Kobus

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Eugène DEMOLDER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

REMBRANDT À L’ATELIER DE KRUL

 

Krul avait présenté Kobus à Rembrandt. Le maître ôta son béret, découvrant son grand front préoccupé ; puis il déposa sa canne à pommeau ciselé contre un chevalet.

– Je vais à Leyde, dit-il. Amsterdam me fatigue. J’ai besoin de revoir les bords du Rhin, de me promener en bateau sur mes vieilles ondes, de voir des arbres. Cela rafraîchit. Cela repose. C’est bon comme le sommeil.

– Oh, oui ! dit Krul. Tu es fatigué du quartier juif et du port !

– Non, répondit Rembrandt. Je suis excédé par les visites. Je veux un peu de solitude, un peu de liberté.

Mais Krul répliqua :

– Pourtant aucune ville ne vaut Amsterdam ! Voyons ! N’est-ce pas là qu’on établit les réputations ?

Rembrandt sourit tristement.

– Oui, s’écria Krul. C’est la ville des fêtes et des négoces ! Sais-tu ce qu’Érasme disait en songeant aux pilotis sur lesquels on l’a bâtie ? Ses habitants sont des oiseaux qui circulent sur des cimes d’arbres ! Voilà ce qu’il a dit ! Eh bien ! je t’assure, il y a dans cette oisellerie de superbes paons à déplumer, des faisans dorés, et de petites cailles roses ! Tout cela vaut bien la peine qu’on vive là-bas, dans ce concert ! Puis on parle de vous, on est vu, considéré, prisé, admiré. On vous montre, quand vous allez à la taverne prendre une tasse de chocolat ou un verre de scubac ! Oui-da ! Je compte m’installer bientôt près de la Kalverstraat, porter des beaux habits à la mode bourgeoise, et dégrafer leurs ceintures aux légères Siska, qui jettent sur les coqs du Dam leurs filets d’amour !

Rembrandt écouta à peine : il regardait Kobus. La physionomie ouverte et ingénue du garçon lui plut. Dans cette âme il chercha le rêve qui pousse vers l’art ; au fond des yeux du jeune homme, il voulut découvrir un de ces songes qui créent un artiste. Pendant que Krul pérorait, heureux de développer ses projets devant un peintre qu’il estimait à peu près son égal, malgré la manière noire, Rembrandt réfléchissait au passé de Kobus : d’où venait ce blondin, arraché à sa famille comme une fleur à peine entr’ouverte cueillie au jardin où elle a pris la sève ? Où avait-il déchiffré les premières lettres de la vocation ? À quelles destinées était-il réservé ? Front pur, prunelles tendres, chair vierge ! Voilà un être timide et doux, candide et en même temps volontaire et fort : la tête bien modelée, la ferme arête du nez, le menton accentué l’indiquaient.

Une sympathie saisit van Ryn pour le petit élève de Dordrecht ; il s’aperçut que Kobus le regardait à la dérobée avec une ferveur singulière : certes Rembrandt occupait une place choisie au cœur du jeune artiste : un fluide amatif le lui fit pressentir.

Mais Krul interrompant ses vantardises s’approcha de Rembrandt :

– Tu dois être fatigué du voyage. Repose-toi bien ici. Puis tu vas te rafraîchir, n’est-ce pas ? Je possède un excellent vin, des bords de la Moselle.

Rembrandt sourit.

– Oui, je sais qu’il faut boire ! Les mœurs n’ont pas changé.

Krul alla chercher le vin.

Pendant ce temps Rembrandt dit à Kobus :

– Alors, vous aimez bien à peindre ?

Barent leva les paupières : au fond de ses yeux clairs – de ces yeux de riverains des fleuves et de contemplateurs des plaines, où il est tombé tant de ciel ! – Rembrandt vit se lever comme un soleil de gloire, d’admiration et d’espoir.

– Oui, maître ! murmura Kobus.

– Il y a longtemps que vous a pris cet amour ?

– J’étais enfant.

– Que fait votre père ?

– Il est meunier.

Rembrandt sourit mélancoliquement :

– Meunier ? Mon père l’était aussi. Et d’où êtes-vous ?

– De Dordrecht, au bord de la Meuse.

– Moi, de Leyde, au bord du Rhin.

– Je le savais, maître !

– Et comment vous est venu le goût pour la peinture ?

Kobus raconta l’histoire de la Bible, celle de Jan Ketham. Puis il parla de son voyage à Leyde, et de Lucas Huyghensz.

– Lucas Huyghensz, interrompit Rembrandt. Dans ma jeunesse, j’ai vu souvent sa Résurrection des Morts, qui se trouvait à l’hôtel-de-ville.

– C’est ce tableau qui m’a révélé la peinture, dit Kobus.

Rembrandt écoutait charmé : un peu de ses anciennes années apparurent dans la vocation du jeune homme. Il sourit tendrement, comme s’il eût retrouvé un frère cadet, et pensa :

– Cet enfant va-t-il recommencer une vie pareille à la mienne ?

Il prenait plaisir à voir l’enthousiasme de Kobus, sa timidité, l’éclat de son œil bleu, où roula une larme, ses rougeurs, qui le coloraient comme s’il eût caché un jeune soleil dans sa poitrine.

Il se dit :

– Je voudrais voir en Titus, mon fils, qui est très bon et très doux, cette fièvre, cette poésie.

Mais Krul rentra apportant des flacons. Devant Rembrandt il posa une coupe chargée de cabochons et d’une forme royale.

Les regards de celui qui avait peint le Mariage de Samson brillèrent à l’apparition de cette orfèvrerie translucide, où le vin tomba avec un grouillement de bulles dorées. Il leva le verre, but une gorgée. Puis il fît compliment à son hôte sur la beauté du cristal et la saveur du breuvage.

– Je n’ai qu’une coupe pareille, déclara Krul. C’est un cadeau du duc Wolfgang de Bavière, dont j’ai fait le portrait. Je ne m’en sers jamais ; et je savais qu’elle te plairait, amateur de bijoux, mon cher Rembrandt !

