La bague d’émeraude

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Pol DEMADE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’était vers l’heure crépusculaire d’une journée pluvieuse de septembre. La terre, assoiffée par les desséchantes semaines d’un long mois torride, s’était enivrée depuis le matin des larges ondées annonciatrices de l’automne – et, dans la calme atmosphère de cette fin de jour, flottait, telle une vapeur d’ivresse, la gaze légère d’un premier brouillard.

Sept heures allaient sonner et cependant, quoique ce fût encore la saison des très longs après-midi, le jardin, devant la véranda close par la fraîcheur, se ternissait d’ombres et le vert pâle de la pelouse tournait au vert sombre.

Deux hommes, le visage contre les glaces, silencieusement, regardaient cette scène muette, ou autre chose, car leurs yeux paraissaient plutôt tournés intérieurement vers leurs propres pensées, que vers le spectacle de la nature.

Pourtant l’un d’eux prononça ces paroles, désignant de la main un coin du jardin :

– J’aime beaucoup ces glaïeuls pourpres, là-bas. On croirait voir les fastueux yatagans de quelque corps de janissaires retour d’un massacre et brandis tout empourprés d’une fraîche ruée en la chair et le sang...

– Oui... vraiment.., ils sont beaux, fut-il répondu, et je n’avais jamais goûté leur beauté autant que ce soir.

Et celui qui avait prononcé cette parole entrouvrit la haute porte vitrée, pour mieux jouir de la vue de ces belles fleurs aux hampes de pourpre.

Un peu d’air entra dans la véranda, un peu d’air humide tout chargé du parfum discret des verveines et des résédas.

– Comme c’est bon le soir !

Les deux hommes redevinrent silencieux. Sept heures sonnèrent.

– Nos hôtes sont en retard, confrère, prononça le maître du logis, les yeux sur le cadran.

– C’est étonnant. Le lendemain d’un congrès...

Un coup de sonnette hacha les commentaires probables.

– Ce sont eux !

Et l’instant d’après, la demeure du docteur Mauvers, habituellement d’une tranquillité claustrale, s’emplit du va-et-vient de la vie, du bruit des pas, de l’éclat des paroles.

La veille s’était clôturé, par le traditionnel banquet et des toasts innombrables, le congrès de psychiatrie, et le maître de céans recueillait, ce soir, sous son toit, familièrement, quelques-uns de ces savants étrangers, las de ces cinq jours de parades scientifiques, mais charmés de notre hospitalité.

Ce fut une soirée aimable. On ne s’imagine pas la belle gaieté dont sont capables, à l’occasion, les remueurs de pensées, les intellectuels au front ridé, les savants les plus austères. Je ne connais, pour ma part, de plus joyeux et de plus exubérants commensaux que les médecins. La profession n’est pas d’une gaieté folle, et justement, à cause de cette gravité, le médecin, ce témoin de la douleur, est contraint de thésauriser tous les rayons de son sourire, toutes les sonorités de sa joie. C’est de cette réserve, insoupçonnée du profane, qu’il tire de quoi faire flamber les cinq ou six feux d’artifice qu’il allume, chaque année, devant une douzaine d’intimes au plus.

La conversation s’éparpilla sur les objets les plus divers et les plus éloignés des préoccupations ordinaires des dîneurs. On raconta des anecdotes, on répéta des bons mots. La plupart avaient beaucoup voyagé ; à eux douze, ils avaient visité l’univers presque tout entier : des équipées de voyage, des observations pittoresques sur les mœurs égayèrent le repas. La causerie s’attarda longtemps sur la littérature. (J’ai remarqué chez plusieurs médecins un penchant très vif pour la poésie.)

Le professeur Mérédith (de Vienne) avait beaucoup connu Nietzsche, le philosophe à la dernière mode parmi les snobs. Il raconta l’histoire de ce détraqué illustre, dont les fantasmagories les plus délirantes et les aberrations cérébrales, inutilement traitées par les douches, s’étalent aujourd’hui prétentieusement dans trente-six revues, où elles sont cotées plus haut que les pensées de Goethe.

C’était un beau thème à variations que l’engouement de certain public pour ces insanités. Les psychiatres attablés s’en donnèrent à cœur joie. Mauvers ayant déclaré que la badauderie moderne était énorme, un adjectif de Flaubert dont il usait et abusait, ce fut à qui entasserait les exemples et les preuves, tant et si bien que Tyrell (de Nancy) en oublia les tomates farcies, plat qu’il assurait préférer à toute l’école de la Salpêtrière.

C’est vers ce moment du dîner que le sceptique Détermes, à je ne sais quel tournant de la causerie, rencontra la faillite de la science, un sujet qui le mettait généralement en verve.

