Le jardin de la Croix de fer

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Alphonse DENIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’histoire du Jardin de la Croix de fer est certainement une des traditions où domine le plus l’imagination asiatique. Or, je m’en vais la dire comme on la raconte à Hyères, où elle passe de bouche en bouche, probablement depuis des siècles.

La fille d’un duc d’Afrique, belle, et fraîche surtout, comme une houri de l’Occident, avait eu le bonheur d’être confiée à une nourrice chrétienne qui l’avait baptisée en secret. Grand bien lui en advint, car elle inspira une vive passion au génie ou au démon des tempêtes et des vents, comme on voudra l’appeler. Pour plaire à la princesse, cet amant, d’une espèce nouvelle, s’y prit de vingt manières différentes. L’une des formes les plus heureuses, selon nous, sous lesquelles il lui apparaissait pour la séduire, était celle du Zéphir d’Orient ; pendant les ardeurs du soleil d’été, tout embaumé du parfum des roses et des jasmins, il se glissait auprès d’elle sous les épais feuillages du sycomore et du platane et la rafraîchissait mollement, en se jouant, amoureux et timide, dans sa longue chevelure ; d’autres fois plus impétueux, indiscret, plein d’audace, il excitait chez sa belle maîtresse les folles joies et les rires auxquels, passé quinze ans, la jeune fille, devenue réservée sans motif et grave sans réflexion, craignait déjà de s’abandonner ; d’autres fois encore, vibrant des sons harmonieux de quelques sérénades castillanes, porté sur les ailes des vents du Nord, il charmait son oreille et commençait sur ses sens endormis un système de séduction d’autant plus difficile à combattre que l’ennemi était invisible. Puis enfin, tout chargé des soupirs amoureux des Abencérages de Grenade, les plus tendres et les plus discrets des chevaliers maures, il berçait son âme de voluptés indicibles et de molles langueurs. S’il la réveillait, c’était au bruit adouci du tambourin et des fifres joyeux de Provence, ou à celui des castagnettes catalanes ramassées sur les côtes occidentales de la Méditerranée, et apportées tout exprès pour la provoquer, à son insu, aux plaisirs si vifs de la danse et des courses légères. Aussi, par une belle nuit d’Afrique, c’est-à-dire quand l’atmosphère avait déposé sur les fleurs et les gazons ses abondantes rosées, quand la lune flottait pure et radieuse dans l’immensité des cieux, à l’heure où le rossignol chantait, à l’heure où les bruits divers s’éveillent pour remplacer le silence du jour, à l’heure enfin où l’on vit en Afrique, la jeune et belle Mauresque, tantôt rêveuse et languissante, mollement reposée sur des coussins soyeux, tantôt bondissant avec ses compagnes dans les immenses jardins de son père, s’abandonnait sans réserve aux impressions variées auxquelles son âme était devenue si accessible ; tantôt elle versait des larmes solitaires, tantôt elle s’enlaçait, innocente mais enflammée, au col de sa gazelle favorite, qu’elle couvrait de baisers. Si aujourd’hui elle affectait de graves pensers, demain elle demandait avec instance ces plaisirs bruyants qui trompent les vagues douleurs de l’âme. Seulement, les obsessions et les inquiétudes cessaient dès que machinalement et comme au hasard ses doigts avaient tracé sur le sable ou seulement indiqué sur elle-même le signe de la croix de notre Sauveur. Le calme rentré dans son esprit, plus d’une fois elle s’était prise à avoir honte de ses innocents égarements. Le duc d’Afrique qui ignorait totalement cette circonstance, la seule qui eût pu l’éclairer sur l’état véritable d’une fille qu’il adorait, le duc d’Afrique, excellent observateur comme sont tous les pères de ce pays-là, jugea que, quelque douleur qu’il pût lui en coûter, il devait songer à chercher un époux pour la princesse qui commençait à perdre sa fraîcheur ; elle venait d’atteindre sa quinzième année, et tout le monde sait qu’en pays mauresque, cet âge-là n’est déjà plus le bel âge de l’innocence et de la candeur. Quoi qu’il en soit, son choix se fixa promptement sur un prince, son voisin, dont les états s’étendaient par-delà les déserts limitrophes de ceux du prêtre Jean. Les accords furent bientôt faits. Les ambassadeurs échangèrent des présents et le père accompagna sa fille jusque vers une oasis située au milieu d’un océan de sable de plusieurs centaines de lieues d’étendue, pays verdoyant qui avait été désigné comme l’endroit le plus propice à la réunion des deux monarques et le plus rapproché de leurs états respectifs. Personne n’avait songé à l’intervention de l’amant jaloux dont nous avons d’abord entretenu nos lecteurs. Cependant, ce noir génie du mal suivait depuis plusieurs jours la caravane sous la forme d’un immense nuage ; lourd et accablant, de son ombre immense il couvrait tout le désert et lui donnait un aspect plus effrayant que de coutume ; bientôt l’eau vint à manquer et le météore ne semblait point receler dans ses flancs la pluie bienfaisante et désirée de tous. Des langues de feu paraissaient s’en échapper par intervalles, et elles calcinaient le sol sous les pas des voyageurs. Les chameaux tourmentés d’une soif inaccoutumée se laissaient tomber sur le sable et périssaient sous les coups de leurs conducteurs, auxquels le désespoir semblait redonner quelque énergie. Les chevaliers africains, qui accompagnaient leur duc, succombaient sous le poids de leur armure ; les chevaux, qui s’abattaient par intervalles, léchaient pour se désaltérer une grève brûlante et mouraient en s’épuisant dans une longue et violente agonie. Les capidji, les bachi, les ichoglans, et toute l’escorte obligée d’un prince de l’Orient, restaient en arrière, et à courts intervalles jonchaient la terre de morts et de mourants. Occupé uniquement de la conservation de sa fille et oubliant ses propres souffrances, le vieux duc marchait à la portière du palanquin, essayant de soutenir son courage, quand enfin se déchaîna la tempête : un vent sec et violent, chaud comme l’air embrasé qui sort d’une fournaise, accourut du fond de l’horizon, soulevant sur son passage d’énormes vagues de sable ; le ciel s’obscurcit, l’atmosphère devint épaisse et solide comme quelque chose qu’on pouvait saisir mais non repousser, quelque chose d’insolite semblable à un lourd manteau dont on ne pourrait se débarrasser, quelque chose de mortel comme une muraille qui, vivant, vous serrerait peu à peu de toutes parts, et vous engloutirait succombant par degré au poids et aux angoisses.

