Flavie

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Étienne-Jean DELÉCLUZE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Après dix jours de marche dans une plaine où s’élevait cette muraille que leurs yeux avaient prise si longtemps pour une immense chaîne de montagnes, les voyageurs, harassés de fatigue, s’arrêtèrent.

Robert s’assit à terre, et bientôt Caroline et Flavie s’étendirent à ses côtés ; Thérèse était derrière eux, et Lucie un peu plus loin. Toutes s’endormirent d’un sommeil de plomb.

Malgré sa lassitude, Robert ne put prendre de repos. Une inquiétude vague pour toutes les personnes qui l’entouraient, mille pensées qui agitaient son âme, et le voisinage de cette gigantesque muraille au pied de laquelle on était enfin, tout le forçait à demeurer immobile, le regard fixe, et cherchant en vain à suivre et à mettre en ordre le cours impétueux des idées qui traversaient son esprit. Parfois il levait lentement et avec terreur les yeux sur ce mur en talus qui allait se perdre à une distance infinie dans le ciel, sur ce mur dont il pouvait enfin considérer et reconnaître la construction bizarre.

En effet, c’était un assemblage de roches énormes, posées les unes près des autres avec art, et de manière à laisser le moins d’interstices qu’il avait été possible ; et toutefois ces refends, à peine sensibles quand ils étaient comparés à la grosseur des roches et à l’inconcevable immensité du mur, étaient de vastes cavernes relativement à la stature humaine.

Cette construction étrange préoccupait d’autant plus Robert, qu’il y voyait aboutir ces mêmes myriades d’êtres qu’il avait aperçus sur toute la surface de la plaine, à droite et à gauche du sentier que lui et sa troupe avaient suivi pendant plusieurs jours. Du lieu où il était assis, il voyait donc arriver en foule ces êtres au pied de ce mur-montagne ; il les observait faisant mille et mille efforts pour gravir les roches et pénétrer par leurs innombrables interstices qui engloutissaient à mesure les multitudes sans cesse renaissantes.

La foule des arrivants était si grande qu’ils étaient obligés, pour la plupart, de monter jusqu’aux sommets invisibles de cette muraille pour trouver des entrées libres où chacun de ces êtres avait hâte de s’enfoncer.

Ce spectacle, dont le souvenir devint plus terrible encore pendant l’obscurité et le silence de la nuit, glaça Robert de terreur jusqu’au fond de l’âme. Mais il ne se laissa vaincre ni par ce sentiment ni par la fatigue que son corps éprouvait ; il résista même au sommeil toujours près de l’opprimer. Volontairement immobile, il sentait que par le moindre geste il aurait pu troubler le repos de tout ce qui l’entourait ; et comme une mère qui a laissé endormir son enfant pendant qu’elle était dans une mauvaise position, Robert serait plutôt mort de douleur que de changer d’attitude.

Une nuit longue s’écoula, et chacun, excepté Robert, avait pris du repos. Dès que parurent les premiers rayons du jour, Caroline s’éveilla, et se levant en sursaut : « Robert ! ah ! Robert ! s’écria-t-elle en prenant vivement sa main et le regardant avec inquiétude, c’est bien toi ? »

Ces paroles éveillèrent Flavie, qui saisit le bras de Robert et demeura sans rien dire. Mais Caroline était pâle ; et dégageant son front de ses cheveux noirs qui tombaient jusque sur ses yeux, elle jeta un regard triste, mais fixe, sur Flavie, qui baissa les yeux, laissa tomber sa tête sur la poitrine de Robert, et pleura.

Personne ne dormait plus. Lucie, aimable et bienveillante, se leva en faisant un sourire, tandis que Thérèse, pour raffermir sa résignation, regardait la grande muraille.

« Allons, marchons ! » dit Robert, et toute la troupe se leva pour le suivre.

Tous reprirent le sentier dans lequel ils avaient encore un millier de pas à faire avant d’arriver à l’ouverture par laquelle ils devaient pénétrer dans le grand mur. Ils marchaient ; et, chemin faisant, chacun d’eux regardait d’un œil étonné et curieux ces milliers d’êtres disparaissant incessamment dans les entre-roches, comme on voit s’agiter et disparaître au plus léger bruit des amas de lézards qui courent se cacher dans des ruines.

Parvenus à l’extrémité du sentier, ils se trouvèrent en face d’une ouverture pratiquée avec art, et sous laquelle le sentier continuait. Il y eut quelque hésitation de la part de la troupe ; cependant Robert parvint à les décider, et bientôt ils s’y engagèrent, mais environnés d’une obscurité profonde. Toutes allaient en avant, mais en se pressant autour de Robert, et plus particulièrement Caroline et Flavie, qui, toutes deux, s’étaient emparées d’un de ses bras qu’elles serraient avec force. Pressées par la terreur et l’amour, ces trois personnes ne semblaient en faire qu’une.

L’inquiétude croissait avec les ténèbres ; on n’osait plus marcher sans tâter le sol avec le pied, lorsqu’une voix se lit entendre :

« Ne craignez rien, disait-elle, le sentier est droit, uni ; vous pouvez marcher sans crainte, et j’aurai soin de satisfaire votre curiosité au sujet des lieux que vous allez parcourir. »

À ces paroles, toute la troupe éprouva une crainte respectueuse, mêlée d’espérance et d’admiration. La voix qui venait de se faire entendre, quoique d’une ténuité toute prodigieuse, était cependant pure et singulièrement claire ; mais on se taisait, et l’on n’avançait plus.

« Où sommes-nous ? » demanda enfin Robert tout tremblant ; car il reconnaissait bien le son de cette voix mystérieuse. « Où sommes-nous ? » répéta-t-il après un moment d’hésitation, pendant lequel il chercha à rassembler ses forces et son courage.

« Vous êtes, répondit-on, au milieu des voies de la pénitence. Le sentier que vous parcourez est réservé à ceux qui, comme vous, sont moins indignes que d’autres de l’indulgence céleste. Mais prenez patience encore pendant quelques instants, afin que vos sens ayant oublié les impressions terrestres, vous puissiez recevoir celles de cet autre monde. Alors vous verrez où vous êtes, vous entendrez ceux qui vous environnent, vous concevrez tout ce qui est autour de vous. »

En effet, soit que leur vue se fût habituée à l’obscurité, ou plutôt que leurs yeux, leurs oreilles et leur intelligence eussent reçu des lumières et une subtilité nouvelles, Robert et celles qui l’entouraient purent voir et entendre distinctement tout ce dont ils devinrent témoins et auditeurs.