– Oh ! les bijoux ! Tu n’oublies rien, toi ! Mon atelier, c’est un capharnaüm, une échoppe de juif, un bazar d’Orient ! Et je possède tant d’armes qu’on pourrait se croire chez un colonel de lansquenets ! Terrible manie ! ajouta lentement Rembrandt, fronçant les sourcils, où une préoccupation noire venait de se poser.

Mais il la chassa d’un geste ; puis il sourit à une nouvelle pensée : expliquer un peu de son âme et de son art à Kobus, qui lui plaisait de plus en plus, et auquel il voulait en échange de la confession qui l’avait ravi, donner aussi quelques bribes de son âme ; et il reprit :

– L’or dans la pénombre revêt à mes yeux une splendeur incomparable. Le grand soleil le fait vulgaire. Le demi-jour lui rend son éloquence magique. Ce doit être un rare spectacle de voir, sous une tente qui arrête et endort le soleil, danser une sultane chargée de colliers et d’anneaux ? Avez-vous remarqué dans les chambres hollandaises, avarement mais chaudement lumineuses, combien un bracelet donne une signification de noblesse, d’opulence ou de volupté au bras nu qui le porte ? Et les couronnes ? J’aime leurs saphirs et leurs rubis, qui s’éclairent pour moi de feux retrouvés : une royauté morte se rallume au fond de leurs eaux profondes, autour du cercle qui pesa jadis sur des fronts de tyrans et de magnats. Tout l’Orient m’apparaît grâce à un turban de cachemire orné d’une aigrette, grâce à la poignée damasquinée d’un sabre courbe. Oui, je chéris les bijoux. Je les ai souvent peints dans mes tableaux. J’en parais ma pauvre femme et suivais leurs reflets sur son doux visage.

Rembrandt secoua la tête, très ému, et demanda à Krul quelles étaient ses dernières œuvres.

Frantz Krul montra une étude d’après une jeune pêcheuse de crevettes. Riche en vermillon sur un fond de ciel marin, la bouche lippue, la joue frottée de blanc d’argent, la gaillarde luisante de santé portait un panier d’osier sous le bras : elle s’enlevait en pâtes lumineuses.

– L’air des dunes vibre là-dedans, dit Rembrandt.

– Oh ! répliqua Krul, que n’ai-je toujours à peindre d’aussi florissantes chairs ! Le sang riche, c’est le soleil des corps ! Il faut qu’il afflue sous la peau et qu’on le voie en une poitrine comme du vin rouge dans un flacon ! Voyez ! Ces joues ! Elles feraient l’orgueil d’un verger ! Ces lèvres sont mouillées, chaudes, goulues ! La gorge ? Du blé et des lys ! Les cheveux blonds et roux s’allument : ne dirait-on pas le cerveau en flammes de cette harengère, qui sait hisser les voiles au mât d’un bateau et pour laquelle plusieurs mâles se sont lardés de coups ?

Rembrandt sourit un peu de la fougue de Krul, tout en l’approuvant par des gestes de tête. Il prit sa coupe, qu’il leva encore, d’une main large, mais adroite et nerveuse, de graveur subtil ; puis clignant de l’œil il étudia un instant le pétillement de la liqueur et dit :

– À ta santé, Krul ! À votre santé, jeune Barent ! Que les succès vous viennent tôt comme ils me sont arrivés, dans ma jeunesse, lorsque j’ai quitté Leyde, et qu’ils vous suivent toujours !

Il but une seconde gorgée.

D’un air réfléchi il dit alors, craignant sans doute que Kobus n’eût pris pour de l’argent sans alliage les opinions de Krul :

– Certes, c’est une joie de faire jaillir des éclats sanguins de sa palette, des éclairs de chair rose. Ton tempérament t’y pousse au surplus. La nudité, tu la recherches triomphante et plantureuse. Ton idéal, c’est la Vénus ferme, qui naîtrait de l’écume de la mer du Nord et présiderait aux accouplements robustes des marins et des pêcheurs. Tu aimes aussi à immortaliser les buveurs en ribote, les banquets chamarrés, les habits de fêtes à écharpes orangées. Mais ne penses-tu pas, Krul, que la chair pauvre recèle aussi une grande beauté ? Elle est autre. Je te le jure, lorsqu’une mendiante fiévreuse et tremblante se déshabille dans mon atelier, j’éprouve un émoi artistique aussi grand que si c’était Hélène ou Cléopâtre. Je lis dans le grimoire de ses chairs efflanquées, de son ventre usé, de ses seins vides, de ses jambes maigres, la chronique de sa vie douloureuse, sa résignation aux basses besognes et aux assauts des gueux, ses maternités épuisantes : je vois toute la tristesse humaine, qui est immense, résumée dans cette échine lasse et ces flancs vannés. Je m’applique tendrement, avec toute la compassion qui m’étreint, à interpréter les sombres lassitudes de ces muscles, les traces des vêtements, des fardeaux et des maladies, qui laissent sur le corps des marques d’affliction comme les larmes sur le visage. Je rends le ton pâle et jaune de la peau, avec les rousseurs qui lui plaquent des tons navrés d’automne, avec les plis traçant des courbes molles au ventre. Et n’est-ce pas aussi la vie ? N’y a-t-il que joie ? À côté d’une pivoine qui s’épanouit, n’y a-t-il pas celle qui se dessèche et perd ses pétales ? Et la mourante, au milieu de l’agonie ridée de ses couleurs, n’accomplit-elle pas une fonction aussi profonde dans l’harmonie des choses ?

Rembrandt se tut. Krul l’avait écouté sans mot dire, un peu dérouté. Kobus plongeait en une extase : la voix de Rembrandt le faisait frissonner, et des envies le prirent de se jeter aux pieds du maître ; l’enseignement tombait en pluie d’or dans son âme neuve et vierge.