Chacun se jeta à terre, selon l’usage et surtout l’instinct de la nature, cachant sa tête pour garantir ses yeux et se ménager la faculté de respirer encore quelques minutes ; avec tout cela ce n’était point comme un orage sur mer, où les cris se confondent, où les flots mugissent, où les cordages sifflent, où les planches craquent, où tout vous indique que vous n’êtes point seul livré à la colère des éléments ; mais un silence terrible, un long et lourd silence.

Le palanquin est renversé. La jeune fille, lancée loin de son père, est emportée, sans toucher le sol, par un immense tourbillon. Pendant trois jours et trois nuits, elle tournoya au-dessus des terres et des mers, la trombe immense aspirant tour à tour les sables et les flots. Enfin, au milieu de mille tortures, dans ce moment où, sur le point de nous échapper, notre âme se replie avec tant de vitesse sur la vie passée, la pauvre païenne, oubliant ses fausses croyances, se rappela le signe sacré que la nourrice chrétienne avait enseigné à ses jeunes mains, et elle retrouva assez de force, la malheureuse enfant, pour faire le signe de croix. Tout à coup, comme par enchantement, le tourbillon se dissipe ; un corps, de forme charmante, mais meurtri, souillé d’une vase impure, est déposé sur le sol d’une riante et belle prairie, sur un gazon doux comme un lit de velours.

C’était à Hyères, à la fin du XIIe siècle, époque à laquelle les jardins d’orangers n’étaient point encore plantés, que se passait cet étrange évènement. Mais, quelque longue qu’elle soit, l’histoire n’est pas finie ; et je ne prétends nullement faire grâce de sa partie la plus piquante et surtout la plus véridique : or, le père de la princesse avait été sauvé, par je ne sais quel miracle, de la mort certaine qui le menaçait ; de retour dans sa capitale, il avait dépêché des exprès dans toutes les contrées du monde connu, pour avoir des nouvelles de sa fille. Il avait fait publier la perte qu’il déplorait, promettant de grandes récompenses à qui saurait lui dire ce que la belle fiancée était devenue ; et faisant vœu, en outre, si on la retrouvait dans une terre chrétienne, de faire fondre une croix d’argent de la taille de la princesse, et d’une grosseur proportionnée.

Or, quand il sut que la dépouille de son enfant bien-aimée avait été recueillie sur les côtes de Provence, et qu’elle y avait reçu une honorable sépulture, il vint à Hyères pour y accomplir son vœu ; mais les habitants lui représentèrent avec prud’homie, dit la légende traditionnelle, qu’une croix d’un métal aussi précieux que l’argent leur attirerait probablement de nombreuses visites de la part des pirates qui infestaient leurs mers, et que s’il voulait absolument élever le monument projeté, il fallait qu’il leur laissât aussi une armée pour le garder. Alors le duc, trouvant la raison bonne, consentit à substituer une croix de fer à la croix d’argent, faisant don des sommes qu’elle eût coûtées aux églises et aux couvents. Il est vrai de dire que, quelque persévérance que nous ayons pu mettre dans nos recherches, nous n’avons point trouvé encore les actes de donation.

Les bonnes gens du pays attestent avoir vu cette croix monumentale posée, disent-ils, sur une large pierre artistement travaillée, et sur laquelle quelques caractères inconnus étaient gravés. L’un et l’autre ont disparu ; je ne sais trop si l’on n’accuse pas aussi la pauvre révolution du méfait. Personne n’avait pu déchiffrer les caractères tracés sur la pierre ; mais quant à la croix, tout le monde assure qu’elle était haute de six pieds. Ce qui prouverait au besoin que la princesse était d’une taille fort remarquable.

 

 

Alphonse DENIS, Promenades pittoresques à Hyères, 1841.

 

 

 

 

 

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