Au-dessus du sentier qu’ils allaient parcourir s’élevait une voûte assez spacieuse en hauteur, dont la longueur immense se terminait par un point lumineux d’un éclat éblouissant. Peu à peu, une clarté semblable à celle du crépuscule se répandit dans tous les intervalles des énormes roches qui formaient la voûte à travers le mur-montagne, en sorte qu’il devint facile d’observer et de suivre tout ce qui se passait dans ces espèces de portiques irréguliers, dont des milliards d’êtres à figure humaine parcouraient à grande peine les détours escarpés et capricieux.

Toute la troupe, après avoir contemplé plus à l’aise ce spectacle si nouveau pour elle, reprit enfin sa marche, non sans que chacun la ralentît souvent pour satisfaire son insatiable curiosité. Pendant qu’ils avançaient, la voix, attentive à leur donner les instructions indispensables sur ce qu’ils voyaient, leur dit :

« Tous ceux que vous apercevez s’avançant avec tant de peines à travers la grande muraille, ce sont les larves de tous les mortels qui ont quitté la terre. Pesamment chargés des fautes ou des crimes qu’ils ont commis, ils subissent l’arrêt éternel qui les condamne à traverser cette grande muraille, que je ne saurais comparer qu’à un crible pour eux. Observez que depuis que vous êtes engagés dans ce sentier, déjà ces roches qui vous environnent sont moins grosses, que les intervalles qui les séparent deviennent plus étroits, que les larves qui s’y trouvent sont en moins grand nombre et sensiblement diminuées de volume.

– Eh ! pourquoi ? » demanda Robert de manière à être à peine entendu de ses compagnes.

La voix répondit :

« Les plus fautifs, les plus coupables surtout, arrêtés par la grandeur ou la ténacité de leurs crimes, sont ceux qui avancent le plus lentement. Ou pénètre, on s’infiltre d’autant plus vite dans ces immenses labyrinthes, que l’on oublie plus promptement le monde, que l’on tend avec plus d’ardeur à la face opposée du grand mur. Regardez vers la gauche, et observez ce que je vais vous indiquer. »

Tous s’arrêtèrent et dirigèrent leurs regards vers le point désigné par la voix, qui continua :

« Apercevez-vous entre ces deux énormes roches un vide immense formé par d’autres roches plus grandes, plus inégales encore que celles près desquelles vous êtes ? Maintenant, suivez de l’œil ce grand ressaut de pierres qui fuit dans l’obscurité ; ne voyez-vous pas trois larves dont les têtes sont pendantes, dont les yeux semblent fixés ardemment sur des objets qu’elles regrettent avec douleur ?

– Je vois une femme, dit Flavie ; comme elle est belle encore !

– Puis deux hommes, ajouta le reste de la troupe.

– Savez-vous, poursuivit la voix, pourquoi ces trois larves gisent et resteront encore dans cette affreuse position ? En voici la cause : la roche sur laquelle elles se trouvent maintenant forme une espèce de degré qu’elles ont eu des peines infinies à gravir. Au moment des plus grands efforts qu’il leur a fallu faire pour y atteindre, toutes trois ont laissé échapper de leurs mains les objets qui les faisaient tenir à la vie, et qui ne leur ont jamais laissé le loisir de penser à ce qu’ils deviendraient après. En vous inclinant un peu pour voir à travers la seconde anfracture du rocher de la voûte, vous devez distinguer une croix brillante attachée par un cordon : c’est ce que regrette tant et si vainement cet homme, le premier, dont la physionomie exprime le regret et le désespoir. Un peu plus bas que la croix est un coffre : il est rempli d’or, de pierres précieuses, et appartenait à ce vieillard, dont l’œil enflammé de rage ne peut se détacher du trésor qu’il a perdu.

– Et cette femme, s’écria Flavie comme malgré elle, que regarde-t-elle ?

– Le portrait de son amant, répondit la voix ; et tous trois resteront ainsi la tête penchée, l’œil ardent et le désespoir dans l’âme, tant qu’ils ne trouveront pas la force d’abandonner ce qu’ils regrettent, d’oublier ce qui les retient sur ce côté de la muraille. »

Il y avait dans le son et dans l’accent de cette voix lointaine quelque chose de si affectueux et de si tendre qui tempérait la rigueur des arrêts qu’elle semblait prononcer, que Robert et ses compagnes de voyage plaignaient plus les malheureuses larves qu’ils n’étaient effrayés de la peine qu’elles subissaient. D’ailleurs, le temps pressait, et il fallait avancer.

« Ne vous arrêtez plus, marchez toujours, leur disait la voix, et pendant le chemin qui vous reste à faire, je vous dirai tout ce qu’il importe que vous sachiez. C’est bien moins, vous le voyez, la difficulté des lieux qui ralentit la marche des pécheurs que les mauvaises dispositions de leur volonté. Il y en a un grand nombre de beaucoup plus coupables que ceux que vous avez remarqués, et qui cependant les ont dépassés dans les détours de la grande muraille, parce qu’ils se sont repentis plus tôt, parce qu’ils ont plus promptement renoncé à la passion des objets qui les ont fait faillir. »

Tout en écoutant, la troupe avançait dans le sentier caverneux, chacun tournant les yeux de côté et d’autre pour vérifier ce qui leur avait été dit, ou pour observer quelque nouveau détail qui excitait leur curiosité.

Lucie était la seule qui eût conservé du calme, et qui retrouvât même quelque chose de son enjouement naturel.

« La voix dit bien vrai, observa-t-elle, et en effet la grosseur des roches va toujours en diminuant ; le bruit des gémissements semble être moins fort, et sans doute que toutes ces larves se purifient et deviennent meilleures à mesure qu’elles avancent dans l’intérieur de la muraille.

– Cela est ainsi, répondit la voix à Lucie, et ce mur, dont la face du côté du monde présente un assemblage de roches d’une dimension énorme, est composé dans son intérieur de blocs et de cailloux, diminuant toujours de grosseur, jusqu’à être réduite à un gravier, à un sable, et enfin à une poussière impalpable. À mesure que les larves en traversent les vides toujours plus resserrés, elles se débarrassent de ce qu’elles ont de plus grossier, tant qu’enfin, lorsqu’elles parviennent jusqu’à cette poussière si ténue, tout ce qui reste encore de matière en elles est épuré, et que l’âme, ainsi purgée de tout ce qu’elle retenait de terrestre, se trouve préparée à subir la seconde épuration. »

L’inspection successive que les voyageurs faisaient en marchant confirmait à leurs yeux ce qu’ils venaient d’entendre. Mais bien que tant de choses étranges captivassent leur attention, elle en fut tout à coup détournée.