Le thème était vaste comme la mer. Tous les causeurs appareillèrent joyeusement vers ces grandes eaux, mais les caprices de la conversation, plus mobiles que les vents, les ramenèrent débandés aux mouillages de la côte. On parlait maintenant par petits groupes de deux ou trois, avec une animation qui plaisait au silencieux Mauvers et lui permettait de se mêler de parole, et de loin en loin seulement, au groupe d’où partaient, en mots sonores, les pensées les plus extraordinaires. C’est en errant ainsi, au travers des propos de table, qu’il remarqua Détermes et Mérédith commençant de se raconter une histoire, dont le seul début lui parut, tout de suite, digne de l’attention générale.

Mauvers heurta, de la lame de son couteau, le cristal de son verre et Détermes prononça, dans le silence, sur un ton nuancé d’ironie :

– Monsieur le professeur Mérédith va vous conter un fait authentique, observé par lui, et qu’il considère comme une preuve inédite de l’immortalité de l’âme.

– Pardon, mon cher confrère, parla le savant viennois. J’ai dit : soupçon, indice.

Le professeur Mérédith n’avait rien de l’ascète, non plus que du prédicateur de morale. C’était un homme robuste, d’estomac magnifique, à en croire la renommée, et puissant à boire. Il dépassait, de près d’une tête, tous les commensaux de Mauvers. Son visage rabelaisien entièrement rasé, sauf le collier à la vieille mode formant cadre sous le menton et les joues, s’épanouissait comme une fleur colorée de belle santé. Il apparaissait presque jeune, malgré ses cinquante ans de suractivité intellectuelle, des années qui comptent double ; il était de charpente solide, fait d’os et de muscles, et allégé, grâce à une sage hygiène, de l’alourdissante corpulence des sédentaires. Il donnait l’impression de la vie et, sans ses grandes manières et l’habitude qu’on lui savait de la plus haute société, on l’eût pris pour quelque solide campagnard. Le personnage s’imposait intellectuellement et physiquement. On l’écouta avec une extrême attention.

– D’abord, Messieurs, commença Mérédith, voici le témoin. C’est de rigueur, en histoire comme en science.

Et il étendit la main gauche, au-dessus de la table, bien sous le regard des convives :

– C’est cette émeraude.

Tous les regards se portèrent vers la pierre précieuse, une magnifique émeraude orientale, de l’espèce dite néroniane, qui ornait le chaton d’une bague.

– J’ai vu cette bague, pour la première fois, au doigt du marquis de Vetseri, le 5 juin 1888. Les Vetseri, d’origine vénitienne, habitaient Vienne depuis deux siècles. Cette pierre avait été rapportée jadis par des marchands indiens, à ce que me dit le marquis, qui se mourait lentement d’un irréparable cancer du pylore. C’était un bijou de famille et le marquis, mon malade, le dernier de la branche, le portait avec un respect presque religieux.

» Cette émeraude produisait, sur la main cireuse de M. de Vetseri, un effet extraordinaire, et mes yeux, plusieurs fois, s’étaient arrêtés sur elle, tandis que j’étais attentif au battement de l’artère radiale. Ce devint, au bout de quelques mois, comme une fascination : chaque fois que j’entrais dans la chambre du malade, je me sentais tiré par le regard vers cette émeraude. Il nous arriva même d’en causer plusieurs fois.

» Le marquis, homme très érudit, me dit, un jour que je fixais sa main dont la coloration avait passé, en l’espace d’une année, de la pâleur de la cire à la teinte de l’ambre, et s’était comme harmonisée avec le feu verdâtre du bijou :

» – Saviez-vous, Monsieur le professeur, que l’émeraude passait jadis pour l’emblème de l’espérance, de la joie et de l’abondance, et qu’une pierre de cette sorte ornait le chaton du fameux anneau de Polycrate, roi de Samos ?

» Et comme j’écoutais sans répondre, il poursuivait :

» – Ah ! elle ne démentit pas sa belle renommée, au doigt de Polycrate ! Ce roi fut toute sa vie le favori de la fortune. La chance était si tenace que l’anneau ayant été jeté à la mer par manière de défi, on le retrouva le lendemain dans le ventre d’un poisson figurant au menu royal. On raconte que l’anneau, considéré comme un talisman, prit place au trésor des rois de Samos, dans le temple de la Concorde. Mon émeraude ne me fut jamais aussi propice, hélas !

» – Qui sait, répondis-je timidement. Les médecins mozarabes affirmaient que l’émeraude adoucissait les souffrances.

