendu, tout livré à des usuriers ?

Un sentiment encore mal défini de remords ou de honte traverse l’âme de Joseph d’Aquaviva. Sa tête s’incline sur sa poitrine haletante ; puis, absorbé dans les angoisses d’une position si difficile, entre les honneurs qui frappent à sa porte et cette alliance disproportionnée qui s’élève maintenant comble un mur d’airain pour l’empêcher de devenir riche et puissant, il hésite, il calcule. Sa mère a compris la lutte engagée dans cet esprit, dont elle connaît toutes les vaniteuses faiblesses : elle s’empresse donc de mette à profit cette hésitation, qui est déjà pour elle une victoire.

– Don Joseph, vous avez commis, lui dit-elle d’une voix moins amère, une faute qui peut vous précipiter à jamais dans l’abîme, une faute qui vous rendra l’objet de la risée publique. Il faut la cacher à tous les regards, l’ensevelir coûte que coûte dans un éternel oubli.

– Madame, oseriez-vous me proposer un crime ?

– Vous êtes un enfant, mon cher prince, reprit-elle en haussant les épaules, et vous ne me comprenez pas. Qui donc vous parle de crime à commettre ? C’est bien assez, mon fils, d’avoir à réparer vos folies, sans aller encore nous plonger dans un nouveau labyrinthe d’embarras. Est-ce que, par hasard, vous trompant de date ainsi que de lieu, vous penseriez que votre mère veut accepter le rôle de Locuste et jouer au poison contre la femme que vous avez épousée par une inconcevable aberration d’esprit ? Est-ce que j’ai autour de moi des bravi prêts à aiguiser leurs poignards sur des poitrines de jeunes filles sans défense ? Ces temps-là sont passés, s’ils sont jamais venus. Comme vous, don Joseph, je suis de mon siècle, et je n’en appelle qu’à votre raison. Il ne s’agit point de ces amours insensées qui doivent rapprocher les distances, combler le vide que la nature et la société ont mis entre les uns et les autres. Les amours passent vite, mon fils, vous devez en avoir assez souvent fait l’expérience. Ce qui reste, c’est l’honneur des familles, la considération qui s’attache aux vieilles races, l’éclat que nous avons reçu de nos ancêtres, l’éclat dont nous sommes comptables à nos descendants. Maintenant que vous me comprenez, car, dans les cœurs bien nés, il faut que, tôt ou tard, la raison reprenne son empire, vous parlerai-je des moyens à employer pour forcer Benedetta au silence ? Elle vous aime, sans doute, don Joseph ; vous lui accordez toutes les qualités, vous lui prêtez toutes les séductions du talent et de la beauté. Parlez-lui à cœur ouvert, comme homme, comme chef de famille, comme prince. Faites-lui entendre que ce mariage est une impossibilité, qu’il tue votre avenir. Elle a, dit-on, de la grandeur dans la tête, de l’enthousiasme au cœur. Saisissez le défaut de la cuirasse. Exposez-lui votre belle et tout à la fois douloureuse position. Si elle est femme prévoyante et mère attentive, elle comprendra à demi-mot. Alors, moi-même, je serai la première à vous conseiller d’honorer son veuvage, d’enrichir son désintéressement.

Don Joseph ne répondait pas. Il était là, flottant, incertain, irrésolu, emporté par mille désirs contraires. Sa mère le suivait dans ces combats d’où toute sa fortune dépendait. Elle épiait avec anxiété chaque mouvement de son imagination, se prêtait à chaque oscillation de sa pensée. Enfin, quand elle le vit abattu par cette lutte intérieure :

– Mon fils, lui dit-elle avec un accent plein de tendresse maternelle, vous avez un pénible devoir à remplir, je le sens ; je ne vous l’imposerais pas si les exigences de votre avenir ne m’en faisaient une obligation ; mais ce devoir vous coûte, car peut-être votre amour-propre aurait à en souffrir. Je n’ai point de haine pour Benedetta, bien au contraire : je ne sais quel intérêt me pousse vers cette Circé dont tout le monde célèbre les charmes et le prodigieux talent. Voulez-vous que j’aille près d’elle, qu’en votre nom, qu’au nom de toute notre parenté désolée, je lui demande de rompre devant Dieu ce qui n’a été uni que devant Dieu ; que je me jette à ses genoux pour la supplier de vous rendre libre ? Elle est mère, dites-vous, elle comprendra mon langage.

Don Joseph écoutait toujours sans répondre.

– Eh bien, continue sa mère, si vous croyez que mes prières soient sans résultat, employons, pour cette mission difficile, la haute probité de voire oncle, le cardinal Anfossi ; c’est le cardinal du cœur de notre seigneur le Pape, son ami, son conseil. Un mot de sa bouche fera plus, auprès de Benedetta, que toutes mes supplications ; et, malgré ses rares vertus, j’espère qu’il vous secondera, car, enfin, il est Aquaviva, ainsi que nous tous.

– Non, madame, s’écrie don Joseph comme sortant d’un pénible sommeil, non ! La position que je me suis faite, malgré Benedetta, est affreuse ; car Benedetta repoussait tout projet d’union ; mais ce qui est lié en haut ne peut plus se délier ici-bas. Il faut que, par un effort de sa propre volonté, elle consente à ce que vous exigez, à ce qui est juste, peut-être, pour que je me croie libre de disposer de ma main ; mais c’est moi seul qui dois la préparer à ce sacrifice, c’est moi seul qui veux lui demander de me haïr autant que je l’aime.

– Vous n’avez peut-être pas tort, mon fils. Allez trouver Benedetta, et que Dieu mette sur vos lèvres assez de conviction pour la toucher ; car d’elle, aujourd’hui, dépendent l’honneur des Aquaviva, la splendeur ou la chute de cette illustre maison.

Depuis longtemps ce n’était plus cette jeune fille, cantatrice en plein vent sur le Corso pendant le jour, et hôte des colonnades du Vatican pendant la nuit, cette jeune fille aux pieds nus, aux vêtements pauvres, qui tendait si gracieusement une main honteuse à la charité des oisifs : le bien-être l’embellissait encore. L’éducation achevait ce que la nature avait si bien commencé ; et, pour en faire une femme supérieure, une artiste distinguée, ou une des plus ravissantes créatures d’Italie, il ne restait plus qu’à la produire dans le monde, qu’à offrir un piédestal à sa modestie. Tant de motifs, pourtant, n’éveillaient point son amour-propre, ne chatouillaient guère son ambition. Heureuse de la retraite où sa vie s’écoulait si doucement entre l’étude des grands maîtres et la musique, dont le maestro Palestri ne cessait de la proclamer la muse, plus heureuse encore de la tendresse de celui que, dans le secret de son âme, elle était fière de nommer son époux, Benedetta attendait avec confiance, mais sans désirs impatients, l’époque qu’elle-même avait fixée pour rendre publique une union que son orgueil de mère jouissait de voir légitimer aux yeux du monde. Près du berceau de son premier-né, recueillant avec ivresse ses vagissements, épiant son premier sourire, cherchant dans ses traits encore à peine formés les traits de celui qui l’a tirée de la misère, qui l’a comblée de tous les biens, Benedetta se livre, sans amertume, au cours de ses pensées, à sa reconnaissance si vivement sentie, au besoin d’aimer et d’être aimée.

 

 

 

IV

 

 

 Pour Benedetta, depuis un an, la vie n’a été qu’un enchaînement de jours sereins que n’a traversés aucun orage. Elle a vu le monde tel que le prisme de son amour ou de ses charmes pouvait le lui offrir, et le monde lui a semblé bien beau, car partout elle a recueilli des hommages, partout elle a été saluée comme la reine des fêtes où elle se présentait, partout elle a été reçue ainsi qu’à Rome, dans tous les temps, on accueille la beauté et le génie.

Elle se berçait de ces souvenirs et de ces espérances, lorsque don Joseph d’Aquaviva, la douleur au front, le désespoir dans le cœur, sombre et pâle ainsi qu’un homme sous le poids d’un remords, se présente à elle. À sa vue, Benedetta fait un mouvement de surprise, et, se précipitant vers lui avec une tendre inquiétude :

– Joseph, dit-elle, un grand chagrin se lit dans vos regards, une pensée de tristesse agite votre âme. Vous accourez vers moi chercher des consolations ou du bonheur ; vous faites bien, mon ami, je vous en remercie.

– Vous êtes trop bonne, Benedetta. Je n’ai plus besoin de consolations, plus besoin de bonheur. Je vous apporte le deuil et la honte.

– Que voulez-vous dire ? Je ne vous comprends pas ! s’écrie la jeune femme tout émue.

– Mon oncle, le prince d’Aquaviva est mort. Vous le savez peut-être. En mourant il m’a institué son légataire universel à la condition d’épouser la fille qu’il a laissée dans ce monde.

– Et vous venez, n’est-ce pas ? sans préparation, sans ménagement, me redemander le cœur que vous m’avez donné, la main que vous m’avez offerte ? Ah ! c’est affreux, don Joseph ; je ne m’attendais pas à tant de froide cruauté de votre part.

– Au lieu d’exciter votre juste courroux, Benedetta, j’ai besoin de pitié, car je suis bien malheureux.

– Malheureux ! et pourquoi ?

– Je vous l’ai dit. Sans cet héritage, qui rétablit ses affaires en désordre, ma famille est ruinée. Il ne lui reste plus que le déshonneur et la misère.

– Et elle a spéculé sur votre main pour engraisser ses terres. Joseph, ce n’étaient pas vos pensées d’autrefois, lorsque à tous mes sages avis vous ne répondiez que par des emportements dont le cœur était peut-être moins coupable que la tête. Vous m’avez trouvée pauvre et nue, mais insouciante des biens de ce monde, mais ignorante de ses usages et de ses lois. Vous me prîtes comme une poupée avec laquelle va jouer un enfant. Je me jetai dans vos bras, répondant à vos brûlants désirs par des désirs aussi brûlants, à votre amour irréfléchi par un amour encore plus irréfléchi. Je me donnai sans condition, parce que j’espérais être toujours aimée, parce que surtout je ne voulais ni enchaîner votre avenir, ni me faire une arme de votre tendresse. Aujourd’hui, prince d’Aquaviva, ce n’est plus pour moi que je combats. Si j’étais toujours la Benedetta du Corso, ah ! sans doute, je déchirerais à l’instant, sous vos yeux, le contrat qui nous lie l’un à l’autre pour l’éternité, je n’aurais pas entendu votre prière ; mais je suis mère ; ce titre m’impose des devoirs que je n’oublierai jamais.

– Eh ! que voulez-vous donc faire ? s’écrie Aquaviva.

– Rassurez-vous, Joseph. J’ai trop de fierté pour profiter d’un hymen que je n’ai dû qu’à la vanité d’un moment. Vous m’avez aimée, vous me chérissez encore, je le crois ; mais faible parce que vous vous estimez trop fort, mais roseau peint en fer, que la brise la plus légère courbe ou déracine, que deviendriez-vous si une prévision que je bénis ne m’avait pas amenée à comprimer les révélations que votre orgueil vous poussait à faire pour conquérir quelques louanges ou donner à votre nom un nouveau retentissement ? Que feriez-vous aujourd’hui si, armée de cet acte, que je n’ai jamais sollicité, je me présentais au monde comme la véritable, la légitime, la seule comtesse d’Aquaviva ?

– Il ne me resterait plus qu’à mourir.

– Eh bien, vivez, monsieur. Je remets en vos mains le titre qui s’oppose à la réalisation des vœux de votre noble parenté. Je n’ai plus d’armes contre vous. Aux yeux de Rome, aux vôtres, aux miens mêmes, je ne suis que Benedetta, l’amante que vous avez daigné honorer de l’illustration d’un amour princier.

– Je refuse cet acte, Benedetta, je le repousse de toutes les forces de mon âme. Tant de dévouement m’éclaire, et, à tes genoux, que j’embrasse, je jure de ne jamais être à d’autre qu’à toi.

– Puisqu’il en est ainsi, reprit-elle après un moment de silence et en essuyant ses yeux remplis de larmes, je vous pardonne tout le mal que vous m’avez fait. J’assurerai votre bonheur, mais je veux qu’à l’instant même vous quittiez Rome pour une journée entière, sans communiquer avec personne, sans prononcer une parole qui aurait trait à notre hymen. Faites-moi ce serment, et tenez-le plus fidèlement que le premier. Il y va de notre vie à tous.