Déjà les voyageurs approchaient de l’extrémité du souterrain ; déjà ils étaient environnés de la vive lumière qui pénétrait par l’issue vers laquelle ils tendaient depuis longtemps ; tous, dans l’impatience qu’ils éprouvaient de sortir de ce lieu sombre, oubliant tout à coup ce qui les avait si fortement préoccupés, tournèrent les yeux vers le jour. Ranimés, réjouis par le retour de la lumière, ils se précipitèrent vers elle sans soupçonner même que son éclat pouvait les frapper tout à coup d’aveuglement. Mais dès qu’ils furent arrivés à l’issue du souterrain, cette lumière devint tellement resplendissante, qu’avant même qu’ils fussent dehors du mur, un mouvement involontaire leur fit porter les mains sur leurs yeux, ce qui ralentit forcément leurs pas.

Ce ne fut qu’avec le temps et des précautions que Robert et ses compagnes purent accoutumer leurs yeux à cet éclat lumineux. La première idée des quatre voyageuses, lorsqu’elles eurent recouvré l’usage de la vue, fut de se presser autour de leur guide ; mais Robert se sentit tout à coup indigne de les protéger dans des lieux où lui-même avait besoin de protection.

En dehors de la grande muraille, tous s’étaient rangés machinalement sur la même ligne, la bouche béante et le regard vaguement occupé par l’immensité lumineuse d’une atmosphère nouvelle pour eux. Ils avançaient sans savoir pourquoi ni où ils allaient ; quand, après avoir parcouru ainsi un assez long espace, un obstacle invisible, mais insurmontable, les arrêta tout à coup.

Tous, les bras, le corps et le visage collés sur cette barrière invisible, ils restaient muets, ne distinguant rien encore, tant la lumière qui les environnait était vive et resplendissante.

À les voir ainsi, on les eût pris pour ces moucherons enfermés dans nos appartements, lorsque, las de s’être agités contre les vitres pour se replonger dans l’air, ils demeurent enfin immobiles sur le verre qui les arrête.

Enfin ils entendirent de nouveau, mais d’une manière plus distincte, le son pur, éclatant et doux de la voix lointaine. Robert l’avait déjà reconnue dès que son oreille en avait été frappée ; mais sitôt qu’elle se fit entendre hors du souterrain, Caroline, Thérèse et Lucie s’écrièrent tout à coup : « C’est la voix de Zénobie !

– Qui est Zénobie ? demanda Flavie à Robert. Comme ses paroles me touchent ! Robert... »

Elle allait continuer ses instances, lorsque Zénobie se fit entendre de nouveau : « Robert, dit-elle, et vous qui l’accompagnez ici, sachez quel est le lieu où vous vous trouvez et la faveur particulière qui vous y fait pénétrer momentanément. Il m’est impossible, il m’est défendu d’employer avec vous un autre langage que celui qui vous est familier sur la terre. Faisant encore partie des créatures qui n’ont point rejeté leur grossièreté matérielle, je m’exprimerai matériellement de manière à être entendue et comprise par vous. Cependant, malgré ce qui me faudra mêler de terrestre dans mes discours, vous pourrez, je l’espère, y discerner, y découvrir quelque chose qui vous fera pressentir la vie que nous menons ici ; cette vie à laquelle vous êtes appelés. Faites donc tous vos efforts pour épurer vos sens, pour aiguiser, pour subtiliser votre intelligence. Surtout déliez-vous sans cesse de l’imperfection de vos organes, et n’oubliez pas qu’hier encore, en apercevant la grande muraille, ce rempart vous a semblé droit ; mais il est courbe, et vous ne vous êtes pas aperçu qu’il ne présentait à vos yeux qu’une très petite partie du cercle immense que forme ce mur d’enceinte. De quelque côté que l’on arrive de la terre, on ne peut éviter ce lieu d’épreuves avant d’entrer où vous êtes maintenant, avant de pénétrer où nous sommes.

« L’espace circulaire où vous voilà maintenant est compris entre la face intérieure du grand mur et la face extérieure de l’obstacle qui vous sépare de nous. C’est le limbe, c’est un lieu de repos et d’attente, préparé pour protéger la réflexion, le repentir de ceux qui y sont parvenus et auxquels ils reste encore tant d’espace à parcourir, tant d’efforts à faire, non seulement pour pénétrer jusqu’où nous sommes, mais pour s’élever bien au delà et jusqu’à des régions dont nous-mêmes n’avons pas encore une idée.

« Ah ! Robert, l’âme de l’homme, paresseuse sur la terre, se flatte qu’au moment de la mort tout est décidé, soit en bien, soit en mal ! Mais détrompe-toi. Comme elle est immortelle, les vicissitudes qui l’attendent sont bien longues, et ce n’est qu’en passant successivement par des épreuves fréquemment multipliées, qu’elle parvient à se débarrasser de l’empreinte de la vie mortelle, de tous ces besoins, de tous les désirs, de toutes ces passions enfin auxquelles sa vie céleste s’est trouvée passagèrement associée.

« Robert ! quel plaisir ineffable j’éprouve à te revoir !... Je reconnais Thérèse... Elle porte encore son vêtement noir et sa croix blanche... Pauvre Thérèse ! tu es toujours triste ! Pour Lucie, sa bonne humeur ne la quitte pas ; j’ai plaisir à revoir son front, où brillent la candeur et l’intelligence..... Mais je ne sais si Caroline a conservé du ressentiment contre moi. Oh ! dis-lui bien, Robert, de faire en sorte de me regarder ; elle verra sur mon visage le sourire de paix qui s’élance de mon cœur... »

Zénobie se tut pendant quelques instants pour se remettre de la légère émotion qu’elle avait éprouvée en prononçant ces dernières paroles. Puis ayant repris sa sérénité, qui ne tarda pas à s’altérer de nouveau :

« Quelle est cette jeune fille que je ne connais pas ? demanda-t-elle.

– C’est... répondit Robert eu hésitant, c’est Flavie.