Mais le graveur lançant un regard à l’élève immobile devant un chevalet se reprit à parler. D’après lui, la peinture devait être spirituelle. En tout, que chante l’âme, et tout en possède : les arbres, les plantes, et même les étoffes, une bague, un glaive. Que l’artiste révèle cette âme en faisant jaillir d’une épée le cri d’un éclair, en allumant de lueurs les charmes d’une rose, en caressant les beaux tissus où se cache parfois l’adieu mordoré du couchant. Qu’il découvre cette vie cachée des choses : en vidant un verre à forme de tulipe, qu’il songe que ce verre a emprunté son calice à la fleur parce qu’elle est destinée à boire du soleil ! Voilà les intimités secrètes de la matière, les correspondances mystérieuses des fibres et des formes. Qui ne les met en valeur peint de façon vulgaire. D’un bœuf écorché pendu par les jarrets, des artistes n’extrairont qu’un morceau de viande. « Je vis hier à Zaandam un bœuf exposé, le ventre vide. Il m’enchanta par la majestueuse sonorité de ses tons. Si j’avais eu le temps de peindre, j’eusse fait sentir en ce cadavre les derniers tressaillements de la chair mise à nu, ainsi que la colère et l’énergie qui dirigeaient l’animal vivant : on peut révéler ces forces parmi les côtes solides comme des cercles de cuirasse, dans la vaillance des reins ouverts, dans la brutalité guerrière des pourpres coupant les graisses. J’eusse pris plaisir à célébrer les dépouilles du roi des prairies, et à faire vibrer un sentiment de lutte et de vigueur dans le butin de la mort ! »

Rembrandt se leva inquiet, et marcha dans l’atelier ; d’habitude taciturne il était devenu tout à coup loquace. Il ouvrit la fenêtre :

– Pour mieux voir le paysage.

Puis il alla vers Kobus :

– Que faites-vous ?

Le jeune peintre se rejeta un peu en arrière et balbutia :

– Voilà ! Voyez !

C’était une étude d’après un philologue haarlémois, qui chaque jour posait pour son portrait. Kobus venait de rectifier quelques touches dans le fond, sur lequel se modelait, au dessus d’une fraise blanche, la figure pensive à l’œil noir du savant.

Rembrandt se déclara satisfait.

– Bonne étude !

Il prit la palette et les pinceaux du jeune homme, en souriant.

– Vous permettez ? Et toi aussi, Krul ?... La peinture me tente, comme le serpent tenta Ève. Et je ne résiste pas. Tenez, Barent, je devine très bien la physionomie de ce savant, mais pour le rendre plus pensif, posez des lumières ici, au coin de l’œil, ici, à la tempe. Là vous chaufferez une ombre : c’est trop cru. Moi, je vois toujours les figures éclairées par un reflet. Le soleil a plus de lumière que la pulpe des chairs. Pour que celle-ci exhale la lueur, il faut baisser d’un cran la lampe du monde !... N’est-ce pas, Krul ? La lutte ne serait pas égale !

– Évidemment, répondit le portraitiste.

Rembrandt mêlait les couleurs, lestement préparait des bruns, des jaunes, des roses, allumait la toile, faisait luire les prunelles : pour modeler des boucles de cheveux, il se servit du manche du pinceau, et allégea des empâtements. Il parlait du portrait. Deux choses subtiles planent devant le masque humain : le regard et le sourire, – effluves impalpables, émanations psychiques, fumées de l’âme. Il faut les attraper au vol et les harmoniser. Dans les yeux d’un modèle il est nécessaire qu’on puisse voir la pensée, comme les cailloux blancs au fond d’un puits clair.

– En effet, interrompit Krul, tes portraits dans leur pénombre sont comme les fantômes de l’âme. Tu idéalises tes personnages. Je ne les pare que de la vie du sang.

– Frantz Krul, tu es un maître, répondit doucement Rembrandt en déposant la palette. Et jamais les dons picturaux ne se sont plus généreusement signalés qu’en toi. Tu cherches aussi d’ailleurs à pénétrer la psychologie, – mais tu suis un chemin de plein air et de couleur vive, tandis que je m’égare dans les caves de mes soleils ténébreux. Tu es la joie, et je suis, hélas ! plus mélancolique ! En tous cas j’aurai vécu une vie endiablée d’alchimiste cherchant l’or au fond d’un sombre laboratoire. Oui, Kobus Barent, j’aurai travaillé plus qu’un damné, depuis le jour où je l’ai entrevue dans le moulin de mon père, une chaude après-midi d’octobre, renvoyée par les vieux murs sur le visage des meuniers, cette lumière qui éclairait si magnifiquement leurs physionomies ! Malgré mes sueurs je ne l’ai pas retrouvée telle qu’elle m’est apparue !

Rembrandt eut un geste de désespoir, qui étonna et navra Kobus.

Il s’en aperçut :

– Mais ne soyez pas découragé pour cela, vous qui êtes jeune, et dont le regard contient tant d’espérance !

Pourtant, les pommettes rouges, le regard enfiévré, le grand peintre exposa les difficultés d’interpréter des sentiments avec des poussières trempées d’huile. Comment à l’aide d’un peu de pâte blanche, brune, rouge, exprimer la compassion du bon Samaritain, la joie d’une fiancée que l’on coiffe dans l’attente de son amant, l’envolée mystique de l’ange Raphaël quittant Tobie, l’air inspiré d’un saint Mathieu, la douleur de la Vierge au pied de la croix ? N’est-ce pas qu’à la pâte on mêle des morceaux de son cœur arrachés dans un martyre ? L’inspiration est d’ambroisie et de fiel. Et d’où vient-elle ?