Interdit du calme avec lequel elle a parlé, tremblant sous cette émotion contenue qui donne à la jeune femme une attitude pleine de dignité, Aquaviva promet de se soumettre à ce qu’elle exige de sa tendresse. Serrant Benedetta dans ses bras et l’attirant avec amour vers le berceau de leur fils, il lui dit :

– Soyons heureux ou malheureux ensemble, mon amie. Dans quelques instants je reviendrai près de toi ; ce sera pour ne plus nous séparer.

– Oui, don Joseph, pour ne plus nous séparer, car je vous aime comme aux premiers jours de notre union, et je vais m’occuper, pendant votre absence, de tout ce qui vous intéresse.

Le comte d’Aquaviva partit plein d’espérance, mais cherchant, malgré sa joie, à dissiper les vagues inquiétudes que faisaient naître dans son esprit l’incompréhensible exigence de Benedetta et le serment qu’elle lui avait imposé.

À peine la jeune femme fut-elle seule avec son fils qu’un torrent de pleurs s’échappe de ses yeux, Elle prend dans ses bras l’innocente créature, et, la couvrant de ses caresses de mère :

– Allons, dit-elle, du courage et de la résignation.

Elle voile son front d’épais tissus qui cachent ses traits, et, dominée par une puissance de volonté soudaine, elle sort sans bruit de la maison, comme si elle venait d’y commettre un crime. Quelques minutes après, elle se trouvait en présence de la comtesse douairière d’Aquaviva.

– Madame, lui disait-elle, devant Dieu et devant les hommes, je suis votre fille. Je porte votre nom, et votre fils, mon époux, m’a rendue mère. Je l’ai vu tout à l’heure. Il m’a fait part de vos intentions, de vos projets de famille. Je les connais, madame !

– Et vous vous y opposez sans doute, et vous voulez peut-être....

– Je ne veux rien, madame la comtesse, que laisser entre vos mains le seul acte qui peut apporter obstacle au nouvel hymen de M. le comte d’Aquaviva. Je lui ai offert cet acte pour l’anéantir sous ses yeux. Il a été assez grand pour le refuser, assez généreux pour me proposer de rendre à l’instant même public le nœud qui nous engage. J’aurais résisté peut-être à la violence, je ne sais point résister à l’amour. J’ai pris sur moi de l’éloigner de la ville, je suis accourue vers vous, madame. Me voici plus forte que lui, déposant à vos pieds un contrat qui assurait ma félicité, mais qui pouvait plus tard faire le malheur de mon époux.

La comtesse d’Aquaviva se lève de surprise, et, pressant sur son cœur attendri cette jeune femme dont les sanglots coupent la voix, dont les accents sont si tendres, dont le dévouement est si courageux :

– Benedetta, s’écrie-t-elle, vous étiez digne d’être ma fille, et, à l’émotion que j’éprouve, vous devez comprendre toute ma douleur de mère. C’est une bonne pensée qui vous est venue au cœur. J’en remercie le ciel ; et vous, ajoute-t-elle en pressant la blanche main de la jeune femme sur ses lèvres, et vous, soyez bénie, mon enfant, car votre sacrifice si admirable de générosité spontanée sauve toute une famille du désespoir.

– J’ai rempli mon devoir, madame ; voulez-vous maintenant me permettre de me retirer ?

– Pas encore, mon enfant, pas encore. J’ai besoin de vous exprimer toute ma reconnaissance. Je dois surtout veiller à votre sort, vous rendre heureux jusqu’au malheur dans lequel vous vous plongez pour nous. C’est une dette que, comme femme, que, comme mère, que, comme aïeule, entendez-vous, bien ? je tiens à acquitter. Il faut que vous acceptiez un éclatant témoignage de l’intérêt que partout et toujours ma famille sera glorieuse de vous porter.

– Cela ne peut être, madame la comtesse, et vous comprenez facilement les motifs de ce refus. Dans une heure, je serai loin de Rome, avec mon fils qui est le vôtre aussi, madame. Consolez Joseph et agréez en son nom tous les vœux que je forme pour sa félicité.

– Mais vous ne pouvez partir ainsi sans but, sans espérance, jeune et délicate comme vous êtes ! Il faut que je sache où vous vous retirez, ce que vous voulez faire, ce que vous deviendrez, afin que je puisse veiller sur vous et sur notre enfant comme la plus attentive des mères. Vous avez rompu le lien qui, sur la terre, vous attachait à mon fils ; mais ce sacrifice me crée des droits sur vous, mais je veux en user, mais la misère....

– Oh ! ne craignez rien, madame, je sens en moi maintenant le courage de tout supporter, et, pour mon fils, je saurai grandir avec l’infortune. Adieu, madame, les instants sont précieux, l’heure approche ; devant vous, devant le monde, je vous jure de ne plus être que Benedetta.

Elle sortit à ces mots, laissant madame d’Aquaviva, dans un trouble inexprimable.

Le maestro Palestri était seul dans son appartement della via dei Fratelli quand la jeune femme se présente à sa porte. Il accourt vers elle avec un empressement plein de galanterie :

– Eh ! signora, lui dit-il con amore, quelle chance favorable conduit donc si matin ma brillante élève dans les rues de Rome ? À quel bon hasard dois-je cette visite qui m’honore ?

– Vous m’avez souvent dit, maître Palestri, qu’avec ma voix je pouvais me créer une position, peut-être même me faire un nom. Je suis mère, vous le savez, et depuis longtemps j’ai le désir de voir si vos prédictions n’étaient point un rêve de votre indulgente amitié.

– Idée sublime ! mia cara, et qui plus d’une fois a traversé mon intelligence. Être prima donna, prima donna comme vous le serez, avec votre organe enchanteur, avec votre ravissante figure, il y a de quoi enrichir par millions le plus pauvre des impresarii ; de quoi faire crouler sur le parterre, au bruit des bravos, toutes les voûtes des théâtres d’Italie. Mais qu’en dira le seigneur comte ?

– Don Joseph se marie dans quelques jours, reprend-elle avec un magnifique sang-froid. Je ne veux ni ne puis m’opposer aux intentions de sa famille.

– Pardon, signora, mais le comte Joseph, à différentes reprises, m’a fait entendre qu’un lien plus sacré que celui de l’amour vous unissait l’un à l’autre ; don Joseph m’a dit....

– Don Joseph était fou, mon excellent Palestri. Au temps où nous vivons, les bergères n’épousent les rois qu’entre la rampe et la coulisse d’un théâtre.

– Et vous voulez en essayer ; c’est admirable. Puisqu’entre vous tout est rompu, j’accepte votre projet, je le seconde de tous mes moyens, et vous êtes un trésor que je lègue à l’Italie chantante.

– Mais je veux partir sans retard, aujourd’hui, à l’instant même.

– Patience, mia cara, patience ! Laissez-moi donc au moins le temps de respirer et de vous chercher un engagement. M’y voilà. J’ai au San-Carlo de Naples un opéra de notre ami Métastase et de votre très-dévoué serviteur. La prima donna trouve le rôle au-dessus de ses moyens, la pauvrette. Je vous consigne une lettre pour Métastase, qui est parti afin de surveiller les répétitions et de mettre en scène. Vous arrivez, vous étudiez, vous débutez, vous jouez, et l’opéra, fût-il l’œuvre du dernier des croque-notes français, obtient un succès prodigieux. Nous allons aux nues. Dans un mois, vous êtes l’idole de tous les dilettanti.

Il écrit quelques mots à la hâte, tandis que Benedetta court chercher son fils, jeter un dernier regard sur cette maison où, pour elle, se sont si rapidement écoulées tant d’heures fortunées ; puis, quand Palestri la vit revenir, les yeux gros de larmes, le visage pâle comme le visage d’un mort :

– Allons, dit le bon maestro, c’est un dernier nuage qui passe, mon enfant. Les applaudissements de la foule vous en dédommageront. Voici une chaise de poste qui vous attend, et que j’ai fait préparer à votre intention. Partez, puis que Dieu veille sur vous et sur mon opéra, dont vous serez la providence.

Avant de se séparer du compositeur, Benedetta s’approche de lui ; et, prenant entre ses mains chaudes de fièvre la main froide du digne homme :

– Palestri, lui dit-elle, j’ai une grâce à vous demander. Je veux que vous ne révéliez à personne, à Joseph, à sa mère encore moins qu’à tout autre, l’asile que j’ai choisi, le nom d’emprunt sous lequel je vais cacher le mien. Mon bonheur dépend de ce secret. Me le promettez-vous ?

Le maestro fait un signe d’assentiment, et presse sur son cœur la courageuse enfant qu’il envoie affronter les dédains ou les bruyants transports d’une multitude passionnée. La voiture s’ébranle, Benedetta se trouve seule avec son enfant sur ses genoux.

Quarante jours après, dans le Diario di Roma, on lisait :

« Son Excellence don Joseph, prince d’Aquaviva, à peine rétabli d’une cruelle maladie, a épousé hier, à la chapelle des Aquaviva, dans la basilique de Saint-Jean de Latran, dona Maria d’Aquaviva, sa cousine germaine. Notre seigneur le Pape, heureusement régnant, avait, pour cette alliance si ardemment désirée par toute la haute noblesse des États pontificaux, accordé une dispense aux conjoints, en faveur des grands services rendus à l’Église par cette illustre famille. »

 

 

 

V

 

 

Ce soir-là, il y avait fête au San-Carlo, fête au fond de son triple rang de loges, fête à son parterre, fête à l’orchestre, fête partout depuis les combles, où s’asphyxiaient les curieux retardataires, jusqu’aux coulisses, où l’espérance animait tous les visages. C’était dans la salle un long frémissement de la foule, comme à l’attente d’une victoire, comme à la veille d’un de ces évènements qui changent le sort des empires. Naples entier s’était donné rendez-vous à son théâtre, Naples entier avait voulu assister, par députation, à cette fête des arts à laquelle une splendide affiche le conviait. Le lazzarone avait, pour ce jour-là, déserté le rivage embaumé de Chiaia, ses filets de pêcheur, son macaroni et son eau glacée de la rue de Tolède. Il était accouru, l’œil en feu, le front rayonnant, partager les joies de ses princes, se mêler aux plaisirs de sa noblesse et s’enivrer avec eux des transports que tous se promettaient : car, sur l’affiche du jour, on annonçait un nouvel opéra de Métastase, la musique du maestro Palestri, et le premier début de la signora Rinaldi.

À chaque stalle, dans chaque loge, à l’orchestre comme au parterre, des baignoires jusqu’au lustre, il s’élevait comme une mer de paroles, s’entrechoquant, se contredisant ainsi qu’un flux et reflux d’acclamations, débordant d’un côté pour se répandre de l’autre. C’était un enivrement de curiosité, un feu croisé de bruits de théâtre, de propos de salon, un concert de louanges, une chaleur d’enthousiasme, une fièvre d’attente qui, des illustres dames napolitaines, descendait jusque sur la tête infocata du peuple, et qui, du peuple, remontait vers les grands, aussi impressionnables que la foule quand il s’agit de leurs plaisirs. Au milieu de cette multitude qui frissonne d’impatience, qui dévore du regard le rideau la séparant encore de la scène, l’annonce d’un triomphe ou d’un désastre jetée à son patriotisme eût trouvé tous les cœurs indifférents, toutes les fibres insensibles. Pour elle, il y a quelque chose de plus doux que la victoire, de plus triste qu’un désastre, c’est la voix d’une femme chantant ses amours, la voix d’une femme pleurant ses douleurs.

Cette mobilité d’imagination du Napolitain, ces extases dont il s’inspire, cet instinct d’harmonie qui tourmente ses nerfs, agite son cœur, cette passion qu’il boit, suspendu aux lèvres d’une femme, tout cela, prestige ou bonheur idéal, délire des sens ou calcul de volupté, tout cela se peignait sur le visage, se lisait dans les yeux, se devinait dans chaque mouvement, se trahissait dans chaque geste. Il y avait au fond des cœurs de l’amour pour la débutante ; on la disait jeune, belle, parée de toutes les grâces, riche de tous les attraits ; et, avec cet amour, il y avait encore quelque chose de plus passionné, de plus irritant. La signora Rinaldi chantait comme on ne chante plus même au San-Carlo. Sa voix allait si doucement à l’âme, elle électrisait avec tant de puissance, elle peignait avec tant de magie les divers sentiments ; elle était tour à tour si sublime ou si touchante, si grave ou si légère, qu’en l’écoutant, se disait la foule, Métastase, le vieux poète Métastase, l’ami de cœur de la Romanini, avait pleuré comme un jeune homme, et que, dans un enthousiasme plein d’une justice plus difficile pour elles que pour monde, les cantatrices du San-Carlo avaient proclamé cette jeune débutante la reine future du théâtre, la prima donna d’Italie.