» J’eus l’idée, le jour même, de modifier quelque peu le traitement et, fut-ce suggestion ou réalité, mon malade accusa un notable soulagement.

» Quand je le vis, la semaine suivante, il me dit, en souriant :

» – Monsieur le professeur, vos confrères mozarabes disaient vrai. La bague commence à me porter bonheur..., mais c’est trop tard.

» Je voulus objecter.

» – Non, fit le marquis, je sais que c’est trop tard pour moi, mais non pour vous. Aussi ai-je résolu de vous faire don de cette bague, afin qu’elle achève à votre profit, quand je ne serai plus là, sa grande œuvre. Vous jouirez de la chance... Peut-être en avez-vous autant besoin que moi, sinon pour vous, du moins pour tout ce pauvre monde que nous sommes et auquel vous vous efforcez de porter l’espérance... Tout est réglé, j’ai donné des ordres : cette bague doit vous être remise le lendemain de mes funérailles.

» Je remerciai, tout en m’élevant contre le pessimisme du marquis qui parlait de la mort comme d’une personne qui est déjà dans l’antichambre et demande d’entrer...

» M. de Vetseri mourut la nuit de ce même jour d’une hémorragie foudroyante.

– Et l’immortalité de l’âme ? interrogea Détermes, pendant que Mérédith vidait une flûte de champagne.

– J’y arrive, poursuivait le narrateur, au milieu d’un silence, de minute en minute plus recueilli.

» Le lendemain des funérailles, le 15 décembre 1890, à 2 heures de l’après-midi, tandis que j’achevais de déjeuner, mon domestique vint m’annoncer qu’un jeune homme, dont il me remettait la carte, demandait à me voir pour affaire urgente. (J’insiste sur ces détails d’apparence minime, mais dont vous apprécierez tout à l’heure la réelle importance.)

» Ce jeune homme, d’une correction parfaite, se présenta chez moi comme appartenant à la famille du défunt marquis de Vetseri. Il me demandait la permission de m’offrir, en exécution des dernières volontés de son parent, et en reconnaissance de mes bons offices, un souvenir qui m’avait été destiné depuis longtemps, affirmait-il. Son valet de pied fut introduit. Je fus un peu surpris par la dimension assez considérable du coffret déposé devant moi, mais je ne manifestai aucun étonnement. La visite, au cours de laquelle je crus deviner une certaine gêne, que j’attribuai aux circonstances du deuil, fut très courte. Demeuré seul, j’ouvris l’écrin. Ce n’était pas l’émeraude dont le marquis m’avait fait la promesse, mais une fort belle coupe d’onyx ancien, du travail le plus merveilleux et le plus rare... et que je me ferai un plaisir de montrer, à ceux d’entre vous qui me feront l’honneur de venir me voir à Vienne...

– Et la bague ? demandèrent à la fois Mauvers et Tyrell.

– Cette histoire vous intrigue, dit Mérédith, mais je fus certainement plus intrigué que vous tous, à la réception inattendue de la coupe d’onyx... À vrai dire, je ne me crus pas frustré. Le vase est d’un prix inestimable, au jugement des connaisseurs. Je me perdis cependant en conjectures sur cette substitution, que je ne savais à qui attribuer, au défunt ou à ses héritiers. J’y pensai tout le reste de la journée et la préoccupation de cette énigme m’accompagna jusque dans mon repos. Mes yeux se reportaient incessamment et comme invinciblement vers la coupe déposée sur une table, au milieu de ma chambre, et sur laquelle la frêle lumière de ma veilleuse venait se refléter doucement, comme la lune sur l’eau dormante d’une flaque d’eau. C’est en vain que j’essayai de dormir, je demeurai hypnotisé, la tête sur l’oreiller, dans la direction de la coupe.

» Dans le silence de la nuit, je me souvins du mot à mot de la promesse du marquis et je me la répétai à voix basse. Il avait dit : Cette bague doit vous être remise le lendemain de mes funérailles. Cette phrase m’apparaissait maintenant avec la netteté et le tranchant d’une lame d’acier, elle sortait de ses lèvres, claire et étincelante, comme une épée neuve de sa gaine et venait s’enter dans mon cerveau et le supplicier.