– Je rêvais, dit Rembrandt, d’un tableau représentant les disciples d’Emmaüs. Depuis longtemps m’obsédait ce récit de l’Évangile. J’avais tenté de le peindre, mais je ne parvenais pas à le représenter à mon entière satisfaction. Il y a cinq ans, par un jour d’automne, je me trouvais dans une vieille auberge aux environs d’Amsterdam. Le soir tombait, et par une haute fenêtre, une lueur jaune dans laquelle on pressentait la nuit éclairait les murs de la salle et frôlait une petite table entourée de trois chaises, et où étaient posées sur une nappe trop courte trois assiettes d’étain. J’étais sorti de chez moi après un travail prolongé, et la campagne avait versé à mon cerveau brûlant sa grande poésie. Je me reposais dans l’antique hôtellerie, quand trois hommes entrèrent, et sans rien dire allèrent s’asseoir à la petite table. Je n’ai jamais su qui ils étaient ; leur accent accusait des Flamands de Bruges. L’un d’eux, un être pâle et maigre, à la barbe d’un roux appâli – comme de l’or souffrant, – aux grands yeux vitreux de pauvre hère s’assit le dos au mur, me faisant face. Les deux autres, un vieux chenu, pêcheur hâlé de poil hirsute et blanc, et un petit homme trapu, portant sur de larges épaules une tête brune et carrée : un type de laboureur aux mains calleuses et au regard fixé sur le sol comme s’il y cherchait un sillon – se placèrent à ses côtés. Silencieusement ils firent le signe de la croix. Puis celui qui était malingre murmura un paternôtre, les regards au plafond, et des deux autres, l’un, le laboureur, joignit les mains et baissa la tête, et l’autre, le pêcheur, les poings sur le genou, le front incliné, regarda la prière tomber des lèvres de son compagnon. Soudain, d’un escalier proche, qui venait de la cave, sortit un jeune garçon qui portait un plat garni de poissons frits. À la vue des voyageurs priant, il s’arrêta, respectueux et saisi. À cet instant un charme opéra. Des larmes me montaient aux yeux. Je voyais en cette scène vespérale, devant la table pauvre, le Christ et les pèlerins d’Emmaüs. Celui qui priait, sans cesser l’oraison, prit un morceau de pain qui était à côté de sa manche, et le rompit. La farine entre ses doigts de vagabond contracta aussitôt des tons d’argent comme si elle sortait d’un tabernacle ! Le pauvre sire parut en proie à une tristesse surhumaine, son front s’auréola, un peu de ciel tomba sur son visage ; l’humble nappe devant lui fut comme celle d’un autel. Je me serais jeté à ses pieds, empoigné par son humilité radieuse, mais son regard m’arrêta – ah ! ce regard qui avait vu les parois du sépulcre et que le firmament n’avait pas encore totalement reconquis, au-dessus des lèvres violettes où s’effaçait la trace du dernier soupir ! Oui, je vis tout cela, en un instant, comme lorsqu’un éclair jaillit derrière un vitrail. Ce rêve fut d’un moment : car, la prière finie, les hommes tirèrent des couteaux de leurs poches et découpèrent les soles.

 

 

LA VENTE REMBRANDT

 

– Accompagnez-moi là-bas. C’est aujourd’hui qu’on expose les objets de Rembrandt.

– De Rembrandt ?

– Il est saisi par ses créanciers. Cet homme est imprudent. J’ai tenté bien des choses pour le sauver. Hélas ! les artistes ont des têtes de linottes !

Ils suivirent la Kalverstraat, et se trouvèrent vis-à-vis de l’auberge de la Couronne Impériale.

– Nous y voilà !

L’hôtellerie était installée dans une construction bâtie en 1560, qui avait servi d’orphelinat municipal. Une grosse couronne en pierre surmontait la porte ; deux grands écussons aux armes royales et deux bas-reliefs ronds représentant des Saints étaient sculptés au dessus de la façade, sous le pignon en triangle soutenu par des chimères. Des affiches placardées aux côtés de l’entrée se décollaient par suite des averses. Les gens mouillés et de méchante humeur stationnaient dans le haut corridor. Un va-et-vient bruissait à travers l’escalier.

Kobuset Pierrofotti montèrent à une vaste salle encombrée de meubles. Dès l’entrée Kobus fut frappé par l’aspect d’un élégant manteau en velours noir sur lequel paradait un collier de chaînons d’or. Tout près, un béret à barrette d’argent, orné d’une plume d’autruche – puis des soies de l’Inde alternant avec des peaux de lions et des dentelles de Bruges sur du brocart. Des tapis d’Orient pendaient aux murailles, retenus par des hallebardes. Un casque de géant occupait un coin d’ombre, et le sabre d’un Turc se balançait, attaché devant la fenêtre, à côté de turbans. Les lapidaires eussent trouvé des chatons, des ferronnières, des intailles, des colliers de perles. Il y avait des éventails, des épées à sveltes coquilles, encore attachées aux ceinturons de cuir, des bustes romains, des moulages sur nature, une Bible, un Flavius Josèphe. Une canne de jonc, enrichie d’un pommeau en métal repoussé, patiné et poli par la paume de la main, voisinait avec des bonnets hongrois, hérissés d’aigrettes.

Un lit, dont les pieds simulaient des chimères, présentait à sa tête Cupidon en ronde-bosse, sortant des rideaux de velours. Sur la table, près d’une presse en bois des îles, reposaient un surtout au cornet doublé de vermeil, des cafetières, deux lourds rafraîchissoirs. Un verre de Bohême, sous les vitres carrées, s’emplissait de lumière.

Au plafond très bas, se suspendaient des vêtements bizarres : une sorte d’habit de grand-prêtre, violet, des écharpes orientales, une robe de soie blanche brochée, d’autres ornées d’aiguillettes, un costume d’Indienne ; puis des arcs, des carquois, une harpe. On eût dit que les acteurs d’une féerie avaient laissé dans ces étranges coulisses leur parure hétéroclite.