Sur ce thème, jeté à l’oisiveté napolitaine, que de romans ne furent pas bâtis ! Que d’investigations, que d’hypothèses ne fit-elle pas pour connaître l’histoire, pour deviner la vie de celle qui, dans un moment, allait paraître à ses yeux, conquérir ses suffrages ou exposer son talent à de dédaigneux sourires !

Ce moment solennel est arrivé, le dernier motif de l’ouverture expire en sons affaiblis, la toile se lève et, dans un de ces silences que ne trouble pas même la faible respiration d’un enfant, tout ce peuple, pressé, haletant, qui n’a plus que des yeux, qui n’a plus que des oreilles, tout ce peuple regarde, tout ce peuple écoute.

La Rinaldi entre en scène, elle va chanter, elle chante.

Dans cette foule, il n’y eut qu’une voix, qu’un cri, qu’une main pour exprimer son unanimité et pour applaudir. « Diva ! diva ! » 1 s’écriaient tous ces hommes, que la furia cantante soulevait de leurs stalles et faisait bondir comme David devant l’arche sainte. « Diva ! diva ! » acclamaient toutes les femmes, saluant du geste, encourageant de leur œil étincelant la jeune débutante, qui pâlit d’émotion, qui tremble d’effroi, sous ces tempêtes de bravos excitées par son premier aria di bravura.

À partir de cet instant, ce n’est plus un opéra que l’on est venu juger : une prima donna qui est sur la scène, c’est un triomphe auquel on assiste, auquel on prend part, une femme que l’on adopte, que l’on place sur un trône, que l’on couronne de fleurs, que l’on entoure d’hommages. Elle n’a plus de juges dans cette vaste enceinte, plus de rivales à redouter, plus d’efforts à faire pour conquérir les suffrages ; elle n’y compte que des adorateurs, elle n’y recueille que des cris de délire ; À chaque son tombant de ses lèvres, à chaque note qu’elle module, à tous les accents inspirés qu’elle jette à cette multitude n’entendant plus, ne voulant plus entendre qu’elle, la suivant du regard, la dévorant du cœur, un seul mot répond ; mais ce mot est une consécration.

« Diva ! diva ! » répètent toutes les bouches. « Diva ! diva ! » murmurent toutes les pensées, et, sous ce tonnerre d’applaudissements qui ne laisse pas même à sa voix le droit de se faire écouter, la prima donna n’est plus la signora Rinaldi, son nom a disparu dans l’enthousiasme universel, disparu sur l’affiche, il est même effacé de la mémoire des hommes : c’est la Diva que la chanteuse s’appellera. Le peuple le veut, le peuple l’ordonne ; il l’a baptisée sur le théâtre, il s’est écrié : « Plus de Rinaldi, qu’elle soit la Diva napolitaine ! » Et, quand le rideau s’abaisse, la Diva, sous le poids de tant d’impressions, tombe évanouie sur les fleurs et sur les rubans dont elle a été couverte.

On s’empresse autour d’elle. On lui prodigue les soins les plus affectueux ; elle soulève ses paupières chargées de plaisir ; et apercevant à ses côtés Métastase encore radieux de son nouveau succès :

– Maître, dit-elle avec un ineffable sentiment d’affection, écrivez ce soir à Palestri et dites-lui bien que sa musique m’a porté bonheur.

– Je lui raconterai plutôt ce que la Diva a fait pour lui, a fait pour moi, répond Métastase : car, à partir de cette heure, vous n’êtes plus, mon enfant, l’obligée du poète et du musicien. Ce sont eux qui vous doivent reconnaissance, eux dont vous rachèterez les fautes, dont vous embellirez les beautés.

Lorsque, appuyée au bras de Métastase, la Diva, après avoir traversé la foule d’admirateurs qui l’attendait à la sortie du théâtre, eut reçu toutes les ovations, entendu tous les cris d’amour qui retentissaient sur son passage, elle rentra dans son appartement. Par un mouvement instinctif dont son âme n’était plus maîtresse, elle saisit le Diario di Roma, que le courrier venait d’apporter. Elle le parcourut d’un œil avide, ainsi qu’elle le parcourait chaque soir. Ses traits se voilèrent d’un nuage de tristesse ; ses yeux se remplirent de larmes ; on la vit, comme si elle eût voulu en cacher la trace au poète, se pencher sur le berceau de son fils, le couvrir de caresses passionnées ; enfin, se retournant avec vivacité vers Métastase :

– Dans votre lettre à Palestri, dit-elle, vous ajouterez, mon ami, que toute ma vie est consacrée au théâtre.

Et, ensevelie dans l’abîme de ses douleurs, elle ne répondit plus ni aux questions du vieillard ni aux gracieusetés de jeune homme qu’il prodiguait à son chant et à ses attraits.

D’autres pensées préoccupaient Benedetta. Ce n’était plus l’orgueil du succès, l’enivrement des bravos, cette gloire précoce remplaçant son obscurité, la saluant, sous les acclamations unanimes, d’un nom qui est encore un honneur pour les grandes artistes ; ce n’étaient plus ces joies du triomphe qui remplissaient son âme et lui faisaient prendre une pareille détermination. Il y avait là, sous sa main, un papier qui venait de briser la dernière chaîne à laquelle toutes les espérances d’une vie moins agitée semblaient être attachées. Sur ce papier, la pauvre enfant avait lu une condamnation que son amour ne voulait plus regarder comme possible. Elle apprenait que tous ses liens étaient rompus, que son fils n’avait plus de père, qu’elle n’avait plus d’époux ; et, au milieu des angoisses qui assiégeaient son imagination, il lui restait pourtant un doux souvenir, il se glissait une consolante pensée. Elle était toujours aimée, car don Joseph d’Aquaviva, – et c’était bien lui que Benedetta remerciait de cette attention, – don Joseph avait fait constater sa douleur, ses longs jours de remords, ses plus longues nuits d’agonie. Il avait cruellement souffert. Benedetta était encore prête à pleurer tant d’amour, prête à couvrir son abandon de la plus large amnistie.

Elle aperçut alors Métastase qui, d’un œil bienveillant, suivait avec intérêt cette douleur muette dont il n’avait pas le secret ; elle lui tendit une main reconnaissante, et le saluant d’un geste amical :

– Pardon, mon cher maître, dit-elle, pardon de ce dernier souvenir accordé à une vie dont cette soirée effacera les amertumes. Vous étiez triste de la tristesse que j’éprouvais, dorénavant vous serez joyeux de ma joie, heureux de mes transports, car ce jour m’ouvre une nouvelle existence. C’est à vous, c’est à Palestri, que je la dois, ne faut-il pas que je vous en sache gré !

Métastase fut assez distrait pour ne point répondre ; mais, en prenant congé de Benedetta, et en appuyant ses lèvres ridées sur sa main si blanche :

– Adieu ! dit-il, adieu, la Diva ! puissent vos songe être aussi doux, cette nuit, que les songes de tous vos admirateurs !

Le lendemain commença pour elle cette existence d’artiste en faveur, ce rêve paré de félicités que chaque jour entretient, auquel chaque soirée apporte un nouvel enivrement. Les bravos du théâtre avaient retenti jusque dans les palais, en des échos dans toutes les têtes napolitaines ; et les jeunes seigneurs de la cour, et les dilettanti de la ville, tout fascinés par le même désir, tous tourmentés du même martyre, venaient les uns après les autres admirer l’astre naissant, le saluer à son aurore, afin de pouvoir s’enorgueillir d’un de ses rayons, et de placer autour de lui un souvenir de leur amour. Elle était libre, sou cœur n’avait pas été toujours insensible, toujours fermé aux douces impressions. Sous ses yeux, elle gardait un monument de ses faiblesses, un fils dont la naissance et le nom étaient un mystère, comme sa vie à elle ; mais ce mystère, qui prêtait au merveilleux, stimulait la passion en l’enhardissant. Aussi vit-elle tomber à ses pieds ces nuées d’adorateurs qui s’attachent au char toutes les femmes célèbres, qui les prennent d’abord sous la coquetterie de leur protection, afin, plus tard, d’être eux-mêmes protégés par le nom qu’elles enlèvent comme une conquête. Aussi reçut-elle, enveloppés dans des lianes de fleurs ou cachés sous les plis des plus riches tissus, sous la broderie des dentelles les plus splendides, mille sonnets tout parfumés des mêmes déclarations, et presque autant d’amoureux billets distillant une tendresse improvisée, où l’on escomptait ses futures complaisances, où l’on tarifait au plus haut prix possible l’espérance d’un sourire et la faveur d’un regard.

Dans son salon, qui, ce jour-là, ne ressemblait pas mal à une ville prise d’assaut, où chaque spectateur de la veille se croyait le droit de pénétrer en vainqueur, elle entendit résonner toutes les gloires de Naples, toutes les illustrations du moment, toutes les célébrités du passé. C’était une reine dont les courtisans briguaient un coup d’œil, une reine que la foule environnait de ses hommages, et qui, perdue au milieu de ces flots adulateurs, n’avait pas assez de douces paroles sur les lèvres pour répondre à tous, pour remercier d’un conseil souvent plus flatteur qu’une louange, pour résister aux instances de ceux qui, de vive force, cherchaient à s’ouvrir son cœur et à y entrer par la moins généreuse des séductions.

Aux vieillards comme aux jeunes gens, aux abbés hantant les boudoirs ainsi qu’aux gentilshommes suivant la cour, elle adressa de ces mots où l’esprit tient la place du cœur ; puis, se drapant dans sa voluptueuse indifférence, elle les laissa tous sous le charme, tous enivrés de sa beauté, tous subjugués par les saillies d’une aimable raison. Les fêtes de chaque jour succédèrent aux ovations de chaque nuit. On para Naples pour elle de toutes ses magnificences on l’embellit pour ainsi dire, afin de lui en rendre le séjour plus enchanteur, et de l’enfermer dans un cercle interminable de voluptés, comme dans un réseau, qu’elle ne pourrait rompre. Quand Benedetta fut fatiguée d’hommages, harassée de poétiques soupirs ; quand elle eut largement payé de son sourire ou de sa présence toutes ces fêtes dont elle était l’idole, dont sa conquête était le but, elle rentra dans son cœur que les plaisirs avaient laissé vide, et que n’avaient pas même effleuré tant de passions excitées par elle. Calme dans la conscience de sa vertu, on la vit se livrer à des études sans fin, se créer un monde, une société à elle, et s’entourer d’amis prudents. Au milieu des caresses de la cour, des agaceries de la noblesse, des ravissements du théâtre, des provocations dont ses sens ou son amour-propre étaient l’objet, elle resta pure par la pensée comme par la conduite.

C’est qu’il y avait dans cette jeune âme, dont une rapide éducation avait perfectionné les nobles instincts, un profond sentiment du devoir, une haute intelligence de la vie et de l’art, c’est qu’en dehors même de ces obligations sociales auxquelles elle trouvait si naturel de se soumettre, il y avait un amour que les évènements n’effaçaient pas de son souvenir ; c’est que, par un caprice de grand seigneur visant l’égalité philosophique, élevée au rang de femme et de mère, elle se regardait comme comptable envers Dieu, comme comptable envers son fils, du serment qu’elle n’avait pas violé, du lien qu’elle n’avait pas rompu.

À Naples, comme dans le reste des grandes villes d’Italie, être prima donna applaudie, prima donna avec tous les charmes et toutes les supériorités qu’exige ce titre, c’est en quelque sorte exercer un droit de souveraineté, c’est régner par la plus douce des prérogatives, être tout à la fois l’orgueil d’un sexe et l’idole de l’autre, c’est épuiser, dans quelques brillantes années de victoires de toute espèce, d’enchantements de toute nature, les jouissances de l’amour-propre, les illusions de la coquetterie, les rêves de la gloire, dont n’ose même pas se bercer le sœur le plus ambitieux. C’est vivre dans une atmosphère de fleurs et de plaisirs ; sourire le matin aux délicates flatteries de ses courtisans, s’enivrer le soir de cette ivresse populaire qu’une voix de femme communique à la foule, et de ces longs applaudissements qui retentissent autour d’elle. C’est trouver à chaque pas le bonheur que l’on ne cherche plus, un encens qui n’a plus d’attraits ; c’est une existence d’adoration perpétuelle qui commence avec le soleil pour se continuer sous l’éblouissante lumière des lustres, et qui attaque tout à la fois le cœur et l’esprit, car elle saisit la pensée et domine l’intelligence.