– Flavie ! répéta Zenobie, dont la voix, plus pénétrante qu’elle ne l’avait encore été, transmit à tous ceux qui l’écoutaient l’émotion que ce nom avait fait naître ; Flavie ! Flavie ! oh ! que ses yeux sont doux et tendres ! Flavie ! ma chère Flavie ! me voyez-vous ?

– Ah ! s’écria Flavie, depuis que j’entends votre douce voix, mes yeux font de vains efforts pour distinguer vos traits. Éblouie encore par une lumière excessive, je commence à peine à distinguer quelques objets. Mais, dites-le-moi, serons-nous bien longtemps encore avant d’arriver jusqu’à vous ? Que je serais heureuse si vous vouliez me laisser baiser votre main ! Robert et toutes nos compagnes forment, j’en suis certaine, le même désir.

– Hélas ! dit Zénobie, il faut renoncer à cet espoir. Cependant, calmez-vous tous, et tâchez d’accoutumer vos yeux à notre lumière, car nous ne pouvons que nous voir. »

Comme tout ce que disait Zénobie portait le caractère d’un arrêt irrévocable, personne ne témoigna, même par le moindre geste, le sentiment de tristesse que ses dernières paroles avaient produit. Un désir naturel de connaître les lieux et les objets au milieu et devant lesquels se trouvaient les nouveaux arrivés dans le limbe, leur fit faire mille efforts pour familiariser leurs yeux avec tant de choses nouvelles.

Bientôt ils aperçurent distinctement, mais à une distance que leur imagination ne pouvait apprécier, une femme assise sur un immense siège circulaire occupé, à sa droite et à sa gauche, par un nombre infini d’autres femmes, dont les dernières, qui pouvaient être vues, allaient se perdre dans un horizon sans bornes. Toutes, vêtues de blanc, portaient sur la tête une couronne de bluets parsemée d’étoiles d’or, et étaient environnées d’une pluie de fleurs. Mais on distinguait Zénobie à ses cheveux noirs séparés sur le front, à l’inconcevable douceur de son sourire qui laissait apercevoir ses dents, dont l’éclat était aussi pur et aussi vif que celui des plus fines perles de l’Orient. Malgré la distance incalculable qui la séparait des limbes, l’air, ou ce qui le remplaçait, était d’une telle pureté qu’il n’y avait pas le plus petit détail dans le vêtement, ou la plus légère ondulation sur la figure de Zénobie, qui ne pussent être saisis de la manière la plus distincte.

Tous, Flavie exceptée, reconnurent donc Zénobie. À sa vue, Robert s’agenouilla et se prit à pleurer. Flavie, portant alternativement ses yeux sur Zénobie et Robert, incertaine d’abord, mais entraînée bientôt par un instinct irrésistible, tomba aussi à genoux. Ses compagnes restèrent immobiles, mais en prenant part intérieurement à la réciprocité des sourires de tendresse que Zénobie, Robert et Flavie échangeaient entre eux.

À cette scène d’émotion succédèrent quelques instants de silence, et bientôt Zénobie reprit son calme solennel. « Levez-vous, dit-elle à ceux qui s’étaient agenouillés ; et toi, Robert, écoute ce qu’il m’est permis de te dire, comme conseils à suivre, pendant l’espace de temps qu’il te reste à vivre sur la terre. Le lieu où vous êtes, le limbe, forme un cercle immense qui sépare le contour de la grande muraille de l’asile réservé aux âmes qui s’épurent encore et à celles qui sont enfin épurées. L’obstacle qui vous arrête est un mur de diamant, dont l’épaisseur est telle qu’aucun nombre de mesures connues de vous sur la terre ne pourrait vous en faire concevoir une idée. Employant donc votre langage lorsque vous ne savez plus comment apprécier l’étendue d’une chose ou d’un espace, je dirai que l’épaisseur de ce mur est infinie. Et cependant, tout est déjà tellement épuré là où vous êtes parvenu, que cet immense mur de diamant laisse à vos yeux, à vos oreilles, la faculté de nous voir et de nous entendre aussi distinctement que si nous étions assez rapprochés pour que nos mains pussent se joindre.

« À droite et à gauche de ce limbe, qui va en tournant, observez attentivement ce qui s’y passe : vous verrez que tous ces êtres, toutes ces larves que vous avez rencontrées dans la plaine, dans le souterrain, après s’être successivement dépouillés de ce qu’ils avaient de plus matériel en s’infiltrant, pour ainsi dire, entre les roches, les cailloux et le sable dont est formé le grand mur, arrivent à ce point de repos, sous une forme tellement ténue, qu’il est à peine possible de la saisir et de la voir.

« Tous ces êtres desséchés, amoindris, se reposent dans le limbe, exposés à cet air actif, à cette lumière vive qui doit les épurer encore, et bientôt ils deviennent dignes de subir la dernière épreuve qui précède l’entrée dans le séjour de la vie éternelle.

« Cette épreuve, Robert, tu vas savoir en quoi elle consiste ; mais il faut que tes yeux dardent des regards prompts, subtils et aigus comme une flèche d’acier. Dans l’épaisseur de ce mur de diamant, dis-moi, peux-tu découvrir et distinguer une multitude de petits points bruns qui se meuvent avec peine en tendant du côté où je suis ? Ce sont les larves épurées qui s’épurent encore en traversant le diamant. Mais, si ta vue peut s’aiguiser encore, suis ces petits points qui deviennent toujours moindres à mesure qu’ils avancent, et tu reconnaîtras que, marchant avec plus de vitesse, ils semblent nager sans peine à travers une matière qui, pour vous, dans le monde, passe pour la plus dure et la plus impénétrable.

– Oh ! je les vois ! je les vois ! quelle multitude d’âmes ! s’écrièrent tout à coup Robert et ses compagnes.