Au milieu de ce capharnaüm, quelques tableaux de Rembrandt, des esquisses, des gravures du maître : malgré le demi-jour sinistre de la pièce, ils attiraient les regards par leur prestige surhumain, leur hallucinante pénombre. Certaines ébauches parurent à Kobus des bijoux écrasés dans une fusion d’ambre. Des gravures semblaient avoir gardé la réverbération d’un miracle ; on eût juré que les flambeaux de la Descente de croix ou de l’Ensevelissement du Christ avaient lui à leur création.

Le lugubre après-midi noyait cette exposition après faillite dans sa noirceur. Les fenêtres tamisaient d’avares clartés qui se tramaient au long des objets. Œil de lynx, une émeraude brillait dans les ténèbres d’un recoin, et les trames dorées de robes émergeaient de l’ombre.

Des bourgeois circulaient, s’arrêtaient devant un bouclier en fer, orné de figures par Quintin le Maréchal. Kobus reconnut des brocanteurs et des juifs. Ils soupesaient les bijoux d’une main caressante et crochue, le regard en éveil, soupçonneux. Ils dépréciaient tout. Un vieux dont une barbe sale soulignait la figure de bouc, grelottant sous son manteau graisseux, sentencia, de la voix implacable de l’usurier qui refuse un délai :

– J’ai quatre surtouts pareils dans mon magasin. Personne n’en veut !

Un autre, plus jeune, à l’œil torve, à la lèvre épaisse sous sa moustache d’un noir d’encre, baissa le front vers des épreuves d’eau-forte et ricana :

– Dessin d’enfant ! Je ne comprends pas cette réputation !

Un marchand bedonnant déplorait la situation de Rembrandt ; haussant les épaules il proféra d’une bouche en cul de poule :

– Que voulez-vous ? Il vit en concubinage avec Hendrickje, sa servante !

– Il lui a fait une fille ! dit le juif noiraud en riant. La petite Cornélia !

– Oui, ajouta le marchand, la pauvre petite ! On avait pourtant bien insisté pour que sa mère Hendrickje ne la fît pas avec Rembrandt ! Hendrickje, soupçonnée de coucher dans le lit de son maître, avait été en temps utile mandée devant le consistoire et privée de confession.

– En temps utile ? interrompit l’Israélite. Je crois bien, si je ne m’abuse, qu’il était trop tard.

– Elle portait déjà la marionnette dans le tiroir ! cria un rédacteur de la Gazette de Hollande.

On rit. Le gros marchand reprit :

– Les syndics avaient vendu le tout, en bloc, à un maître maçon, mais nous avons cru préférable de mettre la collection aux enchères.

Un artiste très en renom se promenait dans la salle. Il peignait d’habitude, à la manière romaine, des filles de Loth exhibant à leur père des cuisses de porcelaine rose, ou des Suzanne violentées par les académiques ardeurs de barbons au profil grec.

– Ce n’est pas absolument mauvais, dit-il avec indulgence. Mais voyez ! Quand il veut peindre moelleux, cela devient de la pourriture. Et c’est vulgaire et trivial ! Ces anges ? Des valets de ferme ! Quel dommage que cet homme n’ait pas travaillé autrement ! Il ne serait pas inscrit à la Chambre des Insolvables ! D’ailleurs il ne se respecte pas ! N’a-t-il pas posé pour un de ses élèves, pour Fabritius, et plusieurs fois : un jour, en bourreau ! !

Tandis que ce fat pérorait, un être muet s’était glissé, en robe déteinte, avec la ceinture d’une défroque arménienne et un turban. Sordide, il s’appuyait sur sa canne, et avait le dos voûté. Prenant l’allure hypocrite d’un vieux dévot de synagogue, il mouilla les soies d’un peu de salive, pour s’assurer de leur qualité. Il examinait scrupuleusement les bijoux, en murmurant, comme une prière :

– De l’or anglais ! De l’or français ! De l’or italien ! Il rencontra près de la porte l’Israélite à barbe de bouc. Ils se saluèrent, ne sachant que se dire, de crainte que l’un ne surprît les désirs de l’autre. Fermant à moitié les yeux pareils à ceux à la fois épiants et mornes des crocodiles, ils chuchotèrent :

– Pour le prix des tableaux, c’est dommage qu’il ne soit pas mort !

 

– Il n’y aurait pas assez de chanvre dans les corderies de l’Amirauté pour pendre ces canailles et ces sacripants ! se dit Kobus.

Brûlant de colère, il les eût chassés à coups de trique : une saine révolte fermentait en lui.

Le spectacle de Rembrandt livré aux brocanteurs l’avait d’abord anéanti ; toutes les fibres de son être s’étaient contractées : la douleur, une sorte d’effroi l’avaient saisi ; les méchants propos lui rongeaient le cœur, comme s’il avait été livré vivant à des bêtes. Car Barent connaissait la vie de Rembrandt et ses relations avec Hendrickje : le dévouement de la servante pour le maître, la façon maternelle dont elle gérait le ménage et élevait son enfant, Cornélia, aussi bien que Titus, le fils de Rembrandt et de Saskia, l’épouse défunte.

Si Rembrandt tombait dans la banqueroute, c’était à cause de ces collections, et aussi (Maan l’avait annoncé !) parce qu’il refusait d’adopter le goût du jour : son originalité le terrassait.

Kobus souffrit atrocement de voir ces meubles offerts au public, – depuis le superbe lit nuptial où jadis Saskia s’était livrée dans sa douceur naïve et blonde, jusqu’aux bracelets et aux colliers qui avaient brillé dans les demi-jours où le maître plongeait les personnages de ses toiles, jusqu’aux ustensiles de la table, les hanaps, les assiettes blanches, les plats d’argent ou d’étain, qui avaient servi à des repas amicaux, pendant lesquels Rembrandt levait son verre de Bohême à la santé des convives !

Les tableaux et les gravures, le jeune peintre les contempla de toute l’ardeur de ses yeux. Elles lui rappelèrent la visite de Rembrandt à Haarlem, et les paroles alors prononcées. En cet instant, plus que jamais, il sentit leur vérité : devant lui, dans les cadres, c’était la vie faite couleur, des reflets d’âme, des mélancolies coulées aux ruissellements d’or, tout un génie tendre et familier, cordial et tourmenté, orgueilleux et amatif, qui jetait la flamme de ses angoisses, de ses fêtes, de ses amours !