À sa première apparition sur la scène, la Diva avait obtenu ce triomphe, avait excité cet enthousiasme ; il ne s’affaiblit pas, il ne diminua point aux représentations suivantes. Elle fut à l’unanimité proclamée le diamant du théâtre, et pour elle s’écoulèrent, dans le ravissement des ovations, quelques années qu’elle n’eut pas le temps de compter. Pourtant, au milieu de ces transports qui semblaient naître sous ses pas, il y avait parfois sur son front de rapides douleurs, des souvenirs d’inquiétude et de regret. On eût dit que deux âmes animaient sa volonté, tourmentaient ses sens et s’emparaient l’une après l’autre de ses espérances ou de ses sollicitudes. L’une de ces âmes lui donnait la force de sourire au monde, de s’inspirer de ses caresses, de se passionner pour ses plaisirs, de se résigner à ses fêtes et de s’endormir sur les roses dont sa route était jonchée. L’autre, comme un ami que l’on attend, venait, pendant les heures d’une solitude bien-aimée rouvrir la source de ses larmes, s’asseoir au chevet de son lit, rappeler, dans de pénibles insomnies, des souvenirs sans cesse vivants, un amour toujours profond, et des douleurs que le temps n’avait point affaiblies.

Dans cette alternative d’extases renaissant sous mille formes, et de regrets dont le monde ne connaissait pas, ne devinait pas même l’origine, il se passa bien des jours, il s’écoula bien des nuits. La Diva, que ses enthousiastes couronnaient d’une auréole céleste, et que ses amis entouraient du prestige de tous les arts, fut appelée à Florence et à Venise, à Gênes et à Milan, pour faire sanctionner par le dilettantisme italien cette renommée que les Napolitains lui avaient faite. Partout elle reçut le même accueil, partout elle entendit sur ses pas murmurer les mêmes éloges, retentir les mêmes transports. À Milan comme à Venise, à Florence comme sur tous les théâtres ou elle consentit à chanter, elle fut toujours la Diva, toujours la bien-aimée de la foule, toujours la prima donna des salons. Mais, quand on lui proposa de se faire entendre à Rome ; quand, pour elle s’abaissèrent les règlements qui alors, dans la ville sainte, interdisaient aux femmes le droit de paraître sur la scène et les remplaçaient par des soprani, dont la voix suave était une honte à la nature, la Diva refusa ce dernier honneur. Elle ne voulut jamais consentir à mettre à profit la dispense que Rome accordait à sa gloire ; et, résistant même aux vœux de Métastase, qui, pour elle, semblait avoir oublié la protection dont Marie-Thérèse, la grande impératrice, couvrait son facile génie :

– Non, maître, disait-elle à toutes les affectueuses prières, non : entre nous, qu’il ne soit jamais question de Rome, j’y ai été si malheureuse !

– Je comprends, répondait le poète impérial ; des peines de cœur, n’est-ce pas ? un premier amour trompé ! Ah ! Diva ! que vous avez souvent pris votre revanche, et, par la farouche sauvagerie de votre vertu, à combien de passions malades de tendresse n’avez-vous pas fait expier la faute impardonnable d’un oubli ! Ce n’est pas se montrer généreuse, mon enfant ; et vous, si accomplie, si aimante, si digne d’être aimée, pourquoi dédaignez-vous de nouveaux hommages ? pourquoi, surtout, nourrissez-vous, comme un ver rongeur, cette tristesse qui, parfois, assombrit votre front si pur, qui pâlit vos traits, prête à vos yeux une étrange langueur et vous jette dans le monde comme ma Didone abbandonata, avec un Ascagne de plus et un pieux Énée de moins ?

– Vous savez, Métastase, qu’il est des douleurs que l’absence ou le temps seuls peuvent calmer, des peines de l’âme que l’on cherche quelquefois à éterniser et dont on serait désespéré de pouvoir guérir.

– En poésie, au théâtre, je ne dis pas non, ma chère Diva. Là, nous fardons l’amour, nous l’arrangeons au gré de nos songes, nous l’enveloppons dans l’or de la fidélité ; mais votre raison est trop mûre pour se laisser prendre à ces soupirs que vous exprimez avec une si admirable nature ; mais vous comprenez bien que dans le monde il ne peut plus en être ainsi.

– Oui, sans doute ; mais, quand la raison et le cœur s’accordent ensemble, pourquoi ne pas suivre leur inspiration ? pourquoi résister à leur entraînement ?

– Mais, ma chère, pourquoi l’Évangile dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul ? » Vous avez repoussé avec une vertu dont le théâtre n’a guère la tradition de volages amours et de mercenaires tendresses. J’ai applaudi, vous le savez, à cette pudeur qui ne veut pas se vendre ; néanmoins, des propositions honorables vous ont été adressées : il y a des hommes haut placés dans le monde, des artistes éminents, qui brûlent de mettre à vos pieds leur foi et leur fortune, qui n’aspirent qu’à l’honneur de donner un nom à la Diva. Qui vous empêche de faire choix d’un ami qui sera votre époux ?

– Mais, si j’étais mariée, Métastase, si je ne pouvais disposer de ma main ?

– Alors, je dirais que c’est à la ville éternelle qu’il faut encore vous rendre ; car là seulement peut se dénouer le roman de votre vie ; car c’est là que vous avez aimé, là, peut-être, que la paix vous attend. Écoutez, ma Diva, j’ai souvent interrogé Palestri sur votre passé, qui doit m’intéresser autant que votre avenir. Dans un but presque paternel, et dont vous ne méconnaîtrez pas, je l’espère, la sincérité, j’ai cherché à percer le mystère dans lequel vous vous retranchez. J’ai accablé de questions cet excellent homme qui, un jour, vous plaça sous ma tutelle sexagénaire. Il ne m’a appris qu’une chose, c’est que vous aviez été bien noble et bien dévouée ; puis il s’est arrêté là, croyant peut-être que ma qualité de poète m’accordait le don de seconde vue.

Palestri, reprit la Diva après un moment de réflexion, ne pouvait guère aller plus loin sans laisser faire à son imagination tous les frais de l’entretien ; il ne sait à peu près que cela.

– Soit ; mais Palestri lui-même croit que vous pouvez, sans danger pour votre repos, accorder à Rome une saison. Il le désire avec ardeur, car il ne vous a pas entendue, et le maître veut jouir de son élève ; le maestro est jaloux d’applaudir la Diva qu’il a formée.

– Eh bien ! je ne dis pas non, nous verrons plus tard, nous...

– Nous partirons, n’est-il pas vrai ? car je vous dois, mon enfant, une dernière confidence : celle-là, c’est, la plus cruelle pour moi.

Benedetta regarde avec anxiété le poète.

– De quoi s’agit-il ? reprend-elle.

– D’un ordre qui ne concerne que moi, d’un ordre qui m’arrache au plaisir de vous consacrer ma vie. L’impératrice me rappelle à Vienne ; avant mon départ, qui pour nous peut-être sera une éternelle séparation, j’aurais voulu, mon enfant, vous savoir heureuse et pouvoir, en quelque chose, contribuer à cette félicité dont vous êtes si digne. À Rome, vous ne l’ignorez pas, je jouis de quelque crédit près du souverain Pontife et du sacré Collège ; eh bien ! je m’étais flatté que là, sur les lieux témoins de vos infortunes, on pourrait y chercher un adoucissement, un remède, peut-être. J’espérais que vous ne refuseriez pas mon appui, et qu’avant de mourir j’aurais contribué à vous rendre l’existence moins amère. Vous ne le voulez pas, méchante ?

– Si c’était possible, Métastase, si votre amitié était assez puissante pour opérer un miracle, ah ! je vous l’aurais demandé. Vous seriez entré de moitié dans mes secrets, vous en auriez allégé le fardeau ; mais il est des douleurs que l’âme est condamnée à garder comme un remords, des mystères qu’il ne faut pas dévoiler, parce que souvent l’honneur des familles y est intéressé...

– Vous m’effrayez, mon enfant, je ne vous ai jamais vue si grave et si triste.

– Ce que je vous dis est pourtant la vérité, Métastase. Vous exigez de moi que j’aille à Rome, j’irai. Vous désirez que j’y chante, j’y chanterai, et ce ne sera pas la première fois, ajouta-t-elle en se couvrant le front à ce pénible souvenir. Mais, avant toute détermination ultérieure, je veux écrire à Palestri : de sa réponse dépend l’heure du départ.

– Encore une question, reprend Métastase. Parlez-moi avec franchise, sans détours de femme, sans  toutes ces formules évasives qui obscurcissent la vérité. Êtes-vous mariée comme vous avez semblé me le donner à entendre tout à l’heure ? épouse, avez-vous cédé à un fatal entraînement, racheté, effacé par toute une jeunesse de vertu ? ou plutôt n’avez-vous point été trahie par un homme indigne de posséder un semblable trésor ?

La Diva tressaillit, et se penchant sur la poitrine de Métastase comme une fleur dont la tige est à moitié brisée :

– Un jour viendra, mon cher maître, où je pourrai, dit-elle, vous révéler les secrets les plus cachés de mon âme et de ma position ; vous saurez tout alors. Maintenant ne m’interrogez plus, j’ai juré de garder une inviolable discrétion. Comme ce n’est pas moi seule qu’elle intéresse, qu’il vous suffise de savoir que Benedetta n’a aucun reproche à s’adresser.

– Benedetta, dites-vous ? Ce nom ne m’est pas inconnu ; il y a quelques années, à Rome, une femme dont on vantait la beauté, le portait. Cette femme...

– Cette femme, c’est moi. Et, puisque vos instances m’ont décidée à retourner dans la capitale du monde chrétien, ne faut-il pas qu’au moins je vous apprenne ce que toute la ville vous répétera bientôt ?

– Mais, ma Diva, car c’est un nom qu’il vous sera difficile d’abdiquer, à cette époque, j’ai souvent entendu dire dans le monde des salons que le comte Joseph d’Aquaviva s’était épris pour vous d’une de ces passions qui ne connaissent point d’obstacles. Il vous aimait comme je comprends qu’on puisse vous aimer. C’est le père de votre fils, sans doute ; et alors il n’était pas marié, et alors il...

La pénétration du poète inspira un sentiment de terreur à Benedetta. Elle craignit d’avoir, par ses paroles, par son silence peut-être, soulevé un coin du voile dont sa vie était couverte, et prenant assez d’empire sur elle-même pour couper court à une conversation qui, à chaque mot, devenait plus embarrassante :

– Non, réplique-t-elle avec une fiévreuse vivacité, non, il n’était pas marié, mais il l’est aujourd’hui. Je n’ai aucun droit à son amour.

– Vous me trompez, Benedetta, et vous cherchez à vous tromper vous-même. Il y a, dans votre fuite de Rome, dans votre premier voyage à Naples, dans cette subite vocation théâtrale qui a fait votre gloire, dans l’égarement de vos entretiens avec moi, dans vos réticences mêmes, quelque chose de plus qu’un amour ordinaire, rompu par un mariage de convenance. Il existe là-dessous un drame, et, dussé-je encourir la défaveur de Sa Majesté Impériale, ma gracieuse protectrice, je jure ici, Benedetta, de ne plus me séparer de vous avant de l’avoir approfondi, avant de savoir à quoi m’en tenir.

– S’il en est ainsi, Métastase, reprit avec douceur la Diva, nous resterons encore longtemps ensemble, et je crains bien que la grande Marie-Thérèse ne m’accuse d’avoir séduit son poète.

– Riez, méchante, riez : pourtant, sachez-le bien, vous venez à Rome avec moi. Je vous enlève s’il le faut. Là, nous verrons si moi, votre père adoptif, je n’aurai pas l’œil assez perçant pour deviner un secret qui fait le tourment de ma Diva.

Le soir même, selon sa promesse, elle écrivit à Palestri.