– C’est alors que l’on a dépassé ce mur de diamant, reprit Zénobie avec calme, que la résurrection de la chair a lieu. Vous tous, il vous faudra subir cette dernière épreuve ; elle est inévitable. Mais celui qui commande ici et en tous lieux se propose, lorsque votre heure sera venue, de vous épargner la première épreuve de la grande muraille, à moins que d’ici là vous ne vous rendiez indigne de son indulgence. C’est une grâce particulière qu’il accorde à tous ceux qui, comme vous, ne consument pas leur vie à satisfaire des passions égoïstes, qui ne sont ni avares, ni ambitieux, ni courtisans, ni éhontés ; mais qui, jusque dans leurs fautes et leurs égarements mêmes, conservent des sentiments nobles et désintéressés, et sacrifient à leurs affections leur temps, leurs pensées, leurs richesses et jusqu’à leur repos même. Ah ! Robert ! quelle épreuve longue et cruelle subissent ceux qui aiment sur la terre ! Il est bien juste qu’on leur en tienne compte après la mort !... Pauvre Robert ! ton cœur a toujours besoin d’aimer. Moi qui connais tes peines maintenant, que je te plains, et que le monde où tu es s’accorde peu avec la disposition de ton âme ! Ah ! dans ton ignorance terrestre, tu crois connaître, tu te flattes de sentir l’amour. Si tu savais comme cette étincelle si pure, que tu recèles en toi, est cependant obscurcie par mille idées fausses, par mille sentiments contradictoires, tu reconnaîtrais combien tu es loin encore de jouir véritablement du bonheur d’aimer. Tiens, regarde de notre côté ; tu le vois, nous sommes calmes et tranquilles, et cependant nous aimons. Ici, ni l’âge ni le sexe n’établissent plus de différence entre tous ceux qui se chérissent ; l’amour, – je me sers de ce mot, parce que tu le comprends mieux qu’un autre, pour exprimer cette charité tendre et expansive qui nous unit tous ici, – est pour nous nécessaire et bienfaisant, comme l’air que vous respirez là-bas ; une ivresse amoureuse pénètre toutes nos facultés à la fois, et l’on y est riche de bonheur, sans connaître le désir de posséder et la crainte de perdre, sans se bercer d’espoir et sans se consumer de jalousie. Ah ! Robert, quand pourras-tu vivre de cette vie complète d’amour et de paix ? Aimable Lucie, tu es bien digne aussi de la connaître ; et toi, chère Thérèse, nous l’attendons avec impatience, toi qui es demeurée toujours si tendre et si triste. Pour vous, Caroline, vous jouirez sans doute aussi du même bonheur que nous, et je vous en témoigne le désir dans toute l’effusion de mon cœur. Quant à Flavie..., quant à Flavie, répéta Zénobie, dont la voix s’était altérée en prononçant ce nom à la première fois, elle est bien jeune encore, et, pour la préserver des dangers de la vie dans laquelle elle est à peine entrée, nous prierons tous Dieu pour elle afin qu’il lui soit favorable. »

Ainsi les heures s’écoulaient à la faveur de ce doux entretien. Mille questions adressées à Zénobie, ou faites par elle, sur les affections ou les destinées réciproques de ceux de leurs amis que la mort avait enlevés au monde ou que le monde retenait encore, devinrent l’occasion des aveux les plus intimes, des témoignages de confiance les plus sincères. Cette réciprocité de tendresse, soutenue par les paroles de Zénobie, et animée encore par le spectacle de cet amour et de cette paix céleste ; cet air, ce ciel si pur, cette lumière si vive et si étincelante ; ce bonheur, qui résultait de cette douce charité, pleine de calme et de paix, tout enfin avait fait passer dans l’âme de Robert et de ses compagnes un désir immense de jouir dès ce moment de la durée de cette inconcevable félicité.

Mais il ne pouvait en être ainsi, et il fallait quitter le limbe. Avant d’en sortir, Robert et ses compagnes témoignèrent leur tendresse à Zénobie par mille mots entrecoupés, par des signes et des gestes qui suppléaient aux expressions qu’ils ne pouvaient plus trouver. Dans l’effusion de leur joie profonde, et comme pour soulager un sentiment dont la puissance les oppressait, ils s’embrassaient les uns les autres ; ils fondaient en larmes de joie ; ils se félicitaient d’éprouver une tendresse réciproque si vive et si sincère ; ils se juraient de ne plus se quitter et de vivre toujours réunis, car ils ne comprenaient plus que le bonheur de l’un d’eux ne fût pas désormais indispensable à celui de tous les autres.

Ce fut pendant ce moment d’ivresse ineffable qu’une puissance à laquelle personne d’entre eux n’eut même l’idée de résister, fit rentrer Robert et sa troupe dans le souterrain de la muraille pour les ramener vers la plaine et les rejeter dans le monde.

Remplis encore des sentiments de tendresse divine dont leurs cœurs s’étaient enivrés, ils marchèrent assez gaiement à la lueur, vive encore, qui éclairait cette partie de la voûte. Mais à mesure que l’obscurité devint plus profonde, et au moment où, à ce souvenir de tout ce qu’ils venaient de voir et d’éprouver, succéda la crainte de reprendre le joug de la vie mortelle, et de retrouver ces angoisses qu’y font naître les sentiments mêmes les plus doux, le découragement et le chagrin s’emparèrent d’eux. Aux deux bras de Robert, qui marchait la tête baissée, vinrent s’attacher Caroline et Flavie, que la terreur rendait pâles et tremblantes ; Thérèse, toujours triste, les suivait à quelques pas de distance ; et il n’y avait que Lucie dont l’âme et le pied fussent libres.

Cependant, plus ils descendaient vers le côté extérieur de la grande muraille, plus l’obscurité s’épaississait : plus aussi leurs oreilles étaient frappées des gémissements, des cris de désespoir que jetaient les malheureux engagés et se traînant dans les détours de cet horrible labyrinthe. Déjà le souvenir des douces émotions qu’ils avaient ressenties dans le limbe commençait à s’affaiblir comme un songe gracieux auquel le réveil fait succéder la triste réalité. Thérèse devenait sombre, Lucie elle-même éprouvait une inquiétude vague, et enfin Caroline et Flavie, collées chacune à un bras de Robert, sentaient croître l’une pour l’autre un sentiment de défiance qu’il leur était impossible de vaincre.

Pendant que tous ils marchaient ainsi dans un morne silence, une horrible réflexion s’empara au même instant de leurs esprits, bien qu’aucun soupir, aucun geste même, n’avertît les uns de ce que pouvaient penser les autres. Mais enfin tous, dans le même moment, se souvinrent de cette ivresse d’amour qu’ils venaient de goûter, de cette douce charité réciproque qui, peu de minutes avant, ne faisait qu’une âme de toutes les leurs ; et ils versèrent tous des larmes amères de ce que leur cœur, perdant peu à peu la faculté d’expansion, semblait au contraire se retirer toujours plus sur lui-même.