Kobus, penché sur les œuvres, se releva frémissant.

Alors, au milieu de cette exhibition après faillite, de ce bazar qu’attendaient les enchères, au sein de cette foule qui suait le désir du lucre, une rédemption s’opéra, d’un coup. L’appel mystérieux, qui avait sonné dans les trompettes des anges de Lucas, à Leyde, chanta à nouveau dans l’âme de Kobus. La flamme d’art, vacillante au souffle énervant de Siska, se ralluma. Soudain Kobus retrouva cette extase frissonnante, naguères incompréhensible pour lui, cette ivresse, dans laquelle tous ses sens s’exaltaient, cette vie inconnue, jaillie des forces secrètes de sa nature et qui ne s’était pas tarie !

 

 

DERNIER JOUR À AMSTERDAM

 

Il continua sa marche, et fut dans une auberge de matelots, au Vygendam, non loin de la Bourse au Blé.

Il s’installa dans un coin. Sous les lampes fumeuses, des hommes étaient assis devant des plats de poissons. Hâlés, ils ouvraient des yeux gorgés de lumière saline, et gardant l’inquiétude des lames, que la proue doit couper. Ils penchaient au-dessus des mets leurs masques placides, et leurs bonnets de laine dont les couleurs avaient été mangées par le vent. Sous les tables se croisaient des bottes, de grands bas tricotés, des sabots ; les vêtements de cuir ou de toile goudronnée, trempés au large, exhalaient des relents de marée.

Avalant des tranches de turbots, ces gens parlaient de leurs pêches, à mots rares et brefs, comme s’ils continuaient à donner des ordres aux mousses. Ils disaient leur avis sur le nouveau banc de sable de l’île d’Urk, sur la dernière tempête, sur la barque échouée à Stavoren. Leurs mains gourdes, habiles à empoigner les gouvernails, faisaient des gestes gauches et lents : d’habitude, elles ne quittaient les amarres que pour montrer un phare ou l’entrée d’un chenal. Et les marins habitués au tangage ne paraissaient pas à l’aise sur les bancs immobiles de l’auberge.

Ils parlèrent d’un combat naval.

– J’y ai perdu le pouce, d’un coup de hache. Voyez ! dit l’un d’eux.

Il riait.

– Moi, j’ai été renversé par le vent d’un boulet, reprit un autre. Les boulets perforaient les voiles : elles claquaient comme des haillons !

Un vieux s’écria :

– Ah ! les gredins qui venaient d’Espagne ! Mais nous avons brûlé leurs navires ! Une de leurs frégates a sauté, comme jadis la poudrière à Delft !

Kobus écoutait mal à l’aise. Dès qu’un marin fixait sur lui son regard clair, il eût donné le fond de sa bourse afin de pouvoir se cacher. Près de ces vaillants qui affrontaient la mort sous les pavillons haletants des navires de guerre, il se sentait dégradé, rougissait. Ah ! la rude leçon de ces artisans des pêcheries au lâche amant de Siska, au vil batteur de cartes, au parasite de Roytema !

– Les gueules des canons n’ont pas de dents, dit un pêcheur, mais leurs crachats sont de salpêtre et de fer ! Inutile de s’essuyer !

Tous se mirent à rire, silencieusement.

Mais peu à peu Kobus se rassura. Il se chauffait aux effluves des braves poitrines de ses voisins. Il osa parler aux gens de mer, les questionner sur leurs voyages. L’un d’eux revenait d’Amérique.

– J’ai vu la Croix du Sud !

Il décrivit l’Océan Atlantique : doucement sa main suivait le mouvement des flots immenses.

Kobus était heureux que ses compagnons ne le méprisaient pas. Une confiance naquit en lui pour ces calmes navigateurs. Dans son exaltation, il aurait avoué son péché, certain de leurs paroles consolantes : ils avaient pensé beaucoup aux choses de la vie, ces solitaires ; leur compassion était large et profonde comme l’océan, éclairée comme les astres. Après le repas, Kobus quitta la taverne, réconforté cette fois par ce mâle contact d’âmes rudes et probes. Il sortit comme d’un bain de force et d’héroïsme : dans les paroles gutturales des marins avait soufflé sur son cœur un peu de la vaillance patriale.

Il regagna le marché de l’Ouest, où un graveur de ses amis lui donnait le logement. Les choses de la journée se bousculaient dans son cerveau : la vente de Rembrandt, le chant de l’orgue, lé souper avec les pêcheurs. Il regarda les étoiles en se disant :

– Je suis sauvé !

Tout à coup, sur le quai du Coninck Graft, un cortège déboucha, bruyant : il éclaira les environs comme une meule allumée dans un champ. Le cadran de la tour Jan Roden brilla, les pignons en escalier des maisons s’illuminèrent : les reflets y couraient comme des pensées sauvages sur un front. Au bord du canal, un instant, dans les ténèbres, la couleur des pavillons se ranima, le lourd dôme de l’église luthérienne, lui-même, vibra. Et tout ce décor rougi fut miré dans l’eau noire, entre les chalands amarrés.

C’était une compagnie de gardes civiques qui se rendaient à un banquet escortés de torches.

Ils s’avançaient précédés de leurs messagers, qui battaient le rappel sur de grands tambours de cuivre. Des porte-étendards déployaient les drapeaux pâles aux emblèmes d’or, qui frémissaient sous les fenêtres comme des flammes de bravoure.

Kobus s’approche. Il remarque la confiance sur les traits des citoyens armés ! Il songe que les temps tragiques sont passés où Guillaume le Taciturne a dit : « Mon Dieu, ayez pitié de mon âme ! Mon Dieu, ayez pitié de ce pauvre peuple ! » Depuis, la victoire a fanfaré au ciel des Pays-Bas. Mais les flottes luttent encore, et l’on devine les bourgeois toujours prêts aux combats.