« Mon excellent ami, lui disait-elle, j’ai cédé à vos instances, à celles de notre Métastase, et à l’honneur d’être la première chanteuse qui paraîtra sur un théâtre de Rome. Mais, avant d’entreprendre cette course, qui, vous le comprenez, doit me rappeler tant d’amers souvenirs, j’ai besoin de savoir si le prince d’Aquaviva habite la ville. Les années, les distances et les applaudissements de la foule, dont, en esprit, je vous renvoie toujours la meilleure part, n’ont point altéré la tendresse que j’ai vouée au père de mon enfant. Dites-moi qu’il est absent, comme je l’espère, car on m’a assuré que depuis longtemps il voyageait au delà des monts, et je pars. »

Courrier par courrier, Palestri répondait :

« Arrivez, Benedetta, que j’applaudisse à mon plus bel ouvrage, que je mette à vos genoux ma reconnaissance et mon admiration. Don Joseph n’a presque point reparu à Rome depuis votre départ. On le dit triste et malade, sa jeune femme encore plus. Venez, toute la ville vous attend pour saluer de ses acclamations la Diva qu’elle ne connaît pas encore. »

 

 

 

VI

 

 

Elle est à Rome avec Métastase. Comme une princesse qui rentre dans son royaume après une glorieuse absence, elle a été reçue en triomphe, accueillie avec ces transports d’amour que les Romains savent si éloquemment exprimer. Traînant à sa suite, ainsi qu’un flot d’adulateurs qui mendient un sourire ou un geste amical, toutes les célébrités dont la cité s’enorgueillit, elle a parcouru sous le feu de mille regards cette rue du Corso, où naguère sa voix retentissait comme une mélodie sans écho. Sur la scène où les dilettanti n’avaient jamais entendu vibrer les accents d’une femme, elle a conquis tous les suffrages, réalisé toutes les espérances, et, par l’expression de son jeu, par la pureté de son organe, arraché des larmes à tous les cœurs, ravi toutes les âmes. La voilà au milieu de cette ville où, tour à tour, elle fut si indigente et si enviée, si pauvre et si riche ; la voilà, cette enfant confiée à la charité publique par d’obscurs pifferari, dont elle ignore le nom, qui ne lui ont point appris le sien, et qui, en la laissant ainsi qu’un fardeau dont ils ne pouvaient plus surcharger leur misère, lui imposèrent celui de Benedetta, comme une dernière prière en sa faveur, comme un appel à la Providence.

Son retour a été une fête pour les amis d’Aquaviva, qui l’avaient connue, qui l’avaient aimée sn silence. Tous alors ont espéré, tous se sont flattés de remplacer dans son cœur l’ingrat qui l’avait trahie, et Barberini et Ruffo, et ces jeunes seigneurs qui ambitionnèrent si souvent le sort fortuné de don Joseph, tous sont là, assidus courtisans, obéissant à un caprice, se prêtant à ses moindres désirs, tous fiers de recevoir un ordre de sa bouche ou d’entendre tomber de ses lèvres quelques paroles d’affectueuse bienveillance.

Au contact de tant de souvenirs dont Palestri, dont Métastase étaient les confidents jaloux, mais sans conséquence, la Diva ne se laissa point traîner à un oubli que chacun lui conseillait. De tout ce que Rome offrait à son imagination d’espérances et de réalités, elle n’accepta que la gloire ; mais un jour une grande nouvelle se répandit dans la ville. Cette nouvelle fut pour Benedetta un ordre de départ.

La comtesse douairière, la mère de don Joseph, venait de mourir. D’un instant à l’autre son fils était attendu au palais d’Aquaviva.

Le lendemain de cette mort, qui ne changeait rien à sa destinée, la Diva s’entretenait avec Métastase et Palestri, quand le cardinal Anfossi se fit annoncer ayant, dans une heure, des choses de la plus haute importance à lui communiquer.

Métastase connaissait l’Éminentissime, sa sévérité de mœurs, son éloignement de tous les plaisirs du monde. Il ne put donc qu’exprimer à Benedetta l’étonnement qu’il éprouvait.

– Le cardinal Anfossi chez la Diva ! s’écrie-t-il ; mais c’est une affaire d’État ou un cas de conscience au moins qui peuvent l’y conduire. Anfossi n’est pas homme à compromettre son chapeau rouge dans le boudoir d’une prima donna, et, en vérité, je ne sais ce qu’il peut vous vouloir.

– Ni moi non plus, mon ami, reprit la chanteuse. Je l’attends sans impatience ainsi que sans curiosité.

– Vous avez tort, car cette démarche, j’en suis sûr, n’est pas une de ces visites que la galanterie de nos jeunes monsignori ne vous épargne guère. Palestri, dites-moi, Son Éminence n’est-elle pas liée par une parenté assez proche à la famille d’Aquaviva ? En savez-vous quelque chose ? C’est de là, je le gagerais, que souffle le vent. Don Joseph va rentrer dans son palais. La princesse peut-être a désiré prendre ses dispositions, et avant son retour, s’assurer qu’elle n’aura pas à redouter la présence d’une rivale.

– Mon départ ne lui laissera pas cette inquiétude, reprend la Diva. Dans une heure le cardinal doit être ici ; faites, Métastase, qu’en le reconduisant à son carrosse je puisse monter dans le mien. Ce soir, je ne dormirai point dans Rome.

– Je ne prends pas sur moi une pareille responsabilité, s’écrie le poète : d’ailleurs qui sait si Anfossi est chargé de l’exécution d’une mesure semblable ?

– Mais je n’ai pas besoin, moi, de le savoir pour partir ! Don Joseph peut arriver d’un moment à l’autre. Pour le repos de sa femme, pour le mien, je ne dois pas rester. Je ne resterai pas.

Elle signifie quelques ordres avec une vivacité impérative qui n’était guère dans ses habitudes ; et, à l’heure convenue, le cardinal Anfossi se présente.

– Madame, lui dit-il, la comtesse d’Aquaviva, que la mort a frappée il y a peu de jours, m’a fait l’honneur de me nommer son exécuteur testamentaire. J’ai pris connaissance de ses dernières dispositions, j’ai parcouru tous ses papiers. Avant de vous entretenir d’un sujet qui peut vous être désagréable, j’ai hâte de vous demander si, en réalité, et comme la voix publique le proclame, vous êtes cette Benedetta que don Joseph recueillit, cette orpheline dont, il y a quelques années, il avait fait...

– Sa maîtresse, voulez-vous dire, Éminence ? interrompt avec un sang-froid plein de dignité la jeune femme. C’est vrai, je l’avoue.

Le cardinal porte sur elle un regard scrutateur, mais qui, cependant, ne décèle ni colère ni mépris.

– Vous n’avouez que cela, madame, reprit-il ; au nom de la famille d’Aquaviva, dont je suis un des membres, je dois vous exprimer une bien vive reconnaissance.

– Éminence, s’écrie Benedetta, je ne mérite peut-être point que vous m’accabliez de pitié, que vous chargiez de honte ma faiblesse.

– Vous ne me comprenez pas, madame. Il n’y a dans mes paroles, et surtout dans mes intentions, ni dédain ni amertume. C’est un autre sentiment qui m’a dicté la démarche que je fais auprès de vous, et je suis au désespoir de ne pas m’être expliqué plus clairement. Vous n’êtes point la maîtresse du prince d’Aquaviva, vous êtes, vous serez toujours, sa légitime épouse.

Sans articuler une parole, sans faire le plus imperceptible geste de surprise, Benedetta lève sur le cardinal Anfossi ses grands yeux noirs qui cherchaient à pénétrer ce visage si calme de piété, si noble de religieuse sévérité pour savoir ce qui se passait dans son cœur. N’y rencontrant qu’affection et confiance :

– Je ne sais, Éminence, dit-elle, qui a pu vous révéler un secret que trois personnes seules au monde connaissaient.

– Je croyais vous avoir dit, madame, que j’étais l’exécuteur testamentaire de feu la comtesse d’Aquaviva. L’acte solennel qui vous unit à son fils s’est trouvé dans les papiers de la défunte. Je l’ai lu, je l’ai retiré comme un dépôt, le voici. Maintenant, madame, il me reste un grand devoir à remplir.

– Et quel est ce devoir, Éminence ?

– Quoi qu’il puisse en coûter à l’honneur de la famille d’Aquaviva, ma conscience m’oblige, madame, à vous dire que, dans le ciel et sur la terre, vous êtes, à tous les titres, la princesse d’Aquaviva, toujours libre de réclamer un nom, un droit que personne ne peut vous refuser, que personne n’a le pouvoir de vous disputer.

– Mais don Joseph est marié, mais, pour assurer la fortune de sa famille que la comtesse regardait comme anéantie par notre fatal hymen, j’ai consenti, volontairement et malgré le prince, à une séparation.

– Les hommes, réplique avec gravité le cardinal, les hommes ne séparent point ce que Dieu a uni. Un crime a été commis, je dois le réparer. Vous, madame, vous n’avez dans tout ceci que l’honneur du plus généreux dévouement. Celle qui porte le nom de la princesse d’Aquaviva a été victime. Don Joseph seul est coupable, coupable de faiblesse et d’ingratitude envers vous, coupable de mépris envers les lois divines et humaines. Un châtiment lui est réservé, et, jugez de ma douleur, ce sera moi, le parent, l’ami de tous les Aquaviva, qui serai forcé de me porter son dénonciateur.

– Vous me faites frémir, Éminence ! s’écrie la Diva. Pourquoi le dénonceriez-vous lorsque moi, son épouse, je ne l’accuse point, lorsque moi, la femme délaissée, je ne le dénonce pas ?

– La loi de Dieu, madame, la loi des hommes surtout, n’a pas certaines grandeurs d’un cœur de femme comme vous. Mais elle est faite pour veiller aux intérêts, aux droits de la société ; pour protéger les uns, pour sanctionner les autres. Comme prêtre, comme homme, je dois remplir la mission que la Providence m’a confiée.

– Mais cela est impossible, Éminence ; mais cela ne se fera pas. Vous ne voulez pas, sans doute, que cette jeune princesse, votre parente, soit précipitée dans un abîme de honte, que la gloire de vos aïeux soit flétrie, et que vous et moi allions accuser devant l’Europe, vous, l’héritier de votre nom, moi, le père de mon enfant ? Votre inflexible vertu se résoudrait à ce sacrifice que je résisterais encore, qu’aux pieds même du souverain Pontife je proclamerais, entendez-vous ? que je n’ai été que la maîtresse de don Joseph.

D’un mouvement plus rapide que la pensée, elle s’élance vers le cardinal, attendri par tant de magnanimité. Et saisissant entre ses mains l’acte qui constatait cette union :

– Le prêtre qui a signé ce contrat est mort, dit-elle avec une expression déchirante. Celui qui l’a commandé n’existe plus pour moi, il ne doit pas s’accuser lui-même. Il n’y a donc que cet acte en votre puissance qui peut le perdre. Je l’anéantis, Éminence. Le voilà détruit, consumé par les flammes. Maintenant, je n’ai plus de titres que dans le ciel pour réclamer le nom d’Aquaviva. Attendons jusque-là.

– Vous l’emportez, madame. Vous triomphez de mon devoir, vous étouffez le cri de ma conscience, et ce que vous venez de faire là est si beau, que Dieu vous doit un dédommagement même ici-bas. Aux yeux du monde, vous n’êtes plus la princesse d’Aquaviva, mais vous la serez toujours aux miens, mais vous acquérez un droit imprescriptible à mon estime.

– Pour être heureuse, Éminence, n’est-ce donc point assez ?

– Non, mon enfant, car vous êtes mère, et votre fils n’a pas de nom.

 

 

 

VII

 

 

Avec une tendre affabilité, le cardinal s’informe de cette existence d’artiste, dont les détails sont si nouveaux pour lui. Il descend dans ce labyrinthe de coulisses, dans ces mœurs de théâtre que lui décrit la jeune femme avec un étourdissant brio ; il assiste à une représentation, et, confondu dans la foule, il est bien prêt à mêler ses applaudissements aux applaudissements qui accueillent la Diva. Il la suit de Naples à Venise, de Parme à Bologne, de Florence à Ferrare, de Vérone à Milan, toujours l’objet des hommages, toujours fêtée, au San-Carlo comme à la Fenice, à la Scala comme au Cocomero, et toujours reçue comme une divinité qui apporte le plaisir. Quand, avec une éloquence toute parfumée de ses vivacités italiennes, elle a introduit le cardinal dans cette vie dont sa scrupuleuse rigidité ne lui permet pas de comprendre les enchantements :

– Eh bien ! Éminence, ajoute-t-elle, que pensez-vous maintenant de la pauvre Diva ?

– Ce que Dieu en pense sans doute, madame. Vous me réconcilierez avec les femmes de théâtre, et peut-être...

– Vous les ferai-je estimer, allez-vous dire, Éminence. Pour mes camarades et pour moi ce serait un bienfait ; mais, à présent que nous sommes d’accord sur bien des points, Votre Éminence daignera-t-elle me donner satisfaction entière ?

– Que me demandez-vous encore ? réplique Anfossi, sur les traits duquel se peignait le phis vif intérêt.

– Rien pour moi, rien pour lui, Éminence, mais tout pour la jeune princesse qu’un scandaleux éclat perdrait dans le monde. Il faut que ce mystère reste enseveli dans votre âme comme il est resté enseveli dans mon cœur. Le papier qui pouvait compromettre don Joseph est anéanti. Il n’y a plus de trace d’union. Soyez discret, Éminence, ne soulevez pas un voile qui, déchiré, serait pour votre famille une honte et un deuil qui ne s’effacent jamais.