» J’étais dans cette pénible situation depuis deux ou trois heures quand j’entendis, ou plutôt je crus entendre, un bruit très léger, comme d’une planche qu’on frôlerait avec précaution, à la porte de ma chambre. Je ne suis point peureux, mais le bruit me parut tellement insolite, que je m’assis dans mon lit pour écouter. Plus rien. Cela dura bien cinq longues minutes et j’allais me recoucher satisfait de cet examen négatif, lorsque le même bruit de frôlement se répéta plus loin, contre la muraille extérieure de ma chambre. Cette fois, je me levai et mit l’oreille à la serrure de la porte, que je ferme, selon ma coutume, minutieusement, chaque soir. Le bruit, que je ne peux comparer plus exactement qu’au passage lent d’un linge sur une surface plane, se fit entendre à nouveau, mais cette fois au-dessus du plafond. C’était comme si on palpait successivement toutes les parois extérieures de ma chambre avec un linge sec et fin. Je me tâtai le pouls, je mis la main sur mon cœur, me demandant si j’étais bien éveillé et si je n’étais point le jouet d’une hallucination morbide. Je dus bien me convaincre que j’étais absolument sain de corps, sinon d’esprit. Je pris en main la coupe, que je retournai en tout sens, je rallumai une veilleuse nouvelle, je me bassinai les tempes d’eau fraîche aromatisée de lavande, je m’assurai de la présence de mon revolver à proximité de ma main et je revins m’étendre sur mon lit. J’allais ramener le drap sur ma poitrine, résigné à l’insomnie comme au sommeil, lorsqu’un nouveau bruit : celui d’une lamelle de verre qui tombe et se casse, se fit entendre distinctement du côté de la croisée. Je ne fis qu’un bond et me trouvai revolver au poing, prêt à toute éventualité, devant la fenêtre de ma chambre. Le silence le plus complet régnait maintenant. Sur l’appui de la fenêtre, je remarquai quelques éclats de verre : une des cent pièces du vitrail qui ornait le châssis de ma chambre, sous l’action d’une cause des plus naturelles, selon toute apparence, s’était détachée de son armature de plomb et était venue s’écraser sur le marbre de l’appui. J’ouvris la fenêtre avec précaution. L’air au dehors était d’une sérénité parfaite et un grand silence de tombe immobilisait tout ce qui m’entourait. La lune baignait de sa tranquille clarté toute la muraille de ma demeure : rien de suspect n’apparaissait aux portes et aux fenêtres bien closes. Je refermai la croisée. Au moment où je me retournai pour reprendre le chemin de mon lit, je demeurai médusé, les yeux sur la coupe d’onyx ; la sueur me coulait des tempes ; je me sentais la chair de poule, je tremblais comme un arbre d’automne au vent du nord : la bague d’émeraude était là, qui jetait des feux verts au centre de la coupe d’onyx...

Les dîneurs regardaient Mérédith fixement. Au front du conteur, perlaient mille gouttelettes de sueur, contre lesquelles venaient se refléter, en se divisant, la lumière des bougies allumées. Personne n’eut la tentation de rompre le silence que le médecin mettait à cet endroit de son récit, comme un long point d’orgue.

– C’était bien l’émeraude du marquis de Vetseri, aucun doute n’était possible, je tournai autour de la table détaillant la bague du regard, j’approchai la veilleuse allumée de la pierre dont les feux semblèrent s’exaspérer ; enfin, je portai la main sur le précieux bijou. Sa présence n’était pas un trompe-l’œil, une chimère de mon imagination, je me passai la bague au doigt, puis je l’enlevai et l’interposant entre mes yeux et la flamme de la veilleuse, je regardai à travers l’émeraude. (Suétone relate en ses histoires que Néron avait coutume de regarder à travers son émeraude les jeux des gladiateurs.) Enfin, je me passai la bague au doigt et j’allai me recoucher. Je n’ai jamais aspiré au matin autant que cette nuit-là. Je craignais que la présence de la lumière du soleil ne dissipât, tel un brouillard, ce cadeau de l’ombre, cette munificence des ténèbres.

» Quand je me réveillai, j’avais au doigt, bien réellement, l’authentique bague d’émeraude.

» Je n’osai communiquer, à personne de mon entourage, mon aventure de la nuit. Je mis l’objet de ma constante pensée en lieu sûr et j’attendis, persuadé que quelque lueur viendrait éclairer un peu ce mystère.

» Le lendemain, tous les journaux de Vienne publièrent, avec d’insignifiantes variantes, ce fait divers, lequel, loin de m’apporter de la lumière, épaississait encore cette ténébreuse affaire.