Robert ne put échapper à l’influence de cette triste disposition intérieure. Vainement cherchait-il à se faire illusion, à se persuader qu’il portait encore une charité également bienveillante à toutes ses compagnes de voyage : il était forcé de s’avouer que Caroline et Flavie touchaient plus vivement son cœur que les autres, et que celle-ci surtout le préoccupait déjà presque exclusivement.

Ils arrivèrent à l’entrée du souterrain sans oser se dire une seule parole. Il semblait qu’ils eussent des reproches à se faire. À peine en furent-ils sortis, et eurent-ils revu la vaste plaine, qu’ils entendirent rouler une roche qui referma l’entrée de la grande muraille.

Le jour finissait. La plaine brune se perdait à l’horizon, et vers la droite du ciel dégagé de nuages, mais sombre et chargé de vapeurs, apparaissait immense la moitié du disque de la lune.

Alors Robert et ses compagnes éprouvèrent un de ces découragements que fait naître l’apparition d’un obstacle ou d’un malheur que l’on n’a ni l’envie ni le courage de surmonter. Épars sur le bord de cette plaine, immobiles, les bras pendants, ils regardaient d’un œil triste, l’un d’un côté, l’autre de l’autre, comme des gens qui ne savent où diriger leurs pas dans un espace qui ne mène que vers des lieux où l’on redoute d’aborder.

Lucie fut celle dont la résolution s’affermit le plus promptement, et qui rompit le silence la première.

« Pour moi, dit-elle, je reprends le sentier par lequel nous sommes venus. Je vais retrouver mon Octave. Il m’attend sans doute avec impatience, ajouta-t-elle en reprenant peu à peu son enjouement accoutumé. Je vous quitte donc, mes chères compagnes ; que Dieu vous conduise ! Quant à toi, pauvre Robert, prends garde en rentrant dans notre monde ! Tu veux absolument y trouver un bonheur qui n’y est pas, qui ne peut y exister, et qui, quand il s’y montre par hasard, ne peut avoir de durée ! Prends garde !... Adieu, Robert ; que Dieu soit avec toi ! Tu sais l’amitié que je t’ai portée, que je te porte ; je t’aimerai toujours de même ; et ici, comme quand nous serons définitivement admis dans l’enceinte de diamant, tu me trouveras toujours la même. Donne-moi la main ; adieu ! »

En achevant ces mots, elle se mit en marche d’un pas ferme, léger, égal, et laissa la troupe plongée dans son incertitude pénible.

Lucie était si alerte en marchant, que les autres la perdirent bientôt de vue. Mais Thérèse ne tarda pas à engager Robert à faire quelques pas à l’écart pour ne pas être entendue, puis, tirant un bijou caché dans sa poitrine et le montrant à Robert :

« Tu le vois, dit-elle à voix basse, c’est ton image ; elle ne me quittera que quand on me l’arrachera dans les cavernes de la grande muraille ; car je ne t’oublierai jamais volontairement. Mon sort est de vivre vierge et veuve sur la terre ; c’est toi qui l’as voulu. Adieu ! »

Elle se retourna aussitôt, porta ses deux mains sur ses yeux, et laissant échapper quelques sanglots étouffés, elle s’enfuit du côté opposé à celui où se levait la lune, en sorte que le noir de son vêtement se confondit promptement avec l’obscurité.

Le cœur de Robert fut glacé ; mais il s’en fallait bien qu’il eût reçu toutes les meurtrissures qui lui étaient réservées. Après être demeuré longtemps immobile, et l’œil machinalement fixé vers la trace de Thérèse, il se rapprocha enfin de Caroline. Elle tenait son regard penché vers la terre, et pleurait. À cette vue, Robert, dont l’âme était brisée, et qui prévoyait de nouvelles douleurs, voulut reprendre de l’empire sur lui-même. Essuyant donc les larmes qui inondaient ses joues :

« Réunissons-nous, dit-il en élevant la voix, et marchons ensemble !

– Ah ! Robert, s’écria Caroline, cela n’est plus possible ; tu le sais bien... je ne m’appartiens pas... Ah ! Robert, pourquoi t’ai-je connu, puisque je ne puis passer ma vie avec toi ?... Tout est rompu, tout est fini entre nous... Pardonne-moi si je t’ai rendu malheureux... J’étais si heureuse de t’aimer !... Ah ! Robert !... Adieu, Robert ! »

Robert, suffoqué par les sanglots, ne put articuler un seul mot de réponse ; et lorsque Caroline lui eut dit adieu, étouffant de douleur, il se jeta dans ses bras en lui murmurant aussi un adieu ; puis il se laissa tomber à terre sans connaissance.

Caroline prit rapidement sa marche du côté où se levait la lune.

Flavie par discrétion s’était tenue jusqu’à cet instant à quelque distance des trois interlocuteurs ; se sentant seule, et voyant Robert tombé, elle se précipita aussitôt vers lui. Il était pâle, et une sueur froide découlait de son front. Flavie se mit à genoux près de son corps, lui prit les mains, et chercha à s’assurer des battements de son cœur, en l’appelant à haute voix.

« Robert !... Robert ! m’entendez-vous ? Ah ! Robert, entendez-moi ! écoutez-moi ! C’est Flavie qui vous parle, c’est Flavie qui veut vous consacrer sa tendresse, sa vie, pour adoucir vos chagrins. Ah ! Robert ! ayez pitié de la pauvre Flavie, qui est seule au monde ; conservez-vous pour elle, pour qu’elle puisse vous aimer. »

En laissant échapper ces paroles, Flavie prodiguait mille tendresses à Robert ; elle réchauffait ses mains, baisait ses joues, et s’efforçait d’étancher la sueur qui inondait son visage.

Robert, en reprenant l’usage de ses esprits, se sentit pénétré de tendresse et de reconnaissance lorsqu’il s’aperçut des soins que lui prodiguait Flavie. Toutefois il lui fallut faire un effort de réflexion pour ne pas blesser le cœur de cette jeune fille, quand il recouvra la parole, car le premier mot qu’il faillit laisser échapper de ses lèvres fut le nom de Caroline.

« Prenez mon bras, dit Flavie, et faites quelques efforts pour vous lever, afin que nous nous mettions en marche. Je vous l’avoue, Robert, ce grand mur, cette plaine immense, cette clarté livide qui traverse l’obscurité, tout ici me remplit l’âme de terreur et de chagrin. Hâtez-vous, hâtons-nous, je vous en prie, de sortir d’ici ! »

Et tout en parlant de la sorte, elle flattait les mains de Robert, l’encourageait à recueillir ses forces, et l’entraînait même pour le forcer à marcher.