– Qu’il en soit ainsi, puisque vous l’ordonnez, madame. Je consens à imposer silence à un impérieux devoir, mais à une condition, c’est qu’il me sera quelquefois permis d’offrir à la Diva les témoignages de la profonde estime, du haut respect que vous savez si bien commander. M’accordez-vous cette grâce ? dès à présent, madame, me regardez-vous comme un ami ?

– Je n’osais solliciter cet honneur, Éminence. Je l’accepte avec autant d’effusion que vous me l’offrez. Soyons amis, monsieur le cardinal, mais, puisque le ciel l’a voulu ainsi, ne soyons jamais parents.

Et tous deux se lèvent, à ces mots, du divan sur lequel ils étaient assis, ils font quelques pas vers la porte. Le cardinal l’entrouvre, il va prendre congé de Benedetta. Tout à coup il est frappé de la figure bouleversée de Métastase et de Palestri en habits de voyage et qui, dans le salon d’attente de la chanteuse, paraissent épier son départ avec anxiété.

– Eh ! mes maîtres, s’écrie le cardinal Anfossi, de quel mauvais œil êtes-vous donc menacés ? Pourquoi ce costume ? d’où viennent ces malles, ces apprêts de voyage ? Est-ce que Métastase déserte le Capitole pour Schönbrunn ? est-ce que Palestri, notre bon vieux Palestri, laisse sa chapelle Sixtine pour la chapelle impériale ?

– Nous suivons notre Diva, Éminence, nous partons avec elle, répondent à la fois le poète et le musicien.

– Partir ! et pourquoi ?

À l’air étonné du cardinal, à son visage souriant, Métastase n’eut pas de peine à comprendre que l’entrevue n’avait rien eu d’irritant ou de persécuteur.

– Pourquoi ? demande Votre Éminence, reprit-il. Eh ! mon Dieu, parce que la Diva veut quitter Rome, parce que les chevaux l’attendent, et qu’il m’est impossible de me séparer d’elle.

– Vous êtes un sincère ami, Métastase, je le sais depuis longtemps, continue la Diva, je n’avais pas besoin de la nouvelle preuve que vous et Palestri me donnez si spontanément ; mais la visite de Son Éminence a calmé mes inquiétudes, mais le cardinal Anfossi....

– Le cardinal Anfossi, madame, est et sera toujours l’un de vos plus fervents admirateurs. En cas de danger, bien chimérique après notre entrevue, il deviendrait votre appui et votre défenseur. J’en prends ici l’engagement solennel. Métastase, Palestri, vous les confidents de la Diva, soyez témoins de toute l’affection que je lui ai vouée, de l’inaltérable estime que je m’honore de lui accorder. Je vous y autorise ; je vous le demande comme une grâce, publiez partout que je ne connais pas de femme plus vertueuse et plus digne des égards de la société.

– Cette déclaration, Éminence, n’est donc pas un passeport ? réplique Palestri.

– Un passeport ! ah ! je comprends. À l’annonce de l’entretien que je faisais demander à Benedetta, vous avez cru que, parent et ami des Aquaviva, j’allais enlever la Diva aux applaudissements de Rome. Vous vous êtes trompés, messieurs. Elle est libre ici comme partout, et la chère enfant, ajoute-t-il en lui adressant un geste bienveillant, est une femme si admirable, qu’à force de grandeur et de simplicité elle a conquis mon amitié. Adieu, madame, adieu, mes maîtres, c’est moi qui maintenant réponds de la Diva.

Quand le carrosse du cardinal eut tourné le péristyle du palais où Benedetta avait choisi un appartement, Métastase et Palestri se regardèrent avec stupéfaction. De leur regard étonné, ils semblaient vouloir interroger la cantatrice, qui, à peine remise de tant d’émotions, s’était appuyée sur un des élégants piliers de marbre du vestibule. Ils s’approchent enfin de cette jeune femme dont les larmes coulaient comme une consolation ou une espérance. Leurs voix amies murmurent à ses oreilles quelques questions.

– Palestri, Métastase, dit-elle, je vous en prie ; j’ai besoin d’être seule un moment, de me recueillir en moi-même. Laissez-moi pleurer en liberté.

Les deux artistes se retirèrent, et lorsqu’ils furent dans le Corso :

– Je vous l’ai toujours dit, Métastase, répond Palestri aux interrogations du poète, il y a dans toute cette histoire, dont le commencement s’est passé sous mes yeux, quelque chose d’étrange, un drame qui n’en doit plus être un pour moi. Benedetta n’est pas libre, don Joseph fut son mari.

– Mais la princesse d’Aquaviva existe, mais elle jouit du titre d’épouse de don Joseph, mais...

– Tous vos mais ne me feront point changer d’opinion, voyez-vous et la visite du vieil Anfossi, et sa passion subite pour cette chère enfant que la comtesse douairière d’Aquaviva, la mère du prince, tenait, elle aussi, en si grande estime, tout sert à corroborer des soupçons que j’ai conçus le jour même où Benedetta se mit sous ma sauvegarde. Alors elle fuyait don Joseph ; mais, le lendemain, don Joseph accourut chez moi. Il était pâle, dans le délire de la fièvre et de l’amour. Des paroles que je ne voulus pas interpréter alors s’échappèrent de sa bouche. Plus d’une fois, depuis son hymen, il m’a entretenu de ces cruels évènements, et, si son secret n’est pas positivement tombé de ses lèvres, j’en ai su assez pour deviner le reste.

– De tout cela que concluez-vous, Palestri ?

– Rien, mon ami, parce que dans tout ceci il faut laisser agir la haute raison de Benedetta.

– Mais, à votre dire à vous, elle serait donc princesse ?

– Princesse, sans doute ; cependant vous voyez qu’elle ne tient guère à ce titre, et elle fait bien. N’en a-t-elle pas d’autres plus précieux que son talent lui a conquis ? N’est-elle pas la Diva de l’Italie, et, ce qui est encore plus difficile, la Diva des artistes, leur reine et leur modèle ?

– Vous avez raison, maestro, ajoute le poète impérial, qu’elle soit princesse d’Aquaviva ou qu’elle n’ait été que la maîtresse de don Joseph, que nous importe ? Ce qui nous intéresse, nous, c’est de lui rendre la vie aussi douce que possible ; c’est de la protéger de tout notre amour, de tous nos soins, comme un enfant qui fait notre gloire ; c’est d’éviter à son cœur le plus léger chagrin, et de l’aimer toujours comme l’Italie l’aime aujourd’hui, de l’honorer comme le cardinal Anfossi dit qu’elle est digne d’être honorée.

– À la bonne heure, Métastase ! et si elle a été, si elle est encore princesse, eh bien ! à force d’amitié et de tendresse paternelle, persuadons-lui qu’elle a sagement fait d’abdiquer.

Ils parlaient encore d’elle, de son avenir, de son talent, lorsqu’au détour della via di Condotti, don Joseph d’Aquaviva se trouve face à face avec eux. À la vue de Palestri, qui recule de surprise, le prince s’élance vers lui.

– Maestro Palestri, dit-il d’un accent bref et impératif, je descends à l’instant même de voiture. La première nouvelle que j’apprends par mon oncle, le cardinal Anfossi, c’est que Benedetta est à Rome.

– Son Éminence ne vous a point trompé, monsieur le prince.

– J’ai besoin de la voir. Il faut que je la voie, entendez-vous ? continue don Joseph ; mon honneur et son repos sont attachés à cet entretien que je sollicite de sa générosité. Vous chargez-vous de l’obtenir ?

– Je lui ferai part des vœux de Votre Excellence, et si Benedetta....

– Benedetta consentira quand vous lui aurez expliqué que cette entrevue, demandée par moi, est autorisée par le cardinal. Je compte sur vous, mon ami, car je sais tout l’attachement que vous témoignez à cette noble créature.

Et comme un trait il s’éloigne, laissant Métastase et Palestri dans une étrange perplexité. Tous deux retournent en hâte auprès de la Diva ; ils lui racontent ce qui vient de se passer, ce que don Joseph exige d’elle. À ce récit, le front de Benedetta se couvre d’une pâleur subite. Elle tremble comme si, en présence de ses juges, elle allait entendre prononcer son arrêt de mort. Enfin, se relevant courageusement de cette première et terrible impression :

– Annoncez, dit-elle, au prince d’Aquaviva, que je suis prête à le recevoir une fois, une seule fois, remarquez bien, Palestri.

Le musicien fait un geste d’intelligence. Deux heures après, don Joseph était introduit par lui dans l’appartement de Benedetta.

Le brillant cavalier, tout orgueilleux d’avoir fait ses premières armes de galanterie dans les cours les plus renommées de l’Europe, le gentilhomme aux formes tranchantes, à l’esprit moqueur, et qui jetait comme par pitié un dédaigneux regard sur cette société qu’il espérait soumettre à ses velléités de philosophe ou à ses amoureuses faiblesses de grand seigneur, a disparu sous l’impression glaciale d’un mariage de convenance. Il n’a plus cette assurance dans la victoire, cette foi en lui-même, qui entraînèrent sa jeunesse dans tant d’excès. On voit que le malheur a passé sur son front, et que, déjà, il commence à blanchir les boucles noires de ses cheveux. Sa figure a quelque chose de posé, de triste, et, dans son attitude toujours élégante mais plus sérieuse, enfin, on lit toute une histoire d’infortunes, tout un passé de remords. Il avance, tremblant et inquiet, ne portant ses yeux que sur elle, ne voyant qu’elle, semblant retarder chacun de ses pas, afin de mieux recueillir ses pensées ou de l’admirer dans toute l’extase de son ancien amour. Quand il est parvenu presque à côté d’elle :

– Benedetta, lui dit-il, que votre fuite m’a fait de mal, et, après une si longue séparation, après tant de souffrances, que je suis heureux de vous revoir !

La Diva n’était ni plus rassurée ni moins émue que don Joseph. Cependant, habituée qu’elle est à lutter avec ses passions et à les dominer de tout l’empire de sa volonté, elle sait garder assez de sang-froid pour répondre :

– Le repos et l’honneur de votre famille exigeaient, prince, un sacrifice de ma part : je l’ai fait, mais je suis assez franche pour vous exprimer le triste bonheur que j’ai goûté en voyant que votre amour de ce temps-là ne s’accordait point avec l’ambition de votre mère. J’ai connu plus tard vos regrets ; ils ont été doux à ma tendresse. Aujourd’hui, je ne dois plus même en comprendre l’expression. Étrangers l’un à l’autre, nous avons, chacun de notre côté, des devoirs à remplir.

– Et c’est avec ces glaciales paroles que vous m’accueillez, Benedetta ; c’est en me parlant avec cette désespérante froideur que vous me rappelez d’odieuses circonstances. Ah ! votre cœur n’est pas de moitié dans un pareil langage ; vous vous trompez, madame.

– Non, prince, désabusez-vous. Je vous ai aimé par-dessus toutes choses, comme l’on n’aime peut-être que dans le ciel ; mais cet amour, dont j’aurais pu jadis invoquer la pureté, s’est peu à peu effacé sous la main du temps. Il serait un crime à présent. Entre nous, qu’il n’en soit jamais question. Que désirez-vous de moi, don Joseph ?

– Le sais-je, Benedetta ? Je vous chéris comme dans les premiers beaux jours de notre union, je vous adore comme peut-être je ne vous ai jamais adorée. Je viens à vous, malheureux de mon passé, de mon présent, plus malheureux encore de mon avenir, et sur vos lèvres, où une dignité contrainte a remplacé la tendresse, je ne trouve pas même une parole de pitié et de consolation.

– Je ne pensais pas que le riche, que le puissant prince d’Aquaviva pût jamais avoir besoin de la pitié d’une pauvre chanteuse. Puisque vous vous croyez à plaindre, eh bien, don Joseph, je suis toute disposée à compatir à vos souffrances.

– Ah ! que ce mot, Benedetta, que ces accents du cœur me font de bien ! Vous m’aimez donc encore ?

– Vous ne m’avez pas comprise, monseigneur ; je ne vous aime pas, je ne puis plus vous aimer, s’écrie-t-elle avec une vivacité qui trahissait ses frayeurs.

– Oui, reprend don Joseph, je sais que j’ai été faible un instant, que j’ai cédé à une aveugle ambition et sacrifié le cœur le plus parfait, le plus généreux, à une fortune dont je méprise les bienfaits. Chère Benedetta, j’ai tant souffert que j’ai droit au pardon.

– Mais je vous pardonne, mais je vous tiens compte et des obsessions de votre mère, et de la douleur que vous avez ressentie.