» On lisait à peu près ceci :

 

Une disparition extraordinaire – M. Wolf-Bernhart, joaillier de la cour, bien connu de cette ville, a été victime, dans la nuit du 15 au 16 décembre, d’un vol sans précédent, croyons-nous. Une bague d’émeraude ancienne, d’un très grand prix, qui lui avait été confiée, pour réparation, par la famille de feu M. le marquis de Vetseri, et que le joaillier avait déposée précieusement dans sa chambre à coucher, a disparu. Les fenêtres grillagées de l’appartement et l’unique porte étaient cependant soigneusement fermées ; elles l’étaient du reste encore au moment où M. Wolf-Bernhart, qui s’apprêtait à descendre, s’est aperçu de la disparition du précieux bijou. Seule une vitre, qui n’offrait guère qu’une surface de quelques centimètres carrés et qui se trouvait située tout en haut vers le plafond, a été trouvée brisée. Le propriétaire n’a rien entendu. On se perd en conjectures sur ce vol étrange. Une information judiciaire est ouverte.

 

» Cet incident me jeta, comme bien vous pensez, dans la plus cruelle perplexité. Ma situation de détenteur de la bague qu’on disait volée – et volée la nuit même où je l’avais trouvée, dans la coupe d’onyx, sur la table de ma chambre à moi –, m’inquiétait. Je résolus pourtant de me tenir coi et d’attendre les évènements dans mon coin. Plusieurs jours se passèrent, les journaux demeurèrent muets sur l’affaire de la bague. Je me demandais lequel de nous deux, de M. Wolf-Bernhart ou de moi, était le jouet de ce que Edgar Poe eût appelé l’ange du bizarre. J’eus plusieurs fois la velléité d’aller trouver le joaillier ou les héritiers du marquis. Je reculai toujours : le sujet étant d’une invraisemblance tellement formidable qu’il me paraissait défier toute conversation un peu sérieuse, et je n’en dis pas un seul mot à âme qui vive. Les choses en étaient là, lorsque je reçus un pli aux armes du marquis de Vetseri. Je cite textuellement, car ces mots ne sortiront jamais de ma mémoire.

» C’était un billet de la propre main du défunt marquis. Je lus :

 

Je lègue à M. le professeur Mérédith, mon médecin, en témoignage de sympathie et en souvenir de ses bons soins, ma bague d’émeraude. Ma volonté formelle est qu’elle lui soit portée et remise en ses propres mains, le lendemain de mes obsèques.

(Signé) JEAN, MARQUIS DE VETSERI.

 

» En marge, une main étrangère avait ajouté ces deux lignes :

 

Monsieur le Docteur rentrera en possession de cette pièce aussitôt que le permettra la solution de l’affaire Wolf-Bernhart.

 

» Et je n’ai jamais plus entendu parler, ni de l’affaire Wolf-Bernhart, ni des neveux du marquis, lesquels, à ce qu’on m’a dit depuis, emportèrent en Italie l’héritage considérable de la vieille famille des Vetseri, éteinte en son dernier rejeton en ligne directe.

– Et vous portez la bague ? constata Mauvers en une phrase interrogative.

– Je ne vois toujours pas la preuve de l’immortalité de l’âme ? demanda sournoisement Tyrell.

Mérédith poursuivit avec une conviction inébranlable, qui troubla jusqu’au fond de l’âme quelques-uns de ces dîneurs sceptiques.

– Et moi bien ! Je suis convaincu (et le conteur regarda à la ronde, autour de lui, comme s’il voulait enfoncer du regard sa pensée dans l’âme de chacun des convives) – et il n’y a pas d’autre hypothèse possible, ni raisonnable – je suis convaincu que c’est M. le marquis de Vetseri, en personne, qui a enlevé la bague d’émeraude confiée au joaillier par ses indociles héritiers et qui est venu la déposer chez moi, la même nuit, dans la coupe d’onyx. « Les murs et les portes étant brumes pour les fantômes », comme l’a dit votre poète français, le marquis n’aurait pas eu grand-peine à suivre son dessein et à réaliser sa dernière volonté, mais il y avait la bague d’émeraude.

» J’ai posé l’objection, l’autre jour, à notre confrère anglais, le célèbre docteur Crookes. Celui-ci m’a répondu que la vitre cassée expliquait tout. Le fantôme du marquis a passé comme il a voulu, la bague a trouvé une issue par la vitre ouverte.

» Je déclare, conclut Mérédith, en tendant sa main, qui tremblait très légèrement, vers sa flûte de champagne, que si les morts sont capables de réaliser de tels énergiques vouloirs, c’est que l’âme est immortelle et qu’elle nous survit.

– À l’immortalité de l’âme ! dit Tyrell, en levant son verre.

Et ils levèrent tous leurs verres, les croyants comme les sceptiques, et vidèrent, jusqu’au fond, leurs flûtes pleines de champagne, ce vin d’or et de lumière, à l’âme immortelle.

 

 

Pol DEMADE, Contes inquiets, 1898.

 

Recueilli dans Histoires d’objets maléfiques, 1975.

 

 

 

 

 

 

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