En tête de la compagnie s’avancent un capitaine et un lieutenant, à l’ombre mouvante des bannières. Ils sont jeunes tous les deux. Le lieutenant porte un costume de velours noir et une écharpe de soie bleue. Le capitaine, sous une grande plume rose qui s’enroule autour du chapeau gris, a mis un casaquin dont la couleur participe de celle de l’orange et de celle du citron, et des bottes jaunes évasées en cuir mou. À l’éclat des lumières, il a l’air de plonger en une sorte de poussière d’or, à travers laquelle sourit sa figure maigre et décidée aux longs cheveux sombres. Il tient à la main une épée à la garde opulente. Derrière lui, les hommes agitent des lances, des hallebardes, déchargent des mousquets en signe de joie. Certains ont des casques et des cuirasses, qui étincellent. Leurs faces se chauffent à l’éclairage fantasque, qui fait rouler ses jeux de chrome et de pourpre jusqu’au toit des maisons, et donne à la rue des airs de fête ou d’incendie.

La milice chamarrée émut Kobus : c’était une nouvelle manifestation de cette patrie, dont il avait senti le cœur parmi les matelots.

Comme il regardait les dernières lueurs du cortège, un nom qui brillait depuis quelque temps au fond de sa poitrine vint à ses lèvres :

– Rembrandt !

Des lumières, aux accents plus sublimes que ceux de l’orgue, éclatent aux ciels tourmentés du maître ! Rembrandt représente des scènes où s’agitent les gens des plèbes, avec le sentiment de cordiale grandeur qui a enthousiasmé Kobus, dans la taverne ! Les toiles du peintre de Leyde brûlent de magie, d’héroïsme, étincellent de poudre d’or, jettent des flammes, comme la compagnie qui s’en va !

Rembrandt avait été le complice insoupçonné des émotions de Kobus : tout à coup le jeune artiste sentit la part de son rédempteur dans tout ce jour étrange.

Il poussa un profond soupir. Le ciel était calme et plein d’astres. La cité bruissait, sombre devant ses canaux. Au loin dans un local d’arquebusiers on chantait le Wilhelmus.

Kobus murmura encore d’une voix tremblante de ferveur :

– Rembrandt !

Ce mot était comme l’âme de toutes les choses.

 

 

LE RETOUR À LA MAISON NATALE

 

Kobus emprunta dix florins à son ami le graveur et partit pour Vrydam.

Le voyage parut long et triste.

Un soir il arriva à Dordrecht. La nuit tombait sur une Meuse blafarde. Les bateaux émergeaient de brumes, dont ils gardaient la morosité en leurs voiles. Les moulins disparaissaient dans une buée où l’agonie du jour disséminait quelques vagues rousseurs. Aux quais les maisons mouillées grisonnaient, les pignons rouges et bruns s’alignaient d’un air chagrin ; veillant sur le troupeau des toits frileux, la tour de l’église, humide et sombre, avait l’air de commémorer la mort du soleil.

– Dieu veuille que je trouve mon père moins dolent que le pays ! se dit Kobus.

Cependant rien n’aurait pu arrêter sa marche. Il serait revenu en se nourrissant de glands ! Il eût regagné son village à travers des flammes, à travers un champ de bataille criblé d’airain, à travers des plaines de fantômes gardées par le berger de feu !

Au fond, Dordrecht, malgré sa mélancolie battue de pluie, parut aussi brillante et douce que si elle avait été une ville d’or habitée par les anges.

Il sembla bon au débarquant de se trouver sur les quais : c’était un peu de son hameau qu’il pressentait. Puis il prit le chemin qui conduisait chez Balthazar Barent.

Le crépuscule s’accentua ; les marais, les tourbières noircissaient ; l’eau prit des tons de plomb. Une bise souffla : les noyers et les saules se plaignirent.

Déjà quelques flibots surgissaient au large, avec une grosse lanterne allumée au sommet des mâts. Un corbeau attardé coupa le brouillard.

Bientôt la nuit devint profonde.

Mais Kobus connaît la route ! Il la suivrait, un bandeau sur les yeux. Il sait les sentiers qui abrègent la traversée d’un pré, les places où il faut escalader une barrière, celles où l’on rencontre de petits ponts en planches : il trouverait jusqu’aux trous des haies, souvent traversés aux maraudes.

Près d’un hangar plongé dans les ténèbres, une odeur amère de bois coupé le saisit. C’était un chantier : jadis il venait voir les scieurs de long qui arrachent une pluie argentine aux arbres, et les élagueurs qui font voler des éclats d’écorces à coups de haches.

Plus loin le fleuve clapota plus fort. Kobus reconnut la crique où il se baignait l’été dans l’onde bleue avec des camarades : quand ils entraient au bain, il étudiait sur leurs ventres les reflets de l’eau, pareils à ceux d’une lanterne. Ainsi les souvenirs se levaient : ce qui craquait au ciel sombre, c’étaient les ormes, dont il avait souvent déniché les pinsons. Il reconnut un puits abandonné au crissement de la poulie en fer. À l’entrée de ce bocage, un midi, il avait rencontré Lisbeth : ils s’y étaient aimés, tandis qu’une fauvette de marais chantait près d’eux.

Tout à coup Kobus s’arrêta : la maison du passeur ! Là, avec sa lucarne ronde, grand écu d’or haussé sur la digue. Quelques pas plus loin se dresse le moulin du père Balthazar ! On pourrait l’apercevoir d’ici : Kobus essaya de percer de ses regards la muraille opaque de la ténèbre. Haletant il écoutait le bruit du vent, le roulement du fleuve. Une hésitation le cloua au sol :

– Ah ! que je suis malheureux ! cria-t-il dans la nuit.

Cependant il s’avança et frappa à l’huis du meunier.

– Entrez ! cria une voix cassée de vieillard, qui fit tressaillir Kobus jusqu’au fond de son être.