– Alors, pourquoi, ma Benedetta, ce ton si grave, ces manières si réservées, et ce dédain qui tombe sur mon âme comme un remords ?

– Il y a dans la vie des évènements que l’on ne peut ni prévoir ni empêcher. Notre séparation a été de ce nombre, elle a amena pour vous un hymen nécessaire ; à moi elle m’a rendu la liberté.

– Voudriez-vous en user ? et ne savez-vous pas qu’un lien indestructible nous attache l’un à l’autre, qu’il y a crime à le briser

– Je partagerais la faute avec vous, prince, et, dans ce cas-là, ce ne serait peut-être pas à Votre Excellence à en faire ressortir toute l’énormité.

– Vous avez fait un choix ? Votre cœur s’est livré à un autre amour ? Vous n’êtes plus....

– Je suis toujours Benedetta ; vous, don Joseph, vous avez changé votre titre de comte contre celui de prince.

Devant ce calme si éloquent de dignité, Aquaviva bondit comme si les dernières paroles de la Diva venaient de jeter un jour affreux dans son imagination ; et, roidissant ses bras sur sa poitrine pour en maîtriser les mouvements :

– Ainsi, reprit-il dans une agitation passionnée, vous avouez qu’un autre peut aspirer à votre main, que vous êtes prête à couronner son amour ?

– J’avoue ce qui convient à nos positions respectives. Don Joseph s’apercevra sans peine qu’il ne m’est plus possible de le suivre dans un pareil entretien.

– Eh bien, soit, madame, je n’ai aucun droit sur vous, mais j’en ai sur mon fils. Comme pour me punir dans ma postérité, la Providence a rendu stérile cette alliance, que, sans votre abandon, je n’aurais jamais contractée. Votre enfant est le mien. Aux yeux du Ciel et de la loi, il est le légitime héritier des Aquaviva. Je le réclame au nom de ma famille. Je l’adopte, je le reconnais.

– Vous voulez me séparer de mon fils ! s’écrie la Diva, il n’en sera pas ainsi, monsieur le prince. J’ai pu me sacrifier à d’ambitieux désirs : je ne le sacrifierai pas, lui, à de coupables intérêts.

– Vous avez raison, mon amie, reprend le prince, qu’avait vivement ému ce transport maternel, je vous approuve, et vous demande de pardonner à mon emportement ; mais vous n’avez jamais eu, n’est-il pas vrai, l’intention de vous unir à un autre ? mais, dans les enchantements de cette vie, qui, pour vous, n’a été qu’une suite non interrompue de plaisirs, dites-moi que vous n’avez jamais songé à disposer de votre main ? De cette grâce, que j’implore à genoux, Benedetta, dépend le bonheur de ma vie entière ; j’attends cet aveu comme un accusé attend sa sentence.

La Diva était immobile. Cependant, au fond de son cœur, une lutte s’engageait, car cet entretien avait réveillé tous ses souvenirs, fait reprendre à son ancienne tendresse l’ascendant qu’elle avait cherché à étouffer. Elle aimait encore Joseph, elle l’aimait peut-être avec plus d’abandon qu’autrefois, mais elle entrevoyait l’immensité de l’abîme qui les séparait. Pour ne laisser aucun espoir à un amour alors coupable à ses yeux :

– Prince, dit-elle, il ne peut jamais y avoir rien de commun entre nous. Vous seriez criminel en m’aimant ; moi, plus criminelle encore en vous écoutant. Il faut donc que j’aie du courage pour tous deux. Afin de trancher nos positions, je ne dois pas vous celer que bientôt je mettrai mon honneur sous la sauvegarde d’un époux.

Atterré par cette déclaration faite avec une conscience de vertu qui paraissait avoir quelque chose de solennel et d’irrévocablement arrêté, le prince se lève en faisant un violent effort pour prêter à sa douleur une apparence de résignation que son attitude démentait. Il s’approche de la Diva, dont le regard est fixe, dont les traits n’accusent aucune émotion :

– Ce que vous venez de dire, Benedetta, est la condamnation de toutes mes espérances et la mort de mon avenir. Vous ne savez pas les conséquences de l’arrêt que vous prononcez avec tant d’impassibilité. Adieu.

 

 

 

VIII

 

 

À peine était-il sorti, que la Diva, dont l’amour et la vertu ne sont plus en représentation, et ne se trouvent plus aux prises dans de difficiles combats, laisse ses pleurs couler en liberté. Elle a brisé volontairement le dernier anneau de cette chaîne qui l’unissait à Joseph ; elle a détruit ses rêves à elle, les espérances dont il se berçait encore. D’un mot, elle a établi entre eux une séparation éternelle ; et ce mot, qu’elle s’applaudit d’avoir prononcé, torture son âme, parce qu’elle sent maintenant qu’il n’y a plus d’option possible pour elle, parce qu’il faut qu’elle donne sa foi à un autre. Elle était encore sous le poids de ces remords et de cette lutte, lorsque Métastase, avec son air discret, avec ses gracieuses manières, prend place à ses côtés. Il la contempla longtemps pleurant en silence, et se livrant à toute l’amertume de ses réflexions. Tout à coup, comme s’il fût entré dans sa pensée :

– Vous avez vu le prince, mon enfant, lui dit-il de sa plus tendre voix ; sa présence vous a rappelé de cruels instants ; elle a peut-être réveillé dans vos souvenirs des sentiments que vous n’y croyiez pas si profondément enracinés.

– C’est vrai, Métastase, j’ai eu tort de céder à ses prières et de consentir à le revoir. Je suis tout émue de sa tristesse, bien vivement touchée, je vous le jure, de ses reproches. Mais cet entretien, dont peut-être j’avais besoin pour déchirer le bandeau que je jetais volontairement sur mes yeux, cet entretien ne sera pas sans influence sur ma destinée. Je veux en finir avec ces combats qui me tueraient. Métastase il faut que vous me donniez un époux de votre choix.

– À la bonne heure ! s’écrie le poète tressaillant de joie et s’élançant au cou de la cantatrice, vous voilà enfin raisonnable, ma Diva ! C’est du bonheur pour mes vieux ans que cette parole-là, mon enfant. Je soupirais après elle ainsi que les juifs du Ghetto soupirent après leur Messie. Elle est venue : il n’y a plus que le mari à trouver ; au milieu de tous los rivaux qui se mettent sur les rangs, ce ne sera pas difficile.

– Vous croyez ? ajoute la Diva entraînée par un instinct de femme que rien ne peut comprimer.

– Si je le crois ! reprend il poeta Cesareo. Et qui ne s’estimerait glorieux d’offrir son nom à la plus belle, à la meilleure, à la plus ravissante des prime donne ? Ah ! laissez-moi chercher cet homme pour qui se préparent tant de félicités. Voulez-vous un prince ? Il y en a qui briguent cet honneur ! Barberini plus d’une fois m’a parlé de la passion qui l’entraînait vers vous. Doria même, l’orgueilleux Doria m’a dit...

– Pas de prince, si c’est possible, mon ami. Ils ont trop d’ambition au cœur et d’amour dans la tête.

– Vous avez raison, Benedetta, ils sont indignes d’un pareil trésor. Des princes, fi donc ! Ils vous façonneraient à la gêne de leur étiquette ; ils soumettraient vos gracieuses façons à la pesanteur de leurs sempiternelles révérences. Vous seriez une grande dame peut-être avec un palais, des musées, des villas, un luxe de valets et de courtisans à vous assiéger sans cesse, à vous tenir captive dans les inutiles prérogatives de votre titre. Vous seriez ce que sont tant d’autres, des princesses qui passent sur la terre sans y laisser une trace, et votre nom si beau, si honoré, ce nom de la Diva qui retentit aux quatre coins de l’Italie, qui bientôt va conquérir les suffrages de la cour de Vienne, ce nom se perdrait sous la rouille d’un blason de vieille souche. Rossignol prisonnier, vous ne pourriez plus faire résonner votre voix que sous les froids lambris d’un salon de famille. Pour vous il n’y aurait plus de ces ovations populaires qui sont la première, la plus haute des noblesses, plus de parterre bondissant d’extase, haletant de poétique fureur quand leur Diva apparaît, quand leur Diva chante. Vous êtes née, vous, pour les arts, pour les plaisirs, pour les applaudissements, non pour vivre dans une splendide obscurité, au milieu des palais, et pour mourir, vieille princesse connue seulement de son entourage, sous le dais armorié de votre noble époux. Il vous faut une vie plus brillante, une existence plus active, un enthousiasme universel répondant à l’enthousiasme de votre cœur. Il vous faut tout ce que vous avez enfin. Laissons donc les princes s’unir entre eux, et, parmi les artistes, cherchons celui qui peut présenter à tant de charmes une nouvelle auréole de gloire et quelque peu de cette félicité dont vous lui apporterez en dot une si large part.

Dans l’ivresse que lui causait la résolution inespérée de sa Diva, le poète cherchait encore, s’arrêtant à tous les noms d’artistes célèbres, les discutant les uns après les autres, les soumettant au creuset de son examen, les rejetant, les ballottant tour à tour ; il était encore bien loin d’avoir fixé son choix toujours plus indécis, lorsque le cardinal Anfossi paraît sur le seuil de l’appartement.

Il y a de l’aménité sur son visage, de la douceur dans ses traits habituellement si sévères, quelque chose de paternel dans son maintien et ressemblant à une prière. Il s’avance vers Benedetta, restée indifférente à toutes les tribulations matrimoniales que Métastase s’inflige pour elle. Après avoir salué la Diva avec une courtoise affabilité :

– Plus d’une fois, madame, lui dit-il, vous m’avez témoigné le désir de visiter les grands travaux que le Saint-Père a entrepris au Vatican. Votre désir, vous ne l’ignorez pas, est un ordre pour moi. J’ai obtenu ce qu’il est bien difficile d’obtenir aujourd’hui ; l’entrée du musée encore inachevé vous est accordée, et si vous ne redoutez pas trop, madame, la compagnie d’un vieillard, je me ferai un véritable plaisir de vous servir de cicérone.

– Mais, Éminence, reprend la Diva stupéfaite d’une invitation à laquelle elle est si loin de s’attendre, tant d’honneurs n’appartiennent guère à une femme de théâtre, et, en vérité, j’en suis si confuse, que je ne sais comment vous exprimer ma gratitude.

– Le moyen le plus simple, mon enfant, c’est de me suivre. Métastase, sans doute, ne refusera pas une partie qui rentre dans ses attributions.

Le poète s’incline pour remercier d’une faveur dont il sent tout le prix, et Benedetta, en posant sa main dans la main du cardinal qui la conduit à sa voilure de cérémonie :

– Éminence, dit-elle, selon vos ordres, j’ai vu le prince d’Aquaviva.

– C’est bien, très-bien, mon enfant, ne parlons pas de cela. J’approuve tout ce que vous avez décidé. Aujourd’hui je veux être artiste avec vous et avec notre poète. Imitez mon exemple ; chassons loin de notre pensée tout importun souvenir. Qu’en dites-vous, Métastase ?

– Votre Éminence a déjà pour moi plus d’un titre à la triple tiare, et il y a longtemps que je regarde comme infaillible le cardinal Anfossi.

Ils arrivèrent sous la colonnade de Saint-Pierre, où jadis Benedetta, pauvre et demi-nue, cherchait quelques heures de sommeil. Bientôt tous trois pénétrèrent dans les cours intérieures du palais apostolique.

Le Vatican a l’aspect d’une forteresse du Moyen Âge. Ses murs sont hauts et sombres, ses croisées longues et étroites. Placé à côté de la basilique des saints Apôtres, qui l’écrase par sa riante magnificence, il ne ressemble pas mal à l’un de ces vieux châteaux de notre antique monarchie française dont les révolutions et la bande noire ont dispersé toutes les pierres. Mais quand vous avez gravi l’escalier que le Pape descend aux jours des solennités ; quand, homme plein de foi ou brûlant d’amour pour les arts, vous vous rencontrez au milieu de ces riches vestibules ; quand, de là, votre œil perce à travers ces musées entassés les uns sur les autres ; quand, tout autour de vous, le marbre semble respirer et la toile s’animer ; oh ! alors le Vatican s’empreint de toutes les poésies, de tous les souvenirs des différents âges, et, muet d’étonnement, saisi d’admiration, le voyageur courbe la tête devant cette puissance conservatrice, en face de cet instinct protecteur qui cache, sous le bois du Calvaire, les monuments que la Grèce païenne et la Rome des consuls léguèrent à la postérité.