Ils partirent enfin ; mais au moment qu’ils faisaient les premiers pas, Robert, dont la tête était toujours inclinée vers la terre, la tourna malgré lui du côté où avait fui Caroline, et il ne put même dérober à sa dernière compagne le soupir profond et pénible que le souvenir lui arracha. Des larmes jalouses roulèrent dans les yeux de Flavie ; involontairement elle regarda du même côté que Robert ; puis se retournant tout à coup vers lui :

« Vous voyez bien, dit-elle, que je vous aime plus que Caroline et que les autres, puisque je ne vous quitte pas. Non, ne regardez plus de ce côté ; tournez-vous vers moi et poursuivons le sentier. Venez, venez, Robert ! »

Flavie accompagnait ces mots de mille caresses enfantines, mais passionnées, dont Robert ne savait trop comment se défendre.

« Vous ne m’aimez donc pas, que vous fuyiez mes baisers ? continua-t-elle. Ah ! Robert, aimez-moi, aimez-moi ! Je vous chéris si tendrement ! Si vous m’aimiez, je serais si heureuse, et je vous rendrais si heureux ! Dites : m’aimez-vous ? »

Et la tendresse virginale de Flavie lui faisait offrir des caresses dont elle ne soupçonnait même pas le danger pour elle.

« Flavie, dit enfin Robert avec gravité, sois certaine que je t’aime bien tendrement aussi. Approche, que je baise ton front, mais ton front seulement... »

Une impression de respect et de crainte involontaires calma pour quelques instants l’agitation de Flavie. Elle obéit à celui qui avait repris l’attitude de son protecteur, et reçut respectueusement un baiser sur son front.

Ils continuèrent de marcher. Robert avançait en silence et absorbé dans ses réflexions. Pour Flavie, dont la tendresse, pour être contenue, n’en était devenue que d’autant plus vive, elle ne laissait échapper aucune occasion d’en donner des preuves. Elle conduisait Robert avec l’attention qu’elle eût prise pour guider un aveugle ; elle lui évitait tout ce qui pouvait le contrarier dans sa marche. La moindre inégalité du terrain, une pierre, un caillou même, elle les tournait ou les éloignait avec précaution, par respect pour la tristesse de son protecteur chéri.

Après avoir suivi le sentier toute la nuit, il s’arrêtèrent pour prendre du repos sur quelques pierres abritées par des arbres. Le jour commençait à poindre, et de ce côté de l’horizon s’élevait la flèche d’un clocher. Flavie le reconnut aussitôt pour celui du couvent de Sainte-Claire ; aussi un voile de tristesse sombre se répandit-il sur sa physionomie. – « Robert, dit enfin d’une voix timide la jeune Flavie, est-ce que vous allez me reconduire au couvent ? – Mais Robert ne répondit rien. – N’aurais-je, continua-t-elle avec crainte, mais du ton le plus soumis et le plus tendre, n’aurais-je dû rester que si peu de jours près de vous ? Ne vous seriez-vous fait connaître à moi que pour m’obliger de vous quitter si tôt ? Oh ! non, Robert ! s’écria-t-elle tout à coup en sanglotant et en le pressant dans ses bras ; non, votre cœur est trop bon, et je vous aime trop tendrement pour que vous usiez d’une telle barbarie à mon égard. Qu’ai-je fait, continuait-elle en multipliant ses caresses, de quelle faute me suis-je rendue coupable envers vous, pour que vous refusiez mes tendresses ; pour que votre front s’arme de sévérité quand je vous parle, pour que vous réprimiez d’une manière si cruelle l’effusion de mon cœur ? Ah ! Robert, je vous aime trop maintenant pour que vous ayez le droit de me quitter. Je ne puis plus vivre sans vous ; il faut que je vous voie, que je vous entende ; que si vous ne me jugez pas digne d’un autre titre près de vous, permettez-moi de prendre celui de votre servante. Je vous soignerai comme un maître ; je vous vénérerai comme un père, mais faites que je ne vous quitte pas. »

Les mouvements de Flavie n’étaient guère mieux réglés que ses discours, et Robert demeura consterné par la terreur que lui imprima cette audace de l’innocence. Il sentit s’amasser dans son cœur un mélange de tendresse et de désespoir qui l’opprima. Rien ne venait à son secours, ni la parole ni les larmes : il étouffait. Flavie, qui s’aperçut alors de l’angoisse qu’elle avait causée, se repentit des plaintes qui lui étaient échappées, et, dans son ignorance, elle pensa que quelques paroles involontaires avaient pu blesser Robert. Alors elle redoubla de soins et de caresses auprès de lui pour l’apaiser, pour l’engager à rompre le silence et à lui confier ce qu’il éprouvait. « J’ai tort, lui disait-elle, je m’y prends mal pour me faire aimer. Mais, pardonnez-moi, j’ignore encore ce qui pourrait vous plaire. Dites-le-moi, oh ! dites-le-moi, et je vous obéirai en tous points. Ordonnez ; que j’aie au moins le bonheur de vous obéir ! »

Cette disposition plus favorable contribua à ramener un peu de calme dans l’âme de Robert. Un sourire triste effaça l’expression convulsive de son visage, et il se laissa aller jusqu’à prendre la main de Flavie, qu’il serra dans les siennes. « Vous vous sentez mieux à présent, n’est-ce pas ? lui demanda-t-elle avec cette angélique expression de la jeunesse. – Oui, un peu mieux, ma chère, répondit-il avec une retenue mêlée de quelque sévérité. – Je le vois bien, reprit Flavie en pleurant, je vous ai offensé. – Non, ma chère enfant ; vous m’avez causé quelque peine, mais j’en ai déjà perdu le souvenir ; n’y pensons plus. – Je ne sais pourquoi, j’ai peur maintenant auprès de vous ? Dieu ! comme vos paroles sont devenues graves tout à coup !... Je n’ose plus soutenir vos regards... »

Robert gardait le silence, et peu à peu les paroles expirèrent sur les lèvres de Flavie, qui baissa les yeux vers la terre, s’attendant bien à ce que Robert allait lui tenir un langage nouveau, et lui faire quelque confidence qu’elle désirait et redoutait tout à la fois. Aussi son geste trahissait-il la contrainte de son âme, et elle avait l’apparence d’une personne qui attend l’arrêt de sa destinée.