Il ouvrit, ému comme si, au seuil d’une destinée future, il avait poussé une porte, ne sachant si c’était l’entrée d’un paradis on d’un enfer !

Balthasar Barent assis à sa table lisait la Bible à la clarté d’une lampe. Son front blanchi brillait. Derrière lui, l’âtre flambait tristement, d’un reste de vie.

Le meunier leva la tête ; puis, les yeux écarquillés, il étendit les bras au-dessus du Livre :

– Kobus !

C’était le ciel du pardon qui accueillait l’enfant !

Le père et le fils furent longtemps embrassés. Le peintre chancela, pris de vertige au faîte de ce grand bonheur. Une odeur de blé et de tabac s’exhalait des épaules de Balthazar : elle rappela Kobus aux temps où Barent le tenait petit sur ses genoux et le faisait dormir, la tête roulée sur sa poitrine.

– Père ! Père ! murmura-t-il.

Cette étreinte passée, Balthazar dit, dressant son doigt maigre :

– Je t’attendais, Kô. Souvent, à l’heure du repas, je posais ton couvert. Je savais bien qu’un jour la terre natale reprendrait mon fils !

Kobus était maigre : une barbe inculte croissait sur ses mâchoires, ses yeux luisaient : il tremblait de fièvre dans ses guenilles.

Le meunier le regarda :

– De quel gouffre sors-tu, mon fils ? Tu es comme un damné que rejetterait l’enfer. Tu frissonnes ? Ne crains rien ! J’ai pleuré des nuits, il est vrai, et il m’arriva de montrer le poing à l’horizon. Que veux-tu ?... Mais j’ai tout pardonné, puisque te voilà !... Fils, tu vas boire et manger !

Ce disant, Barent alla chercher du pain et du lard dans la vieille armoire familiale ; puis il dépendit un hareng saur accroché à une solive.

– Tu ne parles pas, Kô ? On dirait que le tonnerre vient de tomber à tes pieds. Quant à moi, j’ai retrouvé déjà ma tranquillité, petit ! Les vieux sont plus habitués que les jeunes aux grands coups de la vie. Et puis, je t’attendais !

Il essuya pourtant une larme au bord de sa paupière fripée, Kobus l’aida à dresser la table : il alla chercher la salière d’étain, deux gobelets, des cuillers de bois.

– Si tu m’avais prévenu, j’aurais préparé un festin ! dit le meunier souriant. Tu viens de loin ?

– D’Amsterdam !

Kobus dut raconter son voyage.

– Pauvre garçon ! dit le père. Tu dois être fatigué ! Tiens, prends cette cruche. Il y a pour les gars une tonne emplie dans la cave. Descends avec la lampe et va chercher de la bière ! Je veux que tes joues redeviennent roses comme celles de ta jeunesse ! Il ne faut pas qu’on te voie livide et fourbu, Kô ! Car je n’ai rien dit de tes malheurs ! Je raconte que tu travailles à Amsterdam. C’est le seul mensonge de ma vie. Le Seigneur me le pardonnera ! Il me brûlait les lèvres ! Mais ne t’inquiète pas, Kô ! C’est fini ! Demain on fêtera ton retour ! Puis tu resteras ici ? demanda le vieillard tremblant.

– Oh ! oui ! s’écria le peintre, tombant à genoux devant son père, et embrassant ses mains d’artisan.

– Dieu ne m’avait pas trompé, s’écria le vieillard, levant les yeux pour remercier le Très-Haut d’avoir réalisé l’espoir qu’il avait puisé dans la lecture des textes :

– Merci ! Mon Dieu !

Puis, effaré :

– Kô, tu as froid ! Vite ! Des bûches dans l’âtre ! Mon enfant, que le maison soit joyeuse et chaude !

– Père, tu es bon !

Barent ouvrit le coffre à bois.

Bientôt, devant un feu crépitant, les deux hommes s’attablèrent. Kobus croyait sortir d’un rêve : avait-il réellement quitté le logis paternel ? La chaleur du foyer l’enveloppait, le caressait. Il était assis sur son ancienne chaise de bois, il retrouvait son assiette, sa fourchette ; la voix de son père résonnait comme elle avait résonné toujours, un peu voilée et traînante : Balthazar remplissait de temps en temps les verres, parlait du village, de l’hiver très dur, du maréchal ferrant, mort en octobre, de Jan Ketham, le calligraphe, qui s’était marié.

Kobus sourit.

– Avec la fille du maître d’école, raconta le meunier. Durant ses fiançailles, il envoyait chaque jour à sa promise un dessin représentant un cœur. Aujourd’hui ils se battent ! Et Ketham vend les cœurs à ses clients de Dordrecht !

Puis il continua, heureux de parler :

– Mais Lisbeth, notre ancienne servante, est très heureuse en ménage. Elle a deux enfants, une fille en un garçon !

Un peu gêné par cette nouvelle, Kobus s’informa des gens de la famille, du cousin Smits, de l’oncle dans la ferme duquel on allait dîner tous les ans.

– Ils vont bien ! Ils vont bien ! Smits s’est fait affréteur de bateaux à Flessingue. Un de ses fils, celui qui jouait de la flûte, est diguier à Westcappelle.

Ils conversèrent jusqu’à ce que l’horloge sonnât minuit. Balthazar accompagna Kobus dans sa chambre ; le lit était prêt !

– Il t’attendait aussi, dit le meunier.

Il disposa chaudement les couvertures autour du corps de son enfant, comme jadis.

– Bonsoir, père !

Kobus dormit profondément : le moulin le veillait, la maison le protégeait, maternelle ; blottis dans la nuit, les paysages aimés guettaient son réveil, compagnons d’enfance, prêts à sourire.

 

 

Eugène DEMOLDER, La route d’émeraude.

 

Recueilli dans À la gloire de la Belgique,

anthologie de la littérature belge, 1915.

 

 

 

 

 

 

 

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