Dans ces galeries aux cent portes et aux mille merveilles, l’histoire et la mythologie se retrouvent. Le Jupiter Olympien, l’Apollon, le Gladiateur mourant sont là, sublimes témoins attestant à tous, démontrant à tous, l’amour éclairé que les Pontifes portent aux beaux-arts. Le tombeau de Scipion, dont les cendres ont été jetées au vent par les soldats d’Attila, gît sur son socle près des urnes funéraires d’Auguste et des Césars ses successeurs. La mort, comme l’immortalité, a dans ces murs une vie toute d’inspiration.

Les torses mutilés des dieux enfantés par le génie d’Homère et rajeunis par l’imagination d’Ovide, à côté des élégantes statues que les croisés ont rapportées d’Orient ; cette savante confusion de toutes les époques qui brave les distances et se rit des siècles ; ces mosaïques, chefs-d’œuvre de l’art ainsi que de la patience humaine ; les momies des pyramides dormant de leur sommeil de quatre mille ans près des richesses de la Chine et du tombeau de porphyre de Constantin ; les vases les plus précieux de toutes les dimensions, de toutes les formes, de tous les siècles, tout cela trouve une place, tout cela jouit d’un autel dans les musées ouverts par l’Église à tant de rares ouvrages que sans elle aucun roi de la terre n’aurait eu le pouvoir de rassembler, et, parmi tant de splendeurs, vénérables débris que la guerre a voulu disperser, n’arrêtez pourtant pas trop vos regards.

Raphaël a passé par là avec son pinceau. Voici suspendues à ces murs les sublimes tapisseries que Léon X commandait au génie ! voilà ses fresques, son Constantin, le labarum, sa grande épopée militaire que l’œil embrasse, que la main touche et devant laquelle s’humilie, comme à l’aspect du maure, l’imagination des poètes et des peintres. Tournez les yeux, car ici vous êtes assiégé par des chefs-d’œuvre. Voilà la prison de saint Pierre, et cette demi-teinte de lumière, l’éternel désespoir de l’artiste.

Au milieu de ce magnifique bazar consacré par la demeure des Pontifes, il n’y a pas comme en France, comme chez tous les autres peuples, un monstrueux assemblage de beau et de médiocre, cette espèce de pêle-mêle ignorant qui vise plutôt au nombre qu’au mérite. La main qui éleva ces stanze, où tout respire la grandeur, n’a voulu là que de ces perfections d’art dont une seule peut-être servirait ailleurs à composer un musée.

Michel-Ange et Jules II, Raphaël et Léon X en jetèrent les fondements. Benoît XIV et Pie VI continuèrent l’œuvre qu’avec la tiare les Papes léguaient à leurs successeurs comme un travail digne d’eux, et Canova, avec ce sentiment exquis de l’art qui l’a si éminemment distingué, Canova acheva tout, triple succession de génie qui a traversé bien des siècles, et, s’est résumée dans ce monument, mis par les Papes sous la sauvegarde de la chrétienté.

Pour voir le Vatican dans tous ses détails, pour étudier une à une les merveilles qu’il renferme, la vie d’un homme ne suffirait pas ; car dans le Vatican se reflète l’abrégé de toutes les histoires, le corollaire de toutes les études, depuis Phidias jusqu’au Dominiquin, depuis la Vénus jusqu’à la Transfiguration.

Sur ces parvis incrustés de lapis-lazuli, vous, hôtes inconnus aux dieux de l’Olympe, étrangers à tous les grands hommes dont les statues ou les sépulcres garnissent ce palais de marbre, vous passez. La poussière de vos pieds laisse seule dans ces lieux un souvenir de vous, et, saisis de respect, vous emportez de là un avenir de jouissance et de bonheur. N’y a-t-il pas en effet ici, pour toutes les âmes, des sources intarissables d’émotions et d’enthousiasme ?

Les lutteurs de Canova, sublime étude que le sculpteur a dérobée au ciseau des Grecs, déploient leurs muscles, grossissent leurs veines en face de cet Apollon si tranquille dans sa victorieuse majesté, et que Napoléon estimait l’une de ses plus glorieuses conquêtes. Ici le Laocoon d’Agésandre, avec ses bras, ses visages humains, ses douleurs d’homme et ses serpents de marbre, fait pâlir la poésie de Virgile, et, mieux que dans l’Énéide, éternise le désespoir d’un père.

Non loin de là s’ouvre le Musée de peinture, où Raphaël a ses Vierges aux contours si suaves, sa Transfiguration, qui, encore inachevée, suivit son cercueil, le Musée où saint Jérôme mourant, exténué par la pénitence, fait sa dernière communion. Ici peu de tableaux osent partager votre admiration. C’est un sanctuaire consacré au génie ; mais qu’il y a d’éloquence dans ce peu de toiles dotées par le pinceau d’une immortalité survivant même à l’histoire !

Et quand, fatigués d’errer sur tant de puissantes créations, vos yeux ne peuvent plus dévorer ce spectacle, ne croyez pas que votre tâche soit achevée ! Vous avez vu ce que l’univers a produit de plus beau. Il vous reste à parcourir les innombrables rayons où sont étiquetés les livres, les manuscrits et les médailles, arsenal gigantesque où, dans l’ordre le plus admirable, sont renfermées toutes les connaissances humaines.

Le Vatican ne parle pas seulement aux yeux, il a fait leur part ainsi que celle de l’imagination ; mais la science et l’esprit ont aussi la leur, et sa bibliothèque, dans les trésors de laquelle viennent puiser les savants du globe, est digne de l’entourage qui lui a été donné. Aucune imperfection n’existe dans la demeure que les Papes ont consacrée à l’art et aux études. On voit qu’ils les ont jugés comme d’indispensables auxiliaires dont la religion devait s’environner. L’art et la science ont été traités par elle ainsi que des enfants qui faisaient sa gloire. Tous deux n’oublieront pas que c’est la religion seule qui les a protégés, lorsque l’ignorance des hommes, la guerre ou les discordes intestines les refoulaient dans l’obscurité.

C’était la réflexion que venait de faire le cardinal Anfossi à Métastase, dont la verve ne tarissait point sur tant de merveilles, et à Benedetta, qui comprenait si bien les grandes choses, et dont le cœur était un foyer ardent où toutes les inspirations du génie trouvaient une place digne de lui. Appuyée au bras du cardinal comme une fille bien-aimée, elle écoutait ses doctes leçons. Tous trois avaient parcouru, visité, admiré les travaux achevés, et étudié, avec cet amour d’Italien passionné pour le beau, les nouvelles constructions ajoutées à tant d’autres. Seuls au milieu de ces solitudes peuplées par les chefs-d’œuvre de tous les âges, ils avaient épuisé leurs forces sans pouvoir épuiser leur admiration, quand le cardinal, qui a aperçu le souverain Pontife dans un des jardins intérieurs du palais, ouvre tout à coup une porte, puis, entraîne la Diva et Métastase dans les bosquets parfumés du Vatican.

– Mais, Éminence, dit Benedetta, qui reculait saisie d’une sainte frayeur, le Pape se promène dans ce lieu. Il arrive vers nous ; que dira-t-il en voyant une chanteuse au bras d’un de ses plus pieux cardinaux ?

Et le souverain Pontife passa. Il aperçoit Anfossi qui le salue humblement, Métastase et Benedetta qui déjà fléchissent le genou pour implorer une bénédiction. Il se retourne vers la cour de cardinaux et de prélats dont il est entouré :

– Messieurs, s’écrie-t-il à haute voix, je vous annonce un miracle. Le cardinal Anfossi remplace la sévérité de son âge mûr par une galanterie en cheveux blancs, et homo factus est.

Un éclair de joie illumine le front austère de la vieille Éminence. Elle s’avance d’un pas grave vers le cortège pontifical, et plaçant la Diva presque en face du Saint-Père :

– Votre Sainteté est clans l’erreur, reprit-il. Je ne me fais pas homme, très-saint Père, c’est oncle sans doute que vous avez voulu dire. J’ai l’honneur de vous présenter ma nièce, la princesse d’Aquaviva, l’épouse légitime de don Joseph.

Métastase pousse un cri de surprise. Ce cri, comme un écho, est répété par toutes les personnes de la suite du Pape qui connaissent la cantatrice.

– Oui, messieurs, continue Anfossi, ma nièce bien-aimée, qui, par ses vertus et ses attraits, est digne du haut rang où l’amour de don Joseph l’a élevée. Si Sa Sainteté le permet, j’aurai l’honneur, en présence de madame et de son ami Métastase, de donner à notre seigneur le Pape toutes les explications désirables.

Sur un geste du souverain, la foule des courtisans se retire de quelques pas. Alors le cardinal raconte en quelques mots l’histoire et les dévouements de Benedetta. Après ce récit, dont le Pontife, dont Métastase étaient profondément émus, et que la Diva avait écouté en cachant son visage sous ses mains frémissantes de bonheur, il ajoute :

– Tant de sacrifices, très-saint Père, devaient avoir un terme. Après avoir langui longtemps dans les souffrances d’une maladie sans espoir, et environnée de tous les soins, de toute l’amitié de mon neveu, dona Maria, princesse d’Aquaviva aux yeux du monde, est morte à Montpellier, deux jours avant la comtesse douairière. En arrivant ici, don Joseph m’a fait part de cette triste nouvelle. Il m’a supplié d’implorer son pardon de votre béatitude d’abord, de la Diva ensuite, à laquelle je lui avais expressément défendu de révéler ce trépas, dans la crainte de voir prendre à cette chère enfant une détermination qui n’aurait été ni selon mon cœur ni selon celui de mon neveu.

– Éminence, en considération de vos hautes qualités, notre pardon est accordé, continue le Pape. Il reste à solliciter celui de cette noble dame ; et si nos paroles pouvaient avoir quelque influence sur sa décision, nous viendrions, nous aussi, la prier de rendre une femme à son mari, un père à son enfant.

Benedetta est aux pieds du Pontife, qu’elle arrose de larmes.

L’auguste vieillard se penche pour l’encourager. Une parole, que ses oreilles seules peuvent recueillir, tombe de la bouche de la Diva. Avec un ineffable sourire de bonté, le Pape reprit :

– Allons, princesse d’Aquaviva, relevez-vous. Nous chargeons le cardinal Anfossi, votre oncle, et le cher Métastase, notre ami commun, de vous rendre au prince votre époux. Demain, je veux que lui-même vienne, avec vous et le jeune héritier de son nom, me remercier d’avoir été le premier à entendre tomber de votre bouche le pardon qui assure sa félicité.

À l’issue de la présentation officielle qui eut lieu selon les désirs du Pape, avec toute la pompe obligée, les deux époux, accompagnés du cardinal Anfossi, de Métastase, de Palestri, et d’une suite brillante de gentilshommes et de monsignori, se rendirent in fiocchi près de la porta Pia, où la nouvelle princesse d’Aquaviva, fière d’obéir à un vœu de son mari dont elle comprenait, dont elle approuvait la délicate susceptibilité, posa la première pierre d’un monument destiné par elle à servir d’asile aux jeunes orphelines.

Quand, par acte public, la chanteuse se fut dépouillée de toutes les richesses que son talent avait si légitimement conquises ; quand l’asile, encore nommé aujourd’hui la Casa-Diva, fut fondé en faveur de l’œuvre :

– Il n’y a plus à en revenir, ma bien-aimée nièce, dit le cardinal. Vous avez gravé dans la reconnaissance du pauvre et sur le marbre que la famille d’Aquaviva a dû deux fois son honneur et devra son nouvel éclat à la petite Benedetta.

La princesse sourit, puis se retournant avec un gracieux laisser-aller vers Métastase et Palestri, qui, l’âme pleine de mélancoliques regrets, avaient suivi tous ces évènements :

– Eh bien, mes maîtres, leur dit-elle, êtes-vous contents de votre élève ?

Métastase hocha la tête en signe de tacite mais triste assentiment ; et se penchant à l’oreille Palestri :

– Le théâtre est veuf de sa Diva. Je fuis l’Italie et cours auprès de l’impératrice Marie-Thérèse essayer de me consoler de cette perte irréparable. Rome a une princesse de plus, les arts une reine de moins. Il n’y a pas compensation, mon ami.

 

 

 

Jacques CRÉTINEAU-JOLY,

Simples récits de notre temps, 1860.

 

 

 

 



1 On donne souvent, en Italie, aux artistes éminents, le nom du rôle dans lequel ils excellent, ou une dénomination qui d’un seul coup exprime l’admiration qu’ils excitent. La Romanini, cette Malibran de Métastase, pour laquelle le poète a écrit ses plus beaux opéras, est encore la Didone abbandonata.

 

 

 

 

 

 

 

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