« Il y a à peine trois jours que vous m’avez vu pour la première fois, Flavie, dit enfin Robert, après une assez longue pause pendant laquelle il avait recueilli ses esprits et médité sur ce qu’il allait dire ; j’ai reçu des ordres précis pour aller vous prendre au couvent où vous avez été élevée, afin que je vous fisse connaître celle à qui vous devez le jour. – Eh bien !... s’écria tout à coup Flavie. – Ne m’interrompez pas, je vous en prie. Les moments sont précieux, et il faut en profiter ; car après vous avoir fait parcourir les lieux de la vie future que nous avons vus hier, il me reste à vous donner quelques instructions pour la conduite que vous avez à tenir pendant votre séjour dans ce monde. Vous le savez maintenant, Flavie, lorsqu’on est sorti de la vie, on a mille épreuves à subir pour arriver seulement au point où nous avons vu Zénobie assise ; et cependant elle-même a pris soin de nous apprendre qu’à partir de la place où elle se trouve en ce moment, jusqu’au lieu où siègent les élus et l’Éternel, la multiplicité et la durée des épreuves sont telles, que son intelligence et sa prévision, quoique bien supérieures aux nôtres, ne sauraient ni les comprendre ni les apprécier. Vous vous abuseriez étrangement, Flavie, si vous vous flattiez que les épreuves ne commencent que quand la vie mortelle finit. Elles commencent en ce monde ; elles commencent dès qu’on y entre, et, si je ne me trompe, les pleurs que je vous vois verser m’avertissent que vous vous apercevez qu’elles sont déjà commencées pour vous ! Ah ! Flavie ! ces détours obscurs, ces souterrains escarpés et difficiles de la grande muraille, dont l’aspect vous a causé tant d’effroi, c’est encore un chemin facile et doux, si on le compare avec celui de la vie mortelle que vous entreprenez en ce moment. C’est ici, c’est dans ce monde qu’il faut surtout vous armer de courage pour triompher des peines, des douleurs et des séductions auxquelles vous pourrez être en butte. Zénobie, que vous avez vue hier si calme, si doucement heureuse ; Zénobie, dont le regard de paix et d’amour a tant charmé le vôtre ; Zénobie, qui jouit maintenant enfin du repos ; Zénobie... il faut bien que je vous le dise puisqu’elle me l’a ordonné, Zénobie n’a eu que des tourments sur la terre. Toujours trompée par le vain espoir de laisser éclater et de témoigner aux autres cet amour, cette charité expansive dont la force ne peut se développer sans dangers qu’au milieu d’un air plus pur et d’êtres sanctifiés, elle a trébuché d’erreur en erreur ; elle s’est précipitée d’infortune en infortune ; et cette âme d’une origine céleste, qui croyait traverser en volant au-dessus de toutes les misères de la vie pour regagner plus promptement son séjour natal, est tombée toute meurtrie dans les abîmes du monde. – Ah ! Zénobie ! Zénobie ! s’écria Flavie en essuyant le torrent de larmes qui coulait de ses yeux, que je voudrais la revoir ! que je me reproche amèrement l’espèce de légèreté avec laquelle j’ai envisagé ses traits !... Je ne la reverrai donc plus ? – Non, si ce n’est quand vous la rejoindrez. – Que Dieu me fasse donc la grâce de m’unir promptement à elle !... – Ah ! Flavie ! s’écria tout à coup Robert avec tendresse, vous êtes bien jeune encore... – Robert, vous m’aimez donc encore un peu ? »

Il lui donna sa main, qu’elle baisa.

Leur émotion était si forte que tous deux furent obligés de suspendre l’entretien pour étancher leurs larmes. Mais Flavie était impatiente de parler : « Dites-moi, demanda-t-elle, y a-t-il longtemps que Zénobie a cessé de vivre ? – Elle a quitté ce monde le jour où vous y êtes venue. » Et à peine avait-il prononcé ces paroles, qu’il fondit de nouveau en larmes.

Flavie resta comme pétrifiée. Mille idées éparses jusque-là dans sa tête se réunirent tout à coup et vinrent jeter une sinistre lumière dans son âme. Elle voulait faire des questions ; mais une crainte, une honte jusqu’alors inconnue, la retenaient malgré elle. Cependant, comme elle vit que les pleurs ne cessaient pas de couler sur les joues de Robert, le courage lui vint de faire cesser un entretien si douloureux pour lui et pour elle. « Robert, dit-elle en raffermissant sa voix et après avoir essuyé ses yeux, l’heure qui vient de s’écouler a produit sur moi l’effet d’un siècle d’expérience. J’ai perdu ma jeunesse ; et le malheur où je suis tombée sans m’en douter, m’avertit que la première épreuve que j’ai à subir sera sans doute la plus dure de ma vie. Ne pleurez plus, remettez-vous ; tenez, regardez là-bas du côté du couvent, j’aperçois quelques religieuses qui s’avancent vers nous. Hâtez-vous d’aller à leur rencontre, et priez-les de venir à mon secours, car désormais je ne puis accepter le vôtre. Zénobie me l’a dit là-bas ; vous prierez Dieu qu’il me soit favorable : je n’oublierai pas les paroles de celle qui m’a parlé comme une mère... Pour vous, Robert, recevez mon adieu, je vous respecte comme mon... » Elle ne put achever ; un sanglot étouffa sa voix. Elle se couvrit aussitôt la tête, et dès qu’elle se fut agenouillée pour adresser un prière fervente à Dieu, elle attendit dans cette attitude que les sœurs de Sainte-Claire vinssent l’en arracher pour la reconduire au couvent.

Cependant Robert s’était éloigné. Après avoir marché longtemps dans la plaine, en suivant des directions différentes, au bruit lointain d’une cloche, il s’arrêta tout à coup, et, en se retournant, il aperçut la flèche de l’église de Sainte-Claire. Alors tous les souvenirs qui se rattachaient à Flavie assaillirent son âme à la fois, et il lui fallut faire un nouvel effort sur lui-même, pour fuir et perdre de vue ce clocher.

Enfin, après plusieurs jours d’une marche incertaine, irrégulière, il s’approcha de la ville qu’il habitait ordinairement. Du haut d’une colline qui la dominait, et en revoyant ce lieu, théâtre de toutes les vicissitudes de sa vie, il se répétait à lui-même, en reculant toujours l’instant d’y rentrer : « Le véritable enfer, c’est le monde ! »

 

 

 

Étienne-Jean DELÉCLUZE,

Romans, contes et nouvelles, 1843.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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